Texte établi par B. V. (Bagneux de Villeneuve, alias Raoul Vèze), Bibliothèque des Curieux (p. 125-134).
Chapitre IX

Les Cousines de la colonelle, Bandeau de début de chapitre
Les Cousines de la colonelle, Bandeau de début de chapitre


CHAPITRE IX


Pendant que Georges Vaudrez se soignait, que Florentine visitait la presqu’île de Rhuis, le ménage Saski-Saniska, de son côté, pérégrinait : il avait parcouru l’Espagne, vu Madrid et les Manolas, le Mançanarès sans eau, les dentelles de pierre des édifice de l’antique Ibérie ; mais après avoir admiré dans Barcelone les Andalouses au teint bruni, Gaston et Julia avaient éprouvé le besoin de faire une pose à Saint-Jean-de-Luz, où depuis huit jours tous les deux se reposaient, sans encore trop songer au retour à Paris.

On s’adorait toujours, bien que parfois les légers points noirs de la jalousie commençassent à obscurcir le beau ciel azuré de l’amour de la jeune femme.

Ah ! c’est que si les Polonais sont les plus aimables chevaliers d’amour qu’on puisse rencontrer, ce sont aussi de très légers papillons, aimant comme ces brillants lépidoptères à butiner de fleur en fleur, et parfois Julia songeait tristement.

Il avait fait ce jour-là une chaleur accablante, bien qu’on fût à la fin de l’automne. Une excursion fatigante combla la mesure de ce que peut supporter la plus intrépide des filles d’Ève. Aussi Julia, après le dîner témoigna à Gaston le désir de rentrer chez elle, lui laissant toute liberté de passer la soirée avec ses amis, ce dont il s’empressa de profiter.

La jeune femme comptait bien se mettre au lit et dormir, mais la première partie du programme fut la seule réalisée.

On a dit : « Que faire en un lit quand on ne dort pas ? songer. » C’est ce qu’elle fit.

Soit que les moustiques faisant rage autour d’elle excitassent son système nerveux, soit que le souvenir des incidents de la journée, en s’agitant dans son esprit, la fit souffrir, les heures s’écoulèrent et Morphée ne répandait point sur elle ses pavots réparateurs.

« Pourquoi, se demandait la jalouse Julia, a-t-il échangé un petit signe d’intelligence avec cette blonde femme arrivée d’hier ? Je n’y penserais pas s’il m’eût raconté simplement ce qui en est. Mon Dieu, rien d’étrange à ce qu’il l’eût connue avant moi. Mais non, il nie, il ment, Pourquoi ? »

Et son imagination s’exaltait.

« Je l’aime trop, je le lui fais trop voir, conclut-elle désormais je ferai l’indifférente. »

« Deux heures du matin ! s’écria-t-elle en regardant sa montre. Où est-il ? »

On entendit un bruit, non de bottes, mais de fins escarpins, qui, d’un pas léger, gravissaient l’escalier.

« Ah ! le voilà, s’attendant à ce que je lui tende les bras, à ce que je lui adresse de doux reproches, entremêlés de baisers. Eh bien ! il se trompe, je ferai semblant de dormir, quoi qu’il tente pour me réveiller. »

Et la jeune femme se retourna du côté de la ruelle du lit.

La porte roula sur ses gonds avec un petit cri de ferrure mal graissée, et des pas légèrement indécis s’imprimèrent sur le tapis.

« Bon, se dit Julia, il aura soupé, il est un peu en train, je le vois à la lourdeur de sa démarche ; d’ordinaire il est moins silencieux. Taisons-nous cependant. »

Quelques instants après, Julia l’entendit essayer d’allumer une bougie, comme dans Divorçons ; crac ! ça ne partait pas.

— Sacrédié, il n’y en a plus, murmura une voix pâteuse, dont le timbre étonna un peu la jeune femme.

— Décidément, se dit-elle, la fête a été complète.

Prenant son parti, l’infortuné en quête de luminaire résolut de s’en passer : se débarrassant de ses bottes, de son pantalon, il se glissa dans son lit, mais non sans un mouvement de surprise, en le trouvant occupé.

« Tiens, tiens, se dit-il, est-ce que cette blonde, qui m’a fait de l’œil toute l’après-midi aurait voulu me surprendre ? Quel heureux coquin je ferais en ce cas. »

Ses mains caressantes se promenaient autour de lui.

« Va ! va ! se disait Julia, qui croyait avoir Gaston près d’elle, je te sens bien, mais moi je boude ; marche, bonhomme. »

C’était in petto qu’elle monologuait de la sorte. Son voisin agissait comme s’il l’eût entendue.

« Allons, allons, pensait-il de son côté, on la fait au sommeil ; une vertu surprise, cela sauve de la comédie de la pudeur ; je serais un malappris de ne pas me prêter à cette fantaisie de jolie femme, car elle l’est, ma blonde apparition. »

Et délicatement, discrètement, Georges enserrait la taille fine reposant à ses côtés. Non moins respectueusement il parcourait les monts et les vallées ; Julia ne bougeait pas, même alors que Georges, se glissant plus vers le bas du lit et prenant la pose de côté, s’introduisit dans le sanctuaire du bonheur, en se disposant à user largement de l’hospitalité qu’on lui octroyait.

Seulement, à ce moment, Julia ressentit un secret émoi.

« C’est étrange, se dit-elle, serait-ce le champagne ? On le dit perfide au possible ; jamais je n’ai vu Gaston ainsi ; mais c’est que ce n’est pas du tout agréable, je lui défendrai de boire des produits de la veuve Cliquot. Heureusement, je veux bouder ; ah ! ce me sera facile. »

Georges limait avec persévérance : or on sait qu’il est très rare que la pratique de cette vertu ne soit pas couronnée de succès.

Tout à coup, le brave garçon, qui avait les sensations bruyantes, laissa échapper un hennissement significatif, auquel répondit une exclamation d’effroi.

— Oh ! mon Dieu ! Mais ce n’est pas Gaston ! Qui est là ? Au secours !

— Tout beau, tout beau, ma petite amie, votre tapage n’a pas raison d’être ; de plus, il est inutile. Je suis un gentilhomme, et je sais me conduire convenablement à l’égard des femmes.

« C’est trop tard d’ailleurs, nous allons essayer d’allumer une bougie, ensuite de nous expliquer en gens d’esprit.

« Je vous avais lancé force œillades toute l’après-midi, je vous trouve dans mon lit, j’en suis ravi ! Je désirais cette conclusion à mon manège séducteur ; il est vrai que je ne l’espérais pas aussi prompte, ça je l’avoue. En tout cas, vous êtes tort désirable et je suis au troisième ciel d’avoir fait votre connaissance. »

Personne ne lui répondait.

Georges parvint à trouver une allumette, à en obtenir un bon service ; bientôt la lueur d’une bougie éclaira l’appartement ; il jeta un regard sur le lit et ne vit plus que des couvertures.

— Allons, belle enfant ! ce que vous faites n’est pas sensé, pourquoi diable ces façons entre nous ? Je vous préviens que je ne les admets pas.

Le silence le plus absolu continua à régner du côté de sa voisine de lit.

Georges, vexé, jeta un regard circulaire autour de la chambre et ne reconnut pas la couleur des rideaux de celle dans laquelle on l’avait installé la veille.

Rapidement il saisit la couverture et découvrit une ravissante tête de femme dont la vue le stupéfia :

— Julia !

— Georges !

— Ah ! mon Dieu ! murmura la femme.

— Sacrebleu ! articula Georges, nous venons de faire une sottise, une grosse même.

— Georges, je ne savais pas, dit tout bas Julia.

— J’en suis bien convaincu, ma chère enfant. Sacredié, sacredié, je me suis trompé de chambre. Mais vous m’avez donc pris pour le vicomte ?

— Je boudais parce qu’il rentrait trop tard.

— Ce pauvre Saski ! Nous venons bien sans préméditation de lui appliquer le proverbe : « Qui quitte sa place la perd. »

— Oh ! non, s’écria Julia, il n’a rien perdu, je l’aime et je donnerais dix ans de ma vie pour que ce qui vient d’arriver n’ait pas eu lieu.

— Je suis moins désolé que vous, ma belle petite sœur, vous êtes charmante et…

— Et Florentine ? dit sévèrement Julia.

— Elle n’en saura rien, ni le vicomte non plus, car je suppose que vous partagerez ma manière de voir sur l’opportunité d’une discrétion absolue.

— Assurément.

— Drôle de hasard. Alors vous êtes ici depuis quelques jours ?

— Oui, nous nous sommes arrêtés à Saint-Jean-de-Luz pour nous reposer ; et vous, qu’y venez-vous faire tout seul ?

— J’y suis venu voir un ami et je dois dans quelques jours regagner Biarritz, où Florentine me rejoindra. Mais, toute belle enfant, causer ici n’est pas chose prudente. Si votre vicomte rentre et me trouve aussi légèrement vêtu que vous, dans votre chambre, à cette heure indue, il pourra mal prendre la chose et ne pas croire qu’une simple erreur de porte, que j’ai commise, nous a réunis ; je me sauve.

Georges se vêtit à la hâte, déposa un fraternel baiser sur le front de Julia et regagna son appartement.

Il était temps. À peine la jeune femme avait-elle eu le loisir de faire disparaître les traces accusatrices de son involontaire forfait que Gaston entra.

Tout naturellement, pour dissimuler son trouble, la vicomtesse lui fit une scène sur l’heure indue à laquelle il regagnait ses pénates ; on se querella, puis on se réconcilia, ce qui prit un certain temps.

Les murs des chambres d’hôtel sont très sonores ; il fut impossible à Georges de fermer les yeux, ce qui l’obligea à réfléchir. Sans doute, dame Sagesse se mit à son chevet, car le lendemain, par le premier train en partance, il regagnait Biarritz et expédiait à Florentine la dépêche qui lui fit aussi précipitamment quitter Saint-Gildas.

Qu’on nie donc encore la puissance de la destinée !

Si la fatalité n’avait pas voulu que Georges fit une excursion à Saint-Jean-de-Luz, qu’il s’y trompât de porte, il n’eût pas tant précipité le départ de sa femme, Gaétan ne l’eût pas accompagnée et la branche aînée des Vaudrez se fût éteinte faute de descendants.


Les Cousines de la colonelle, Vignette de fin de chapitre
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