Texte établi par B. V. (Bagneux de Villeneuve, alias Raoul Vèze), Bibliothèque des Curieux (p. 1-17).
Chapitre I.

Les Cousines de la colonelle, Bandeau de début de chapitre
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LES

COUSINES DE LA COLONELLE


Les Cousines de la colonelle, Bandeau de début de chapitre
Les Cousines de la colonelle, Bandeau de début de chapitre


CHAPITRE PREMIER


Une de ces pluies fines et glacées, comme décembre en tient souvent en réserve, tombait dru sur la cité.

Aussi les passants étaient rares dans la rue d’Assas. On entendait de l’intérieur des maisons le clapotis de l’eau, commençant à couler dans les ruisseaux, et le vent secouait toute cette tristesse atmosphérique de sa voix grondeuse et lugubre.

Dans le petit salon de Mme  Briquart, quatre personnes étaient réunies : elle d’abord, respectable veuve d’un colonel de ces beaux cuirassiers, destinés à devenir légendaires, laquelle dame portait aussi gaillardement ses soixante ans qu’elle l’avait, dit-on, fait des culottes conjugales, le colonel n’ayant jamais su être brave qu’à la tête de son régiment. Ce n’est pas que Mme  Briquart eût l’air d’une virago ; bien loin de là, c’était, au contraire, une frêle créature, à l’air doux et câlin, mais appartenant à la catégorie de celles dans la prunelle de l’œil desquelles on lit une volonté calme et inébranlable.

Dans le sien on trouvait aussi l’alliage de l’indulgence que donne aux intelligences supérieures l’expérience de la vie.

Près d’elle, Julia, une jeune cousine, feuilletait un album, et Florentine, la sœur de celle-ci, travaillait à une tapisserie.

Tout en écoutant la lecture d’un roman d’Octave Feuillet, fait par un monsieur d’une cinquantaine d’années, le cousin Georges, ainsi qu’on le désignait, ces trois personnes suivaient le cours de leurs pensées, empreintes, ce soir-là, d’un peu de mélancolie.

Une rafale plus forte vint presque ébranler la maison.

Mme  Briquart se pelotonna, en frissonnant voluptueusement, dans son fauteuil, envahie par une de ces sensations d’égoïste sensualisme, qui fait trouver plus doux le bien-être dont on jouit, lorsqu’il est mis en relief par une vive opposition extérieure.

Ce sentiment fut éprouvé par les hôtes de son salon, qui l’exprimèrent avec les nuances particulières à leurs caractères individuels.

Julia leva la tête et murmura :

— Quel horrible temps !

Florentine baissa la sienne sur son ouvrage, comme un lis qui fléchit, sous l’impulsion du vent, son calice parfumé.

Georges interrompit sa lecture, d’abord pour regarder plus attentivement Florentine, puis pour dire, avec un éclat de rire satisfait :

— Vrai, ma tante, il fait meilleur dans votre salon qu’au rond-point des Champs-Élysées, par exemple.

— En effet, répondit la vieille dame ; aussi je crois bien que nos amis nous délaisseront ce soir et que nous prendrons le thé en très petit comité.

— Il faudrait, avouez-le, être un peu malade d’esprit, ou amoureux, ce qui, dit-on, se ressemble, pour venir rue d’Assas ! au fin fond du vieux faubourg, alors que les rues ressemblent à un polder hollandais avant le moulin.

— Ah ! des amoureux ! d’abord, dit Julia, il n’en vient pas ici.

— Vraiment, répliqua avec une pointe d’ironie Georges Vaudrez ; en êtes-vous bien sûre ?

— Absolument ; aussi, sans crainte d’être interrompu, monsieur Georges, continuez l’odyssée de cette dame qui me paraît atteinte de la folie du sacrifice.

Comme elle achevait ces mots, le roulement d’une voiture attelée de deux chevaux, dont l’allure cadencée révélait la race, se fit entendre et s’arrêta brusquement devant la porte.

Le timbre d’entrée retentit.

— Serait-ce pour nous, cette visite intrépide ? demanda Mme  Briquart.

Avant qu’on ait eu le temps de lui répondre, la porte du salon s’ouvrit et la vieille camériste de la colonelle annonça le vicomte Saski, nom qui creusa plus profondément les légers plis estompés aux tempes du cousin Georges, et l’influence du temps amena, sans doute, un nuage rose sur les joues de Julia.

— Que c’est donc aimable à vous d’avoir bravé la tourmente pour venir nous voir, dit gracieusement au nouveau venu Mme  Briquart, en lui tendant sa main blanche et ridée, sur laquelle, suivant un usage suranné en France, mais encore charmant en Russie et en Pologne, le jeune homme s’inclina et déposa un respectueux baiser.

— Une promenade au Kamtchatka me semblerait délicieuse si je devais vous y rencontrer, répondit galamment le vicomte, dont les lèvres parlaient à son interlocutrice, mais dont les regards, passant par-dessus sa tête, en disaient beaucoup plus long à la brune Julia.

— Vous êtes un flatteur qu’on ne saurait bien fort gronder, après l’acte héroïque d’affronter la tempête jusqu’au fond du vieux faubourg, sans autre attraction que celle d’une tasse de thé à prendre chez des solitaires.

La conversation continua un moment sur ce ton, puis le jeune homme insensiblement se rapprocha de Julia, avec laquelle il se mit à causer à demi-voix.

Depuis son entrée dans le salon, il y avait eu comme un froid jeté sur ses hôtes. Georges ne disait plus rien ; Florentine avait quitté sa tapisserie et silencieusement feuilletait à son tour le livre, que Georges avait laissé sur la table.

Mme  Briquart, après un regard empreint d’une certaine malice jeté sur son monde, s’était recueillie, ce dont personne ne s’aperçut, Julia prenant un intérêt très particulier à la conversation de M. Saski, et Florentine accaparée par Georges Vaudrez qui lui montrait du doigt des passages soulignés au crayon dans le Journal d’une femme.

Onze heures tintèrent ; Coralie, la femme de chambre, apporta le thé, dont les jeunes filles firent les honneurs, et minuit sonnait quand le concierge constata que, le dernier visiteur de ses paisibles locataires étant parti, il pouvait en toute sécurité se livrer aux douceurs du sommeil.

Quelques semaines s’étaient écoulées, égrenant le chapelet de la vie de chacune des habitantes du petit logis que nous venons d’esquisser et n’apportant aucun changement dans leur existence.

Cependant une crise était dans l’air : celle qui décide de la vie entière des femmes s’annonçait pour les deux jeunes filles.

Julia et Florentine étaient les filles d’un cousin germain de la colonelle, qui avait eu pour cet ami de son enfance une de ces affections difficiles à caractériser, car ce n’est plus de l’amitié si ce n’est pas de l’amour.

Dans tous les cas elles unissent ceux qui en sont envahis par un de ces liens que rien ne rompt.

Rien ?… Si, la mort !

Et ce fut elle qui enleva le pauvre Hector, déjà veuf depuis deux ans, sans lui laisser le temps de faire autre chose que d’expédier ses deux fillettes à Mme  Briquart, en lui écrivant : « Je meurs : prends-les. »

Elle les avait prises, les avait élevées à sa façon et en se demandant parfois quel avenir attendait ces deux charmantes créatures qu’elle aimait comme si elles lui eussent appartenu par les liens les plus étroits, ceux de la maternité.

— Jeunes, belles, pas fortunées, se disait-elle, que de dangers ! que d’écueils et de souffrances les attendent !

Ce matin-là, la colonelle avait mangé sa côtelette du bout des dents et la demi-bouteille de chambertin qu’elle avait, comme mesure d’hygiène, la coutume d’absorber à chaque repas, était restée presque intacte.

Lorsque le café fut servi, que Coralie eut quitté la salle à manger, Mme  Briquart leva les yeux sur Florentine et lui dit assez brusquement :

— Fillette, est-ce que tu éprouverais quelque répugnance à devenir madame ?

La jeune fille leva les yeux en rougissant, et toute souriante, répondit :

— Mais non, cousine, cela dépendrait avec qui je devrais passer ma vie.

— Ah ! voilà : avec quelqu’un qui t’adore.

— Qui l’adore ! Il y a donc du nouveau, cousine ? demanda en riant Julia.

Ma chère, fit-elle, en s’adressant à sa sœur, attends-toi à quelque chose de terrible.

Une demande est sous roche. Cousine, ne nous faites pas mourir d’impatience !

— Dieu m’en garde, mes chéries ; aussi je vais, sans ambages, vous raconter qu’hier le cousin Georges a eu avec moi un long entretien, dans lequel, après m’avoir mis à nu son cœur, rempli à l’égard de Florentine des sentiments les plus brûlants, il m’a demandé sa main ; demande à laquelle, naturellement, je ne pouvais répondre que par la promesse de te la transmettre fidèlement. Maintenant, c’est à toi qu’il appartient de prendre une décision.

« Georges était le neveu de mon mari ; je le connais depuis vingt-cinq ans ; il a une belle fortune, n’est pas mal de sa personne, suffisamment intelligent pour conduire sa barque, et en toute occurrence parfait gentleman. Toi, tu es jeune, jolie, mais tu n’es pas riche dans le présent, tu le seras encore moins dans l’avenir. Que dis-tu de la personne de Georges ? »

Florentine avait un peu pâli.

À vingt ans on a d’autres rêves que ceux qui émanent d’un homme de cinquante-cinq ans.

Elle aimait beaucoup M. Vaudrez, que depuis son enfance elle considérait comme son parent, bien qu’il lui fût étranger ; mais jamais son cœur n’avait éprouvé en sa présence une pulsation anormale et, malgré ses attentions très marquées, l’idée de devenir sa compagne ne lui avait point traversé l’esprit.

C’était une douce jeune fille, innocente et même absolument ignorante de tout ce qui se cache sous le mot amour.

Elle avait bien, dans ses lectures, entrevu des horizons mieux éclairés que celui qui se dessinait devant elle, mais n’éprouvait ni angoisses, ni répugnance à l’idée d’appuyer sa main frôle et mignonne sur celle de Georges Vaudrez.

— Mon Dieu ! cousine, dit-elle, après un moment de silence, vous savez mieux que moi ce que c’est que la vie, arrangez la mienne comme vous le croirez préférable.

— Cela veut dire : « Je n’aime pas Georges d’un amour fou, mais il me plaît assez pour que je puisse accepter la position agréable qu’il m’offre, malgré ses cinquante-cinq ans. »

— Je ne sais trop si c’est tout à fait cela… ou bien, plutôt, que je serais heureuse d’être agréable à ce bon M. Vaudrez.

— Ah ! par exemple, celle-là est bonne ! s’écria Julia ; épouser quelqu’un uniquement pour lui faire plaisir ! mais cela ne s’est jamais vu. On connaît les mariages d’inclination, ceux de réparation ; mais le mariage de complaisance est inédit. Compliments, petite sœur, seulement je ne suivrai pas ton exemple.

— Tu pourras le regretter plus tard, dit la cousine ; heureusement, il ne s’agit pas de toi, mais de Florentine, et je vais sans tarder ravir au troisième ciel ce brave Georges en lui disant qu’elle l’autorise à lui faire sa cour.

Mme  Briquart se leva, quitta la salle à manger ; les jeunes filles en firent autant et se retirèrent chacune dans leur chambre pour réfléchir aux incidents de la matinée.

Un mariage dans un logis, c’est toute une affaire.

L’annonce de la perspective du sien troublait moins Florentine que sa sœur, non que celle-ci l’enviât, elle l’aimait trop pour cela ; elle avait l’âme élevée ; c’était une bonne nature ; de plus, elle aimait sincèrement sa sœur ; mais les paroles dites par Mme  Briquart, en déchirant un coin du voile de leur position, dont jamais la pensée n’avait effleuré son esprit, soulevaient tout un monde d’inquiétudes.

— Sans fortune, se disait-elle, par conséquent condamnée à rester vieille fille ou à devenir la compagne, soit d’un vieillard amoureux, soit celle d’un imbécile. Qui donc autre, dans notre beau pays de France, épouse une fille sans dot !

C’est gai !

Cependant, jamais je ne me résignerai à cela.

Tout dans la nature répète à satiété le mot amour ; il est dans tous les livres, depuis les classiques jusqu’aux romantiques ; tout en moi appelle un je ne sais quel inconnu, un épanouissement de mon être, qui est certainement cet amour, et je renoncerais à en connaître les ardeurs ? pour vivre d’une existence de calme et de tisane, de petits soins et de bonheurs réguliers, connus et affadis d’avance ! Jamais ! jamais !

À cette affirmation, résonnant dans sa tête comme la fanfare d’un clairon, une basse répondait :

« — Et puis, que feras-tu si tu ne trouves pas un mari jeune, beau, riche, qui t’adore ? »

Et le silence répondait seul à cet accord grondeur.

Florentine n’éprouvait pas ces agitations ; elle se recueillait et voyait se dérouler devant ses regards toute une existence de dame châtelaine, ce qui lui paraissait appréciable.

Georges habitait presque toute l’année un fort joli château près de Paris ; elle le connaissait, ayant souvent passé l’époque des vacances chez lui.

Là, elle se représentait trônant dans le grand salon, en faisant les honneurs à leurs invités.

Les matinées lui apparaissaient tout ensoleillées, parfumées des senteurs champêtres qu’elle respirait à pleins poumons, en vaquant aux nombreuses occupations que ramène chaque jour à la campagne l’important chapitre des ordres à donner.

Midi la trouvait entourée de sa famille, présidant le déjeuner au milieu de bébés s’ébattant autour d’elle en l’appelant maman, et, par-dessus ce gracieux tableau, planait une tête blanche, mais dont les yeux la regardaient avec amour, celle de Georges.

Cette vision de son avenir s’imposa si bien à son esprit, s’insinua si complètement dans son cœur, que ce fut avec une émotion heureuse qu’elle mit le soir sa main dans celle de M. Vaudrez, en lui disant ce oui tant désiré par lui.

Sans rien vouloir presser, Mme  Briquart était d’avis que l’accomplissement du mariage ne devait pas traîner en longueur : son neveu ne l’avait point contredite sur ce point.

Aussi, pendant six semaines, ce furent des allées et venues continuelles de couturières et de modistes, Mme  Briquart faisait très largement les choses.

— Je ne te donne que ton trousseau, avait-elle dit à sa jeune cousine, au moins je veux te le donner joli.

Et la bonne dame avait choisi avec un soin minutieux les coquets déshabillés, les fines batistes enrubannées et ces mille riens composant un tout qui doit être le joli cadre des nuits d’amour.

— Mais, cousine, disait parfois Florentine, pourquoi tous ces raffinements pour des vêtements que personne ne voit ?

La vieille dame souriait et disait :

— Laisse-moi donc m’amuser un peu.

Mme  Briquart connaissait le cœur humain, le savait rempli d’illogisme et ne doutait pas que son neveu, pour avoir usé largement de ses droits de célibataire, ne fût un grand pécheur devant l’Éternel.

Il avait passé les heures de loisir de sa jeunesse, et même celles d’après, dans un milieu plus voluptueux qu’intelligent, où un luxe extrême tient lieu des émotions de l’âme, absentes ou rares chez les prêtresses de Vénus ; elle ne voulait pas que les idées du mari éprouvassent des froissements comparatifs ; sa mémoire lui rappelait un couple, dont la route semblait semée des plus douces fleurs d’amour, et qui fit le plus affreux des ménages quinze jours après leur union, parce que la jeune femme, mal guidée par sa mère, plus ménagère qu’intelligente, avait, le soir des noces, exhibé une paire de bas de solide coton écru et une chemise de nuit de la même école.

Aussi, elle n’épargnait ni peines ni soins.

Le grand jour arriva enfin.

Délicieusement jolie sous sa couronne de fleurs d’orangers enveloppée du nuage blanc des épousées, Florentine jura sincèrement amour et fidélité à son mari, et ce fut un peu émue, mais pas effrayée, qu’après un déjeuner d’amis elle monta dans le coupé qui les emportait vers le château, où Georges, d’accord avec Mme  Briquart, avait désiré passer les premières heures d’intimité conjugale.

Lui non plus n’aimait pas cette mode de nos jours d’aller semer aux quatre coins des chemins les plus délicates impressions de sa vie, de prendre pour témoins des premiers épanouissements de sa jeune femme les murs banals d’une chambre d’hôtel.

Il préférait que les échos de la demeure où devait s’écouler leur vie, où devaient naître leurs enfants, s’il plaisait à Dieu de leur en donner, pussent, aux mauvaises heures — il y en a pour tous — réconforter de leurs bons souvenirs celui ou celle qui se sentirait faiblir.


Les Cousines de la colonelle, Vignette de fin de chapitre
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