Hachette (p. 49-52).
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XII


Vania était de la meilleure humeur ; il avait eu le temps de mettre son ménage en ordre : il s’était même fait faire la barbe par le barbier du régiment ; il avait tiré son pantalon par-dessus ses bottes, en témoignage des bons quartiers occupés par la compagnie. Il avait jeté un regard scrutateur et malveillant à Jérockha, qui lui paraissait un animal inconnu et étrange, et il avait branlé la tête en voyant le plancher souillé de boue. Il prit de dessous un banc deux flacons vides et alla trouver les maîtres de la maison.

« Bonjour, mes très chers, leur dit-il, décidé à être très aimable ; mon maître voudrait acheter du vin nouveau ; donnez-m’en, mais du bon. »

La vieille ne répondit pas. La jeune fille se tenait devant un petit miroir et ajustait un mouchoir sur sa tête ; elle se tourna en silence vers Vania.

« Je payerai, mes respectables amis, continua Vania, faisant sonner des gros sous dans sa poche. Soyez bons, nous le serons aussi ; vaut mieux être d’accord qu’autrement.

— Combien t’en faut-il ? demanda brusquement la vieille.

— Un huitième de litre.

— Va, mon enfant, dit Oulita à sa fille, prends du tonneau commencé, ma chérie. »

La jeune fille prit les clefs, une carafe, et quitta, la chambre, suivie de Vania.

« Dis-moi qui est cette femme ? » disait Olénine au vieux Cosaque, voyant Marianna passer sous sa fenêtre.

Le vieux cligna de l’œil et poussa du coude le jeune homme.

« Attends ! dit-il, et il mit la tête à la fenêtre. Hem ! hem ! il se mit à tousser et à grogner : « Marianouchka ! hé ! Marianouchka ! aime-moi, ma chère âme ! » Suis-je farceur ? » dit-il bas à Olénine.

La jeune fille ne tourna pas la tête et continua son chemin de ce pas élastique et ferme particulier aux femmes cosaques, mais elle coula un long regard vers le vieillard, de ses yeux noirs et voilés.

« Aime-moi, et tu seras heureuse ! cria Jérochka. Faisant signe au jeune homme : « Suis-je farceur ? Est-elle belle, cette reine-là ! hein ? »

— Bien belle, dit Olénine ; fais-la venir ici.

— Ni, ni, ni ! répondit le vieux. Lucas veut l’épouser : Lucas, le jeune Cosaque, le djighite qui a tué l’Abrek. Je t’en trouverai une plus belle, une cousue de soie et d’or ; je l’ai dit, et je tiendrai parole.

— Que dis-tu, vieux ? C’est un péché, lui dit Olénine.

— Péché ! Où est le péché ? répondit le vieux d’un ton décidé ; est-ce pécher que de regarder une jolie fille ! L’aimer, est-ce un péché ? C’est votre idée, à vous autres ! Non, père, ce n’est pas le péché, mais le salut ! Dieu, qui t’a créé, a aussi créé la femme. Il a tout créé. Non, admirer une jolie fille n’est pas un péché ! Elle est faite pour être aimée et admirée. Voilà mon opinion à moi, mon brave ! »

Marianna traversa la cour et entra dans un cellier rempli de tonneaux ; elle fit la prière d’usage en approchant de la tonne. Vania restait à la porte et souriait en regardant la jeune fille ; elle lui paraissait bien drôle, avec sa chemise tendue par derrière et plus courte par devant ; mais c’était surtout son collier en monnaies d’argent qui l’amusait. Il se disait qu’on rirait bien dans son village, en Russie, en voyant fille pareille. La fil, comme cé très bié, pour changer, dirai-je à mon maître, pensait-il.

« À quoi bayes-tu, diable ? cria tout à coup la jeune Cosaque ; donne le flacon. »

Elle remplit la carafe de vin rouge et la présenta à Vania.

« Donne ça à ma mère », dit-elle, repoussant la main de Vania qui lui offrait l’argent.

Vania sourit.

« Pourquoi êtes-vous si méchante, ma chère petite ? » dit-il avec bonhomie, se dandinant d’un pied sur l’autre pendant que la jeune fille bouchait le tonneau.

Elle se mit à rire.

« Et vous ? Seriez-vous bons, par hasard ?

— Nous sommes très bons, mon maître et moi, répondit Vania avec conviction. Nous sommes si bons, que, partout où nous avons demeuré, les maîtres de maison nous étaient très reconnaissants. Mais c’est que nous sommes nobles. »

La jeune fille s’était arrêtée pour l’écouter.

« Est-il marié, ton maître ?

— Non, il est jeune et garçon. Les gentilshommes ne se marient jamais très jeunes.

— Voyez-moi cela ! Gros comme un buffle, et trop jeune pour se marier ! Est-il votre chef à tous ? demanda la jeune fille.

— Mon maître est porte-enseigne, c’est-à-dire pas encore officier ; mais il a plus d’importance qu’un général ; c’est un grand personnage, car non seulement notre colonel, mais le tsar lui-même le connaît, dit Vania avec orgueil. Nous ne sommes pas des va-nu-pieds comme certains officiers d’armée : notre papa est sénateur, — il avait plus de mille âmes, et l’on nous envoie plusieurs milliers de roubles, à nous : c’est pourquoi on nous aime beaucoup. À quoi sert d’être capitaine, par exemple, si on n’a pas le sou ?

— Va-t’en, que je ferme la porte ! » interrompit la jeune fille.

Vania porta le vin à Olénine, et lui dit en français que la fil, cé tré jouli, et éclata d’un rire bête.