Hachette (p. 45-49).
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XI


Le khorounji revint de la pêche vers le soir et, apprenant que le logement lui serait payé, il calma sa femme et accéda aux exigences de Vania.

Les maîtres de la maison cédèrent leur cabane d’été à Olénine et déménagèrent eux-mêmes dans celle de l’hiver. Sa chambre mise en ordre, Olénine déjeuna et s’endormit. Il se réveilla assez tard, fit sa toilette avec soin, puis se mit à la fenêtre qui donnait sur la rue. La chaleur diminuait, l’ombre de la cabane avec son faîte ciselé s’allongeait en biais à travers la rue et se brisait à la maison d’en face dont le toit de jonc étincelait aux rayons du soleil couchant. L’air fraîchissait, tout était silence, les soldats étaient installés, le troupeau et la population ouvrière n’étaient pas rentrés. La maison qu’occupait Olénine était presque au bout de la stanitsa ; de sourdes détonations s’entendaient au loin, au delà du Térek, des endroits d’où arrivait Olénine. Il se sentait à l’aise après trois mois de bivouac, son visage rafraîchi par l’eau, son corps reposé, ses membres dégourdis. Au moral il était de même frais et dispos. Il se rappela la dernière campagne, les dangers qu’il avait courus, la manière honorable dont il s’était conduit, — pas plus mal que les camarades qui l’avaient accepté membre de la brave armée du Caucase. Les souvenirs de Moscou avaient disparu, l’ancienne existence s’effaçait à jamais, il entrait dans une nouvelle phase où il n’y avait pas encore eu de fautes ; il pouvait, au milieu d’une nouvelle société, reconquérir sa propre estime, et il éprouvait un sentiment de contentement inexplicable et irraisonné. Il jetait les yeux tantôt sur les petits garçons qui jouaient à la balle à l’ombre de la cabane, tantôt sur sa nouvelle demeure, et il se disait qu’il allait jouir en plein de cette vie de Cosaque qui lui était entièrement inconnue. Il contemplait le ciel et la chaîne lointaine et se pénétrait d’admiration pour les splendides beautés de la nature, qu’il mêlait à tous ses souvenirs, à tous ses rêves. La nouvelle ère n’avait pas commencé comme il se l’était tracée en quittant Moscou, mais elle valait bien mieux encore : elle avait le charme de l’imprévu. Et les montagnes ? les montagnes étaient toujours présentes à sa pensée.

« Diadia Jérochka a caressé la chienne ! il a léché la cruche ! il a troqué son poignard pour de l’eau-de-vie ! s’écrièrent tout à coup les enfants cosaques, se tournant vers la petite rue. Il a embrassé la chienne ! criaient les enfants se ruant les uns sur les autres et reculant devant Jérochka, qui avançait, sa carabine sur l’épaule et trois faisans pendus à sa ceinture.

— J’ai péché, mes enfants, j’ai péché ! répondit-il en agitant ses bras et en jetant ses yeux vers les fenêtres des maisons des deux côtés de la rue. Oui, j’ai donné ma chienne pour de l’eau-de-vie ! » continua-t-il, feignant l’indifférence, et, au fond, très vexé des railleries des enfants.

Olénine était étonné de l’insolence des petits Cosaques, mais encore plus frappé de la taille athlétique et du visage expressif du vieux chasseur.

« Holà ! le Cosaque ! lui cria-t-il, approche. »

Le vieux se tourna vers la fenêtre et s’arrêta.

« Bonjour, brave homme, dit Jérochka, soulevant son bonnet et découvrant ses cheveux coupés ras.

— Bonjour, brave homme, répondit Olénine ; que signifient les cris de ces gamins ? »

Jérochka approcha de la fenêtre.

« Ils me taquinent ! J’aime cela ! Ils n’ont qu’à faire des gorges chaudes sur le vieux diadia ! dit-il avec l’intonation peu traînante habituelle aux vieilles gens. Es-tu le chef de la compagnie ?

— Non, je suis porte-enseigne. Où as-tu tiré ces faisans ?

— Dans le bois ; j’ai tué trois femelles, répondit le vieux, se tournant pour montrer à Olénine son large dos, où pendaient les trois faisans, leurs petites têtes passées sous la ceinture et teignant de leur sang le caftan du Cosaque. N’en as-tu jamais vu ? Tiens ! en voici une paire. »

Et il lui tendait par la fenêtre les deux faisans.

« Es-tu chasseur ?

— Oui, j’ai tué quatre faisans pendant la campagne.

— Quatre ! Quelle masse ! dit le vieux d’un air moqueur. Es-tu buveur ? sais-tu déguster le tchikhir[1] ?

— Pourquoi pas ! Je l’aime à son temps.

— Hé ! je vois que tu es un brave ! Nous serons kounak[2] ! dit Jérochka.

— Mais entre donc, nous prendrons un verre ensemble.

— Bon ! j’entrerai, dit Jérochka ; mais prends donc les faisans. »

Le porte-enseigne avait plu au vieux, qui combina tout de suite qu’il serait régalé d’eau-de-vie, et offrit les faisans.

Au bout d’un moment Jérochka parut à la porte de la chambre, et alors seulement Olénine se rendit compte de la taille gigantesque et de la force musculaire de cet homme dont la barbe était entièrement blanche et le visage bronzé entièrement sillonné de profondes rides, creusées par l’âge et le travail. Il avait les épaules larges et les muscles fermes d’un jeune homme. Sa tête portait des cicatrices, qui se dessinaient sous ses cheveux ras ; son cou était gros, veineux et couvert de cannelures croisées comme celui d’un taureau. Ses mains calleuses étaient couvertes d’égratignures. Il enjamba prestement le seuil, se débarrassa de son fusil, le plaça dans un angle de la chambre, qu’il inspecta d’un rapide regard, appréciant chaque objet à sa juste valeur. Il avança doucement, marchant sans bruit dans ses chaussures molles et apportant avec lui une odeur forte mais non désagréable d’eau-de-vie, de poudre et de sang figé. Il salua les images, lissa sa barbe et, s’approchant d’Olénine, lui tendit sa grosse main noire.

« Cochkildy ! lui dit-il ; ça veut dire en tatare : « Je vous souhaite bonne santé ; que la paix soit avec vous ! »

— Je le sais, répondit Olénine en lui prenant la main, cochkildy !

— Hé ! tu ne sais rien du tout, que tu es bête ! s’écria Jérochka, hochant la tête d’un air de reproche ; quand on te dit cochkildy, tu dois répondre : Alla razi bossoun, « Dieu vous garde ! » et non répéter cochkildy ! Je t’instruirai. C’est ainsi qu’un de vos Russes, Ilia Masséitch, était ici ; nous étions kounak. C’était un brave garçon, buveur, brigand, chasseur, et quel chasseur encore ! et c’est moi qui l’ai initié à tout.

— Que m’enseigneras-tu ? demanda Olénine, de plus en plus intrigué.

— Je te mènerai à la chasse, à la pêche, je te montrerai les Tchétchènes ; veux-tu une bonne amie ? je t’en procurerai une. Voilà quel homme je suis ! un vrai farceur ! » Et le vieux se mit à rire. « Je suis fatigué, père, puis-je m’asseoir ? — karga ? ajouta-t-il.

— Et que signifie ce mot ? demanda Olénine.

— Cela veut dire : « bien » en géorgien. C’est mon mot de prédilection, mon dicton favori ; quand je dis karga, c’est que je suis de bonne humeur. Mais, dis donc, pourquoi ne sert-on pas d’eau-de-vie ? Tu as probablement un soldat à ton service ?

— Oui. Ivan ! cria-t-il.

— Tous les vôtres se nomment donc Ivan ?

— Le mien se nomme réellement ainsi. Vania ! va, je te prie, demander de l’eau-de-vie à notre hôte et apporte-nous-en.

— Ivan ou Vania, c’est tout comme ! Mais pourquoi tous vos soldats se nomment-ils Ivan ? répétait le vieux. Ivan ! demande à la vieille de l’eau-de-vie du tonneau déjà entamé, c’est le meilleur de toute la stanitsa. Mais ne lui donne pas plus de 30 kopeks pour un huitième de litre ! la vieille sorcière ne demanderait pas mieux que de se graisser la patte. Nos gens sont bêtes en diable, continua-t-il sur un ton de confidence, après que Vania eut quitté la cabane ; ils vous prendront pour des brutes, vous êtes à leur avis pires que des Tatares, — des enfants de perdition, des Russes ! Quant à moi, tout homme est homme, à mon avis, fût-ce même un soldat : il a une âme. N’ai-je pas raison ? Ilia Masséitch était soldat, et quel cœur d’or ! Est-ce ainsi, père ? Voilà pourquoi les nôtres ne m’aiment pas, mais je ne m’en soucie guère. Je suis bon vivant, j’aime tout le monde, je suis Jérochka ! C’est ça ! n’est-ce pas, père ? »

Et le vieux tapa sur l’épaule du jeune homme d’un air caressant.

  1. Eau-de-vie.
  2. Ami.