Hachette (p. 116-119).
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XXVI


« Oui, pensait Olénine en revenant chez lui, si je lâchais la bride à ma volonté, je deviendrais éperdument amoureux de cette fille cosaque. » Il se mit au lit avec cette pensée, tout en se disant que cette lubie passerait et qu’il reviendrait à son existence habituelle.

Mais l’ancienne existence ne revint pas ; ses rapports avec Marianna avaient changé, l’entrave qui les séparait était rompue ; Olénine accostait la jeune fille chaque fois qu’il la rencontrait.

Le khorounji, après avoir reçu le prix du loyer, s’était convaincu de la richesse et de la générosité d’Olénine et l’avait invité chez lui. La vieille femme l’accueillait avec bienveillance, et, après la petite fête chez Ouslinka, Olénine allait souvent passer ses soirées chez son hôte, où il restait jusqu’à la nuit. Rien ne paraissait changé à sa manière de vivre, et pourtant son âme était entièrement bouleversée. Il passait la journée dans la forêt, et vers les huit heures, au crépuscule, il entrait chez ses hôtes, quelquefois seul, quelquefois avec Jérochka. On s’était habitué à l’y voir, et sa présence n’étonnait personne : il payait cher son vin et se tenait modestement. Vania lui apportait son thé, qu’il prenait dans un coin de la chambre, près du poêle. La vieille femme s’occupait du ménage sans se gêner de sa présence. Olénine s’entretenait avec ses hôtes des Cosaques, de leurs voisins, de la Russie ; il racontait et on le questionnait. Parfois il prenait un livre et lisait. Marianna restait accroupie comme une biche sauvage sur le poêle ou dans un coin obscur de la chambre. Elle ne prenait jamais part à la conversation, mais Olénine voyait ses yeux, son visage, suivait ses moindres mouvements, entendait le bruit des graines qu’elle grignotait, savait qu’elle l’écoutait attentivement, et sentait sa présence quand il lisait, sentait son regard attaché sur lui, et quand, en levant les paupières, il rencontrait le feu de ses yeux, il cessait brusquement de parler et la regardait en silence. Elle se cachait aussitôt, et lui, affectant d’être absorbé dans sa causerie avec la vieille, prêtait avidement l’oreille à la respiration de la jeune fille, à ses légers mouvements et attendait encore son regard.

En présence d’un tiers, elle était douce et souriante avec lui, mais, dès qu’ils restaient seuls, elle redevenait dure et sauvage.

Il lui arrivait de venir avant que Marianna fût rentrée ; il entendait tout à coup ses pas fermes et entrevoyait sa chemise bleue à travers la porte entre-bâillée. Elle entrait, s’arrêtait au milieu de la chambre, souriait imperceptiblement en l’apercevant, et il était éperdu et tremblant.

Il n’attendait rien, ne demandait rien, mais la présence de la jeune fille lui devenait de jour en jour plus indispensable.

Olénine s’était tellement fait à sa manière de vivre à la stanitsa, que le passé n’existait plus pour lui ; il ne se souciait pas non plus de l’avenir, surtout d’un avenir en dehors du cercle qui l’entourait. Il était choqué des lettres de ses amis, qui avaient l’air de le plaindre, le considérant comme entièrement perdu, tandis que lui croyait perdus ceux qui vivaient en dehors de son existence. Il se persuadait qu’il ne se repentirait jamais de s’être arraché au passé et d’être entré dans cette existence solitaire et uniforme. Il s’était senti heureux pendant ses campagnes et dans les forteresses, mais ici, sous l’aile protectrice de Jérochka, à l’ombre de la forêt, et principalement vis-à-vis de Marianna et de Lucas, il voyait clairement les mensongères illusions de sa vie d’autrefois ; elle lui paraissait maintenant encore plus hideuse et plus ridicule. Chaque jour il se sentait devenir plus homme et plus libre. Le Caucase n’avait pas répondu à son attente et ne ressemblait en rien à ce qu’il s’était figuré dans ses rêves, ni à ce qu’il avait lu dans les romans. Il n’y avait ici ni Amalat-Bek, ni héros, ni grand criminel. « Les hommes, pensait-il, vivent ici selon les lois de la nature ; ils naissent, engendrent, se battent, mangent, boivent, jouissent de la vie, meurent et ne connaissent d’autres lois que celles imposées Invariablement par la nature au soleil, à la végétation, aux animaux. Il n’y en a pas d’autres. » Ces hommes lui semblaient meilleurs, plus énergiques, plus libres que lui ; en se comparant à eux, il avait honte et pitié de lui-même. L’idée lui venait de s’arracher entièrement au passé, de se naturaliser Cosaque, d’acheter une cabane, du bétail, d’épouser une Cosaque, mais pas Marianna, — il la cédait à Loukachka, — et de vivre avec Jérochka, d’aller avec lui à la chasse, à la pêche et en excursion avec les Cosaques.

« Pourquoi donc aviser ? Pourquoi attendre ? » se demandait-il. Il s’encourageait et se faisait honte. « Pourquoi craindre de faire ce qui est raisonnable et juste ? Quel mal y a-t-il à vouloir devenir simple Cosaque, à vivre selon la nature, à ne faire de mal à personne, au contraire à faire le bien ? Cela ne vaut-il pas mieux que mes rêves d’autrefois quand j’ambitionnais de devenir ministre ou chef de régiment ? »

Mais une voix secrète lui disait d’attendre, de ne pas se presser. Il sentait confusément qu’il ne se contenterait pas de la manière de vivre de Jérochka et de Lucas, qu’il y avait un autre genre de bonheur qui s’appelait dévouement et sacrifice. Il ne cessait de se réjouir de ce qu’il avait fait pour Lucas, et cherchait pour qui se dévouer encore, mais ne le trouvait pas. Il lui arrivait d’oublier ce moyen d’être heureux et de chercher à vivre comme Jérochka, mais il se ravisait bientôt, s’éprenait derechef de l’idée du sacrifice volontaire, et envisageait de nouveau avec calme et orgueil les hommes et leurs jouissances.