Hachette (p. 127-130).
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XXIX


On était au mois d’août. Il n’y avait pas un nuage au ciel depuis plusieurs jours, le soleil dardait des rayons brûlants, un vent chaud soufflait depuis le matin et soulevait sur le chemin des tourbillons de sable brûlant, qui remplissait l’air et se posait sur les roseaux, les arbres, les toits des maisons ; l’herbe et les feuilles en étaient couvertes ; le chemin et les prés salés étaient à découvert et durcis par la chaleur. Les eaux du Térek avaient baissé et, en s’écoulant dans les canaux, y séchaient rapidement. Les bords de l’étang de la stanitsa étaient à sec et foulés par le bétail. On entendait toute la journée les enfants barboter et crier dans l’eau. L’herbe et les roseaux des steppes se desséchaient, le troupeau mugissait et fuyait vers les champs. Les bêtes fauves s’éloignaient du Térek et se réfugiaient dans les montagnes. Des nuées de moucherons bourdonnaient au-dessus des plaines et de la stanitsa. Un brouillard gris voilait les cimes neigeuses des montagnes, l’air était lourd et brumeux. On disait que les Abreks, profitant des basses eaux, passaient le fleuve et infestaient les environs. Chaque soir, le soleil était rouge à son coucher.

C’était la saison du plus rude travail ; toute la population était occupée de la vendange et de la récolte des melons d’eau. Les jardins, tout enchevêtrés de plantes grimpantes, offraient seuls un abri rafraîchissant. De lourdes grappes perçaient partout sous la feuillée. Les arbas, chargées de raisin noir, grinçaient le long du chemin qui mène aux vergers, et des grappes tombées du chariot traînaient dans la poussière. Des petites filles et des petits garçons tout barbouillés de jus de raisin, des grappes à la main, suivaient leurs mères en courant. On rencontrait sans cesse des ouvriers déguenillés portant sur leurs robustes épaules des corbeilles pleines de raisin. Les filles cosaques, couvertes jusqu’aux yeux de leurs mouchoirs, guidaient les bœufs attelés à de hautes charrettes chargées de fruits. Les soldats qui les rencontraient leur demandaient du raisin, et les jeunes filles, sans arrêter l’attelage, grimpaient sur le chariot et jetaient à pleines mains le raisin, que les soldats recevaient dans le pan de leur redingote. On pressait déjà le raisin dans quelques cours, et l’odeur du jus remplissait l’air. Des boisseaux rouges étaient étalés sous les auvents, et les ouvriers nogaïs, aux jambes nues et aux mollets tatoués, travaillaient dans les cours. Les porcs dévoraient avidement le marc de raisin et s’y roulaient. Les toits plats des garde-manger étaient couverts de superbes grappes vermeilles, qui séchaient au soleil. Les pies et les corneilles picotaient les grains et voltigeaient de place en place.

On récoltait gaiement le fruit du labeur de l’année ! la récolte était très abondante. Des éclats de voix et de rire s’entendaient de toutes parts sous les ombrages des vergers, et dans cette mer de pampres on voyait partout les couleurs éclatantes du costume des femmes.

Marianna était assise dans son jardin, en plein midi, à l’ombre d’un pêcher, et préparait le repas de famille, qu’elle enlevait d’une arba dételée. Le khorounji était vis-à-vis d’elle, assis sur une housse étendue à terre ; il revenait de l’école et se lavait les mains avec l’eau d’une cruche. Son petit frère, accouru tout essoufflé de l’étang, s’essuyait avec ses manches et, dans l’attente du dîner, regardait avec inquiétude sa sœur et sa mère. La vieille Oulita, les manches retroussées sur ses bras vigoureux et hâlés, étalait sur une table basse tatare le raisin et le poisson sec » le lait caillé et le pain. Le khorounji essuya ses mains, ôta son bonnet, fit le signe de la croix et s’approcha de la table. Le petit garçon saisit la cruche et but avidement. La fille et la mère s’assirent sur leurs jambes repliées. À l’ombre même, la chaleur était suffocante ; l’air sentait le brûlé. Le vent chaud qui pénétrait à travers les branches n’apportait aucune fraîcheur et courbait uniformément les cimes des poiriers, des pêchers et des mûriers. Le khorounji dit encore une prière, prit un cruchon de vin, porta le goulot à ses lèvres, but quelques gorgées et passa le cruchon à sa femme. Il était vêtu d’une chemise déboutonnée qui laissait voir sa poitrine poilue. Son visage fin et malicieux était riant ; il n’y avait aucune affectation ni dans ses manières, ni dans son parler : il était naturel et gai.

La famille était satisfaite et gaie. L’ouvrage avançait, il y avait bien plus de raisin, et de meilleur qu’on ne s’y attendait.

Marianna, après avoir dîné, donna de l’herbe aux bœufs, roula son bechmet en guise de coussin, le mit sous sa tête, et se coucha sous l’arba, sur l’herbe aplatie et molle. Elle avait un mouchoir en soie rouge sur la tête et une chemise bleue qui avait déteint. Elle avait excessivement chaud ; son visage était échauffé, ses yeux voilés par la fatigue et le sommeil ; ses lèvres étaient entr’ouvertes, sa poitrine se soulevait péniblement. La saison ouvrière avait commencé depuis quinze jours, des travaux incessants et rudes remplissaient les journées de la jeune fille. Elle se levait avec l’aube, se lavait d’eau froide, s’enveloppait d’un mouchoir et courait pieds nus dans l’étable. Puis elle se chaussait à la hâte, passait son bechmet, attelait les bœufs, faisait provision de pain et s’en allait passer la journée dans les vergers. Après s’y être reposée une petite heure, elle coupait les ceps, et le soir, fatiguée, mais le cœur à l’aise, elle traînait les bœufs après elle à une corde et, les excitant avec une longue branche, les ramenait à la stanitsa. Elle s’occupait du bétail au crépuscule, puis elle remplissait sa large manche de graines et allait se divertir avec les autres filles au coin de la rue. Mais, dès que les dernières lueurs du couchant s’éteignaient, elle rentrait, soupait avec ses parents et son jeune frère. Elle s’asseyait sur le poêle et écoutait les récits du locataire. Quand il s’en allait, elle se jetait sur son lit et dormait profondément d’un sommeil calme jusqu’au matin. Le lendemain, elle recommençait la même existence. Elle n’avait pas vu Lucas depuis ses fiançailles et attendait avec calme le jour du mariage. Elle s’était habituée à Olénine et voyait avec plaisir ses regards sans cesse attachés sur elle.