Hachette (p. 52-60).
◄  XII
XIV  ►


XIII


On venait de sonner la diane ; les habitants revenaient des champs ; le troupeau se pressait en beuglant vers les portes cochères, au milieu d’un nuage de poussière à mille paillettes d’or. Les femmes et les filles cherchaient leurs bêtes. Le soleil avait disparu derrière la chaîne de neige ; le crépuscule envahissait terre et ciel. Les jardins disparaissaient dans l’ombre, les étoiles s’allumaient dans le ciel ; tout bruit cessait dans la stanitsa. Les femmes, après avoir achevé leur ménage, venaient s’asseoir au coin des rues, sur les terre-pleins des cabanes et grignotaient des graines de tournesol. Marianna, après avoir trait la bufflonne et les deux vaches, vint rejoindre un des groupes, composé de plusieurs femmes et d’un vieux Cosaque. On parlait de l’Abrek. Le Cosaque contait sa mort, les femmes le questionnaient.

« On lui donnera probablement une récompense, disait l’une d’elles, parlant de Lucas.

— Certainement ; on assure qu’il recevra la croix.

— Mossew a voulu lui faire un passe-droit ; il lui a pris le fusil, et c’est parvenu au chef, à Kizliar.

— Quel misérable, ce Mossew ?

— On dit que Loukachka est rentré, dit une des jeunes filles.

— Il est chez Jamka avec Nazarka. (Jamka était une fille qui tenait un cabaret.) On dit qu’ils ont pris un demi-litre à eux deux.

— Quelle chance a cet ourvane ! dit l’une des femmes, mais c’est que c’est un brave garçon, droit et adroit. Son père était ainsi ; toute la stanitsa a pleuré quand on l’a tué. Mais les voilà ! continua-t-elle, montrant les Cosaques qui venaient le long de la rue. Ergouchow est avec eux ; ce vieil ivrogne a trouvé le temps de les rejoindre. »

Lucas, Nazarka et Ergouchow, après avoir vidé un demi-seau d’eau-de-vie, s’approchaient, tous trois, surtout le vieux Cosaque, plus rouges que de coutume. Ergouchow chancelait, riait bruyamment, poussait Nazarka.

« Pourquoi ne chantez-vous pas, pécores ? cria-t-il aux femmes ; je veux que vous chantiez pour notre plaisir.

— Bonsoir ! bonsoir ! cria-t-on de tous côtés aux jeunes gens.

— Pourquoi chanter ? répondit une des femmes, ce n’est pas fête aujourd’hui.

— Tu t’es gorgé de vin, tu n’as qu’à chanter. »

Ergouchow éclata de rire et poussa Nazarka.

« Chante, dit-il, je chanterai aussi, je suis prêt, te dis-je.

— Eh bien ! les belles ! dormez-vous ? dit Nazarka, nous avons quitté le cordon pour fêter Loukachka, et voilà ! »

Lucas s’approcha lentement, leva son bonnet à poils et s’arrêta devant les jeunes filles. Ses larges pommettes et son cou étaient rouges. Il parlait doucement, posément, et pourtant, dans tous ses mouvements et dans ses paroles, il y avait plus d’animation et de vie que dans le bavardage et l’agitation de Nazarka. On aurait pu comparer Lucas à un cheval vigoureux qui, la queue au vent, se cabre en hennissant, puis retombe sur ses quatre pieds et reste immobile. Lucas se tenait devant les jeunes filles, les yeux riants, parlant peu et regardant tantôt ses compagnons ivres, tantôt les femmes. Quand Marianna s’approcha, il lui fit place et souleva lentement son bonnet, puis se plaça vis-à-vis d’elle, le pouce passé dans la ceinture et jouant négligemment avec la garde de son poignard. Marianna répondit à son salut par une légère inclination de tête ; elle s’assit sur le terre-plein et prit des graines dans le gousset de sa chemise. Lucas ne la quittait pas des yeux et grignotait aussi des graines, crachant la pelure. Quand Marianna parut, il se fit un silence.

« Eh bien ! dit au bout de quelques instants une des femmes, êtes-vous ici pour longtemps ?

— Jusqu’à demain matin, répondit gravement Lucas.

— Que Dieu te comble de ses bienfaits ! dit le vieux Cosaque, je suis heureux pour toi, — je viens de le dire.

— Et moi de même, s’écria l’ivrogne Ergouchow en riant. Voyez que de monde nous arrive ! ajouta-t-il en désignant un soldat qui passait. J’aime l’eau-de-vie des militaires, elle est excellente.

— On nous a mis à dos trois grands diables, dit l’une des femmes ; mon vieux est allé se plaindre à notre chef, mais il n’y peut rien.

— Ah ! ah ! te voilà bien en peine, dit Ergouchow.

— Ont-ils empesté la cabane de tabac ? demanda une autre.

— Ils n’ont qu’à fumer dans la cour, nous ne les laisserons pas entrer dans la chambre. Si même le chef l’ordonnait, je ne les laisserais pas entrer. Ils nous dévaliseraient encore. Le chef de la stanitsa est bien avisé, fils du diable qu’il est ! Il n’y a pas de soldats chez lui.

— Ils te déplaisent ? dit Ergouchow.

— Ce n’est pas tout, dit Nazarka, tâchant d’imiter Lucas et rejetant comme lui son bonnet sur la nuque ; on dit qu’il sera ordonné aux filles cosaques de faire leurs lits et de les régaler de miel et de vin. »

Ergouchow éclata bruyamment de rire et, saisissant celle qui était tout près de lui, il l’embrassa en répétant :

« C’est vrai ! c’est juste !

— Laisse-moi, glu que tu es ! criait la jeune fille, je me plaindrai à ta femme.

— Plains-toi ! s’écriait Ergouchow ; Nazarka dit vrai, il sait, lui, il a lu l’ordonnance imprimée. — Et il embrassa la fille suivante.

— Ne m’ennuie pas, racaille ! » criait en riant la fraîche et ronde jeune Oustinka, le menaçant du poing.

Le Cosaque trébucha.

« Voyez, dit-il, si les femmes n’ont pas de force ! Celle-ci a failli me tuer.

— Va-t’en, glu du diable ! Quel malin esprit t’a amené ici ! »

Et Oustinka se détournait en éclatant de rire.

« Dis donc, tu as manqué l’Abrek ? S’il t’avait escofié, toi, cela aurait mieux valu.

— Tu en aurais gémi, pas vrai ? demandait en riant Nazarka.

— Certes, je n’aurais pas manqué !

— Voyez donc, l’indifférente ! disait Ergouchow. Hé ! Nazarka ! aurait-elle gémi ? »

Lucas se taisait pendant ce temps et ne quittait pas des yeux Marianna, que ses regards embarrassaient.

« Marianna, dit-il enfin, se rapprochant d’elle, vous avez logé un des chefs ? »

Marianna, comme d’habitude, ne répondit pas immédiatement et leva lentement les yeux. Lucas riait, et l’on sentait, en dehors des paroles, une affinité secrète entre le Cosaque et la jeune fille.

Une vieille femme répondit pour Marianna.

« Il est heureux qu’ils aient deux cabanes. Tomouchkeni n’en a qu’une seule et on a logé chez lui un des chefs, qui a encombré toute la chambre, et la famille ne sait plus où se fourrer. Est-ce croyable qu’on ait envahi notre stanitsa de cette horde ! Qu’allons-nous devenir ? On dit qu’ils vont travailler à quelque œuvre infernale.

— Ils construiront un pont sur le Térek, dit une des jeunes filles.

— J’ai entendu autre chose, dit Nazarka, s’adressant à Oustinka ; ils creuseront un énorme trou et y jetteront les filles qui n’aiment pas les jeunes gars. »

Tout le monde se mit à rire ; Ergouchow saisit dans ses bras une femme âgée, laissant de côté Marianna, dont c’était le tour.

« Pourquoi n’embrasses-tu pas Marianka ? demanda Nazarka ; il ne faut pas en manquer une.

— J’aime mieux la vieille, elle est plus appétissante, s’écria Ergouchow, couvrant de baisers la vieille Cosaque, qui se débattait.

— Il m’étouffe ! » criait-elle en riant.

Les rires furent interrompus par un bruit cadencé au bout de la rue. Trois soldats en redingote militaire, le fusil sur l’épaule, avançaient d’un pas mesuré ; ils allaient relever la sentinelle près de la caisse de la compagnie.

Le vieux caporal qui les conduisait les fit passer de manière que Lucas et Nazarka, qui se tenaient au milieu de la rue, durent leur faire place. Nazarka recula, mais Lucas ne bougea pas, et, tournant la tête, il cligna les yeux.

« Vous nous voyez, dit-il, regardant les soldats de travers et, faisant un signe de tête méprisant, faites le tour. »

Les soldats passèrent en silence, soulevant la poussière de leurs pas cadencés.

Marianna se prit à rire et toutes les jeunes filles avec elle.

« Quels élégants ! dit Nazarka, on dirait des premiers chantres à longues robes ! » Et il se mit à marcher, contrefaisant les soldats.

Les assistants éclatèrent de rire.

Lucas se rapprocha lentement de Marianna.

« Où loge l’officier ? » demanda-t-il.

Elle réfléchit un moment, puis répondit :

« Dans la nouvelle cabane.

— Est-il jeune ou vieux ? demandait Lucas, s’asseyant auprès d’elle.

— Qu’en sais-je ? Je suis allée chercher du vin pour lui, et je l’ai vu à la fenêtre avec Jérochka. Il a les cheveux roux, ce me semble ; il a amené toute une arba remplie d’effets. »

Elle baissa les yeux.

« Que je suis heureux qu’on m’ait laissé venir, dit Lucas, se rapprochant de la jeune fille et la regardant fixement.

— Es-tu ici pour longtemps ? demanda Marianna avec un léger sourire.

— Jusqu’à demain matin. Donne-moi des graines, » dit-il en tendant la main.

Marianna sourit franchement et tendit au jeune homme le gousset ouvert de sa chemise.

« Ne prends pas tout, dit-elle.

— Je mourais d’envie de te revoir, je te jure, dit Lucas à demi-voix, s’approchant toujours davantage de la jeune fille, et, prenant les graines dans son gousset, il baissa la voix et chuchota quelque chose en souriant.

— Je ne viendrai pas ; c’est dit une fois pour toutes, dit subitement tout haut Marianna, en s’éloignant de lui.

— Je t’assure que j’ai quelque chose à te dire ; viens, Machinka ! »

Marianna fit un signe de tête négatif sans cesser de sourire.

« Marianka ! sœur Marianka ! maman t’appelle pour souper ! criait en accourant vers le groupe le petit frère de Marianna.

— Je vais venir, répondit la jeune fille ; va, enfant, va seul ; je viens dans l’instant. »

Lucas se leva et ôta son bonnet.

« Il est aussi temps que je rentre », dit-il, feignant l’indifférence ; et, cherchant à dissimuler un sourire, il disparut à l’angle de la maison.

Il faisait nuit ; des myriades d’étoiles brillaient dans un ciel foncé ; les rues étaient vides et obscures. On entendait les rires de Nazarka et des femmes restées sur le terre-plein. Lucas s’était éloigné à pas lents, mais, dès qu’il eut tourné le coin, il se baissa et, retenant son poignard, il s’élança comme un chat, sans bruit, vers la cabane du khorounji. Après avoir traversé deux rues en courant, il s’arrêta et s’accroupit à l’ombre d’une haie, ramenant vers lui les pans de sa redingote.

« Que diable ! fit-il en pensant à Marianna, est-elle fière, celle-là ? Une véritable khorounjikha[1]. Mais attends ! »

Des pas de femme le tirèrent de ses réflexions ; il prêta l’oreille. Marianna, la tête baissée, venait droit à lui, marchant d’un pas rapide et cadencé, et frappant la haie d’une longue branche qu’elle tenait à la main. Lucas se souleva ; Marianna tressaillit et s’arrêta.

« Vilain maudit ! comme tu m’as effrayée ! Tu n’es donc pas allé à la maison ? » Et elle éclata de rire.

Lucas saisit d’une main la taille de la jeune fille et de l’autre lui prit le visage.

« C’est que j’avais quelque chose à te dire… Je te prie… »

Sa voix était tremblante et entrecoupée.

« Qu’y a-t-il à parler, la nuit ? répondit Marianna ; maman m’attend, et toi, va chez ta bonne amie ! »

Elle se débarrassa de ses bras et s’éloigna de quelques pas. Elle s’arrêta à la haie de sa cabane et se tourna vers le Cosaque, qui la suivait, la suppliant d’attendre un moment.

« Eh bien ! rôdeur de nuit, qu’as-tu à me dire ? demanda-t-elle en riant.

— Ne te moque pas de moi, je te supplie, Marianna ! qu’est-ce donc que j’aie une bonne amie ? Je l’enverrai à tous les diables. Dis un mot, et je n’aimerai que toi,… je ferai tout ce que tu voudras. Entends-tu ? (Il fit sonner l’argent dans sa poche.) Nous aurions pu bien nous amuser. Tout le monde s’amuse, et moi, grâce à toi, je n’ai aucune joie, Marianouchka ! »

La jeune fille ne répondait pas ; d’un rapide mouvement des doigts elle brisait en petits morceaux la branche qu’elle tenait.

Lucas serra tout à coup les poings et grinça des dents.

« Pourquoi toujours attendre et attendre ? Est-ce que je ne t’aime pas assez ?… Fais de moi ce que tu veux », dit-il avec un transport de rage, saisissant les deux mains de la jeune fille.

Marianna ne changeait pas de visage et restait calme.

« Ne radote pas, Loukachka, et écoute-moi, dit-elle, sans retirer ses mains, mais tenant le Cosaque à distance ; je ne suis qu’une jeune fille, mais tu dois m’écouter. Je ne dépends pas de moi-même ; si tu m’aimes, écoute-moi. Laisse mes mains libres, j’ai à te parler. Je t’épouserai, oui, mais n’attends pas que je fasse des sottises pour toi,… jamais !

— Tu m’épouseras ; on arrangera cela sans nous, mais aime-moi, Marianouchka », disait Lucas, devenu subitement humble et doux, de féroce qu’il était, et regardant la jeune fille avec un tendre sourire.

Marianna se serra contre lui et l’embrassa sur les lèvres.

« Frère[2], murmura-t-elle en le serrant convulsivement ; puis elle s’arracha de ses bras, s’enfuit sans se retourner et entra dans la cour, sans égard aux instances du Cosaque, qui la conjurait de l’écouter.

— Va-t’en, on te verra ! s’écria-t-elle à voix basse ; voilà notre diable de locataire qui marche par la cour.

Khorounjikha ! pensait Lucas ; elle m’épousera ! cela va sans dire, mais je voudrais qu’elle m’aimât avant cela. »

Il alla rejoindre Nazarka chez Jamka, et, après avoir bu avec lui, il alla chez Douniachka et y passa la nuit, malgré l’infidélité de la fille.

  1. Femme ou fille d’officier.
  2. Frère, cousin, sont des petits mots de tendresse parmi le peuple.