Les Contes drolatiques/III/Cy est demonstré que la Fortune est tousiours femelle



CY EST DÉMONSTRE
QUE
LA FORTUNE EST TOUSIOURS FEMELLE



Au temps où les chevaliers se prestoyent courtoisement secours et assistance en querant fortune, il advint que dedans la Sicile, laquelle est, si vous ne le sçavez, une isle située en ung coin de la mer Méditerrane et célèbre iadis, ung chevalier feit en ung bois rencontre d’ung aultre chevalier qui avoyt mine d’estre Françoys. Vérisimilement ce Françoys estoyt, par adventure, desnué de tout poinct, pour ce que il alloyt à pied, sans escuyer ne suite, et avoyt ung si paouvre accoustrement, que, sans son air de prince, il eust esté prins pour ung vilain. Possible estoyt que le cheval feust crevé de faim ou fatigue au débarquer d’oultre-mer, d’où advenoyt le sire sur la foi des bonnes rencontres que faisoyent les gens de France en ladicte Sicile, ce qui estoyt vrai d’une et d’aultre part. Le chevalier de Sicile, qui avoyt nom Pezare, estoyt ung Vénitien foryssu de la républicque de Venise depuys ung long temps, lequel se soulcioyt mie d’y retourner, veu que il avoyt prins pied en la Court du roy de Sicile. Ores, estant desnué de biens en Venise pour ce que il estoyt cadet, ne concepvoyt point le négoce, et finablement avoyt esté pour ceste raison abandonné de sa famille, laquelle estoyt néantmoins trez illustre ; il demouroyt en ceste Court, où il agréoyt moult au Roy. Ce dict Venitien se pourmenoyt sur ung beau genest d’Espaigne, et songioyt à part luy combien il estoyt seul dedans ceste Court estrange, sans amys seurs, et combien en cettuy cas la fortune s’arrudoyt à gens sans ayde et devenoyt traistresse, alors que il veit ce paouvre chevalier françoys, lequel paroissoyt encores plus desnué que luy, qui avoyt belles armes, beau cheval et des serviteurs en une hostellerie où ils préparoyent ung ample souper.

— Besoing est que vous veniez de loing pour avoir tant de pouldre ez pieds, feit le seigneur de Venise.

— Mes pieds n’ont pas celle de tout le chemin, feit le Françoys.

— Si vous avez tant voyagé, reprit le Venitien, vous debvez estre docte.

I’ay apprins, respondit le Françoys, à ne prendre aulcun soulcy de ceulx qui ne s’inquiètent point de moy. I’ay apprins que, tant hault allast la teste d’ung homme, il avoyt tousiours les pieds au niveau des miens ; d’abundant, i’ay encores apprins à ne point avoir fiance au temps chauld en hyver, au sommeil de mes ennemys, et aux paroles de mes amys.

— Vous estes doncques plus riche que ie ne suis, feit le Venitien trez estonné, veu que vous me dictes des sentences, auxquelles ie ne pensoys point.

— Besoing est de penser chascun à son compte, dit le Françoys, et pour ce que vous m’avez interrogué, ie puis requerir de vous le bon office de m’indiquer la route de Palerme ou quelque hostellerie, car vécy la nuict.

— Cognoissez-vous doncques aulcun Françoys ou seigneur sicilien à Palerme ?

— Non.

— Par ainsi, vous n’estes point acertené d’y estre receu ?

— Ie suis disposé à pardonner à ceulx qui me regecteront. Seigneur, le chemin ?

— Ie suis esguaré comme vous, feit le Venitien, cherchons de bonne compaignie.

— Pour ce faire, besoing est que nous allions ensemblement ; ains vous estes à cheval, et moy suis à pied.

Le Venitien print le chevalier françoys en croupe et luy dit

— Devinez-vous avecques qui vous estes ?

— Avecques ung homme apparemment.

— Pensez-vous estre en seureté ?

— Si vous estiez larron, il fauldroyt avoir paour pour vous, feit le Françoys en boutant la cocquille d’ung poignard au cueur du Venitien.

— Ores bien, seigneur Françoys, vous me semblez ung homme de hault sçavoir et grant sens : saichez que ie suis ung seigneur estably en la Court de Sicile, ains seul, et que ie cherche ung amy. Vous me semblez estre en mesme occurrence, pour ce que, à veoir les apparences, vous n’estes pas cousin de vostre sort et paroissez avoir besoing de tout le monde.

— Seroys-ie plus heureux, si tout le monde avoyt affaire à moy ?

— Vous estes ung diable qui me faictes quinauld à chascun de mes mots. Par saint Marc ! seigneur chevalier, peut-on se fier à vous ?

— Plus que en vous-mesme, qui commencez nostre fédérale amitié par me trupher, veu que vous conduisez vostre cheval en homme qui sçayt son chemin, et vous vous disiez esguaré.

— Et ne me truphez-vous point, dit le Venitien, en faisant aller à pied ung saige de vostre ieunesse, et donnant à ung noble chevalier l’alleure d’ung vilain ? Vécy l’hostellerie : mes serviteurs ont faict nostre soupe.

Le Françoys saulta de dessus le cheval, et vint en l’hostellerie avecques le chevalier venitien, en agréant son souper. Adoncques tous deux s’attablèrent. Le Françoys s’escrima si déliberément des maschoires, tordit les morceaux avecques tant de hastiveté, que il monstra bien estre également docte en soupers, et le remonstra en vuydant les potz trez dextrement sans que son œil feust moins clair ni son entendouere dévallé. Aussy comptez que le Venitien se dict avoir faict rencontre d’ung fier enfant d’Adam, yssu de la bonne coste et non de la faulse. En copinant, le chevalier venitien se bendoyt à treuver aulcun ioinct pour sonder les secrets aposteumes des cogitations de son nouvel amy. Lors il recogneut que il luy feroyt quitter sa chemise plus tost que sa prudence, et iugea opportun d’acquester son estime en luy ouvrant son pourpoinct. Adoncques il luy dit en quel estat estoyt la Sicile, où regnoyt le prince Leufroid et sa gente femme ; combien guallante estoyt leur Court, quelle courtoisie y flourissoyt ; que il y abundoyt d’Hespaigne, de France, d’Italie et aultres pays, des seigneurs à hault pennaige, moult appanaigez, force princesses autant riches que nobles et autant belles que riches ; que ce prince aspiroyt aux plus haultes visées, comme de conquester la Morée, Constantinopolis, Hiérusalem, terres du Soudan et aultres lieux affricquains ; aulcuns hommes de haulte compréhension tenoyent la main à ses affaires, convocquoyent le ban et arrière ban des fleurs de la chevalerie chrestienne et soubstenoyent ceste splendeur avecques intention de faire dominer sur la Méditerranée ceste Sicile tant opulente aux temps anticques, et ruyner Venise, laquelle n’avoyt pas ung poulce de terre. Ces desseins avoyent estez boutez en l’esperit du Roy par luy Pezare ; ains, encores que il feust bien en la faveur du prince, il se sentoyt foible, n’avoyt aulcun ayde parmy les courtizans, et soubhaitoyt faire ung amy. En ceste extresme poine, il estoyt venu se résouldre à ung sort quelconque en se pourmenant. Doncques pour ce que, en cettuy pensier, il avoyt faict rencontre d’ung homme de sens comme le chevalier luy avoyt prouvé estre, il luy prouposoyt de s’unir en frères, luy ouvroyt sa bourse, luy bailloyt son palais pour séiour ; ils iroyent tous deux de compaignie aux honneurs à travers les plaisirs sans se réserver aulcun pensier, et s’entre-aideroyent en toute occurrence comme frères d’armes en la croisade ; ores, veu que luy Françoys queroyt fortune et requeroyt assistance, luy Venitien cuydoyt ne point estre rebuté en ceste offre de mutuel resconfort.

— Encores que ie n’aye nul besoing d’aulcun ayde, feit le Françoys, pour ce que ie me fie en ung poinct qui me baillera tout ce que ie soubhaite, ie veulx recognoistre vostre courtoisie, chier chevalier Pezare. Vous verrez que vous serez tost l’obligé du chevalier Gauttier de Montsoreau, gentilhomme du doulx pays de Touraine.

— Possédez-vous aulcune relicque en laquelle réside vostre heur ? feit le Venitien.

— Ung talisman baillé par ma bonne mère, feit le Tourangeau, avecques lequel se bastissent et se desmolissent aussy les chasteaulx et citez, ung martel à battre monnoyes, ung remède à guarrir tous maulx, ung baston de voyaige qui se met en gaige et vault moult au prest, ung maistre outil qui opère des merveilleuses cizeleures en toutes forges sans y faire aulcun bruict.

— Hé ! par sainct Marc ! vous avez ung mystère en vostre haubert.

— Non, feit le chevalier françoys, ce est une chouse trez naturelle et que vécy.

Soubdain, en se levant de table pour soy mettre au lict, Gauttier monstra le plus bel outil à faire la ioye que le Venitien eust oncques veu.

— Cecy, dit le Françoys alors que tous deux se couchièrent dedans le lict suyvant les coustumes de cettuy temps, aplanit tous obstacles, en se rendant maistre des cueurs féminins, et veu que les dames sont roynes en ceste Court, vostre amy Gauttier y regnera tost.

Le Venitien demoura dans ung maieur estomirement à la veue des beaultez absconces dudict Gauttier, qui de faict avoyt esté merveilleusement bien estably par sa mère et peut-estre aussy par son père, et debvoyt par ainsy triumpher de tout, veu que se ioingnoyt à ceste perfection de corporence ung esperit de ieune paige et une saigesse de vieulx diable. Adoncques ils se iurèrent ung parfaict compaignonnaige, y comptant pour rien ung cueur de femme, se iurant d’estre ung seul et mesme pensier, comme si leurs testes feussent chaussées d’ung mesme mortier, et dormirent dessus le mesme aureiller, trez-enchantez de ceste fraternité. Ce estoyt ainsy que se passoyent les chouses en cettuy temps.

Lendemain, le Venitien bailla ung beau genest à son amy Gauttier, item une aumosnière pleine de bezans, fines chausses de soye, pourpoinct de veloux parfilé d’or, mantel brodé, lesquels vestemens rehaulsèrent sa bonne mine et mirent ses beaultez tant en lumière, que le Venitien iugea que il emboiseroyt toutes les dames. Ses serviteurs receurent l’ordre d’obéir à ce Gauttier comme à luy-mesme, si bien que ces dicts serviteurs cuydèrent leur maistre avoir esté à la pesche et avoir prins ce Françoys. Puis les deux amys feirent leur entrée au dict Palerme, à l’heure où le prince et la princesse se pourmenoyent. Pezare présenta glorieusement son amy le Françoys en vantant ses mérites, et luy moyenna si gracieux accueil, que Leufroid le retint à souper. Le chevalier françoys observa la Court d’ung preude œil, et y descouvrit ung nombre infiny de curieuses menées. Si le Roy estoyt ung vaillant et beau prince, la princesse estoyt une Hespaignole de haulte température, la plus belle et la plus digne de sa Court, ains ung petit mélancholisée. A ceste veue, le Tourangeau existima que elle estoyt petitement servie par le Roy, pour ce que la loy de Touraine est que la ioye du visaige vient de la ioye de l’aultre. Pezare indicqua trez esraument à son amy Gauttier plusieurs dames auxquelles Leufroid se prestoyt complaisamment, lesquelles ialousoyent fort et faisoyent assault à qui l’auroyt en ung tournoy de guallanteries et merveilleuses inventions femelles. De tout cecy feut conclud par Gauttier que le prince paillardoyt moult en sa Court, encores que il eust la plus belle femme du monde, et s’occupoyt à douaner toutes les dames de Sicile, à ceste fin de placer son cheval en leurs escuyeries, luy varier son fourraige, et cognoistre les fassons de chevaulchier de tout pays. Voyant quel train menoyt Leufroid, le sire de Montsoreau, seur que nul en ceste Court n’avoyt eu le cueur d’esclairer ceste Royne, se délibéra planter de prime volte sa hampe dedans le champ de la belle Hespaignole par ung maistre coup. Vécy comme. Au souper, pour faire la courtoisie au chevalier estrange, le Roy eut cure de le placer auprès de la Royne, à laquelle preux Gauttier bailla le poing pour aller en la salle, et la mena trez esraument pour prendre du champ sur ceulx qui suyvoyent, à ceste fin de luy dire en prime abord ung mot des matières qui plaisent tousiours aux dames, en quelque condition que elles soyent. Imaginez quel feut ce proupos et combien il alloyt roide à travers les choux dedans le buisson ardent de l’amour.

— Je sçays, madame la Royne, la raison pour laquelle blesmit vostre tainct.

— Quelle ? feit-elle.

— Vous estes si belle à chevaulchier, que le Roy vous chevaulche nuict et iour : par ainsy, vous abusez de vos advantaiges, car il mourra d’amour.

— Que doibs-ie faire pour le maintenir en vie ? feit la Royne.

— Luy deffendre l’adoration de vostre autel au delà de trois Oremus par iour.

— Vous voulez rire selon la méthode françoyse, sire chevalier, veu que le Roy me ha dict que le plus de ces oraisons estoyt ung simple Pater par sepmaine soubz poine de mort.

— Vous estes truphée, feit Gauttier en se séant à table ; ie puis vous démonstrer que l’amour doibt dire la messe, les vespres et complies, puis un Ave de temps à aultre pour les roynes comme pour les simples femmes, et faire cet office par ung chascun iour comme religieux en leurs moustiers, avecques ferveur ; ains, pour vous, ces belles litanies ne sçauroyent finer.

La Royne gecta sur le beau chevalier françoys ung coup d’œil non irrité, luy soubrit et hoscha la teste.

— En cecy, feit-elle, les hommes sont des grans menteurs.

— Ie porte une grant vérité que ie vous monstreray à vos soubhaits, respondit le chevalier. Ie me iacte de vous bailler chière de royne et vous mettre à plein foin dedans la ioye ; par ainsy, vous reparerez le temps perdu, d’autant que le Roy se est ruyné pour d’aultres dames, tandis que ie réserveray mes advantaiges pour vostre service.

— Et si le Roy sçayt nostre accord, il vous mettra la teste au rez de vos pieds.

— Encores que ceste male heure m’advinst après une prime nuictée, ie cuyderoys avoir vescu cent années pour la ioye que ie auroys prinse, pour ce que oncques n’ay veu, après avoir veu toutes les Courts, nulle princesse qui puisse vous estre équipollée en beaulté. Pour estre brief en cecy, si ie ne meurs par l’espée, ie mourray par vostre faict, veu que ie suis résolu de despendre ma vie en nostre amour, si la vie s’en va par où elle se donne.

Oncques ceste Royne n’avoyt entendu pareil discours, et en feut aise plus que d’escouter la messe la mieulx chantée ; il y parut à son visaige, qui devint pourpre, pour ce que ces paroles luy feirent bouillonner le sang ez veines, tant que les chordes de son luth s’en esmeurent et luy sonnèrent ung accord de haulte gamme iusques en ses aureilles, veu que ce luth emplit de ses sons l’entendement et le corps des dames par un trez gentil artifice de leur résonnante nature. Quelle raige d’estre ieune, belle, royne, Hespaignole et abusée ! Elle conceut ung mortel desdaing pour ceulx de sa Court qui avoyent eu les lèvres closes sur ceste traistrise en paour du Roy, et délibéra soy venger à l’ayde de ce beau Françoys qui avoyt tel nonchaloir de la vie, que en son prime discours il la iouoyt sans nul soulcy en tenant à une royne ung proupos qui valoyt la mort, si elle faisoyt son debvoir. Au contraire, elle luy opprima le pied en y boutant le sien d’une fasson non équivocque et luy disant à haulte voix : — Sire chevalier, changeons de matière, veu que ce est mal à vous d’attaquer une paouvre Royne en son endroict foible. Dites-nous les usaiges des dames de la Court de France.

Par ainsy, le sire receut le mignon advis que l’affaire estoyt dans le sac. Lors il commença ung déduict de chouses folles et plaisantes, qui durant le souper tindrent la Court, le Roy, la Royne, tous les courtizans, en gayeté de cueur, si bien que, en levant le siége, Leufroid dit ne avoir oncques tant ioqueté. Puis dévallèrent ez iardins qui estoyent les plus beaulx du monde, et où la Royne prétexta des dires du chevalier estrange pour se pourmener soubz un bosq d’orangiers floris qui sentoyent ung baulme souef.

— Belle et noble Royne, dit dès l’abord le bon Gauttier, i’ay veu en tout pays la cause des perditions amoureuses gezir dedans les primes soings que nous nommons la courtoisie ; si vous avez fiance en moy, accordons-nous en gens de haulte compréhension à nous aymer sans y bouter tant de males fassons ; par ainsy, nul soupçon n’en esclattera dehors, nous serons heureux sans dangier et long-temps. Ainsy doibvent faire les roynes soubz poine d’estre empeschiées.

— Bien dict, feit-elle. Ains, comme ie suis neufve en cettuy mestier, ie ne sçays apprester les flustes.

— Avez-vous entre vos femmes une en laquelle vous pouvez avoir grant fiance ?

— Oui, feit-elle. I’ay une femme advenue d’Hespaigne avecques moy, laquelle se bouteroyt sur ung gril pour moi, comme sainct Laurent l’ha faict pour Dieu, ains est touiours maladifve.

— Bon, feit le gentil compagnon, pour ce que vous l’allez veoir.

— Oui, dit la Royne, et aulcunes fois la nuict.

— Ha ! feit Gauttier, ie fais vœu à saincte Rosalie, patronne de la Sicile, de ung autel d’or pour ceste fortune.

— Iésus, feit la Royne, ie suis doublement heureuse de ce que si gentil amant ayt tant de religion.

— Ha ! ma chière dame, i’en ay deux auiourd’hui, pour ce que i’ay à aymer une royne dedans les cieux et une aultre icy-bas, lesquels amours ne se font, par heur, nul tort l’ung à l’aultre.

Ce proupos si doux attendrit la Royne oultre mesure, et pour ung rien se feust enfuie avecques ce Françoys si desgourd.

— La Vierge Marie est bien puissante au ciel, feit la Royne ; fasse l’amour que ie le sois comme elle !

— Bah ! ils devisent de la Vierge Marie, feit le Roy, qui par adventure estoyt venu les espier, esmeu par un traict de ialousie gecté en son cueur par ung courtizan de Sicile, furieux de la faveur subite de ce damné Françoys.

La Royne et le chevalier prindrent leurs mesures, et tout feut subtilement estably pour emplumaiger le morion du Roy d’ornemens invisibles. Le Françoys reioignit la Court, plut à tous et retourna dedans le palais de Pezare, auquel il dit que leurs fortunes estoyent faictes, pour ce que lendemain, en la nuict, il coucheroyt avecques la Royne. Ceste traisnée si rapide esblouyt le Venitien, lequel en bon amy s’inquiéta des senteurs fines, toiles de Brabant et aultres vestemens prétieux à l’usaige des roynes, desquels il arma son chier Gauttier, à ceste fin que la boëte feust digne de la drogue.

— O amy ! dis-moi, es-tu seur de ne point bronchier, d’y aller dru, de bien servir la Royne et luy donner de belles festes en son chasteau de Gallardin, que elle s’accroche à iamais à cettuy maistre baston, comme naufragiez à leurs planches ?

— Ores çà, ne crains rien, chier Pezare, pour ce que i’ay les arrérages de voyaige, et ie la quenouilleray à chiens renfermez, comme simple servante, en luy monstrant tous les usaiges des dames de Touraine, qui sçavent l’amour mieulx que toutes aultres, pour ce que elles le font, le refont et le deffont pour le refaire, et, l’ayant refaict, le font tousiours, et n’ont aultre chouse à faire que ceste chouse, qui veut tousiours estre faicte. Ores, accordons-nous. Vécy comme nous aurons le gouvernement de ceste isle. Ie tiendray la Royne, et toi le Roy ; nous iouerons la comédie d’estre grans ennemys aux yeulx des courtizans, à ceste fin de les diviser en deux parts soubz nostre commandement, et à l’insceu de tous, nous demourerons amys ; par ainsy nous sçaurons leurs trames, et les désiouerons, toy en prestant l’aureille à mes ennemys, et moy aux tiens. Doncques, à quelques iours d’huy, nous simulerons une noise pour nous bender l’ung contre l’aultre. Cette castille aura pour cause la faveur en laquelle ie te bouteray dedans l’esperit du Roy par le canal de la Royne, lequel te baillera le supresme pouvoir, à mon dam.

Lendemain, le bon Gauttier se coula chez la dame hespaignole, que devant les courtizans il recogneut pour l’avoir veue moult en Hespaigne, et il y demoura sept iours entiers. Comme ung chascun pense, le Tourangeau servit la Royne en femme aymée et luy feit veoir tant de pays incogneus en amours, fassons françoyses, tourdions, gentillesses, resconforts, que elle faillit en devenir folle et iura que les Françoys sçavoyent seuls faire l’amour. Voilà comment feut puny le Roy, qui, pour la maintenir saige, avoyt faict des gerbes de feurre dedans ceste iolie grange d’amour. Ce festoyement supernaturel touchia si fort la Royne, que elle feit vœu d’amour éterne au bon Montsoreau, qui l’avoit esveiglée, en luy descouvrant les friandises du déduict. Il feut convenu que la dame hespaignole auroyt cure d’estre tousiours malade, et que le seul homme à qui les deux amans se fieroyent seroyt le maistre myre de la Court, qui aimoyt moult la Royne. Par adventure, ce myre possédoyt en sa glotte chordes pareilles en tout poinct à celles de Gauttier, en sorte que par ung ieu de nature ils avoyent mesme voix, ce dont s’estomiroit la Royne. Le maistre myre feit serment sur sa vie de servir fidellement ce ioly couple, veu que il déplouroyt le triste abandon de ceste belle femme, et feut aise de la sçavoir servie en Royne ; cas rare.

Le mois escheu, les chouses allèrent au soubhait des deux amys, qui fabricquoyent les engins tendus par la Royne, à ceste fin de remettre le gouvernement de Sicile ez mains de Pezare à l’encontre de Montsoreau, que aymoit le Roy pour sa grant science ; ains la Royne s’y reffusoyt en disant le haïr moult, pour ce que il n’estoyt nullement guallant. Leufroid congédia le duc de Cataneo, son principal serviteur, et mit à sa place le chevalier Pezare. Le Venitien n’eut cure de son amy le Françoys. Lors Gauttier esclatta, criant à la traistrise et à la saincte amitié mescogneue, et du prime coup eut à sa dévotion Cataneo et ses amys, avecques lesquels il feit ung pacte pour renverser Pezare. Aussytost en sa charge, le Venitien, qui estoyt un homme subtil et trez-idoyne au gouvernement des Estats, ce qui est le propre de messieurs de Venise, opéra merveilles en Sicile, raccommoda les ports, y convia les merchans par franchises de son invention et par aulcunes facilitez, feit gaigner la vie à numbre de paouvres gens, attira des artizans de tout mestier, pour ce que les festes abundèrent, et aussy les oizifs et riches de tous costez, voire d’Orient. Par ainsy, les moissons, biens de la terre et aultres merceries feurent en vogue, les galères et naufs vindrent d’Asie, ce qui feit le Roy trez envié et le plus heureux roy du monde chrestien, pour ce que par ce train des chouses sa Court feut la plus en renom ez pays d’Europe. Ceste belle politique feut engendrée par l’accord parfaict de deux hommes qui s’entendoyent moult. L’ung avoyt cure des plaisirs et faisoyt luy-mesme les délices de la Royne, laquelle se produisoyt tousiours le visaige guay, pour ce que elle estoyt servie à la méthode de Touraine et animoyt tout du feu de son heur ; puis il veigloyt à tenir aussy le Roy en ioye en luy cherchant maistresses nouvelles et le gectant en mille amusemens ; aussy le Roy s’estomiroyt-il de la complaisance de la Royne, à laquelle, depuis l’abord en ceste isle du sire de Montsoreau, il ne touchioyt pas plus qu’un iuif ne touche à lard. Ainsy occupez la Royne et le Roy abandonnoyent le soing de leur royaulme à l’aultre amy, qui faisoyt les affaires du gouvernement, ordonnoyt les establissemens, tailloyt les finances, menant roide les gens de guerre et tout trez-bien, saichant où estoyent les deniers, les amenant au threzor, et préparant les grans emprinses dessus dicts.

Ce bel accord dura trois années, aulcuns disent quatre, ains les moynes de Sainct-Benoist ne grabelèrent point ceste date, laquelle demoure obscure autant que les raisons de la noise des deux amys. Verisimilement le Venitien eut la haulte ambition de regner sans aulcun controole ne conteste, et n’eut point la remembrance des services que luy rendoyt le Françoys. Ainsy se comportent les hommes ez Courts, veu que, suyvant ung dire de messire Aristoteles en ses œuvres, ce qui vieillit le plus esraument en ce monde est ung bienfaict, quoique l’amour estainct soit aulcunes fois bien rance. Doncques, se fiant en la parfaicte amitié de Leufroid, qui le nommoyt son compère et l’eust bouté en sa chemise, s’il l’eust voulu, le Venitien conceut de se deffaire de son amy en livrant au Roy le mystère de son cocquaige et luy descouvrant comment se parfiloyt le bonheur de la Royne, ne doubtant point que Leufroid ne commençast par trencher la teste au sire de Montsoreau, suyvant une praticque en usaige dedans la Sicile pour ces procez. Par ainsy bon Pezare auroyt tous les deniers que Gauttier et luy convoyoyent sans bruit en la maison d’ung Lombard de Gesnes, lesquels deniers estoyent en commun par suyte de leur fraternité. Ce threzor grossissoyt moult d’ung costé par les présens de la Royne, trez magnificque avec le sire de Montsoreau, ayant à elle de grans domaines en Hespaigne et aulcuns par héritaige en Italie, de l’aultre par les guerdons du Roy à son bon ministre, auquel il bailloyt aulcuns droicts sur les merchans et aultres menus suffraiges. Le traistre amy délibéré d’estre feslon, eut cure de bien viser ce garrot au cueur de Gauttier, pour ce que le Tourangeau estoyt ung homme à vendre le plus fin. Doncques en une nuict où Pezare sçavoyt la Royne couchiée avecques son amant, lequel l’aymoyt comme si chaque nuictée feust une prime nuict de nopces, tant elle estoyt habile au déduict, le traistre promit au Roy luy faire veoir l’évidence du cas par ung trou mesnaigié dans ung huys de la guarde-robe de la dame hespaignole, laquelle faisoyt estat d’estre tousiours en dangier de mourir. Pour mieulx y veoir, Pezare attendit le lever du soleil. La dame hespaignole, laquelle avoyt bon pied, bon œil et bouche à sentir le mors, escouta des pas, tendit son museau, et veit le Roy, suyvy du Venitien, par ung croisillon du bouge où elle dormoyt durant les nuicts que la Royne avoyt son amy entre deux toiles, ce qui est la meilleure méthode d’avoir ung amy. Elle accourut advertir le couple de ceste trahison. Ains le Roy avoyt ià l’œil au mauldict trou. Leufroid veit, quoi ? ceste belle et divine lanterne qui brusle tant d’huile et esclaire le monde, lanterne aornée des plus magnificques fanfreluches et trez flambante, laquelle il treuva plus plaisante que toutes les aultres, pour ce que il l’avoyt si bien perdue de veue, que elle luy parut neufve ; ains le trou luy deffendit veoir aultre chouse qu’une main d’homme qui cloistroyt pudicquement ceste lanterne, et entendit la voix de Montsoreau disant : « Comment va ce mignon ce matin ? » Paroles folastres, comme en disent les amans en iocquetant, pour ce que ceste lanterne est, vère, en tous pays, le soleil de l’amour, et pour ce luy donnent mille noms gentils en l’équiparant aux plus belles chouses, comme ma grenade, ma rose, ma coquille, mon hérisson, mon golphe d’amour, mon threzor, mon maistre, mon petiot ; aulcuns osent dire trez hereticquement : mon dieu ! Informez-vous à plusieurs si vous ne croyez.

— En ceste coniuncture, la dame feit entendre par ung signe que le Roy estoyt là.

— Escoute-t-il ? feit la Royne.

— Oui.

— Veoit-il ?

— Oui.

— Qui l’a conduict ?

— Pezare.

— Fais monter le myre et musse Gauttier chez luy, feit la Royne.

Durant le temps que ung paouvre auroyt dict sa chanson, la Royne embobelina la lanterne de linges et enduicts coulourez, en sorte que vous eussiez cuydé que il y eust playe horrible et griefves inflammations. Lors que le Roy, mis en raige par ceste parole, effondra la porte, il treuva la Royne estendue sur le lict au mesme endroict où il l’avoyt veue par le trou, puis le maistre myre, le nez et la main dessus la lanterne embobelinée de bandettes, disant : « Comment va ce mignon, ce matin ? » en mesme note de voix que le bon Roy avoyt ouye. Parole moult plaisante et rieuse, pour ce que les physicians et maistres myres usent de paroles byssines avecques les dames, et, en traictant cette lumineuse fleur, florissent leurs mots. Ceste veue feit le Roy quinauld comme ung renard prins au piège. La Royne se dressa toute rouge de honte, criant quel homme estoyt assez osé pour venir à ceste heure ; ains, voyant le Roy, elle tint ce languaige :

— Ha ! mon sieur, vous descouvrez ce que ie avoys cure de vous cacher, feit-elle, à sçavoir, que ie suis si petitement servie par vous, que ie suis affligée d’ung ardent mal duquel ie n’ose me plaindre par dignité, ains qui veult de secrets pansements à ceste fin d’estaindre la vive affluence des esperits vitaulx. Pour saulver mon honneur et le vostre, ie suis contraincte à venir chez ma bonne dona Miraflor qui se preste à mes douleurs.

Sur ce, le myre feit à Leufroy une concion lardée de citations latines, triées comme graines prétieuses dans Hippocrate, Galien, l’eschole de Salerne et aultres, en laquelle il luy démonstra combien grave estoyt chez la femme la iachère du champ de Vénus, et que il y avoyt dangier de mort pour les roynes complexionnées à l’hespaignole, lesquelles avoyent le sang trez amoureux. Il déduisit ces raisons avec solemnité, tenant sa barbe droite et sa langue trez longue à ceste fin de laisser au sire de Montsoreau le loisir de gaigner son lict. Puis la Royne print ce texte pour desgluber au Roy des discours longs d’une palme, et requit son bras, soubz prétexte de laisser la paouvre malade, qui d’ordinaire la reconduisoyt pour éviter les calumnies. Alors que ils feurent dans la gallerie où le sire de Montsoreau logioyt, la Royne dit en iocquetant : — Vous debvriez iouer quelque bon tour à ce Françoys, qui, ie gaige, est sans doubte aulcun avecques une dame et non chez luy. Toutes celles de la Court en raffolent, et il y aura des castilles pour luy. Si vous aviez suyvy mon advis, il eust esté hors la Sicile.

Leufroid entra soubdain chez Gauttier, qu’il treuva dedans ung profund sommeil, et ronflant comme ung religieux au chœur. La Royne revint avecques le Roy, que elle tint chez elle, et dit ung mot à ung guarde pour mander le seigneur de qui Pezare occupoyt la place. Ores, pendant que elle amignottoyt le Roy en desieunant avecques luy, elle print à part ce seigneur quand il feut venu en la salle voisine.

— Élevez une potence sur un bastion, dit-elle ; allez saisir le seigneur Pezare, et faictes en telle sorte, que il soit pendu incontinent, sans luy laisser le loisir d’escribre un mot, ne dire quoy que ce soit. Tel est nostre bon plaisir et commandement supresme.

Cataneo ne feit aulcun commentaire. Pendant que le chevalier Pezare pensoyt à part luy que son amy Gauttier se voyoyt trencher la teste, le duc Cataneo vint le saisir et le mena sur le bastion, d’où il veit à la croisée de la Royne le sire de Montsoreau en compaignie du Roy, de la Royne et des courtizans, et iugea lors que cil qui occupoyt la Royne estoyt mieulx partagié que cil qui avoyt le Roy.

— Mon amy, feit la Royne à son espoux en l’amenant à la croisée, vécy ung traistre qui machinoyt de vous oster ce que vous possédez de plus chier au monde, et ie vous en bailleray les preuves à vos soubhaits quand vous aurez le loisir de les estudier.

Montsoreau, voyant les apprests de l’extresme cérémonie, se gecta aux pieds du Roy pour obtenir la graace de celluy qui estoyt son ennemy mortel, ce dont le Roy feut moult esmeu.

— Sire de Montsoreau, feit la Royne en luy monstrant ung visaige cholère, estes-vous si hardy de vous opposer à nostre bon plaisir ?

— Vous estes ung noble chevalier, feit le Roy en relevant le sire de Montsoreau, ains vous ne sçavez point combien le Venitien vous estoyt contraire.

Pezare feut trez delicatement estranglé entre la teste et les espaules, veu que la Royne demonstra ses trahisons au Roy en luy faisant vérifier par les déclarations d’ung Lombard de la ville l’énormité des sommes que Pezare avoyt en la bancque de Gesnes, et qui feurent abandonnées à Montsoreau.

Ceste belle et noble Royne mourut en la manière escripte en l’histoire de Sicile, à sçavoir, des suytes d’une couche laborieuse où elle donna le iour à ung fils qui feut aussy grant homme que malheureux en ses emprinses. Le Roy cuyda, sur l’adveu du myre, que les meschiefs causez par le sang en ceste couche provenoyent de la trop chaste vie de la Royne, et, s’imputant à crime la mort de ceste vertueuse Royne, en feit pénitence et fonda l’ecclise à la Madone, qui est une des plus belles de la ville de Palerme. Le sire de Montsoreau, tesmoing de la douleur du Roy, luy dit que alors qu’ung roy faisoyt venir sa royne d’Hespaigne, il debvoyt sçavoir que ceste Royne vouloyt estre mieulx servie que toute aultre, pour ce que les Hespaignoles estoyent si vifves, que elles comptoyent pour dix femmes, et que, s’il vouloyt une femme pour la monstre seulement, il debvoyt la tirer du nord d’Allemaigne, où les femmes sont fresches. Le bon chevalier revint en Touraine encombré de biens, et y vesquit de longs iours, se taisant sur son heur de Sicile. Il y retourna pour ayder le fils du Roy en sa principale emprinse sur Naples, et laissa l’Italie, quand ce ioli prince feut navré, comme il est dit en la Chronicque.

Oultre les haultes moralitez contenues en la rubricque de cettuy Conte, où il est dict que la fortune, estant femelle, se renge tousiours du costé des dames, et que les hommes ont bien raison de les bien servir, il nous démonstre que le silence entre pour les neuf dixiesmes dans la saigesse. Neantmoins le Moyne autheur de ce récit inclineroyt à en tirer cet aultre enseignement non moins docte, que l’interest, qui faict tant d’amitiez, les deffaict aussy. Ains vous eslirez entre ces trois versions celle qui concorde à vostre entendement et besoing du moment.