Texte établi par B. V. (Bagneux de Villeneuve, alias Raoul Vèze), Bibliothèque des Curieux (p. 75-92).
Chapitre VI

Les Cousines de la colonelle, Bandeau de début de chapitre
Les Cousines de la colonelle, Bandeau de début de chapitre


CHAPITRE VI


— Ainsi Dorothée, c’est entendu. Vous avez parfaitement compris et exécuté mes instructions ?

— Que monsieur le vicomte en juge lui-même ; je réponds à monsieur des capacités de Baptiste, le maître d’hôtel ; il s’est muni d’une bonne cuisinière. Demain, les maisons Worth, Pinga, Virot et Ferry viendront prendre les ordres de madame. Guerlain a expédié les parfums, Tahan les brosses, les ustensiles de toilette, et je suis là, pour faire immédiatement face aux exigences qui pourraient se présenter.

— Très bien, Dorothée, je savais d’avance que je pouvais compter sur votre intelligence. Maintenant, j’ai à vous entretenir d’un détail important et assez délicat ; j’espère vous en voir saisir la nuance avec votre tact habituel.

— Si monsieur le vicomte veut bien s’expliquer.

— Voilà, Dorothée. Je vous ai connue chez Mme Lucie, et là, j’ai pu vous apprécier ; mais ici ce n’est pas le même service qui vous attend.

— Oh ! ma discrétion est à l’épreuve partout.

— Il ne s’agit pas d’elle, j’ai entièrement confiance en vous, mais du respect, non feint, réel, avec lequel j’entends qu’on serve celle qui vient partager mon existence. Pour tous ceux qui l’approcheront, comme pour moi-même, elle est Mme la vicomtesse de Saski, que des raisons de famille m’empêchent de présenter maintenant ouvertement, et je vous charge de veiller à ce que personne à l’office ne l’oublie jamais ; vous m’avez compris ?

— Parfaitement, et monsieur le vicomte n’aura, j’en suis persuadée, aucun reproche à me faire.

— Allons, se dit le vicomte, après avoir inspecté la maison, le principal me semble réalisé ; Julia achèvera le restant à sa guise. Dorothée ?

— Monsieur !

— Vous allez revêtir votre plus respectable toilette, prendre votre air des grands jours et, chargée de cette missive, vous rendre rue d’Assas. Vous demanderez Mlle Julia Thorel, et vous ne remettrez ma lettre qu’à elle-même ; il y aura une réponse.

— Parfaitement, monsieur, et si on ne me laisse pas passer ?

— Vous insisterez ; munissez-vous d’un petit carton qui vous serve de prétexte.

Dorothée s’inclina et se retira.

Cet entretien se passait dans le très coquet cabinet de toilette d’un joli petit hôtel de la rue de Courcelles, qu’en moins de quarante-huit heures le vicomte avait fait meubler pour y installer Julia.

Il n’y a que Paris qui permette ces prodiges, mais ils s’y accomplissent journellement.

Une heure après, Dorothée rentrait à l’hôtel.

Mme la vicomtesse, disait-elle, désire que dans deux heures je revienne près d’elle, afin de l’accompagner jusqu’à la voiture, ce qui évitera les commentaires des domestiques.

— Vous retournerez à l’heure indiquée, Dorothée, et moi je serai dans le coupé quelques numéros plus loin… « Ah ! ma Julia chérie ! » murmura-t-il en rentrant dans son appartement.

Au même moment, Julia, agenouillée devant sa cousine, lui prenait les deux mains fiévreusement en lui disant :

— Je vous aime, vous qui m’avez servi de mère, et si de longtemps nous ne devons plus nous revoir, croyez toujours que mon cœur est près de vous.

Mme Briquart comprit que l’heure décisive approchait. Très émue, elle saisit la tête de la jeune fille dans ses mains, la couvrit de baisers, et, brusquement, rentra dans son appartement. Pendant assez longtemps on l’entendit pleurer, puis elle sortit, et partit pour les Charmettes, où elle apprit que la veille, Julia s’était montrée on ne peut plus affectueuse pour sa sœur, ensuite qu’après avoir causé longtemps avec son beau-frère, elle avait repris le train de Paris, accompagnée par Coralie.

Mme Briquart voulut savoir ce qui s’était passé entre Georges et la fugitive.

— Mon Dieu ! ma tante, que voulez-vous que je vous dise ? répondit celui-ci ; dans le fond de mon cœur, je suis plus un admirateur de sa façon de faire qu’un censeur.

— N’étaient le monde et ses préjugés, dont je n’ai pas le courage de m’affranchir, je l’avouerais hautement ; seulement, à cause de plusieurs considérations, j’ai dû réprimer l’élan de ma main et répondre à cette loyale petite sœur, quand elle est venue tout me conter, en me demandant si elle devait cesser de nous voir désormais : « Nous vous aimons trop pour vous bannir de notre présence, mais nous ne pouvons plus vous recevoir de la même façon. Voilà ce qui sera : vous viendrez ; mais nous ne vous enverrons point d’invitations officielles, et Florentine n’ira jamais chez vous, tant que ce chez vous sera seulement celui du vicomte Saski ; à part cela, ma chère amie, vous pouvez compter sur nous comme par le passé. »

— Bien dit ! Georges.

— Alors, vous aussi.

— Pour moi, la position est plus délicate ; je la verrai aux Charmettes seulement, pendant quelque temps au moins.

— Croyez-vous qu’elle soit heureuse ? demanda Florentine.

— Elle aura le bonheur de celles qui aiment les tempêtes ; espérons que sa barque restera à flot.

Quand Mme Briquart arriva rue d’Assas, Julia n’y était plus.

Vers cinq heures, elle avait vu revenir Dorothée qui se chargea de faire mettre ses malles sur le fiacre qui l’avait amenée et la conduisit près du coupé où les deux bras caressants de Gaston eurent vite raison du tremblement nerveux qui s’était emparé de la jeune fille, en quittant cette maison qui gardait dans ses murs les souvenirs de son enfance, de sa pure vie de jeune fille.

— Te voilà à moi, ma chérie ; ne baisse pas ainsi la tête, ma bien-aimée, dit le vicomte, car ce n’est point en maîtresse d’occasion que tu vas franchir le seuil de notre logis, mais en femme qui entre chez son époux.

Julia releva sa tête, courbée comme celle d’une plante que l’orage vient de secouer.

— Aucun sentiment de ce genre ne me tourmente, dit-elle, je suis émue, émue des regrets que j’éprouve en quittant ceux que j’aime, un peu effrayée de l’inconnu qui s’ouvre pour moi, mais nullement humiliée : loin de là, Gaston, je suis fière de ton amour et n’ai la tentation d’en rougir devant personne. S’il en était autrement je ne serais pas près de toi.

Gaston avait vécu, dans le sens qu’on attribue à ce mot, mais jamais un caractère de femme de la trempe de celui de Julia ne l’avait captivé ; cette fois, il se sentait pris de tous les feux de l’attraction, de l’admiration devant cette nature de femme assez forte pour s’élever au-dessus des idées reçues et ne demander qu’à la radieuse vision d’amour qu’elle entrevoyait la somme de bonheur que peut donner la vie.

— Nous voilà chez nous, dit le vicomte, lorsque la voiture s’arrêta rue de Courcelles.

Le valet de pied s’élança pour ouvrir la portière, et le vicomte tendit les deux mains pour aider la jeune femme à descendre.

Puis, passant la petite main droite de Julia sous son bras gauche, il l’y appuya câlinement.

— Madame la vicomtesse veut-elle me permettre de la conduire chez elle ? murmura-t-il doucement.

Une pression de main plus affectueuse fut la réponse, et Julia franchit le seuil de cette demeure, sur les tentures de laquelle devaient s’écrire bien des pages de sa vie.

C’était un charmant petit nid, entre cour et jardin, comme les gens qui aiment plus leur confortable intérieur que les satisfactions vaniteuses en peuvent trouver dans ce quartier.

L’installation, quoique improvisée, avait un aspect harmonieux et artistique.

Le tapissier chargé de l’agencement avait acheté en bloc tout ce qui appartenait à un jeune ménage, plus amoureux du plaisir que de la raison, et qui devait au plus vite aller expier dans les horreurs de la Pologne ses péchés de prodigalité. Julia fut ravie de ce cadre charmant, ménagé pour ses amours.

Sa chambre, un nid ouaté de satin gris perle, sur lequel couraient des branches de roses de toutes les nuances, lui parut ravissante et l’était en effet.

Le tapis, fond blanc, semblait couvert de fleurs et enfouissait, jusqu’à la cheville, ses pieds mignons ; quant à son cabinet de toilette, simplement tendu de cretonne vieux style, il lui arracha des cris d’admiration. Avec ses larges cuvettes anglaises, ses appareils confortables et ses grandes glaces, se reflétant les unes dans les autres, il offrait l’aspect d’un luxe de bon aloi, fait pour lui plaire.

— Je vous laisse, ma chère Julia, aux soins de Dorothée, en laquelle vous pouvez avoir toute confiance ; dans une demi-heure nous nous retrouverons au salon.

Le vicomte donna un tendre baiser à sa compagne, poussa le bouton d’une sonnette électrique et, ouvrant une porte du cabinet de toilette, laissa voir à Julia une chambre tendue à l’orientale, qui faisait partie de son appartement à lui.

Dorothée, en quelques secondes, eut métamorphosé la toilette de la jeune femme. Elle ouvrit les malles et en sortit une robe de lainage blanc, que d’ordinaire Julia ne mettait que pour les soirées ; aussi fut-elle un peu étonnée de voir sa camériste se disposer à l’en revêtir.

Cependant elle était trop femme, trop fine, pour laisser comprendre à sa femme de chambre que cette toilette parée, faite pour dîner en tête à tête avec Gaston, l’étonnait. Puis elle sentait autour d’elle s’exhaler le parfum d’une existence dont les habitudes lui étaient peu familières ; elle se laissa donc relever les cheveux d’une façon plus élégante.

Dorothée avait coupé quelques roses dans les jardinières, dont le salon était garni ; elle les piqua dans les nattes de la coiffure, au corsage de la robe blanche, donna aux bouffants de la jupe ce je ne sais quoi qui fait qu’on est bien ou mal habillée, l’aspergea d’une eau de senteur délicieuse, et, après lui avoir offert son mouchoir et son éventail, lui demanda :

— Madame la vicomtesse sait-elle où se trouve le salon ?

— Mais non, Dorothée ; si vous voulez bien me le montrer, j’en serai fort aise.

Respectueusement la femme de chambre précéda sa maîtresse et la conduisit vers un petit boudoir de satin havane, rempli de bibelots et d’objets d’art, où elle trouva le vicomte, ayant quitté sa toilette du matin et qui s’avança galamment au-devant d’elle, pour la conduire vers une causeuse, sur laquelle il prit place à ses côtés, en la regardant avec des yeux pleins d’amour.

— Ma chère mignonne, que tu es donc jolie ! que je t’aime ! lui murmura-t-il à l’oreille. Crois-tu que tu te plairas ici ?

— Partout, avec toi, répondit Julia, avec sa voix chaude et vibrante ; mais ici tout est charmant et nouveau pour moi, accoutumée à la simple vie bourgeoise de la rue d’Assas.

— Celle-ci sera la même, perfectionnée toutefois, répondit en riant Gaston. De son début dépendront bien des choses de notre avenir, chérie. Tu seras tout doucement, par Dorothée, initiée au mécanisme intérieur de notre genre d’existence, qui pendant les premiers temps te semblera un peu cérémonieux, mais ce ne sera pas long ; et, vois-tu, quand devant son monde on s’est dit « vous » pendant quelques heures, celles où l’on se dit « tu » en semblent meilleures.

Il était impossible d’indiquer la nuance à observer avec plus de précision, et Julia, quoique ayant vécu dans un milieu absolument bourgeois, était assez du monde pour la bien saisir.

— Mon cher seigneur et maître, on fera de son mieux.

— Madame la vicomtesse est servie, annonça Baptiste, en ouvrant les deux battants de la porte faisant communiquer du salon à la salle à manger.

Gaston se leva, offrit son bras à sa jeune femme et la conduisit à sa place, devant une table servie où elle s’assit vis-à-vis de lui.

Ce premier dîner en tête à tête, délicieux pour le jeune homme, le fut moins pour Julia. Le domestique, qui ne les quittait pas, le cérémonial, sans prétention cependant, mais qu’elle sentait peser un peu sur elle, la gênait.

Aussi ce fut avec bonheur qu’elle se retrouva dans le petit boudoir, dont elle avait déjà pris possession avant le dîner, et qu’elle entendit Gaston lui dire de sa voix musicale : « Maintenant nous sommes seuls, je t’aime ! » et que leurs lèvres se rejoignirent dans un long baiser ; avec bonheur qu’elle écouta, qu’elle murmura ces mots charmants pour ceux qui les connaissent, ces riens délicieux qui sont des mondes.

Ce soir-là, les gens qui passaient rue de Courcelles purent se dire :

— Saluez ! c’est l’amour qui passe. Alleluia ! vive l’amour !

Leur liaison avait été si rapidement établie que, malgré les liens existants, il y avait bien des feuillets du livre intime qu’on n’avait pas encore lus. Et c’est si bon cette expansion de deux êtres qui s’adorent et qui versent avec délices dans le cœur l’un de l’autre l’expression de leurs impressions mutuelles !

— Chérie, veux-tu donner ordre à Dorothée de nous servir le thé chez toi ? demanda câlinement Gaston.

— Oui, il est déjà onze heures !

Bien qu’on fût en automne, les soirées étaient fraîches. Dorothée avait allumé un léger feu, qui égayait le foyer et attiédissait l’atmosphère saturée, par elle, de parfums capiteux.

— Madame est un peu lasse, Dorothée, dit le vicomte, aidez-la à se déshabiller ; puis nous n’aurons plus besoin de vos soins.

La petite table chargée de gâteaux était dressée ; le samovar faisait entendre son chant de grillon.

Julia passa dans son cabinet de toilette et se livra aux mains de sa femme de chambre, qui, en un instant, lui eut entièrement enlevé ses vêtements, l’eut frottée de la tête aux pieds avec un gant imprégné de poudre parfumée, lui eut préparé les eaux de senteurs destinées aux soins intimes, après l’emploi desquelles elle lui présenta une grande chemise de batiste claire, ouverte du haut en bas, retenue de loin en loin par des nœuds roses, et par-dessus laquelle elle lui fit revêtir un long peignoir de cachemire blanc, doublé de satin rose pâle.

Ses bas avaient rejoint la toilette du dîner ; de hautes bottines de satin blanc, doublées et bordées de fourrure, les remplacèrent.

Ses cheveux dénatés se déroulaient à demi sur ses épaules.

Julia ne put s’empêcher de se dire que ces arrangements l’embellissaient et que Dorothée avait le « chic » pour rendre ses maîtresses charmantes.

Ce fut aussi l’avis du vicomte, mais il n’en dit rien, et, à son tour, revêtu d’un vêtement de chambre, il prit sur ses genoux sa gentille moitié, pour boire avec elle le thé dans la même tasse, mordre le même gâteau tour à tour.

Ce fut doux ! ce fut bon !

Mais l’appétit vient en mangeant, dit-on.

Il en arriva en effet ainsi. La table étant repoussée dans un coin, le lit tendit ses bras engageants, la robe de chambre se dénoua et tomba sur le tapis, une partie des rubans roses durent se reconnaître impuissants à maintenir les voiles qu’ils étaient chargés de fixer, et les splendides beautés cachées de la jeune femme apparurent aux yeux de son amant, qui, après avoir contemplé, voulut dévorer.

— Vois-tu, Julia, je n’ai rien vu de beau comme toi : celle qu’on aime est toujours la plus belle à nos yeux. Cette fois, je ne serai pas brutal, notre baiser ne sera douloureux, ni pour toi, ni pour moi, oh ! ma belle femme chérie.

Un des seins de la jeune femme s’était échappé à demi de son fourreau blanc et dressait sa petite tête avide de jouissance ; délicatement, Gaston la saisit entre ses lèvres en feu et la roula doucement. Julia, sous cette enivrante caresse, se tordait de volupté. D’une main envahissante il lui caressait les reins, glissait aux aines, en gravissant doucement les collines ; enfin, il saisit à deux mains les cuisses de la jeune femme, les écarta et promena sa langue avide sur ces contours purpurins qui bordent l’entrée du temple de l’amour, mordilla les broussailles de jais toutes frémissantes qui l’avoisinaient ; puis, collant ses lèvres sur le provocant petit monticule qui s’avançait vers lui, en se gonflant comme un geai en colère, il le prit, dans un de ces longs baisers qui tuent parfois les femmes, mais seuls leur donnent la sensation extrême des voluptés terrestres.

Julia, sous cette brûlante caresse, perdit vite conscience d’elle-même ; ses sens, déjà mis en éveil par la scène du boudoir de chez Mme Briquart, n’étaient plus effarouchés par la douleur et vibraient à l’unisson de ceux de Gaston. Aussi, lorsque la voyant haletante, affolée, il se plongea dans son sein avec la lenteur sûre qui permet de savourer les sensations, elle jeta un cri dont l’écho retentit jusqu’au fond de son cœur à lui, correspondant pleinement avec ce qu’il éprouvait ; leurs êtres se fondirent en un spasme inouï, dont la violence ne les désunit pas ; leurs lèvres devinrent pâles, inertes, leur gosier sans voix, leurs nefs sans force, mais ce fut l’un dans les bras de l’autre, lorsque le sentiment de la réalité leur fut parvenu, qu’ils se retrouvèrent. Ceux-là seuls qui ne savent aimer que matériellement ou ceux qui n’aiment pas s’isolent lorsque la satisfaction de leur jouissance physique est un fait accompli. Entre Julia et Gaston il n’en pouvait être ainsi.

Le lendemain, quelque discrète que fût Dorothée elle ne put s’empêcher de remarquer, lorsqu’elle apporta le chocolat, que le nouveau ménage avait la mine fatiguée ; aussi, en établissant le menu du jour pour le soumettre à madame la vicomtesse, eut-elle soin de faire entrer dans sa composition des viandes saignantes et un vieux Saint-Estèphe dont les vertus lui étaient parfaitement connues.


Les Cousines de la colonelle, Vignette de fin de chapitre
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