Les Contes drolatiques/III/Comment la belle Fille de Portillon quinaulda son iuge


COMMENT
LA BELLE FILLE DE PORTILLON
QUINAULDA SON IUGE.



La Portillonne, laquelle devint, comme ung chascun sçayt, la Tascherette, estoyt buandière paravant d’estre taincturière, au dict lieu de Portillon, d’où son nom. Si aulcuns ne cognoissent Tours, besoing est de dire que Portillon est en aval de la Loire du costé de Sainct-Cyr, loin du pont qui mène à la cathédrale de Tours, autant que ce dict pont est loin de Maimoustier, veu que le pont est au mitan de la levée entre le dict lieu de Portillon et Maimoustier. Y estes-vous ? — Oui. — Bon ! Adoncques, la fille avoyt là sa buanderie, d’où elle devalloyt en ung rien de temps pour laver en la Loire, et passoyt sur une toue pour aller à Sainct-Martin, qui se treuvoyt de l’aultre costé de l’eaue où elle rendoyt la plus grant part de ses buées en Chasteauneuf et aultres lieux.

Environ la Sainct-Iean, sept années avant de marier le bonhomme Taschereau, elle eut l’aage d’estre aymée. Comme elle estoyt rieuse, elle se laissa aymer sans eslire aulcun des gars qui la poursuyvoyent d’amour. Encores que elle eust à son banc soubz sa croisée le fils à Rabelais, qui avoyt sept bateaulx naviguant en Loire, l’aisné des Iahan, Marchandeau le cousturier et Peccard le dorelotier, elle en faisoyt mille mocqueries, pour ce que elle vouloyt estre menée à l’ecclise paravant de s’enchargier d’ung homme, ce qui prouve que ce feut une garse honneste, tant que sa vertu ne feut point embouzée. Elle estoyt de ces filles qui se guardent moult d’estre contaminées, ains qui, prinses par adventure, laissent aller tout à trac, en ce pensier que, pour une tache ou pour mille, il est tousiours nécessaire de se fourbir. Besoing est d’user d’indulgence à l’encontre de ces charactères.

Ung ieune seigneur de la Court la veit ung iour que elle passoyt l’eaue sur le coup de midy par ung soleil trez ardent qui faisoyt reluire ses amples beaultez, et la voyant demanda quelle estoyt. Ung vieulx homme, qui laboroyt en la grève, luy nomma la belle fille du Portillon, buandière cogneue pour ses bons rires et sa saigesse. Ce ieune seigneur, pourvu de fraizes à empoiser, avoyt force toiles et drapeaux trez-prétieux ; il se résolut à donner la praticque de sa maison à la belle de Portillon, que il arresta au passaige. Il feut mercié par elle et grantement, veu que il estoyt le sire du Fou, chamberlan du Roy. Ceste rencontre feit la belle fille tant heureuse, que elle eut le bec plein de ce nom. Elle en parla moult à ceux de Sainct-Martin, et, au retourner en sa buanderie, en dit ung septier de paroles ; puis, lendemain, en desbagoula tout autant en lavant à l’eaue ; par ainsy il feut plus parlé de mon seigneur du Fou en Portillon que de Dieu au prosne, ce qui estoyt trop.

— Si elle bat ainsy à froid, que fera-t-elle à chauld ? dit ung restant de vieille laveuse ; elle en veult, il luy en cuyra, du Fou !

Pour la prime foys que ceste folle à langue pleine de monsieur du Fou eut à livrer les linges en l’hostel, le chamberlan la voulut veoir et luy chanta laudes et complies sur ses goldronneries, et fina par luy dire que elle n’estoyt point sotte d’estre belle, et, pour ce, la payeroyt lance sur fautre. Le faict suyvit la parole, veu que, en ung moment où ses gens les laissèrent, il amignotta la belle fille, qui cuydoyt luy veoir tirer beaulx deniers de sa bougette et n’osoyt resguarder à la bougette en fille honteuse de recepvoir salaire disant : Ce sera pour la prime foys.

— Ce sera tost, feit-il.

Aulcuns disent que il eut mille poines à la forcer et la força petitement ; aulcuns la tinrent pour mal forcée, pour ce que elle yssit comme une armée aval de route, se respandit en plainctes et querimonies, et vint chez le iuge. Par adventure, mon dict iuge estoyt ez champs. La Portillonne attendit son retourner en la salle, plourant, disant à la servante que elle avoyt esté volée, pour ce que monseigneur du Fou ne luy avoyt rien baillé aultre que sa meschanceté, tandis que ung chanoine du Chapitre souloyt luy donner grosses sommes de ce que luy avoyt robbé monseigneur du Fou ; si elle aymoyt ung homme, elle existimeroyt saige de luy bailler ceste ioye pour ce que elle y prendroyt plaisir ; ains le chamberlan l’avoyt hodée, hoguinée, et non mignottée gentement comme elle cuydoyt l’estre, partant il luy debvoyt les mille escuz du chanoine. Le iuge rentre, veoit la belle fille et veult noiser, ains elle se met en guarde et dict que elle est venue pour faire une plaincte. Le iuge luy respond que pour le seur il y aura ung pendu de sa fasson, si elle le soubhaite, pour ce que il est en raige de faire les cent ung coups pour elle. La belle fille luy dict que elle ne veult point que son homme meure, ains que il luy paye mille escuz d’or, pour ce que elle est contre son gré forcée.

— Ha ! ha ! feit le iuge, ceste fleur vault davantaige.

— A mille escuz, feit-elle, ie le quitte, pour ce que ie vivray sans faire mes buées.

— Cil qui ha prins ceste ioye est-il fourny de deniers ? demanda le iuge.

— Oh ! bien.

— Doncques il payera chier. Qui est-ce ?

— Monseigneur du Fou.

— Voilà qui change la cause, dit le iuge.

— Et la iustice ? feit-elle.

— I’ay dict la cause, et non la iustice, repartit le iuge. Besoing est de bien sçavoir comment eut lieu le cas.

Lors la belle fille raconta naïfvement comment elle rangioyt les fraizes dedans le bahut de monseigneur, alors que il avoyt ioué avec sa iuppe à elle et que elle se estoyt retournée, disant :

— Finez, monseigneur !

— Tout est dict, feit le iuge, veu que par ceste parole il ha cuydé que tu lui bailloys congé de finer vifvement. Ha ! ha !

La belle fille dit que elle se estoyt deffendue en plourant et criant, ce qui faisoyt le viol.

— Chiabrenas de pucelle pour inciter ! feit le iuge.

En fin de tout, la Portillonne dit que, maulgré son vouloir, elle se estoyt sentue prinse par la ceincture, et acculée au lict, après que elle avoyt moult saulté, moult crié, ains que, ne voyant nul secours advenir, elle avoyt perdu couraige.

— Bon ! bon ! feit le iuge, avez-vous eu plaisir ?

— Non, feit-elle. Mon dommaige ne sçauroyt se payer que par mille escuz d’or.

— Ma mye, feit le iuge, ie ne reçois point vostre plaincte, veu que ie cuyde nulle fille ne estre violée que de grand cueur.

— Ha ! ha ! monsieur, feit-elle en plourant, interroguez vostre servante, et oyez ce que elle vous en dira.

La servante affera que il y avoyt des viols plaisans et des viols trez-maulvais ; que si la Portillonne n’avoyt perceu ny deniers ny plaisir, il lui estoyt deu plaisir ou deniers. Ce saige advis gecta le iuge en trez-grant perplexité.

— Iacqueline ! feit-il, paravant que ie soupe, ie veux grabeler cecy. Ores çà, va querir mon ferret avecques un fil rouge à lier les sacs à procez.

Iacqueline vint avec ung ferret troué d’ung ioly chaz en toute perfection et ung gros fil rouge comme en usent gens de iustice. Puis, la servante demoura en pieds, à veoir iuger la requeste, trez-esmeue, ainsy que la belle fille, de ces préparatoires mystigoricques.

— Ma mye, feit le iuge, ie vais tenir le passe-filet, dont le chaz est grant assez pour y enfiler sans poine ce bout. Si vous l’y boutez, ie me charge de vostre cause et feray cracher Monseigneur au bassinet par ung compromis.

— Que est de cecy ? feit-elle. Ie ne veulx point le promettre.

— Ce est ung mot de iustice pour signifier ung accord.

— Ung compromis est doncques les accordailles de la iustice ? dit la Portillonne.

— Ma mye, le viol vous ha aussy ouvert l’esperit. Y estes-vous ?

— Oui, feit-elle.

Le malicieux iuge feit beau ieu à la violée en luy tendant bellement le trou : ains, quand elle voulut y bouter le fil que elle avoyt tordu pour le faire droict, le iuge bougea ung petit et la fille en feut pour son prime coup. Elle soupçonna l’argument que luy poulsoyt le iuge, mouilla le fil, le tendit et revint. Bon iuge de bougier, vetiller et fretinfretailler comme pucelle qui n’ose. Adoncques le damné fil n’entroyt point. Belle fille de s’appliquer au trou, et bon iuge de barguigner. La nopce du fil ne se parfaisoyt point ; le chaz demouroyt vierge, et la servante de rire disant à la Portillonne que elle sçavoyt mieulx estre violée que violer. Puis, bon iuge de rire, et la belle Portillonne de plourer ses escuz d’or.

— Si vous ne restez point en place, luy dit la belle fille perdant patience, et que vous bougiez tousiours, ie ne sçauroys enfiler ce destroict.

— Doncques, ma fille, si tu avoys faict ainsy, Monseigneur ne te auroyt point deffaicte. Encores considère combien est facile ceste entrée et combien doibt estre close une pucelle !

La belle fille, qui se iactoyt d’estre forcée, demoura songeuse et chercha à faire le iuge quinauld en lui remonstrant comment elle avoyt esté contraincte à céder, veu que il s’en alloyt de l’honneur de toutes les paouvres filles idoynes à estre violées.

— Monseigneur, pour que la chouse soit iuste, besoing est que ie fasse comme ha faict Monseigneur. Si ie n’avoys eu qu’à bougier, ie bougeroys encores, ains il ha faict aultres cérémonies.

— Oyons, respondit le iuge.

Vécy doncques la Portillonne qui arreste le fil et le froste en la cire de la chandelle, à ceste fin que il demoure ferme et droict. Puis, le fil aressé, picque sur le chaz que luy tendoyt le iuge en vetillant tousiours à dextre, à senestre. Ores la belle fille luy disoyt mille gaudisseries comme : « Ha ! le ioly chaz ! Quel mignon but de fischerie ! Oncques n’ay veu tel biiou ! Quel bel entre-deux ! Laissez-moy bouter ce fil persuasif ! Ha ! ha ! ha ! vous allez blesser mon paouvre fil, mon mignon fil ! tenez-vous coy ! Allons, mon amour de iuge, iuge de mon amour ! Hein ! le fil ne ira-t-il pas bien dedans ceste porte de fer qui usera bien du fil, veu que le fil en sort bien desbiffé. » Et de rire, veu que elle en sçavoyt ià plus long à ce ieu que le iuge, qui rioyt, tant elle estoyt fallotte, cingesse et mignarde à tendre et retirer le fil. Elle tint mon dict sieur iuge, le caz au poing, iusques à sept heures, tousiours vétillant, frétillant comme marmotte deschaisnée ; ains, veu que la Portillonne se bendoyt tousiours à faire entrer le fil, il n’en pouvoyt mais, d’autant que son rost brusloyt, et eut le poing tant fatigué, que il feut contrainct soy reposer ung petit au bord de la table ; lors bien dextrement la belle fille de Portillon fourra le fil, disant :

— Vécy comme ha eu lieu la chouse.

— Ains mon rost brusloyt, feit-il.

— Et aussy le mien, feit-elle.

Le iuge, devenu quinauld, dit à la Portillonne que il verroyt à parler à monseigneur du Fou, et se chargioyt du pourchaz, veu que il constoyt que le ieune seigneur l’avoyt forcée contre son gré, ains que, pour raisons valables, il atermoyeroyt les chouses à l’umbre. Lendemain le iuge alla en Court et veit monseigneur du Fou, auquel il déduisit la plaincte de la belle fille, et comment elle luy avoyt raconté le cas. Ceste plaincte de iustice plut moult au Roy. Le ieune du Fou ayant dict que il y avait du vray, le Roy luy demanda s’il l’avoyt treuvée de difficile accez, et, comme le sieur du Fou respondit naïfvement que non, le Roy repartit que ceste pertuysade valoyt bien cent escuz d’or, et le chamberlan les bailla au iuge pour n’estre point taxé de ladrerie, ains dit que l’empoys seroyt de bonne rente à la Portillonne. Le iuge retourna dans Portillon, et dit en soubriant à la belle fille que il avoyt soublevé cent escuz d’or pour elle. Ains, si elle soubhaitoyt le demourant des mille escuz, il y avoyt, en cettuy moment, dedans la chambre du Roy, aulcuns seigneurs qui, sçaichant le cas, s’offroyent à les luy parfaire à son gré. La belle fille ne se reffusa point à cecy, disant que, pour ne plus faire ses buanderies, elle buanderoyt voulentiers son caz ung petit. Elle recogneut largement la poine du bon iuge, puis gaigna ses mille escuz d’or en ung mois. De là vindrent les menteries et bourdes sur son compte, veu que, pour ce dixain de seigneurs, les ialouses en mirent cent, tandis que, au rebours des garses, la Portillonne devint saige dès que elle eut ses mille escuz d’or. Voire ung duc qui n’auroyt point compté cinq cents escuz auroyt treuvé la fille rebelle à son dezir, ce qui prouve que elle estoyt chiche de son estoffe. Il est vrai que le Roy la feit venir en son retraict de la rue Quinquangrogne, au mail du Chardonneret, la treuva trez belle, moult noiseuse, s’en gaudit, et deffendit que elle feust inquiétée en aulcune manière par les sergens. La voyant si belle, Nicolle Beaupertuis, la mye du Roy, lui bailla cent escuz d’or pour aller à Orléans vérifier si la couleur de la Loire estoyt la mesme que soubz Portillon. La belle fille y alla d’autant plus voulentiers que elle ne se soulcioyt mie du Roy. Quand vint le sainct bonhomme qui confessa le Roy en ses iours extresmes et feut canonisé depuys, la belle fille alla fourbir sa conscience à luy, feit pénitence et fonda ung lict en la léproserie de Sainct-Lazare-lez-Tours. Numbre de dames que vous cognoissez ont esté violées de bon gré par plus de dix seigneurs sans fonder aultres licts que ceulx de leurs maisons. Besoing est de relater ce faict pour laver l’honneur de ceste bonne fille, qui lavoyt les ordeures d’aultruy, et qui depuys eut tant de renom pour sa gentillesse et son esperit ; elle bailla la preuve de ses mérites en mariant Taschereau, que elle feit trez-bien cocqu, à leur grant cueur à tous deux, comme ha esté dict cy-dessus au Conte de l’Apostrophe.

Cecy nous démonstre en toute évidence que avecques force et patience on peut aussy violer la iustice.