Hachette (p. 133-136).
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XXXI


Le poirier ne jetait plus son ombre sur l’arba, et les rayons obliques du soleil brûlaient à travers les branches le visage des jeunes filles qui dormaient. Marianna se réveilla et arrangea sa coiffure. Jetant les yeux autour d’elle, elle aperçut le locataire, la carabine sur l’épaule, avec son père. Elle donna un coup de coude à Oustinka et lui montra en souriant le jeune homme.

« Je n’en ai pas trouvé un seul hier, disait Olénine, cherchant des yeux avec inquiétude Marianna, cachée par les branches.

— Allez de l’autre côté, faites le demi-cercle et vous arriverez à un verger abandonné qu’on nomme « le désert » ; vous y trouverez des lièvres en abondance, dit le khorounji, reprenant son style fleuri.

— Comment aller à la recherche des lièvres pendant la saison ouvrière ? Venez plutôt nous aider et travailler avec les filles, dit gaiement la vieille femme. Allons, enfants, debout ! »

Marianna et Oustinka chuchotaient et avaient de la peine à réprimer leurs rires.

Depuis qu’Olénine avait donné à Loukachka un cheval de cinquante roubles, ses hôtes étaient devenus bien plus aimables ; le khorounji le voyait avec plaisir auprès de sa fille.

« Je ne sais pas travailler, dit Olénine, évitant de regarder du côté de l’arba, où il avait aperçu à travers les branches la chemise bleue et le mouchoir rouge de Marianna.

— Viens, je te régalerai d’abricots, dit la vieille.

— C’est l’ancienne coutume hospitalière, la vieille y tient par bêtise, dit le khorounji, comme pour excuser sa femme ; ce ne sont pas les abricots qui vous manquent, en Russie ; vous avez dû manger à satiété des confitures et des conserves d’ananas.

— Il y a donc des lièvres dans le verger abandonné ? demanda Olénine ; j’y vais. »

Et, jetant un rapide regard à travers les branches, il souleva son bonnet et disparut dans les rangées irrégulières des vignes.

Le soleil descendait derrière les haies des jardins, et ses rayons interceptés brillaient à travers les feuilles transparentes, quand Olénine rejoignit ses hôtes. Le vent tombait, l’air commençait à fraîchir, il reconnut de loin la chemise bleue de Marianna parmi les ceps de vigne ; il alla vers elle, cueillant des grains de raisin en passant ; son chien altéré saisissait de sa gueule baveuse les grappes inclinées. Marianna coupait rapidement les lourdes grappes et les jetait dans un panier. Elle s’arrêta sans lâcher le cep qu’elle tenait, et sourit d’un air caressant. Olénine s’approcha, rejeta sa carabine sur le dos pour avoir les mains libres et voulait lui dire : « Dieu t’assiste !… Es-tu seule ? » Mais il ne dit rien et souleva seulement son bonnet. Il se sentait mal à l’aise en tête-à-tête avec la jeune fille ; pourtant, martyr volontaire, il se rapprocha encore d’elle.

« Tu risques de tuer quelqu’un avec ta carabine, lui dit Marianna.

— Non, je ne tirerai pas. »

Ils se turent tous les deux.

« Pourquoi ne m’aides-tu pas ? »

Il prit un petit couteau de sa poche et se mit à l’ouvrage. Il tira de dessous les feuilles une grosse grappe d’au moins trois livres, dont tous les grains étaient étroitement collés les uns aux autres, et la montra à Marianna.

« Faut-il la couper ? Est-elle mûre ?

— Donne-la-moi ! »

Leurs mains se touchèrent ; Olénine prit celle de la jeune fille, qui le regardait en souriant.

« Vas-tu bientôt te marier ? »

Elle lui jeta un regard sévère et se détourna,

« Aimes-tu Loukachka ?

— Est-ce que cela te regarde ?

— Je l’envie !…

— Dis donc !

— Je te jure…, tu es si belle ! »

Il eut subitement conscience de ce qu’il disait : c’était si banal ! Il rougit, perdit contenance et saisit les deux mains de la jeune fille.

« Belle ou laide, je ne suis pas pour toi ; pourquoi te moquer de moi ? »

Mais les yeux de Marianna démentaient ses paroles ; elle sentait bien qu’il parlait sérieusement.

« Je suis loin de me moquer ; si tu savais comme je… »

Ses paroles sonnaient creux, et il les trouvait encore plus banales, encore plus en désaccord avec ses sentiments ; pourtant il continua.

« Je ne sais ce que je ne ferais pas pour toi !

— Va-t’en ! peste que tu es ! »

Mais les yeux brillants de Marianna, sa large poitrine disaient le contraire.

Olénine se dit qu’elle comprenait la banalité de ses paroles, mais qu’elle était au-dessus de ces petitesses, et qu’elle savait depuis longtemps ce qu’il sentait sans pouvoir l’exprimer. « Comment ne le saurait-elle pas, quand c’est d’elle que je veux parler ? Elle fait semblant de ne pas me comprendre et ne veut pas répondre. »

« A-ou ! » cria tout à coup Oustinka, à quelques pas d’eux, et ils entendirent son rire perlé. « Viens m’aider, Mitri Andréitch ! » cria-t-elle à Olénine, et sa petite face ronde et naïve parut au milieu de la feuillée.

Olénine restait immobile et muet, Marianna continuait son travail, tout en regardant sans cesse le jeune bomme. Il voulait parler, mais s’interrompit brusquement, haussa les épaules, reprit sa carabine et s’éloigna à grands pas.