Hachette (p. 122-127).
◄  XXVII
XXIX  ►


XXVIII


Les fiançailles eurent lieu. Lucas était arrivé à la stanitsa, mais n’alla pas chez Olénine ; celui-ci refusa l’invitation du khorounji d’assister à la cérémonie. Il était triste comme il ne l’avait pas été depuis qu’il habitait la stanitsa. Le soir il vit passer Lucas, en habit de gala, avec sa mère ; ils se rendaient chez le khorounji. La froideur que Lucas lui témoignait tourmentait Olénine ; il s’enferma dans sa chambre et s’occupa de son journal.

« J’ai beaucoup réfléchi et beaucoup changé ces derniers temps, écrivait-il ; j’en suis revenu à l’a b c. Pour être aimé, il faut aimer soi-même avec une abnégation entière, aimer tout le monde, tendre partout des filets et aimer ceux qui s’y prennent. C’est ainsi que j’ai pris dans mes filets : Vania, diadia Jérochka, Loukachka et Marianka. »

Au moment où Olénine achevait ces mots, Jérochka entra. Il était de la plus belle humeur. Quelques jours auparavant, Olénine l’avait trouvé dans sa cour, un couteau à la main, dépeçant un sanglier. Il avait l’air fier et heureux. Ses chiens, entre autres son favori Lamm, étaient couchés autour de lui, le regardant faire et agitant la queue. Des petits garçons l’observaient par-dessus la haie, d’un air respectueux et sans le narguer comme d’habitude. Ses voisins, qui ordinairement se souciaient peu de lui, le saluaient et lui apportaient, l’un un pot de vin, l’autre du lait caillé ou de la farine. Le lendemain, Jérochka, couvert de sang, était établi dans son garde-manger et échangeait la chair du sanglier pour du vin ou de l’argent. Son visage paraissait dire : « Dieu m’a donné bonne chance, j’ai tué une bête ! » À la suite de cela il se mit à boire, et il but quatre jours sans discontinuer ; aux fiançailles il s’enivra encore, et il était ivre mort quand il entra chez Olénine. Son visage était enflammé, sa barbe en désordre, mais il était vêtu d’un caftan neuf bordé de galons, et il tenait en main une balalaïka[1] qu’il avait été chercher au delà du fleuve : il avait promis cette récréation à Olénine et il était d’humeur joyeuse. Voyant Olénine occupé, il s’assombrit.

« Écris, écris, père, » dit-il à voix basse, comme s’il soupçonnait la présence d’un esprit entre le papier et le jeune homme, et qu’il craignît de l’effaroucher. Il s’assit à terre tout doucement. C’était sa place de prédilection quand il était gris. Olénine se tourna vers lui, fit apporter du vin et continua à écrire. Jérochka s’ennuyait de boire seul : il voulait causer.

« J’ai été aux fiançailles, dit-il, mais ce sont des brutes, je ne m’en soucie pas ; je suis venu chez toi.

— D’où as-tu cette balalaïka ? demanda Olénine, sans cesser d’écrire.

— J’ai été au delà de l’eau, père, et je me suis procuré une balalaïka, répondit-il toujours à demi-voix ; je suis passé maître sur cet instrument, je puis jouer ce que tu voudras : chanson cosaque, tatare, chanson de seigneur ou de soldat, indifféremment. »

Olénine lui jeta un regard en souriant et continua à écrire.

Ce sourire encouragea le vieux.

« Jette cela, père ! jette tout ! dit-il subitement d’un air décidé. On t’a fait de la peine ? eh bien ! moque-toi de cela ! Pourquoi rester à griffonner ? À quoi cela mène-t-il ? »

Il se mit à contrefaire Olénine, frappant à terre de ses gros doigts et grimaçant de sa grosse figure. « À quoi bon ces paperasses ? Amuse-toi, reprends courage ! »

Son cerveau n’admettait pas qu’on pût écrire dans un autre but que celui de chicaner quelqu’un.

Olénine éclata de rire, Jérochka de même. Il sauta sur ses jambes et fit parade de son talent à chanter des airs russes et tatares et à jouer de la balalaïka.

« À quoi bon écrire, mon brave ! écoute plutôt ce que je vais chanter. Une fois mort, tu n’entendras plus de chansons. Amuse-toi ! »

Il chanta d’abord un air de son cru, entremêlé de quelques pas de danse.

« A ! di, di, di, di, di, li ! Où l’ai-je vu ? au bazar où il vend des épingles. » Puis il dit une chansonnette qu’un sergent lui avait apprise :

Lundi je tombai amoureux,
Mardi je souffris le martyre,
Mercredi j’avouai mon amour,

Jeudi j’attendis la réponse.
Vendredi je la reçus.

On me disait de ne plus avoir d’espoir.
Samedi, je voulus me suicider.
Mais le dimanche soir je changeai d’idée !

Puis il reprenait : A ! di, di, di, di, di, li !

Et, clignant de l’œil, secouant ses épaules, il dansait en chantant :

Je t’embrasserai, je t’enlacerai dans mes bras.
Je te donnerai un ruban vermeil.
Tu seras mon Espérance, ma chère petite Espérance !
M’aimes-tu ? Me seras-tu fidèle ?

Il était tellement en train, qu’il dansait et sautait par la chambre.

Mais il ne chantait son di, di, li, et les airs de seigneur, comme il disait, que pour Olénine ; après trois verres de vin, il entonna la véritable chanson cosaque. Au milieu de ses airs favoris, sa voix se brisa, il se tut, mais ses doigts faisaient encore vibrer les cordes de la balalaïka.

« Ah ! mon ami ! » dit-il.

Olénine se retourna, frappé de l’accent étrange de sa voix ; le vieux Cosaque pleurait, une larme coulait sur sa joue.

« Mon temps, mon beau temps est passé et ne reviendra plus ! murmurait-il en sanglotant. — Bois donc ! » cria-t-il soudain d’une voix formidable et sans essuyer ses larmes.

Une chanson tcherkesse l’émotionnait particulièrement. Elle était courte, et son charme consistait en un refrain mélancolique : « Aï ! daï ! dalalaï ! » Jérochka en traduisit les paroles.

« Un jeune Tcherkesse était allé dans les montagnes ; les Russes vinrent en son absence, brûlèrent l’aoul, massacrèrent les hommes, emmenèrent les femmes en esclavage. Le jeune homme revint : il trouva la place vide, ni aoul, ni mère, ni frère, ni cabane ! Un arbre seul était debout. Il s’assit sous l’arbre et pleura. Il était seul comme toi et il se mit à chanter : Aï ! daï ! dalalaï ! »

Le vieux répéta plusieurs fois ce refrain mélancolique. Après le dernier, couplet il saisit une carabine accrochée au mur, s’élança hors de la cabane et déchargea dans la cour les deux canons. Puis il répéta d’un ton plus triste encore : « Aï ! daï ! dalalaï ! » puis se tut.

Olénine l’avait suivi sur le perron et regardait en silence le ciel sombre et étoilé du côté où les coups de fusil étaient partis. La cabane du khorounji était éclairée. Les jeunes filles étaient groupées dans la cour, près du perron, sous les fenêtres, et couraient sans cesse du vestibule dans le garde-manger. Plusieurs Cosaques s’élancèrent hors du vestibule et répondirent par les cris d’usage aux coups de fusil et au refrain de Jérochka.

« Pourquoi n’es-tu pas aux fiançailles ? demanda Olénine.

— Dieu les bénisse ! Dieu les bénisse ! répondit le vieux, qu’on avait probablement blessé de quelque manière ; je n’aime pas cela. Ah ! quelle engeance ! Rentrons. Ils n’ont qu’à s’amuser de leur côté et nous du nôtre. »

Olénine rentra.

« Loukachka a-t-il l’air heureux ? demanda-t-il, et ne passera-t-il pas chez moi ?

— Loukachka ?… non ! on lui a rapporté que je t’accointais avec la fille, répondit le vieux à voix basse. Mais la fille sera à nous si nous le voulons ! Ne ménage pas l’argent, et elle est à nous ! Je t’arrangerai l’affaire, vrai !

— Non, diadia, l’argent n’y peut rien, elle ne m’aime pas. Il vaut mieux ne pas en parler.

— Pauvres orphelins que nous sommes, personne ne nous aime ! » dit Jérochka, et il se prit à pleurer.

Olénine prit plus de vin que de coutume en écoutant les récits du vieux. « Voilà mon Loukachka heureux ! » pensait-il, mais lui-même était abattu. Le vieux Cosaque s’enivra à tel point qu’il tomba sur le plancher. Vania dut avoir recours aux soldats pour remporter. Il était tellement furieux de la conduite inconvenante du vieux, qu’il oublia même de parler français.



  1. Espèce de guitare rustique à trois cordes.