Texte établi par B. V. (Bagneux de Villeneuve, alias Raoul Vèze), Bibliothèque des Curieux (p. 59-74).
Chapitre V

Les Cousines de la colonelle, Bandeau de début de chapitre
Les Cousines de la colonelle, Bandeau de début de chapitre


CHAPITRE V


La jeune fille reprit assez rapidement ses sens. Son premier mouvement fut de se suspendre au cou du vicomte et de cacher sa tête dans sa poitrine.

— Qu’avons-nous fait ? murmura-t-elle.

Gaston avait reconquis, lui aussi, son sang-froid.

C’était avec un assez vif mécontentement de lui-même, qu’il reconnaissait avoir imprimé à leur amour une vitesse de soixante-quinze kilomètres à l’heure.

En faisant la cour à Julia, il n’avait certes pas formé le plan de la séduire purement et simplement. Il songeait à elle pour en faire la compagne de sa vie, mais il n’entrait point dans ses idées de se marier encore ; cela pour plusieurs raisons dont la première, que, par le monde, il existait une vieille tante, lui ayant imposé comme condition sine qua non de la mise en possession de son héritage, l’obligation d’attendre sa mort pour allumer, ainsi qu’elle le disait, le flambeau de l’hyménée.

Or la précipitation avec laquelle il venait d’agir, son instant d’oubli allaient lui coûter probablement quatre-vingt mille francs de rente et réduire son budget à sa plus simple expression, celle d’une trentaine de mille francs par an ; ce qui, vu ses relations et ses habitudes, constituait un état de gêne voisin de la misère. Car Gaston était un homme d’honneur et pas une minute d’hésitation ne le détourna d’écouter la voix qui lui enjoignait de voir dès le lendemain Mme Briquart et de lui demander la main de sa jeune cousine.

— Regrettez-vous déjà de vous être donnée à moi, chérie ? demanda-t-il à la jeune fille.

— Non, si vous m’aimez autant après qu’avant.

— Cent fois plus, chère enfant.

Et il déposait sur son front un tendre baiser.

— Seulement, ma Julia chérie, notre union a été un fait si prompt, si inattendu, que j’en suis tout étourdi et ne puis m’empêcher de songer aux diverses conséquences qu’elle entraîne ; conséquences dont j’ai le devoir de me préoccuper.

— Ce que tu décideras sera bien, dit Julia ; je suis à toi, ta chose, ton âme ; ce que tu feras, je l’approuverai.

— Chère aimée ! ta confiance ne sera pas trompée ; seulement, je vais être obligé de partir avant de demander ta main à Mme Briquart, car de graves intérêts m’obligent à visiter une parente dont je dépends un peu. Mais ne crains rien, Julia, tu es ma femme, et mon bras ne te manquera jamais.

— Je ne comprends pas, murmura Julia, légèrement froissée de se trouver si vite ramenée aux prosaïques réalités de l’existence. Mais je n’ai aucune crainte, je t’aime. L’univers peut-il donc quelque chose pour m’attrister, hors toi ? Je ne te demande pas tes secrets ; pars et reviens vite, car je compterai les minutes qui nous sépareront.

Le vicomte pressa tendrement la jeune femme sur sa poitrine et la quitta, en lui disant :

— Je t’aime, à bientôt.

Le surlendemain, il montait en chemin de fer, et, trois jours après, le vieux manoir des Saski recevait sa visite.

C’était une de ces antiques demeures féodales, comme la Pologne en compte des milliers.

Perchée sur une montagne, semblable au nid d’un aigle gigantesque, le castel dominait la vallée par-dessus les cimes de longues plaines de sapins s’étendant à perte de vue.

Il avait grand air ce manoir, et la vue de sa châtelaine ne diminuait pas l’impression reçue. Damoiselle Athénaïs Saska avait eu, disait-on, une jeunesse non exempte d’orages.

Une désillusion l’avait atteinte, et blessée autant dans son affection que dans son orgueil, elle s’était réfugiée sur les hauteurs de son âme en même temps que sur celles de Saski, dont la propriété lui appartenait, en jurant haine au mariage, aux hommes, et ne laissant franchir le seuil de sa demeure qu’à son frère, le père de Gaston, et à celui-ci, alors un bambin.

Le frère mort, elle avait concentré toutes ses ambitions sur son neveu, avait juré d’en faire un des riches seigneurs de son pays.

Adoptant pour elle une existence empreinte d’une simplicité toute monacale, elle empilait chaque année les revenus de ses terres, n’en détournant des parcelles que lorsque son neveu, devenu homme, commença à prouver qu’il avait toutes ses dents et bon appétit.

— Trente mille francs que je joindrai aux trente que possède le vicomte des chefs paternel et maternel, lui permettront une large existence, s’était-elle dit ; et depuis lors, elle n’avait pas varié d’une ligne dans ses agissements.

La vieille demoiselle eût bien désiré que son neveu se fixât près d’elle, mais celui-ci était jeune ; dans son âme chantaient la gaieté, l’amour, et les grandes salles du château, les allées sombres de sa forêt ne répondaient pas absolument aux aspirations de ses vingt ans. Aussi, un beau matin, il avait enlevé de haute lutte la permission d’aller faire son droit à Paris.

Paris ! Paris ! la ville des intelligences, des ris et des amours. C’était une autre atmosphère que celle de Saski.

Gaston l’aspira à pleins poumons, s’en imprégna et n’avait, dans l’existence facile qu’il s’y était créée, jamais songé à trouver lourde la promesse que sa tante exigea de lui avant son départ : celle de ne pas se marier tant qu’elle vivrait.

Se marier ! Il y songeait bien !

Non, alors ! Mais voilà que tout à coup sa destinée l’entraînait en s’emballant dans les chemins de traverse : il fallait se marier. Or si sa tante ne le relevait pas de sa promesse, c’était une brouille mortelle avec la châtelaine, étant donné le caractère de la noble Athénaïs.

Gaston, voulant profiter des émotions de la surprise, arriva à l’improviste et constata sur les traits rigides de la vieille fille quelques symptômes d’attendrissement, qui lui donnèrent courage ; aussi, après les premiers épanchements, aborda-t-il nettement la question.

— Quel bon vent t’amène ? avait demandé la tante.

— Celui du bonheur qui frappe à ma porte et que je viens vous demander d’accueillir pour moi, chère tante.

Un pli se creusa sur le front d’Athénaïs.

— Si ce bonheur ne porte pas de jupons, je le ferai certainement, mais autrement, il est inutile de m’en dire plus long, j’ai ta promesse et je la garde.

— Ma tante ! supplia le jeune homme.

— J’ai dit, répliqua la vieille Saska ; tu sais que je ne change jamais de manière de voir.

— Alors, si je venais vous demander votre consentement pour un mariage auquel mon bonheur, mon honneur même seraient intéressés, vous resteriez donc inflexible ?

— Je te rappellerais que ton honneur est engagé vis-à-vis de moi par la promesse que tu m’as faite, je te dirais : Non, attends que ma mort te fasse libre, ou !…

— Ou ?

— N’attends rien de moi, ni dans le présent ni dans l’avenir, car je te considérerais comme un parjure. Mais nous n’en sommes pas là ; donc silence, pas un mot de plus, et s’il y a une amourette sous feu, laisse-la mûrir, en attendant que j’aie achevé mon voyage sur terre ; j’ai quatre-vingts ans, cela ne sera pas bien long.

Gaston se tut ; involontairement il jeta un coup d’œil sur sa tante.

Elle était longue, maigre, ridée ; ses cheveux faisaient songer aux sommets de la Jungfrau, et ses dents jaunes révélaient un long exercice. Mais elle était droite comme un jonc, faisait chaque jour encore ses huit kilomètres à pied, par mesure d’hygiéne, mangeait un demi-poulet ou l’équivalent, accompagné d’une bouteille de Saint-Julien à chaque repas, sans en être incommodée, et paraissait destinée à atteindre la centaine.

Gaston passa tristement une semaine près d’elle et reprit le chemin de Paris. Qu’allait-il apprendre à Julia ? Qu’allait-il faire ?

Dès son retour, il déposa sa carte chez Mme Briquart, moyen ingénieux de dire à Julia :

« Je suis là, où puis-je vous voir ? »

La réponse ne se fit pas attendre :

« Chez ma cousine, demain à deux heures. »

Ces quelques mots étonnèrent un peu le vicomte, puis il pensa que Mlle Julia avait trouvé un moyen d’échapper à son mentor, à moins, se dit-il, qu’elle n’ait dès aujourd’hui l’intention que je brûle mes vaisseaux. Au petit bonheur ! Ce que je dois, je le ferai ; si elle l’exige, je confesserai la situation et nous verrons.

Julia n’était point seule, en effet, lorsqu’il arriva, et la colonelle ne lui parut que très gracieuse ; elle avança amicalement vers lui sa mignonne vieille main et demanda :

— Eh bien, cher voyageur, nous revenez-vous heureux et content ?

— Julia a parlé, se dit le vicomte ; tant mieux, la moitié de la besogne est faite ; a-t-elle tout dit ? J’en doute.

La jeune fille avait mis son âme dans ses regards, pour la lui envoyer, et lui ne répondit pas à l’élan de cette muette tendresse par une expression moins nettement affectueuse.

— Non ! répondit le vicomte, j’espérais à mon retour venir vous dire : « Madame, j’adore votre jeune cousine ; mon plus vif désir est d’en faire ma compagne, et je veux lui assurer l’existence qu’elle mérite » ; tandis que si je n’ai rien à modifier à la première partie de mon programme, la seconde est bien changée : ma tante me maudira si je me marie avant sa mort et cette malédiction réduira dès maintenant ma position au strict nécessaire. Telle qu’elle est, je l’offre à Mlle Julia ; c’est à elle de décider si elle veut, malgré tout, me confier le soin de la rendre heureuse.

— Julia, tu entends le vicomte, qu’as-tu à dire ?

— Ma cousine, j’ai une demande à vous adresser : celle de me laisser un moment causer seule avec monsieur ; je sais bien que les usages s’y opposent, mais vous êtes si indulgente !

— Ma chère enfant, je vais t’abandonner le salon pendant un quart d’heure, et je reviendrai savoir ta décision.

Mme Briquart sortit.

Quand ils furent en tête-à-tête, Julia et Gaston se jetèrent instantanément dans les bras l’un de l’autre et s’unirent dans un long baiser.

— Gaston !

— Ma Julia !

— M’aimes-tu toujours ? demanda la jeune fille très émue.

— De toute mon âme, ma chérie.

— Me jures-tu, sur ce que tu as de plus sacré, que toujours tu seras mien, comme je suis tienne ?

— Sur les cendres de ma mère, répondit le vicomte, très grave et très pâle.

Un soupir de bonheur s’échappa de la poitrine oppressée de la jeune fille.

— Eh bien alors, chasse ce nuage qui, malgré toi, obscurcit ton front et ne va pas supposer que je voudrais sacrifier ta position, ton bonheur matériel même, à de vaines questions de convenances. La tante veut qu’on attende sa fin prochaine, on l’attendra.

— Sans être unis !

— Cela non. Bien l’un à l’autre toujours ; seulement nous ne ferons consacrer notre union que lorsque les circonstances le permettront.

Julia, en parlant ainsi, était illuminée par un tel rayon d’amour, son regard était si franc, son élan si vif, que, malgré l’étrangeté de ses paroles, elle n’inspirait qu’un sentiment de respect.

— Ah ! ma bien-aimée ! et ton honneur, et la position fausse que te donnera cette situation irrégulière, y as-tu songé ?

— Laisse donc, toute médaille a son revers ; il sera bien plus grand si, possédant la considération des indifférents, nous souffrons d’une atroce gêne au logis ; si toi, habitué à une large existence, tu dois restreindre toutes tes dépenses. Crois-moi, nous élèverons notre esprit au-dessus de ces mesquines questions de vanité, et nous ne demanderons à la vie que le bonheur auquel notre amour a droit.

— Et ta cousine Mme Briquart ?

— Qu’est-ce que fera Mme Briquart ? répondit celle-ci, qui rentrait.

— Je vais vous le dire, répondit Julia, s’avançant délibérément vers elle. Elle va se souvenir qu’elle est une femme intelligente, en tout supérieure au vulgaire, et nous dira : « Je ne vous approuve pas, mais je n’oserais vous blâmer non plus ».

— Hein ! hein ! tu me poses des énigmes, que je ne comprends pas !

— Ma bonne cousine, continua Julia, en s’agenouillant devant elle, voulez-vous être mon confesseur un moment ? Voulez-vous être aussi celui de Gaston, et nous absoudre du chagrin que nous allons vous faire ?

— Approche tout près de moi, dit-elle au jeune homme, en l’attirant à elle.

— Cousine, vous avez entendu ce que Gaston vient de nous dire ; eh bien, je ne veux pas que son amour pour moi lui cause ennuis ou douleur ; j’ai confiance en la loyauté de son amour et je mets ma main dans la sienne, sans attendre qu’autre que vous ne bénisse notre union. Plus tard, quand Mlle Saska ne sera plus, alors…

— N’espère pas que je consente, même tacitement, à pareil arrangement. Vois-tu, mon enfant, la pureté d’une femme est chose si précieuse qu’on ne doit point l’exposer légèrement ; tu ne sais pas ce que c’est que la vie, ni ce que signifient ces mots : union de l’homme et de la femme ; et moi, qui le sais, je dois prévenir ton inexpérience. Le vicomte, du reste, ne voudrait pas en abuser.

— Je l’aime, murmura celui-ci.

— Et moi, chère et bonne cousine, reprit Julia, je vais mettre vos scrupules à néant, en vous avouant ce que je n’ose vous dire, que mon bras à son cou, cachée contre son cœur ! C’est que… c’est que… je suis à lui, déjà, non en paroles, mais de fait, et que, continua la jeune femme en relevant la tête, j’en suis, non honteuse, mais fière, heureuse, et que je renoncerais plutôt à l’existence qu’à jouir encore du bonheur que j’ai goûté dans ses bras.

Toute effarée, Mme Briquart se souleva de son fauteuil.

— Tu dis ? murmura-t-elle.

— Je dis que je vous présente à cette heure, non le vicomte de Saski, mon fiancé, mais Gaston Saski, mon amant !

La foudre fût tombée aux pieds de la colonelle qu’elle n’eut pas été plus saisie.

— C’est impossible ! murmura-t-elle.

— Madame, intervint le vicomte, en s’avançant à son tour, je vous donne ma parole de gentilhomme que Julia est ma femme dans mon cœur et devant Dieu, et qu’aussitôt les rigueurs de ma tante apaisées, notre position sera régularisée.

— Vous n’espérez cependant pas que ma maison, ma respectabilité abritera vos amours illicites ?

— Nous ne vous demandons que de nous conserver au fond du cœur toute votre affection.

— Je voudrais qu’il en fût autrement, le pourrais-je ? murmura-t-elle. Que comptez-vous faire à cette heure ?

— Attendre quelques jours, pour prendre mes dispositions, afin de créer à Julia, autant que possible me sera, une existence heureuse. Me permettez-vous de vous consulter ?

— Non, vous aimez cette folle enfant, cela suffit. Dès maintenant je suis étrangère à tout ce qu’elle décidera. Et pour vous, monsieur, à mon grand regret, je dois vous avertir que ma porte vous sera désormais fermée.

Mme Briquart se leva et sortit du salon avec beaucoup de dignité, bien que se disant en elle-même :

— Je ne puis agir autrement, mais je trouve que Julia se conduit en femme de cœur et qu’elle est ce que je l’ai crue toujours, une vraie femme.

Le vicomte enserra Julia entre ses deux bras nerveux, posa sur ses lèvres un brûlant baiser et la quitta en lui disant :

— Quelques jours d’éloignement à subir encore, ma femme chérie, et nous ne nous quitterons plus.


Les Cousines de la colonelle, Vignette de fin de chapitre
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