Hachette (p. 130-133).
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XXX


Malgré la chaleur suffocante et les essaims de moucherons qui bourdonnaient à l’ombre de l’arba, malgré les mouvements de son frère qui la poussait, Marianna, couverte de son mouchoir, allait s’endormir, quand Oustinka accourut et, se glissant sous l’arba, se coucha auprès d’elle.

« Dormons ! dormons ! dit Oustinka, s’arrangeant près de sa compagne.

— Attends ! s’écria-t-elle, ce n’est pas bien ainsi. »

Elle sauta sur ses pieds, courut chercher quelques branches vertes, en couvrit les roues de l’arba des deux côtés et jeta par-dessus les bechmets.

« Laisse-nous ! cria-t-elle au petit garçon, en se glissant sous le chariot ; est-ce ici la place d’un Cosaque ? Va-t’en ! »

Restée seule avec sa compagne, Oustinka l’enlaça soudainement de ses bras et se mit à l’embrasser sur le cou et les joues.

« Cher petit frère ! disait-elle, en riant de son rire sonore et perçant.

— Voyez donc ce que le diédouchka lui a appris ! dit Marianna, sans la repousser. Mais cesse donc ! »

Et elles riaient si haut toutes les deux, que la vieille mère se mit à gronder.

« C’est l’envie qui la pousse, dit tout bas Oustinka.

— Assez radoter ! dormons. Pourquoi es-tu venue ? »

Oustinka continuait ses agaceries.

« Ce que j’ai à te dire ! ah ! »

Marianna se souleva sur le coude et arrangea son mouchoir.

« Eh bien, que me diras-tu ?

— Ce que je sais de votre locataire.

— Il n’y a rien à savoir, dit Marianna.

— Ah ! coquine que tu es ! s’écria Oustinka, la poussant du coude en riant. Tu fais la discrète ! Il vient chez vous !…

— Il vient, et après ? demanda Marianna, en rougissant subitement.

— Je suis simplette, je dis mes secrets ; pourquoi les cacherais-je ? » dit Oustinka, et son visage vermeil devint rêveur. « Fais-je du mal à quelqu’un ? Je l’aime, voilà tout.

— Qui ?… le diédouchka ?

— Mais oui.

— C’est un péché, dit Marianna.

— Ah ! Machenka ! quand donc jouir de la vie si ce n’est tant qu’on est libre ! Plus tard j’épouserai un Cosaque, j’aurai des enfants, des soucis. Quand tu auras épousé Loukachka, tu n’auras plus le cœur de t’amuser ; viendront les enfants et l’ouvrage.

— Pourquoi cela ? d’autres vivent heureuses, même mariées. C’est égal ! dit Marianna avec calme.

— Dis-moi, ne fût-ce qu’une fois, ce qui s’est passé entre toi et Loukachka ?

— Mais rien ; il m’a demandée en mariage, mon père a exigé qu’il attendît un an ; maintenant qu’il a renouvelé sa demande, on nous a fiancés, et on nous mariera en automne.

— Mais que t’a-t-il dit ?

— Ce qui se dit ordinairement, qu’il m’aime ; il me demande toujours d’aller avec lui dans le verger.

— Quelle peste ! tu n’y es pas allée, je suppose. Quel beau garçon il est devenu ! c’est le premier des djighites. Il s’en donne, à sa sotnia ! Kirka est arrivé dernièrement et a raconté qu’il a troqué un cheval superbe. Il s’ennuie sans toi, probablement. Que t’a-t-il encore dit ?

— Tu veux tout savoir ! dit Marianna en riant. Il est arrivé une nuit à cheval sous ma fenêtre, il était ivre et demandait à entrer.

— L’as-tu laissé entrer ?

— Certainement pas ; je lui ai signifié une fois pour toutes que non ! et je tiendrai parole, dit sérieusement Marianna.

— Quel beau garçon ! il n’y a pas de fille qui lui résistât

— Il n’a qu’à aller les chercher, dit fièrement Marianna.

— Est-ce que tu ne l’aimerais pas ?

— Si, je l’aime, mais je ne ferai pas de sottises pour lui. C’est mal. »

Oustinka laissa tomber sa tête sur le sein de sa compagne, elle l’enlaça de ses bras et riait au point qu’elle tremblait de tout son corps.

« Sotte que tu es ! s’écria-t-elle ! c’est le bonheur que tu repousses ! »

Elle se mit à chatouiller Marianna.

« Aïe ! laisse-moi donc ! criait Marianna en riant.

— Ces diables de filles qui s’ébattent ; elles n’en ont pas assez ! murmura la voix endormie de la vieille.

— Tu repousses ta bonne chance, répéta Oustinka à voix basse et en se levant. Es-tu heureuse, mon Dieu ! Tu es une vilaine et on t’aime tout de même. Ah ! si j’étais toi, quelle carotte j’aurais tirée au locataire ! Je l’observais quand vous étiez chez nous, il te dévorait des yeux. Mon diédouchka, que ne m’a-t-il pas donné ! et le tien est, dit-on, un des plus riches. Son valet dit qu’il a des serfs. »

Marianna se souleva et sourit d’un air rêveur.

« Si tu savais ce que le locataire m’a dit une fois ! dit-elle en mordillant un brin d’herbe ; il m’a dit qu’il voudrait être le Cosaque Loukachka, ou bien mon petit frère Lazoutka. Que voulait-il dire ?

— Mais rien ; il rabâche ce qui lui vient à l’esprit, répondit Oustinka ; le mien m’en dit tant, qu’on pourrait le croire fou. »

Marianna se recoucha sur le bechmet et posa une main sur l’épaule d’Oustinka.

« Il voulait venir aujourd’hui travailler avec nous dans le verger ; mon père l’a invité, » dit-elle après un moment de silence, puis elle s’endormit.