Hachette (p. 119-122).
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XXVII


Peu avant les vendanges, Lucas arrivait à cheval et était plus beau que jamais.

« Eh ! à quand ta noce ? » demanda gaiement Olénine, allant à sa rencontre.

Loukachka ne répondit pas à cette question.

« J’ai échangé votre cheval au delà du fleuve : un vrai cheval de la Kabarda. Je suis connaisseur. »

Les jeunes gens examinèrent ensemble la nouvelle bête et l’essayèrent dans la cour. Le cheval était remarquablement beau, un hongre bai, large et long, à poil lustré, à queue épaisse, à crinière de race. Il était si bien nourri qu’au dire de Lucas on pouvait dormir sur sa croupe. Ses sabots, ses yeux, ses dents, tout était parfait, comme chez un pur sang. Olénine ne se lassait pas de l’admirer, il n’avait pas vu au Caucase d’aussi noble bête.

« Et son pas ! son trot ! disait Lucas, et son intelligence ! il suit son maître.

— As-tu beaucoup ajouté pour l’avoir ? demanda Olénine.

— Je ne sais, répondit Lucas en souriant, c’est un ami qui me l’a procuré.

— Superbe bête ! combien en voudrais-tu ? demanda Olénine.

— On m’en a offert cent cinquante monnaies, répondit gaiement Lucas ; mais je vous la donnerai pour rien. Dites un mot, et elle est à vous.

— Non ! pour rien au monde !

— Prenez alors ce poignard que j’ai rapporté pour vous. » Et Lucas déboucla son ceinturon et prit un des deux poignards qui y étaient attachés. « Je l’ai trouvé au delà du fleuve.

— Merci.

— Ma mère vous apportera le raisin qu’elle vous a promis.

— C’est inutile, nous ferons un jour nos comptes ; car je ne veux pas te donner d’argent pour le poignard.

— Certainement non ! nous sommes amis. Ghireï-Khan m’a amené dans sa hutte et m’a fait choisir le poignard qui me plaisait le mieux. J’ai pris celui-ci. C’est l’usage chez nous. »

Ils rentrèrent dans la cabane et prirent un verre de vin.

« Vas-tu rester ici ? demanda Olénine.

— Non, je suis venu prendre congé. On m’envoie de l’autre côté du Térek avec la sotnia. Je pars avec Nazarka, mon camarade.

— À quand donc la noce ?

— Je reviendrai pour les fiançailles, puis je retourne à mon service, répondit à contre-cœur Lucas.

— Et tu ne verras même pas la fiancée ?

— Mais non ; pourquoi la verrais-je ? Quand vous irez en expédition, demandez à la sotnia Lucas le large. Que de sangliers il y a là-bas ! j’en ai tué deux. Je vous mènerai à la chasse.

— C’est bon ! Adieu ! que le Seigneur veille sur toi ! »

Loukachka se remit en selle, et, sans passer chez Marianna, il sortit en caracolant dans la rue, où Nazarka l’attendait.

« Passerons-nous, demanda Nazarka montrant de l’œil, du côté du cabaret de Jamka ?

— Voilà une idée ! dit Lucas ; prends mon cheval, mène-le chez elle, et, si je tarde, donne-lui du foin. Je serai à la sotnia avant le jour.

— Le porte-enseigne t’a-t-il donné encore quelque chose ?

— Non ! je suis content de m’être défait de lui en lui donnant un poignard ; il avait envie du cheval », dit Lucas, quittant sa monture et remettant la bride à Nazarka.

Il se glissa sous la fenêtre même d’Olénine sans être vu et s’approcha de la cabane du khorounji.

Il faisait tout à fait obscur. Marianna, en chemise, peignait ses cheveux pour la nuit.

« C’est moi ! » murmura le Cosaque.

Le visage sévère et indifférent de Marianna s’anima quand elle s’entendit appeler. Elle ouvrit la fenêtre et se pencha en dehors, effrayée et heureuse.

« Que veux-tu ? dit-elle.

— Laisse-moi entrer pour un instant. »

Il lui prit la tête dans ses mains et l’embrassa.

« Causons, je t’en prie !

— Pourquoi radoter ? je t’ai dit, une fois pour toutes, que je ne te laisserais pas entrer. Pars-tu pour longtemps ? »

Il ne répondit pas et continuait à l’embrasser. Elle n’en demandait pas davantage.

« Je ne puis même pas t’embrasser à mon aise par la fenêtre ! disait Lucas.

— Marianouchka ! appela la vieille mère, qui est là ? »

Loukachka ôta vite son bonnet pour ne pas être reconnu et s’accroupit sous la fenêtre.

« Va-t’en, dit Marianna à voix basse… C’est Loukachka qui est venu demander mon père, dit-elle à la vieille.

— Dis-lui d’entrer.

— Il est déjà parti, il est très pressé. »

Lucas s’enfuyait, en effet, à pas précipités ; il repassa sous les fenêtres et courut chez Jamka.

Olénine seul l’avait vu.

Lucas prit plusieurs verres de vin en compagnie de Nazarka, puis tous deux quittèrent la stanitsa. La nuit était tiède, calme et sereine. Ils chevauchaient en silence, on n’entendait que le pas des chevaux. Lucas se mit à chanter la chanson du Cosaque Mingal, mais il s’interrompit au premier couplet et dit à Nazarka :

« Elle ne m’a pas laissé entrer.

— Oh ! s’écria Nazarka, j’en étais sûr ! Jamka m’a dit que le porte-enseigne allait souvent chez eux, et que Jerochka se vantait d’avoir arrangé l’affaire avec Marianka pour une carabine.

— Il ment, fils du diable ! dit Lucas avec colère. Cette fille en est incapable. Je casserai les côtes à ce vieux démon ! »

Et il entonna sa chanson favorite.