Texte établi par B. V. (Bagneux de Villeneuve, alias Raoul Vèze), Bibliothèque des Curieux (p. 148-163).
Chapitre XI

Les Cousines de la colonelle, Bandeau de début de chapitre
Les Cousines de la colonelle, Bandeau de début de chapitre


CHAPITRE XI


En franchissant le seuil du salon de la tante Athénaïs, Gaston s’attendait à recevoir une mercuriale, et, dans son for intérieur, se plaçant au point de vue de la bonne demoiselle, il s’avouait qu’il l’avait bien méritée. Aussi, grande fut sa surprise lorsqu’il vit sa tante lui tendre presque affectueusement la main, en lui disant :

— Enfin ! enfant prodigue ! On se souvient du vieux manoir ; on éprouve le besoin de se reposer un peu, de respirer l’air de nos forêts.

— Surtout celui de vous revoir, chère tante ; il y a si longtemps que ce bonheur ne m’avait été donné !

— Les portes de Saski vous sont toujours restées ouvertes, beau neveu !

— Aussi, vous voyez que je les franchis.

— C’est donc bien splendide ce Paris qu’on ne peut plus s’en arracher une fois qu’on le connaît ?

— Oh ! oui. Si vous l’aviez une fois admiré, vous n’en voudriez plus sortir, ma tante.

— Vraiment ?

— C’est comme je vous le dis.

— Vous m’enjôlez, Gaston, si fort même que j’ai envie de tenter l’épreuve, en retournant avec vous en France au premier accès d’humeur voyageuse qui vous prendra.

La foudre fût tombée aux pieds du vicomte qu’il n’eût pas été plus atterré ; il regarda son interlocutrice ; elle était sérieuse, et, qui plus est, un sourire un peu dépaysé, mais gracieux, errait sur ses lèvres pâles et minces.

— Comment donc, tante, vous songez à cela ? vous m’en voyez tout surpris, mais charmé de la perspective de vous faire les honneurs de la grande cité.

— Parlez-m’en, cela m’intéressera d’avance.

Gaston raconta, raconta, dépeignit les enchantements parisiens. Dans les répliques qu’on lui donnait, pas un mot, pas une allusion à Julia ; il était aux anges et se disait que la pilule des cent cinquante mille francs passerait sans trop de résistance.

Il faudra bien se confesser, pensait-il, mais, en somme, rien ne pressait ; on causa jusqu’à l’heure du dîner.

Il était écrit que ce jour-là le vicomte marcherait d’étonnement en étonnement, dont le moindre ne fut pas celui qu’il éprouva en voyant entrer au salon, quelques minutes avant que le majordome ouvrît la porte de la salle à manger, une ravissante jeune fille, vêtue de deuil, qui, avec une aisance dénotant l’habitude du monde, accueillit par une gracieuse inclination de tête la présentation en règle que demoiselle Athénaïs lui fit de son neveu.

— Mademoiselle Wilhelmine de Soustbacka, la fille d’une de mes meilleures amies, que nous avons eu le malheur de perdre il y a quelques mois.

Ce souvenir douloureux évoqué amena un nuage humide sur les beaux yeux noirs de la belle enfant ; elle méritait encore cette qualification, ayant dix-huit ans à peine.

Grande, mince, gracieuse dans sa démarche, elle réalisait un type d’exquise distinction, qui frappa Gaston, blasé cependant sur ce genre d’impression par son séjour à Paris.

Il ne voulut pas paraître trop inférieur à cette belle personne et se mit en frais d’amabilité ; la tante était de bonne humeur.

Le dîner fut charmant, et Gaston s’avoua que ce jeune visage égayait agréablement le manoir et que la musique de la voix d’or qu’il entendait gazouillait agréablement.

Aussi ne parla-t-il point de départ, et quinze jours s’étaient écoulés sans que le premier mot de la fameuse confession eût été prononcé.

S’exécuter devenait cependant urgent ; la tante lui en fournit l’occasion, en lui disant un matin :

— Mon cher Gaston, je voudrais bien savoir où en sont vos finances ; j’ai ouï dire que la vie à Paris coûte les yeux de la tête ; cependant vous avez bien peu dépensé.

— Ma tante, c’est que je dois.

— Ah ! mon neveu, un Saski avoir des dettes !

— Tout ce que vous voudrez, seulement on a beau être un Saski, quand on n’a pas assez d’argent, on doit emprunter.

— À qui en devez-vous ?

Gaston raconta l’histoire du jeu des cent cinquante mille francs et en parla longtemps pour expliquer les entraînements de la haute vie parisienne.

Quand il eut achevé son petit discours, la tante prit son air des grands jours et lui signifia qu’elle allait payer, mais à une condition formelle, celle qu’il resterait près d’elle jusqu’au printemps, époque à laquelle elle était résolue de faire un voyage en France.

— C’était donc sérieux, ce projet, ma tante ? demanda-t-il.

— Absolument, et autant que ce que je viens de vous dire.

Que faire ?

Gaston, en ce moment, pensa à Julia, mais il songea aussi au notaire de Don José, et un moment d’hésitation bien excusable, il faut l’avouer, traversa son esprit.

On ne sait cependant quelle eût été sa réponse s’il n’eût aperçu, à travers les glaces de la porte de la pièce où il se tenait la silhouette de Wilhelmine, occupée à débarrasser un magnifique camélia de ses feuilles mortes.

— Je ferai selon vos désirs, ma tante, répondit-il, en s’inclinant respectueusement.

— En ce cas, beau neveu, remettez à mon intendant la liste de vos dettes, il les payera.

— Regardez donc, ma tante, répondit Gaston qui n’écoutait plus du tout ce que lui disait la vieille demoiselle, comme votre jeune amie est en beauté ce matin.

Athénaïs regarda du côté de la serre.

— En effet, dit-elle. Pauvre enfant, cette beauté qui vous ravit est un don funeste de la destinée.

— Pourquoi donc ?

— Parce que la grande fortune qui devait lui revenir s’est trouvée compromise à la mort de sa mère par des actes imprudents signés par elle, et que Wilhelmine ne possède plus rien ; je me propose, à Paris, de lui procurer une position de demoiselle de compagnie, et je compte que vous m’aiderez à la sortir d’embarras.

— Comment donc, mais de tout cœur.

Et Gaston regarda d’autant plus Mlle Wilhelmine, que, d’après ses idées, il la considérait désormais comme fatalement vouée à descendre dans les plates-bandes du demi-monde, dans celui des déclassés. Aussi fut-ce avec un empressement plus marqué qu’il s’occupa d’elle pendant le déjeuner, ce dont la tante ne parut pas s’apercevoir.

La jeune fille montait à cheval ; Gaston, naturellement, l’accompagna ; elle se montra très gracieuse, mais avec une réserve de bonne compagnie qui ne permettait pas d’aborder trop directement certains sujets.

Le résultat de ce manège fut que le vicomte s’enflamma l’imagination, se piqua au jeu, bref, devint amoureux fou et parla amour avec toute la fougue dont il était capable. Ses transports trouvèrent un écho, mais un écho platonique. Wilhelmine songeait au mariage, lui n’y pensait point. Avec les idées de sa tante, une fille sans fortune… allons donc ! On retombait de Charybde en Scylla ! Quant à l’avoir pour maîtresse, c’était autre chose.

Sur cette pente on fait rapidement du chemin ; on en fait si bien que la jeune fille, un jour, se laissa donner un baiser, puis deux, puis trois.

« Passez-en votre envie », semblait-elle dire à Gaston, qui ne se le faisait pas répéter deux fois.

On en était arrivé à se donner des rendez-vous dans la salle des ancêtres ; dissimulés derrière les vieilles tentures, dans les profondeurs des embrasures des fenêtres, on passait des moments délicieux on en passa même si bien qu’un jour Wilhelmine se laissa choir sur le divan, placé aux pieds de Stanislas Saski, imposant héros, dont l’image représentait un guerrier tout bardé de fer, et… et qu’hélas le parjure vicomte cueillit cette fleur d’innocence, comme il l’avait fait bien peu de temps auparavant de celle de Mlle Thorel.

Seulement, cette fois, par un de ces hasards qu’il est prudent d’examiner superficiellement, dame Athénaïs apparut soudain comme le diable des boîtes à surprise, qui font si peur aux enfants.

Le vicomte n’était plus un bébé, néanmoins la vue de la vénérable demoiselle ne lui fut pas agréable en ce moment ; le désordre de sa toilette, celui encore plus grand de celle de la jeune fille ne laissaient aucun doute sur la nature du forfait dont venait d’être témoin le vieux Saski.

La jeune fille se leva précipitamment et vint, en sanglotant, se jeter aux genoux de la châtelaine, en lui criant :

— Pardon, pardon, j’ai eu tort, mais il m’a promis de m’épouser.

— Infâme ! sacrilège ! criait la tante, menaçant du doigt le couple amoureux, cette jeune fille confiée à ma garde, par sa mère mourante, c’est sous mon toit que vous, mon neveu, vous la déshonorez ! Je devrais vous maudire !

— Grâce ! grâce ! puisqu’il réparera sa faute.

— Gaston, vous entendez cette enfant ? reprit sévèrement la tante ; que dites-vous ?

— Que je suis à vos pieds absolument soumis et que je ferai pour obtenir mon pardon ce que vous jugerez à propos de m’ordonner.

— Il n’y a pas deux partis à prendre, il faut suivre le chemin de l’honneur. Vous avez ravi celui de cette jeune fille, vous devez le lui rendre.

En lui-même, Gaston se maudissait : certes, Wilhelmine était charmante, mais épouser une femme sans fortune, pour pareille fin, perdre Julia, cela lui semblait fort pénible ; seulement que dire ? que faire ?

— Ma tante, ce sera trop de bonheur pour moi, bégaya-t-il.

— Qui sait ? répondit la vieille demoiselle ; dans tous les cas, bonheur ou malheur, il faut que d’ici à quinze jours vous soyez l’époux de Mlle Soustbacka, ou je vous bannirai à jamais de ma présence.

Ainsi dit, ainsi fut fait. Quinze jours plus tard la chapelle du château, brillamment illuminée, voyait bénir l’union des deux jeunes gens, et sur le front du nouvel époux ne s’appesantissait aucun nuage, car, à la signature du contrat, il avait été agréablement surpris, en constatant que sa fiancée était, non une fille ruinée, mais une des plus riches héritières du pays.

Et Julia ?

Oh ! Julia, voici ce qui s’était passé.

Pas une lettre ne lui était parvenue depuis le départ de Gaston ; pas une des siennes n’était arrivée jusqu’au vicomte.

Tout cela gisait en souffrance sur la table de la tante Athénaïs.

La jeune femme avait senti son cœur se briser, surtout lorsqu’elle apprit que c’était par l’intendant de Saski qu’avait été réglée l’affaire des cent cinquante mille francs avec le notaire de Don José ; elle pleura, et le général la consola de son mieux.

Cependant, un matin, il la trouva en proie à une douleur poignante, mêlée à une profonde indignation.

— Qu’avez-vous, chère enfant ? demanda-t-il.

— Ah ! lisez, fit-elle, je n’ai pas le courage de vous le dire.

Et le général lut une lettre du même intendant, envoyant à Mlle Thorel, de la part du vicomte Saski, la somme de cent cinquante mille francs, à titre de souvenir reconnaissant pour les instants passés près d’elle pendant son séjour à Paris,

— Le vicomte n’est pour rien dans cette indignité, reprit le général. Hélas ! je le crains, votre bonheur est menacé et vous devez vous attendre à une rupture ; mais le procédé qui vous choque si justement n’est pas de lui. Qu’allez-vous faire ?

— Renvoyer le tout, avec la simple mention :

« Sans doute expédié avec une erreur dans la suscription de l’adresse. »

— Parfaitement, mais sous pli chargé à l’adresse du vicomte, afin qu’il n’en ignore.

La chose fut ainsi faite.

Dame Athénaïs, avec surprise, reçut un matin avis du peu de succès qu’avaient eu ses largesses. Elle crut qu’on trouvait la somme insuffisante et l’augmenta. Julia n’ouvrit même pas la lettre et force fut à la noble demoiselle de reconnaître que si Mlle Thorel était une vierge folle, au moins ce n’était point une vénale.

Le mariage de son neveu était chose conclue, elle ne craignait plus de le voir lui échapper. Aussi se décida-t-elle à lui remettre toutes les lettres en souffrance.

Une explication vive entre la tante et le neveu s’ensuivit. Mais, la force du fait accompli s’imposait.

Gaston écrivit une lettre affectueuse et repentante à Julia, lui expliquant ce qui s’était passé, lettre à laquelle il reçut cette courte réponse :

« C’était sans doute écrit ! Soyez heureux. »

« Julia. »

Piqué de la façon dont la jeune femme prenait son éloignement, Gaston remit la lettre à sa tante, qui, à partir de ce moment, conçut un sentiment de bienveillante sympathie pour la délaissée.

Quelques semaines se passèrent. Julia avait vendu tout le mobilier de la rue de Courcelles et s’était installée dans l’appartement du boulevard Saint-Michel, avec l’intention d’y vivre du produit de cette vente, jusqu’au moment où une affaire de banque très avantageuse, dans laquelle Don José avait promis de l’intéresser, donnerait des bénéfices.

Les choses en étaient là lorsque la jeune femme reçut un mot de la cousine Briquart, qui ne lui avait pas donné signe de vie depuis sa sortie du logis.

« J’ai à te parler, viens, » disait la colonelle.

Ces quelques lignes intriguèrent beaucoup la vicomtesse Saniska.

— Que peut-elle avoir à me dire ? se demanda-t-elle.

Elle le sut peu après.

La vieille Mme Briquart avait reçu deux visites : une de demoiselle Athénaïs, dont elle ne parla pas à sa nièce ; l’autre de Don José, venant officiellement lui demander la main de sa cousine Julia Thorel.

— Mais, monsieur, avait balbutié la bonne dame, un peu ahurie, je ne sais si je dois…

— Madame, vous devez, car je sais tout ; et c’est la façon digne dont Mlle Julia vient d’agir, jointe à toutes les qualités de cœur et d’esprit que j’ai reconnues en elle, qui me décident à lui offrir l’appui paternel, — il appuya sur le mot, — de mon vieux bras. Bientôt, il lui fera défaut ; seulement, ma mort lui assurera une indépendance plus que dorée, et j’aurai réparé une grande injustice de la destinée.

— En ce cas, monsieur, je n’ai qu’à remercier la Providence.

— Si, vous pouvez autre chose : vaincre les scrupules de votre nièce, si une délicatesse exagérée lui en suggérait.

— Vous pouvez compter sur moi.

En effet, après une longue conférence entre les deux cousines, Julia consentit à devenir Dona José de Corriero.

— Décidément, un bon génie se mêle de ses affaires, se dit la colonelle, après son départ. Mais je crois que j’ai bien fait de ne pas lui parler des arrangements pris avec Mlle Saska ; je ne pouvais, décidément, lui laisser perdre deux cent mille francs, ce qu’elle n’eût pas manqué de s’obstiner à faire ; et, lorsque je ne serai plus, elle les trouvera avec plaisir.

Athénaïs, ne voulant à aucun prix que la jeune femme, sortie de la vie régulière pour avoir eu foi en la parole de son neveu, fût exposée à une existence indigne, avait trouvé le moyen de tout arranger en donnant un fidéicommis à la colonelle.


Les Cousines de la colonelle, Vignette de fin de chapitre
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