Les Contes drolatiques/III/Berthe la repentie

Les Contes drolatiquesGarnier frères (p. 491-533).


BERTHE LA REPENTIE


I

comment berthe demoura pucelle en estat de mariaige


Environ le temps de la prime fuite de monseigneur le Daulphin, de laquelle conceut moult d’ennuy nostre bon sire Charles le Victorieux, advint ung meschief en une maison noble de la Touraine, depuis estaincte de tout poinct ; et, pour ce, peut en estre mise en lumière la trez-desplourable histoire. En l’ayde de l’Autheur soyent pour ce travail les Saincts Confesseurs, Martyrs et aultres Dominations célestes, qui, par les commandemens du Seigneur Dieu, feurent les promoteurs du bien en ceste adventure.

Par ung deffault de son charactère, le sieur Imbert de Bastarnay, ung des plus grans terriens seigneurs de nostre pays de Touraine, ne avoyt nulle fiance en l’esperit de la femelle de l’homme, laquelle il cuydoyt estre trop mouvante, par suyte de ses circumbilivaginations ; et possible estoyt que il eust raison. Doncques en ce maulvais pensier vint en grant aage sans compaigne, ce qui ne estoyt nullement à son advantaige. Tousiours seul, ce dict homme ne sçavoyt aulcunement se faire gentil pour aultruy, n’ayant oncques été qu’en voyaiges de guerre et remue-mesnaiges de garsons avecques lesquels il ne se gehennoyt point. Par ainsy, demouroyt ord en ses chausses, suant en son harnoys, avoyt les mains noires, la face cingesque, et, pour estre brief, paroissoyt le plus vilain masle de la chrestienté en ce qui estoyt de sa personne, veu que, pour ce qui estoyt du cueur, de la teste et aultres chouses absconses, il avoyt des propriétez qui le faisoyent moult prisable. Un messaigier de Dieu eust (cuydez cecy) cheminé loing sans rencontrer ung bataillard plus ferme en son poste, ung seigneur guarny de plus d’honneur sans tache, de parole plus briefve et de plus parfaicte léaulté.

Aulcuns disent, pour l’avoir entendu, que il estoyt saige en ses devis et moult proffictable à conseiller. Estoyt-ce point ung faict exprès de Dieu, qui se gausse de nous, d’avoir mis tant de perfections chez ung homme si mal houzé ? Ce seigneur s’estant faict sexagenaire de tout poinct, encores que il n’eust que cinquante ans d’aage, se résolut à s’enchargier d’une femme, à ceste fin d’en avoir lignée. Lors, en s’enquestant de l’endroict où se pouvoyt treuver ung moule à sa convenance, entendit vanter les grans mérites et perfections d’une fille de l’inclyte famille de Rohan, qui lors tenoyt des fiefs en ceste province, laquelle damoiselle estoyt dicte Berthe en son petit nom. Imbert, estant venu la veoir au chasteau de Montbazon, feut, par la ioliesse et la vertu trez-innocente de ceste dicte Berthe de Rohan, coëffé d’ung tel dezir d’en iouyr, que il se delibéra de la prendre pour espouse, cuydant que iamais fille de si hault lignaige ne fauldroyt à son debvoir. Ce mariaige se feit tost, pour ce que le sire de Rohan avoyt sept filles et ne sçavoyt comment les pourvoir toutes, par ung temps où ung chascun se refaisoyt des guerres et raccommodoyt ses affaires guastées. De faict, le bon homme Bastarnay treuva, pour prime heur, Berthe réallement pucelle, ce qui tesmoingnoyt de sa bonne nourriture et d’ung parfaict castoyement maternel. Aussy, dès la nuictée où il lui feut loysible de l’accoller, l’enchargia-t-il d’ung enfant si rudement, que il en eut preuve suffisante à l’eschéance du deuxiesme mois des nopces, ce dont feut trez-ioyeulx le sire Imbert. A ceste fin d’en finer sur ce prime poinct de l’adventure, disons cy que de ceste graine légitime nacquit le sire de Bastarnay, qui feut duc par la graace du Roy Loys le unziesme, son chamberlan, de plus son ambassadeur ez pays d’Europe, et bien aymé de ce trez-redoubté seigneur, auquel il ne faillit oncques. Ceste léaulté luy feut ung héritaige de son père, lequel de trez-matin s’estoyt affectionné de monseigneur le Daulphin, duquel il suyvit toutes les fortunes, voire mesme les rebellions, veu que il en estoyt amy à remettre le Christ en croix, s’il en avoyt esté par luy requis ; fleur d’amitiez trez-rare à l’entour des princes et grans. En prime abord se comporta si léaulment la gentille dame de Bastarnay, que sa compaignie feit esvanouyr les vapeurs espaisses et nuées noires qui conchioyent en l’esperit du bon homme les clairetez de la gloire femelle. Ores, suyvant l’us des mescréans, il passa de deffiance en fiance si esraument, que il quitta le gouvernement de sa maison à la dicte Berthe, la feit maistresse de ses faicts et gestes, souveraine de toutes chouses, royne de son honneur, guardienne de ses cheveulx blancs, et auroyt desconfict sans conteste ung qui seroyt advenu luy dire ung maulvais mot de ce mirouere de vertu, en lequel nul souffle n’avoyt esté aultre que le souffle yssu de ses lèvres coniugales et maritales, encores que elles feussent fresches et flatries. Pour estre vray de tout poinct, besoing de dire qu’à ceste saigesse ayda moult le petit gars, duquel s’occupa nuict et iour durant six années la iolie mère, laquelle en prime soin le nourrit de son laict et en feit pour elle le lieutenant d’ung amant, luy quittant ses mignons tettins, auxquels il mordoyt ferme, autant que il vouloyt, et il estoyt tousiours comme ung amant. Ceste bonne mère ne cogneut aultres lesbineries que celles de ses lèvres roses, n’eut aultres caresses que celles de ses petites menues mains qui couroyent sur elle comme pattes de souriz ioyeulses, ne lut aultre livre que ses mignons yeulx clairs où se miroyt le ciel bleu, n’entendit aultre musicque que celle de ses crys qui luy entroyent en l’aureille comme paroles d’ange. Comptez que elle le dodelinoyt tousiours, avoyt dès le matin envie de le baiser, le baisoyt le soir, et ce dict-on, se levoyt la nuict pour le mangier de bonnes caresses, se faisoyt petite comme il estoyt petit, l’educquoyt en parfaicte religion de maternité ; finablement, se comportoyt comme la meilleure et la plus heureuse mère qui feust au monde, sans faire tort à Nostre-Dame la Vierge, laquelle dut avoir peu d’esteuf à bien élever nostre Saulveur, veu que il estoyt Dieu. Ceste nourriture et le peu de goust de Berthe aux chouses du mariaige resiouissoyt fort le bon homme, veu que il n’auroyt sceu comment fournir à ung grant estat de lict, et s’adonnoyt à l’économie pour avoir l’estoffe d’ung deuxiesme enfant. Ces six années escheues, force feut à la mère de laschier son fils aux mains des escuyers et aultres gens auxquels messire de Bastarnay commit le soin de le fassonner rudement, à ceste fin que son héritier eust l’héritaige des vertus, qualitez, noblesses, couraige de la maison avecques les domaines et le nom. Lors moult ploura Berthe, à laquelle feut emblé son heur. De faict pour ce grant cueur de mère, ce ne estoyt rien avoir que de avoir ce fils bien aymé après les aultres, et durant aulcunes meschantes petites fuyardes heures. Aussy cheut-elle en grant mélancholie. Oyant ces pleurs, le bonhomme se bendoyt à luy en faire ung aultre, et n’en pouvoyt mais, ce qui faschioyt la paouvre dame, pour ce que, dit-elle, la fasson d’ung enfant l’ennuyoyt fort et luy coustoyt chier. Et cecy est vray, ou nulle doctrine ne est vraye, et besoing est de brusler les Evangiles comme faulsetez, si vous n’adiouxtez foy à ce dire naïf. Ce néantmoins, comme pour plusieurs femmes, ie ne dis pas les hommes, veu que ils ont de la science, cecy tourneroyt en fasson de menteries, l’escripturier ha eu cure de déduire les raisons muettes de ceste bigearrie, ie entends le desgoust de Berthe pour ce que ayment les dames par-dessus tout, sans que ce deffault de liesse luy vieillist la figure et luy tormentast le cueur. Rencontrerez-vous ung scribe autant complaisant et aymant les dames que ie suis ? Non, est-ce pas ? Aussi les aymay-ie bien fort et pas autant que ie vouldroys, veu que i’ay plus souvent ez mains le bec de ma plume d’oye que ie n’ay les barbes avecques lesquelles on leur chatouille les lèvres pour les rendre rieuses et iocqueter en toute innocence, i’entends avecques elles. Doncques vécy comme.

Le bon homme Bastarnay ne estoyt point ung fils gorgiasé, de nature pute, se cognoissant aux miesvreries de la chouse. Il se soulcioyt peu de la fasson d’occir ung souldard, pourveu que il feust occiz, et l’eust-il bien occiz de tous costez sans luy dire ung mot, en la meslée s’entend. Ceste parfaicte incurie en faict de mort concordoyt à son nonchaloir en faict de vie, naissance et manière de cuire ung enfant en ce gentil four que vous sçavez. Le bon sire ne cognoissoyt aulcunement les mille exploits processifs, dilatoires, interlocutoires, préparatoires, gentillesses, petits fagots mis au four pour l’eschauffer, branchaiges flairant comme baulme et amassez brin à brin ez forests de l’amour, fagoteries, bimbeloteries, doreloteries, mignardises, devis, confictures mangiées à deux, pourlescheries de coupe, ainsy que font les chats, et aultres menus suffraiges et traffics de l’amour que sçavent les ruffians, que confisent les amoureux, et que ayment les dames par-dessus leur salut, pour ce que elles sont plus chattes que femmes. Cecy esclatte en toute évidence dedans leurs mœurs femelles. Si vous prestez aulcune attention à les veoir, examinez-les curieusement alors que elles mangent. Nulle d’elles, ie dis les femmes nobles et bien éduquées, ne boutera son coultel à la frippe et l’engoulera soubdain ainsy que font brutalement les masles, ains fouillottera son mangier, triera comme pois gris sur ung vollet les brins qui luy agréent, sugcera les saulces et lairra les grosses bouchées, iouer de sa cuillera et du coultel comme si elle ne mangioyt que par authorité de iustice, tant elles haïent aller de droict fil, et d’abundant usent de destours, finesses, mignonneries en toute chouse. Ce qui est le propre de ces créatures, et la raison pourquoy les fils d’Adam en raffolent, veu que elles font les chouses aultrement qu’eulx et font bien. Dictes oui. Bien ! ie vous ayme. Ores doncques, Imbert de Bastarnay, vieux souldard ignare en balanogaudisseries, entra dedans le ioly iardin dict de Vénus comme en ung endroict prins d’assault, sans avoir nul esguard aux clameurs de paouvres habitans en larmes, et planta l’enfant comme il eust faict d’une arbalestre dedans le noir. Encores que la gentille Berthe n’eust accoustumé d’estre ainsy traictée, l’enfant ! elle avoyt quinze ans sonnez, elle crut en sa vierge foy que l’heur d’estre mère vouloyt ceste terrible, affreuse, conquassante et maulvaise besongne. Aussy, pendant ce dur traffic pria-t-elle bien fort Dieu de l’assister, récita des Ave à Nostre-Dame en la treuvant bien partagiée de n’avoir eu que sa palumbe à endurer. Par ainsy, n’ayant perceu que desplaisir au mariaige, ne requit iamais son mary de se marier à elle. Ores, veu que le bon homme n’estoyt guères bastant comme ha esté dessus dict, elle vesquit en parfaicte solitude, comme moynesse. Elle haïoyt la compaignie de l’homme et ne soupçonnoyt point que l’autheur du monde eust bouté tant de ioye à soyer en ceste chouse de laquelle n’avoyt receu que maulx infinis. Ains en aymoyt davantaige son petit, qui luy avoyt tant cousté paravant de naistre. Ne vous estomirez doncques point que elle refrongnast à ce ioly tournoy où c’est la hacquenée qui a raison du chevaulcheur, et le mène et le lasse et luy chante pouille, s’il bronche. Cecy est l’histoire vraye de aulcuns paouvres hyménées, au dire des vieulx et vieilles et la raison certaine des follies d’aulcunes femmes, lesquelles sur le tard voyent ie ne sçais comment que elles ont esté truphées, et se bendent à mettre dedans ung iour plus de temps que il n’en peut tenir, pour avoir leur compte de la vie. Voilà qui est philosophicque, mes amys ! Aussy estudiez ceste paige, à ceste fin de saigement veigler au gouvernement de vos femmes, de vos myes, et toutes femelles généralement quelconques qui, par cas fortuict, vous seroyent baillées en guarde, dont Dieu vous guarde. Ainsy, pucelle de faict, quoique mère, Berthe feut en la vingt et uniesme année de son aage une fleur de chastel, la gloire de son bon homme et l’honneur de la province. Le dict Bastarnay prenoyt plaisir à veoir ceste enfant venir, aller, frisque comme gaule de saule, agile comme ung poisson, naïfve comme son petit, ce neantmoins de grant sens, de parfaict entendement, et tant, que iamais il ne faisoyt aulcune emprinse sans requerir ung advis d’elle, veu que, si l’esperit de ces anges ne ha point esté destourbé de ses clairetez, il donne ung son franc, en toute rencontre, si on l’en requiert. En ce temps la dicte Berthe vivoyt près la ville de Losches, dedans le chastel de son seigneur, et y demouroyt sans nul soulcy de cognoistre aultre affaire que les chouses de son mesnaige à la méthode anticque des preudes femmes, dont feurent desvoyées les dames de France alors que vint la royne Catherine et les Italians, grans donneurs de festoyemens. À ce prestèrent les mains le roy Françoys premier du nom et ses successeurs, dont les baudouineries perdirent l’Estat de France autant que les maulvaisetez de ceux de la Religion. Cecy n’est poinct mon faict. Devers ce temps, le sire et la dame de Bastarnay feurent conviez par le Roy de venir en sa ville de Losches, où pour le présent il estoyt avec la Court, en laquelle esclattoyt le bruit de la beaulté de la dame Bastarnay. Doncques Berthe vint à Losches, y receut force laudatifves gentillesses du Roy, feut le centre des hommaiges de tout ieunes sires, qui se repaissoyent par les yeulx de ceste pomme d’amour, et des vieulx, qui se reschauffoyent à ce soleil. Ains comptez que tous, vieulx et ieunes, eussent souffert mille morts pour user de ces beaulx outils à faire la ioye qui esblouissoyent la veue et brouilloyent la cervelle. Il estoyt parlé de Berthe en Loschois plus au long que de Dieu en l’Évangile, ce dont enraigèrent ung nombre infiny de dames qui ne se treuvèrent pas si abundamment fournies de chouses plaisantes, et, pour dix nuictées à donner au plus laid seigneur, eussent voulu renvoyer en son chastel ceste belle cueilleuse de soubrires. Une ieune dame, ayant trez-apertement veu que ung sien ami s’affolloyt de Berthe, en conceut tel despit, que de ce vindrent les meschiefs de la dame de Bastarnay ; mais aussy de là vint son heur et la descouverte des pays caressans de l’amour dont elle estoyt ignorante. Ceste maulvaise dame avoyt ung parent, lequel de prime abord luy confia, à la veue de Berthe, que pour iouyr d’elle il feroyt l’accord de mourir après ung mois passé à s’en gaudir. Notez que ce cousin estoyt beau comme une fille est belle, n’avoyt nul poil au menton, eust gaigné son pardon d’ung ennemy à luy crier mercy, tant mélodieuse estoyt sa voix ieune, et avoyt d’aage vingt ans à poine.

— Biau cousin, luy dit-elle, quittez la salle et allez en vostre hostel, ie m’efforceray de vous donner ceste ioye. Mais ayez cure de ne vous point monstrer à elle, ni à ce babouin greffé par erreur de nature sur une tige chrestienne, et auquel appartient ceste phée de beaulté.

Le beau cousin mussé, vint la dame frotter son traistre muzeau à l’encontre de Berthe, et l’appela mon amye, mon threzor, estoile de beaultez, se benda de mille fassons à luy agréer pour mieulx acertener sa vengeance sur cette paouvrette, qui, sans en rien sçavoir, luy avoyt rendu son amant infidelle de cueur, ce qui, pour les femmes ambitieuses en amour, est la pire des infidélitez. Après aulcuns devis, la dicte dame feslonne soupçonna que la paouvre Berthe estoyt pucelle d’amour, en luy voyant ez yeulx abundance d’eaue limpide, nul ply ez tempes, nul petit poinct noir sur le gentil cap de son nez blanc comme neige, où d’ordinaire se signent les tresmoussements du déduict, nulle ride en son front, brief, nulle accoustumance de ioie apparente en son visaige, net comme visaige de pucelle ignarde. Puis, ceste traistresse luy feit aulcunes interroguations de femme et receut la parfaicte asseurance par les réponses de Berthe que, si elle avoyt eu le prouffict des mères, le plaisir des amours luy avoyt bien réallement failly. De ce feut moult contente pour son cousin, la bonne femme que elle estoyt. Lors elle luy dit que en la ville de Losches demouroyt une ieune damoiselle noble de la famille de Rohan, à laquelle besoing estoyt de l’assistance d’une femme de bien, pour estre receue à mercy de messire Loys de Rohan ; que si elle avoyt autant de bontez que Dieu luy avoyt departy de beaultez, elle debvoyt la retirer en son chastel, vérifier la saincteté de sa vie et faire cet accord avecques le sire de Rohan, qui refrongnoyt à la prendre en son manoir. A quoy consentit Berthe sans aulcune hezitation, veu que les infortunes de ceste fille estoyent cogneues d’elle, mais non la paouvre damoiselle, qui avoyt nom Sylvie et que elle cuydoyt estre en pays estrangier. Cy besoing est de déclairer pourquoy le seigneur roy avoyt faict ceste feste au dict sire de Bastarnay. Le sire soupçonnoyt la prime fuite du Daulphin ez Estats de Bourgongne, et luy vouloyt tollir ung si bon conseiller que estoyt ledict Bastarnay. Ains le vieillard, fidelle à monseigneur Loys, avoyt, ià, sans mot dire accordé ses flustes. Doncques il ramena Berthe en son chasteau, laquelle luy dit avoir prins une compaignie et la luy monstra. Ce estoyt le dict seigneur desguisé en fille par le soin de sa cousine, ialouse de Berthe, et qui la vouloyt emputaner, en raige de sa vertu. Imbert refrongna ung brin, saichant que ce estoyt Sylvie de Rohan ; mais aussy, trez-esmeu de la bonté de Berthe, il la mercia de s’entremettre à ramener au bercail une brebiette esgarée. Il festoya bien sa bonne femme en ceste darrenière nuictée, laissa des gens d’armes au chastel, puis se departit avecques le Daulphin pour la Bourgongne, ayant un cruel ennemy en son giron, sans en avoir nul soupçon. La face dudict mignon luy estoyt incogneue, pour ce que ce estoyt ung ieune paige venu pour veoir la Court du Roy, et que nourrissoyt monseigneur de Dunois, chez lequel il servoyt comme bachelier. Le vieulx seigneur, en fiance que ce estoyt une fille, la treuva moult pieuse et craintifve, veu que le gars, redoubtant le languaige de ses yeulx, les tint tousiours baissez ; puis, se sentant baisé en la bouche par Berthe, il trembloyt que sa iuppe ne feust pas discrette et s’esloingnoyt aux croisées tant il avoyt paour d’estre recogneu pour homme par Bastarnay, et desconfict paravant d’avoir iouy de sa mye. Aussi feut-il ioyeulx comme tout amant l’eust esté en sa place quand, la herse baissée, le vieulx seigneur chevaulchia dans la campaigne. Il avoyt eu telles affres, que il feit vœu de bastir ung pillier à ses despens en la cathédrale de Tours, pour ce qu’il avoyt eschappé au dangier de sa folle emprinse. De faict, donna cinquante marcs d’argent pour payer sa ioye à Dieu. Mais, par adventure, il la paya derechief au diable, ce qui appert des faicts ensuyvans, si le Conte vous duit tant que vous ayez phantaisie d’en suyvre le narré, lequel sera succinct comme doibt estre tout bon discours.



II

quels feurent les déportemens de berthe, sçaichant les chouses de l’amour.


Ce dict bachelier estoyt le ieune sire Iehan de Sacchez, cousin du sieur de Montmorency, auquel, par la mort du dict Iehan, retournèrent les fiefs de Sacchez et aultres lieux, suyvant le trac de la mouvance. Il avoyt d’aage vingt années et ardoyt comme braize. Aussy, comptez que la prime iournée luy feut ardeue à passer. Alors que le vieulx Imbert chevaulchia par la campaigne, les deux cousines se iuchièrent sur la lanterne de la herse à ceste fin de le veoir ung peu plus long temps et lui feirent mille signaulx d’adieux. Puis, alors que le nuaige de pouldre soublevé par les chevaulx ne fuma plus en l’horizon, elles descendirent et soy retirèrent en la salle.

— Qu’allons-nous faire belle cousine ? dit Berthe à la faulse Sylvie. Aymez-vous la musicque ? nous musicquerons à nous deux. Chantons ung lay de aulcun gentil menestrel ancien. Hein ! dictes, est-ce vostre phantaisie ? Venez à mon orgue, venez ! Faictes cela, si vous m’aymez ! chantons !

Puis elle print Iehan par la main et l’attira au clavier des orgues, où le bon compaignon s’assit gentement en la manière des femmes. — Ha ! belle cousine, s’escria Berthe, alors que, les primes notes interroguées, le bachelier vira la teste vers elle, à ceste fin de chanter ensemblement ; ha ! belle cousine, vous avez ung œil de terrible resguardeure ! vous me mouvez ie ne sçays quoy au cueur.

— Ha ! cousine, feit la maulvaise Sylvie, bien est ce qui me ha perdue. Ung gentil mylourd du pays d’oultre-mer me ha dict que ie avoys de beaulx yeulx et les baisa si bien, que i’ay failly, tant i’ay prins de liesse à les laisser baiser.

— Cousine, l’amour se prend doncques ez yeulx ?

— Là est la forge des traicts de Cupido, ma chière Berthe, feit l’amant en lui gectant feu et flammes.

— Chantons, cousine !

De faict ils chantèrent, au gré de Iehan, ung tenson de Christine de Pisan, dans lequel il estoyt violemment parlé d’amour.

— Ha ! cousine, quelle profondeur et volume de voix est en la vostre ! elle me cherche la vie.

— Où ? feit la damnée Sylvie.

— Là, respondit Berthe en monstrant son mignon diaphragme par où s’entendent les consonnances de l’amour mieulx que par les aureilles, pour ce que le diaphragme gist plus près du cueur et de ce que vous sçavez, qui est sans doubte aulcun la prime cervelle, le second cueur et la troisiesme aureille des dames. Ie dis cecy en tout bien tout honneur, pour raison physicale et non aultre.

— Quittons le chant, repartit Berthe, il me faict tout esmeue. Venez à la croisée, nous laborerons de menus ouvraiges iusques à la vesprée.

— Ha ! chière cousine de mon ame, ie ne sçays point tenir l’esguille en mes doigts, ayant eu pour ma perdition coustume de faire aultre chouse d’iceulx.

— Hé ! quelle occupation aviez-vous doncques tout le long du iour ?

— Ha ! ie me laissoys aller au courant de l’amour, qui faict que les iours sont des instans, que les mois sont des iours et les ans sont des mois ; et, s’il duroyt, feroyt gobber l’éternité comme une fraize, veu que tout en est frescheur et perfum, doulceur et ioye infinie.

Puis, le bon compaignon abattit ses belles paupières sur ses yeulx, et demoura mélancholieux comme une paouvre dame abandonnée de son guallant et qui le ploure, et le vouldroyt tenir, et luy pardonneroyt ses traistrises, s’il avoyt le cueur de chercher la doulce voye de son bercail iadis aymé.

— Cousine, l’amour esclot-il en estat de mariaige ?

— Oh ! non, feit Sylvie, pour ce que en estat de mariaige tout est debvoir, ains en amour tout est faict en liberté de cueur. Ceste diversité communicque ie ne sçays quel baulme souef aux caresses qui sont les fleurs de l’amour.

— Cousine, laissons ce devis ; il est de pire mouvance que ne estoyt la musicque.

Elle siffla vifvement ung serviteur, luy commanda d’amener son fils, qui vint, et, le voyant, Sylvie de s’esclamer :

— Ha ! il est beau comme l’Amour !

Puis le baisa bien au front.

— Viens, mon enfant mignon, dit la mère, au giron de laquelle se gecta le petit. Viens, toy, le plaisir de ta mère, tout son heur sans meslange, sa liesse de toute heure, sa couronne, son ioyau, sa perle pure, son ame blanche, son threzor, sa lumière du soir et du matin, sa flamme unicque au cueur. Donne tes mains, que ie les mange ; donne tes aureilles, que ie les morde ung petit ; donne ta teste, que ie baise tes cheveulx. Sois heureux, petite fleur de moy, si tu veulx que ie sois heureuse.

— Ha ! cousine, feit Sylvie, vous luy parlez en languaige d’amour.

— L’Amour est doncques une enfance ?

— Oui, cousine : aussi les payens l’ont-ils tousiours pourtraict enfant.

En faisant mille aultres devis pareils où foisonnoyt l’amour, les deux iolies cousines se mirent à iouer avecques l’enfant iusques au souper.

— N’en soubhaitez-vous point ung aultre ? dit Iehan en ung moment opportun dedans l’aureille senestre de sa cousine, que il frosla de ses lèvres chauldes.

— Ha ! Sylvie, pour ce, oui, bien feroys-ie cent années d’enfer, s’il plaisoyt au Seigneur Dieu m’octroyer ceste liesse. Mais, maulgré les besongnes, travaulx et labours de mon sieur espoux, lesquels sont moult navrans pour moy, ma ceincture ne varie point. Las ! ce n’est rien avoir que de avoir ung seul enfançon. Si ung cry se poulse dans le chastel, il m’esmeut à me tollir le cueur. Ie redoubte bestes et gens pour ceste innocente amour ; ay paour des voltes, passes, maniemens d’armes, enfin de toute chouse. Ie ne vis point en moy, pour trop vivre en luy. Et, las ! i’ayme ces misères pour ce que, tant que ie suis en paour, ce est signe que ma gesine demoure saine et saufve. Ie ne prie les saincts et les apostres que pour luy. Et, pour estre briefve en cecy dont ie parleroys iusques à demain, ie cuyde que mon souffle est en luy, non en moy.

Ce disant elle le serra sur ses tettins comme mères sçavent serrer enfans, avecques une spirituelle force qui n’escarbouille aulcune aultre chouse que le cueur d’icelles. Et si vous doubtez de cecy, resguardez une chatte emportant ses petits en sa gueule, aulcun ne dira ung seul mot. Le bon compaignon, lequel avoyt paour de mal faire en arrousant de ioye ceste iolie prée infecunde, feut moult reconforté par ces dires. Adoncques, il pensa que ce seroyt suyvre les commandemens de Dieu, s’il conquestoyt ceste ame à l’amour et pensa bien. A la vesprée Berthe requit la cousine, suyvant l’anticque mode de laquelle se déportent les dames aux iours d’huy, de couchier en sa compaignie dedans son grant lict seigneurial. A quoy respondit la dicte Sylvie que ce seroyt pour elle grant chière, à ceste fin de ne point faillir à son roolle de fille de hault lieu. Vécy le couvre-feu sonné, les deux cousines dedans leur pourpriz guarny de tapis, bobans, tapisseries royalles, et Berthe de se despouiller gentement aydée par ses meschines. Comptez que le bachelier refrongna pudicquement à se laisser touchier, feit de la belle honte cramoisie, disant à sa cousine que elle se estoyt accoustumée se desvestir seulette du depuys que elle n’estoyt plus servie par son bien-aymé, lequel l’avoyt mise en desgout des mains féminines par ses souefves fassons ; que ces préparatives luy ramentevoyent les délicieuses paroles que luy disoyt son amy et toutes ses follies en la mettant à nud, ce qui luy faisoyt venir l’eaue à la bouche, à son dam. Cettuy discours estomira moult la dame Berthe, qui laissa sa cousine faire ses oremus et aultres pour la nuict, soubz les courtines du lict, dedans lequel mon dict sieur, enflammé de hault dezir, se mussa tost, en grant haste, bien heureux de pouvoir guetter au passaige les beaultez merveilleuses de la chastelaine qui n’estoyt point guastée. Berthe, en sa foy d’estre avecques une fille damée, ne faillit point à aulcune de ses accoustumances ; elle se lava les pieds, sans se soulcier de les lever peu ou prou, monstra ses espaules mignonnes et feit ainsy que font les dames alors que elles se couchent. En fin de tout, vint au lict, et s’y estendit de la bonne fasson en baisant sa cousine ez lèvres, que elle treuva trez chauldes.

— Auriez-vous doncques mal, Sylvie, que vous ardez si fort ? dit-elle.

— Ie brusle tousiours ainsy, alors que ie me couche, respondit-elle, pour ce que en ceste heure m’adviennent en la mémoire les gentilles mignonneries que il inventoyt pour me faire plaisir qui me brusloyent encore davantaige.

— Ha cousine, racontez ce que est de ce il. Dictes le bon de l’amour à moy qui vis soubz l’umbre d’une teste chenue de laquelle les neiges me guardent contre telles ardeurs. Dictes, vous qui en estes guarrie. Ce me sera de bon castoyement, et par ainsy vos meschiefs auront à deux paouvres muliebres natures esté de salutaires advis.

— Ie ne sçays si ie doibs vous obéir, belle cousine, feit le compaignon.

— Dictes pourquoy non.

— Ha ! vault mieulx le faire que le dire ! feit-elle en laschant ung sospir gros comme ung ut des orgues. Puis i’ay paour que ce mylourd m’ayt tant encombrée de ioye, que ie n’en boute ung brin à vous, ce qui seroyt suffisant à vous bailler une fille, veu que ce qui faict enfans se seroyt affoibly en moy.

— Vère, feit Berthe, entre nous, seroyt-ce péché ?

— Il y auroyt bien, au contraire, feste icy et dans le ciel ; les anges espandroyent en vous leurs perfums et feroyent leurs musicques.

— Dictes doncques esraument, cousine, feit Berthe.

— Doncques vécy comment me faisoyt devenir toute ioye mon bel amy.

En ce disant, Iehan print Berthe en ses bras et l’estraingnit avecques des dezirs sans pareils, pour ce que, au clair de la lampe et vestue de blanches toiles, elle estoyt en ce damné lict comme les iolies chouses nuptiales des lys au fund de leur calice virginal.

— Alors que il me tenoyt comme ie vous tiens, il me disoyt d’une voix plus doulce que ne est la mienne : « Ha ! Sylvie, tu es mon amour éterne, mes mille threzors, ma ioye de iour et de nuict ; tu es plus blanche que le iour ne est iour, plus gentille que tout ; ie t’ayme plus que Dieu, et vouldroys souffrir mille morts pour l’heur que ie requiers de toy. » Puis, me baisoyt non en la manière des espoux, qui est brute, mais columbellement.

Pour démonstrer incontinent combien estoyt meilleure la méthode des amans, il sugça tout le miel des lèvres de Berthe et luy apprint comment, de sa iolie langue menue et rose comme langue de chatte, elle pouvoyt moult parler au cueur sans dire ung seul mot ; puis, s’embrasant davantaige à ce ieu, Iehan espandit le feu de ses baisers de la bouche au col, et du col aux plus mignons fruicts que femme ayt oncques fait mordre à son enfant pour en tirer laict. Et quiconque eust esté en sa place se seroyt existimé ung maulvais homme de ne pas l’imiter.

— Ha ! feit Berthe engluée d’amour sans le sçavoir, cecy est mieulx : il me chault de le dire à Imbert.

— Estes-vous en vostre sens, cousine ? Ne dictes rien à vostre vieulx mary, veu que il ne peut faire doulces et plaisantes comme les miennes ses mains, qui sont rudes comme battoirs à laver, et ceste barbe pie doibt bien mal mener ce centre de délices, ceste rose en laquelle gist tout nostre esperit, nostre bien, nostre chevance, nos amours, nostre fortune. Sçavez-vous que ce est une fleur animée qui veult estre amignottée ainsy, et non sacquebutée, comme si ce estoyt une catapulte de guerre ? Ores, vécy la gente manière de mon aymé l’Angloys.

En ce disant, le ioly compaignon se comporta si bravement, qu’il advint une escopetterie où la paouvre ignarde Berthe s’esclama :

— Ha ! cousine, les anges sont advenus ! mais tant belle est leur musicque, que ie n’entends plus, et tant flambent leurs gects lumineux, que mes yeux se closent !

De faict, elle se pasma soubz le faix des ioyes de l’amour qui esclattèrent en elle comme les plus haultes gammes de l’orgue, qui soleillèrent comme la plus magnificque aurore, qui se coulèrent en ses veines comme le plus fin musc, et laschièrent les liens de la vie en la baillant à ung enfant d’amour, lequel en se logiant faict ung certain tapaige plus remuant que tout aultre. En fin de tout, Berthe cuyda estre à mesme des cieulx du paradis, tant bien elle se treuvoyt, et se resveigla de ce beau resve dedans les bras de Iehan disant :

— Que n’aye esté mariée en Angleterre !

— Ma belle maistresse, feit Iehan, qui oncques ne perceut tant liesse, tu es mariée à moy en France, où les chouses vont encores mieulx, veu que ie suis ung homme qui pour toy donneroyt mille vies, s’il les avoyt !

La paouvre Berthe gecta un cry si vif, que il perça les murs, et saulta hors de son lict comme eust faict une sauterelle de la playe d’Ægypte. Elle se laissa tomber sur ses genoilz à son prie-Dieu, ioingnit les mains et ploura plus de perles que iamais n’en porta la Marie-Magdeleine : — Ha ! ie suis morte, disoyt-elle. Ie suis truphée par ung diable qui a prins visaige d’ange. Ie suis perdue, ie suis mère, pour le seur, d’un bel enfant, sans estre plus coupable que vous, madame la Vierge. Implorez ma graace de Dieu, si ie n’ay celle des hommes sur la terre, ou faictes-moy mourir, à ceste fin que ie ne rougisse point devant monseigneur et maistre.

Oyant que elle ne disoyt rien de maulvais contre luy, Iehan se leva tout pantois de voir Berthe prendre ainsy ceste belle dance à deux. Ains, premier que elle entendit son Gabriel se mouvoir, elle se dressa en pieds vifvement, le resguarda d’un visaige en pleurs et les yeulx allumez de saincte cholère, ce qui les feit moult beaulx à veoir : — Si vous advancez ung seul pas devers moy, feit-elle, ie en feray ung vers la mort !

Et elle print ung poignard à dames.

Sur ce, tant navrante estoyt la tragicque veue de sa poine, que Iehan luy respondit : — Ce ne est point à toy, ains à moy, de mourir, ma chière belle mye, plus aymée que femme le sera oncques sur ceste terre.

— Si vous m’aviez bien aymée, vous ne me auriez pas deffaicte comme ie le suis, veu que ie mourrai plutost que de estre reprouchée par mon espoux.

— Mourrez-vous ? feit-il.

— Pour le seur, feit-elle.

— Doncques, si ie suis icy percé de mille coups, vous aurez la graace de vostre mary, auquel vous direz que, si vostre innocence feut surprinse, vous aurez vengé son honneur en tuant cil qui vous ha trompée. Et ce sera pour moy l’heur le plus grant qui me puisse advenir de mourir pour vous, dès que vous refrongnez à vivre pour moy.

En oyant ce tendre discours dict avecques larmes, Berthe laschia le fer ; Iehan courut sus, et se donna du poignard dedans le sein, disant : — Tel heur se doibt payer par la mort !

Et tomba roide.

Berthe appella sa meschine, tant elle fut effrayée. La meschine vint, et feut notablement effrayée aussy la meschine de veoir ung homme navré dedans la chambre de Madame et Madame qui le soustenoyt, disant : « Que avez-vous faict, mon amy ? » pour ce que elle le cuydoyt mort, et se ramentevoyt sa ioye excessifve, et combien debvoyt estre beau Iehan pour que ung chascun, veoire Imbert, l’existimast fille. Dans sa douleur, elle racontoyt tout à sa meschine, plourant et cryant que ce estoyt bien assez d’avoir sur le cueur la vie d’ung enfant, sans avoir aussy le trespas d’ung homme. Oyant cecy, le paouvre amoureux se benda d’ouvrir l’œil et n’en monstra que le blanc, encores petitement.

— Ha ! madame, ne cryons point, dit la meschine, ne perdons point le sens, et saulvons ce ioly chevalier. Ie vais querir la Fallotte pour ne mettre aulcun physician ni maistre myre en cettuy secret, et, veu que elle est sorcière, elle fera pour plaire à Madame le miracle de boucher ceste blessure sans que il y paroisse.

— Cours ! feit Berthe ; ie t’aymeray et te feray du bien pour ceste assistance.

En avant de tout, la dame et la meschine convindrent de se taire sur ceste adventure et musser Iehan à tous yeulx. Puis, la meschine alla nuictamment chercher la Fallotte, et feut conduicte par sa maistresse iusques en la poterne, pour ce que la guarde ne pouvoyt lever la herse sans ung exprès commandement de Berthe. Berthe treuva son bel amy esvanouy par la force du mal, veu que le sang s’espandoyt par la blessure sans tarir. A ceste veue, elle but ung petit de ce sang, en songiant que Iehan l’avoyt espandu pour elle. Esmeue par ce grant amour et par ce dangier, elle baisoyt ce ioly varlet de plaisir au visaige, bendoyt sa playe en l’estuvant de ses larmes, luy disant de ne pas mourir, et que pour le faire vivre elle l’aymeroyt bien fort. Cuydez que la chastelaine s’esprenoyt moult en observant quelle diversité estoyt entre ung ieune seigneur comme Iehan, blanc, duveté, fleury, et ung vieulx comme Imbert, poilu, iaune, ridé. Ceste différence lui ramentevoyt celle que elle avoyt treuvée au plaisir d’amour. Superfinez par ce souvenir, ses baisers se faisoyent si mielleux, que Iehan reprint ses sens, son resguard s’amelieura, et il put veoir Berthe, de laquelle il requit son pardon d’une voix foible. Ains Berthe luy deffendit de parler, iusques à ce que la Fallotte feust venue. Doncques, tous deux consumèrent le temps à s’aymer par les yeulx, veu que en ceulx de Berthe il n’y avoyt que compassion, et que la compassion est en ces conionctures trez-germaine de l’amour.

La Fallotte estoyt une femme bossue, vehementement soupçonnée de trafficquer en nécromancie, de couratter au sabbat en chevaulchiant ung balay suyvant la coustume des sorcières. Aulcuns l’avoyent veue harnachiant son balay en l’escuyrie qui, comme chascun sçayt, est située ez gouttières des maisons. Pour le vray dire, elle avoyt des arcanes de guarrison, et rendoyt si bons offices aux dames en certaines chouses et aux seigneurs, que elle vesquit ses iours en parfaicte tranquilité, sans rendre l’ame sur ung cent de fagots, ains sur ung lict de plumes, veu que elle amassa de pleines pannerées d’escuz, encore que les physicians la tormentassent, disant que elle vendoyt poisons, ce qui estoyt vray, comme il appert de ceste histoire. La meschine et la Fallotte vindrent sur une mesme bourrique en faisant telles diligences, que le iour ne estoyt point clair lorsque elles arrivèrent au chasteau. La vieille bossue dit, en entrant dedans le pourpriz : « Ores çà, qu’y ha-t-il, mes enfants ? » Ce estoyt sa manière, qui estoit pleine de familiaritez avecques les grans que elle voyoyt trez-petits. Elle mit ses bezicles et visita trez-dextrement la playe, en disant : « Voilà du beau sang, ma mye, vous y avez gousté. Cela va bien, il ha saigné en dehors . » En ce disant, elle lavoyt la blessure d’une esponge fine, au nez de la dame et de la meschine, qui haletoyent. Brief la Fallotte prononça doctoralement que le sire ne mourroyt pas de ce coup, encores, dit-elle à l’aspect de sa main, que il deust périr violentement par le faict de ceste nuictée. Cettuy arrest de chiromancie espouvanta moult Berthe et sa suyvante. La Fallotte prescrivit les remèdes urgens et promit revenir la nuict ensuyvante. De faict, elle soingna la blessure durant une quinzaine de iours, venant les nuicts en secret. Il feut dict aux gens du chasteau par la meschine que ceste damoiselle Sylvie de Rohan estoyt en dangier de mort par suite d’une enfleure de ventre, ce qui debvoyt rester ung mystère pour l’honneur de Madame, laquelle estoyt sa cousine. Ung chascun feut satisfait par ceste bourde, de laquelle il eut la bouche tant pleine, que il en rendit aux aultres.

Les bonnes gens cuyderoyent que ce feut la maladie qui estoyt pleine de dangier : eh bien, point ! ce feut la convalescence, veu que plus Iehan devenoyt fort, plus Berthe devenoyt foible, et tant foible, que elle se laissa cheoir dedans le paradiz où l’avoyt faict monter Iehan. Pour estre brief, elle l’ayma tant et plus. Ains, au courant de ses ioyes, tousiours assassinée par l’apprehension des paroles menassantes de la Fallotte, et tormentée par sa grant religion, elle avoyt en paour sire Imbert, auquel elle feut contraincte d’escribre que il l’avoyt enchargiée d’ung enfant, duquel elle le resgalleroyt à son retourner ; mais elle faisoyt là ung mensonge plus gros que l’enfant. La paouvre Berthe évita son amy Iehan, durant le iour où elle escripvit ceste lettre fourbe, veu que elle ploura à mouiller son mouchenez. Se voyant évité, car ils ne se laissoyent pas plus que le feu ne laisse le bois une foys que il le happe, Iehan crut que elle le haïoyt, et ploura de son costé. A la vesprée, Berthe esmeue des larmes de Iehan, desquelles il y eut marque en ses yeulx, encores que il les essuyast, luy dit la raison de sa douleur, en y meslant l’adveu de ses terreurs en l’endroict de l’advenir, luy remonstrant combien ils estoyent tous deux en faulte, et luy tint des discours tant beaulx, tant chrestiens, tant aornez de larmes divines et oraisons contrites, que Iehan feut touchié au plus profund de son cueur par la foy de sa mye. Ceste amour naïfvement unie à la repentance, ceste noblesse dedans la coulpe, cettuy meslange de foiblesse et de force, eussent, comme disent les anciens autheurs, muté le charactère des tigres, en les attendrissant. Ne vous estomirez point de ce que Iehan feut contrainct à iurer sa parole de bachelier de luy obéir en quoy que ce soyt que elle luy commanderoyt pour la saulver en cettuy monde et dans l’aultre.

Oyant ceste fiance en elle et ceste non-maulvaiseté, Berthe se gecta aux pieds de Iehan en les luy baisant : — O amy ! que ie suis contraincte d’aymer, encores que ce soit ung péché mortel, toy qui es tant bon, tant pitoyable à ta paouvre Berthe, si tu veulx que elle songe tousiours à toy en toute doulceur, et arrester le torrent de ses pleurs, duquel est si gentille et si plaisante la source ; — et, pour la luy monstrer, luy laissa robber ung baiser : — Iehan, reprint-elle après, si tu veulx que le souvenir de nos ioyes célestes, musicques d’anges et perfums d’amour, ne me soit point poisant, et, au contraire, me console aux maulvais iours, fais ce que la Vierge me ha commandé d’ordonner à toy en ung resve où ie la supplioys m’éclairer pour le cas présent, veu que ie l’avoys requise de venir à moy, et elle estoyt advenue. Ores, ie luy remonstroys le supplice horriblement ardent où ie seroys en tremblant pour ce petit qui ià se mouvoyt, et pour le vray père, qui seroyt à la mercy de l’aultre, et pouvoyt expier sa paternité par une mort violente, veu que la Fallotte pouvoyt avoir veu clair dedans la vie future. Lors la belle Vierge me dit en soubriant que l’Ecclise nous offroyt le pardon de nos faultes en suyvant ses commandemens ; que besoing estoyt de faire soy-mesme la part au feu des enfers en s’amendant de bonne heure, avant que le Ciel ne se faschiast. Puis, de son doigt, elle me ha monstré un Iehan pareil à toy, ains comme tu debvroys l’estre, et comme tu le seras, si tu aymes Berthe d’ung amour éterne.

Lors Iehan luy confirma sa parfaicte obéissance, en la relevant, l’asseyant sur ses genoilz et la baisant bien. La paouvre Berthe luy dit alors que cettuy vestement estoyt un froc de moyne, et le requit, en tremblant moult d’esprouver ung refus, de soy mettre en religion et retirer en Marmoustier, au delà de Tours, luy iurant sa foy que elle luy bailleroyt une darrenière nuictée, après laquelle elle ne seroyt plus oncques à luy ni à nul aultre en ce monde. Et par chascun an, en récompense de ce, le lairroyt venir chez elle ung iour, à ceste fin que il veist son enfant. Iehan, lié par son serment, promit de soy mettre en religion au gré de sa mye, en luy disant que au moyen de ce il luy seroyt fidelle, et n’auroyt aultres iouissances d’amour que celles goustées en sa divine accointance, et vivroyt sur leur chiere remembrance. Oyant ces doulces paroles Berthe luy dit que, pour grant que feust son péché, quoy que luy réservast Dieu, ceste heure luy feroyt tout supporter veu que elle ne cuydoyt point avoir esté à ung homme, ains à ung ange.

Doncques ils se couchièrent dedans le nid où leur amour estoyt esclos, ains pour dire ung adieu supresme à toutes ses belles fleurs. Besoing est de croire que le seigneur Cupido se mesla de ceste feste, veu que iamais femme ne perceut ioye pareille en aulcun lieu du monde, et que iamais homme n’en print autant. Le propre du véritable amour est une certaine concordance qui faict que tant plus l’ung donne, tant plus l’aultre reçoit, et réciproquement, comme dans certains cas de la mathématicque où les chouses se multiplient par elles-mesmes à l’infiny. Cettuy problesme n’est explicable aux gens de petite science que par ce que ils voyent ez glaces de Venise, où s’aperçoivent des milliers de figures produictes par une mesme. Ainsy dans les cueurs de deux amans, se multiplient les roses du plaisir en une profundeur caressante, qui les faict s’estomirer que tant de ioye y tienne sans que rien ne crève. Berthe et Iehan auroyent voulu que ceste nuict feust la darrenière de leurs iours, et cuydèrent, à la défaillante langueur qui se coula en leurs veines, que l’amour avoyt résolu de les emporter sur les aësles d’ung baiser mortifère : ains ils tinrent bon, maulgré ces multiplications infinies.

Lendemain, veu que le retourner de messire Imbert de Bastarnay estoyt prouche, la damoiselle Sylvie deut se departir. La paouvre fille laissa sa cousine, en l’arrouzant de pleurs et de baisers : ce estoyt tousiours son darrenier, et le darrenier alla iusqu’à la vesprée. Puis, force feut de la laisser, et il la laissa, quoique le sang de son cueur se figeast comme cire tombée d’ung cierge paschal. Suyvant sa promesse, il se deporta vers Marmoustier, où il entra vers la unziesme heure du iour, et feut mis avecques les novices. Il feut dict à monseigneur de Bastarnay que Sylvie estoyt retournée avecques le mylourd, ce qui signifie le seigneur en languaige d’Angleterre, et par ainsy Berthe ne mentit point en cecy.

La ioye de son mary quand il veit Berthe sans ceincture, veu que elle ne pouvoyt la porter, tant elle estoyt bien engrossée, commença le martyre de ceste paouvre femme, qui ne sçavoyt point trupher, et qui, pour chaque parole faulse, alloyt à son prie-Dieu, plouroyt son sang en eaue par les yeulx, se fondoyt en prières et se recommandoyt à messieurs les saincts du paradiz. Il advint que elle cria si fort à Dieu, que le Seigneur l’entendit, pour ce que il entend tout, il entend et les pierres qui roulent sous les eaux, et les paouvres qui geingnent et les mousches qui volent par les aërs. Il est bon que vous sçaichiez cecy, aultrement vous n’adiouxteriez point foy à ce qui advint. Dieu commanda à l’archange Michel de faire faire à ceste pénitente son enfer sur terre, à ceste fin que elle entrast sans conteste dans le paradiz. Adonques sainct Michel descendit des cieulx sur le porche des enfers, et livra ceste triple ame au diable, en luy disant que il luy estoyt licite de la tormenter durant le demourant de ses iours, en luy monstrant Berthe, Iehan et l’enfant. Le diable, qui, par le bon vouloir de Dieu, est sire de tout mal, dit à l’archange que il s’acquitteroyt dudict messaige. Durant ceste ordonnance du Ciel la vie alloyt son train cy-bas. La gentille dame de Bastarnay bailla le plus bel enfant du monde au sire Imbert, ung garson de lys et de roses, de haulte compréhension comme ung petit Iésus, riant et malicieux comme ung Amour payen, devenant plus beau de iour en iour, tandis que l’aisné tournoyt au cinge comme son père, auquel il ressembloyt à faire paour. Le darrenier estoyt brillant comme une estoile, semblable au père et à la mère, desquels les perfections corporelles et spirituelles avoyent produict ung meslange de graaces inclytes et d’entendement merveilleux. Voyant ce perpétuel miracle de chair et d’esperit meslez en conditions quidditatifves, Bastarnay disoyt que pour son salut éterne il vouldroyt pouvoir faire du cadet l’aisné : qu’il adviseroyt par la protection du Roy. Berthe ne sçavoyt comment se comporter, veu que elle adoroyt l’enfant de Iehan et ne pouvoyt qu’aymer foiblement l’aultre, que néantmoins elle protégeoyt contre les intentions maulvaises de ce bonhomme de Bastarnay. Berthe, contente du chemin que prenoyent les chouses, se chaussa la conscience de menterie, et crut que tout estoyt finé, veu que douze années s’escoulèrent sans aultre meslange que le doubte qui, par aulcunes foys, empoisonnoyt sa ioye. Par chascun an, suyvant la foy baillée, le moyne de Marmoustier, lequel estoyt incogneu de tous, horsmis la meschine, venoyt passer ung iour plein au chasteau pour veoir son enfant, encores que Berthe eust à plusieurs foys supplié frère Iehan, son amy, de renoncer à son droict. Ains Iean luy monstroyt l’enfant, en luy disant : — Tu le vois tous les iours de l’an, et moy ie n’en ay qu’un seul !

Lors la paouvre mère ne treuvoyt aulcun mot à respondre à ceste parole.

Quelques mois avant la darrenière rebellion de monseigneur Loys contre son père, l’enfant marchoyt sur les talons de sa douziesme année, et paroissoyt debvoir estre un grant clerc, tant il estoyt sçavant sur toute science. Oncques le vieux Bastarnay ne se estoyt sentu plus ioyeulx d’estre père, et se résolvoyt d’emmener avecques luy son fils à la Court de Bourgongne, où le duc Charles promettoyt faire à ce bien-aymé fils ung estat à estre envié des princes, veu que il ne haïoyt point les gens de hault entendement. Voyant les chouses accordées ainsy, le diable iugea le temps venu de mal faire ; il print sa queue et la bouta en plein dans ce bon heur, de la belle manière, à ceste fin de le remuer à sa phantaisie.


III

HORRIFICQUES CASTOYEMENS DE BERTHE ET LES EXPIATIONS DE LA DICTE, LAQUELLE MOURUT PARDONNÉE.


La meschine de la dame de Bastarnay, laquelle avoyt lors trente-cinq ans d’aage, s’amouracha d’ung des gens d’armes de Monsieur, et feut assez niaise pour luy laisser prendre quelques pains sur sa fournée, en sorte que il y eut en elle une enflure naturelle que aulcuns playsans nomment en ces provinces une hydropisie de neuf mois. Cette paouvre femme supplia sa bonne maistresse de s’entremettre auprès du sire, à ceste fin que il contraingnist ce maulvais homme à parachever devant l’autel ce que il avoyt commencé dedans le lict. Madame de Bastarnay n’eut point de poine à obtenir ceste graace du sire, et la meschine feut bien ayse. Ains le vieil homme de guerre, qui tousiours estoyt rude en diable, feit venir en son pretoire son lieutenant auquel il chanta pouille, en luy commandant soubz poine de la hart, d’espouser la meschine, ce que le souldard ayma mieulx, tenant plus à son col qu’à sa tranquilité. Bastarnay manda aussy la femelle, à laquelle il crut debvoir, pour l’honneur de sa maison, chanter une litanie remuée d’épithètes, aornée de franfreluches horriblement sonnantes, en luy faisant redoubter, en manière de punition, de n’estre point mariée, mais gectée en une fosse de la geole. La meschine cuyda que Madame se vouloyt deffaire d’elle à ceste fin d’enterrer les secrets sur la naissance de son chier fils. Dans ce pensier, alors que ce vieulx cinge luy dit ces oultraigeuses paroles, à sçavoir, que il falloyt estre fol pour avoir une pute chez soy, elle luy respondit qu’il estoyt archifol pour le seur, veu que depuis ung long temps sa femme avoyt esté emputanée, et par un moyne encores, ce qui pour ung homme de guerre est le pire destin.

Cherchez le plus grant oraige que vous ayez veu en vostre vie, et vous aurez une foible imaige de la cholère verde en laquelle tomba le vieillard assailly en ung endroict de son cueur où estoyt une triple vie. Il print la meschine à la gorge, et vouloyt l’occire incontinent. Ains elle, pour avoir raison, déduisit le pourquoy, le comment, et dit que, s’il n’avoyt nulle fiance en elle, il pouvoyt se reposer sur ses aureilles, en se mussant au iour où viendroyt don Iehan de Sacchez, prieur de Marmoustier : il entendroyt lors les devis du père, qui se solacioyt de son quaresme annuel, et baisoyt en ung iour son fils pour ung an. Imbert dit à ceste femme de desguerpir du chasteau, veu que, si elle accusoyt vray, il la tueroyt aussy bien que si elle avoyt inventé des menteries. Lors, en ung brief moment, il luy bailla cent escuz oultre son homme, leur enioignant à tous deux de ne se point couchier en Touraine, et, pour plus de seureté, feurent conduicts en Bourgongne par ung officier de mon dict sieur de Bastarnay. Il advisa sa femme de leur despartie, en luy disant que ceste meschine estoyt ung fruict guasté, et avoyt iugé saige la gecter hors, ains luy avoyt donné cent escuz et treuvé ung employ pour le gars en la Court de Bourgongne. Berthe feut estonnée de sçavoir sa meschine hors du chasteau, sans avoir receu congé d’elle qui estoyt sa maistresse ; ains elle ne sonna mot. Puis tost après elle eut aultres pois à lier, veu que elle entra en de vifves apprehensions, pour ce que le sire changea de fassons, commença de comparer les ressemblances de son aisné, avecques luy-mesme, et ne treuva rien de son nez, ni de son front, ni de cecy, ni de cela, chez cettuy cadet, que il aymoyt tant.

— Il est tout moy-mesme, respondit Berthe en ung iour que il faisoyt de ces équivocques : ne sçavez-vous point que, dans les bons mesnaiges, les fieux se font par les marys et par les femmes, ung chascun sa volte, ou souvent de compaignie, pour ce que la mère fund ses esperits avecques les esperits vitaulx du père ? et aulcuns myres se iactent d’avoir veu moult enfans produicts sans nulle pourtraycteure de l’ung ni de l’aultre, disant ces mystères estre à la phantaisie de Dieu.

— Vous estes devenue sçavante, ma mye, respondit Bastarnay. Ains, moy qui suis ung ignare, ie cuyde que ung enfant qui ressembleroyt à ung moyne…

— Seroyt faict par cettuy moyne ? dit Berthe en le resguardant sans paour au visaige, encores que il courust glace en ses veines au lieu de sang.

Le bonhomme crut errer et mauldit sa meschine, ains ne feut que plus ardent à vérifier le cas. Comme le iour deu à dom Iehan se faisoyt prouche, Berthe, mise en deffiance par ceste parole, luy escripvit son bon vouloir estre que il ne vinst pas ceste année, se réservant de luy dire le pourquoy ; puis, elle alla requerir la Fallotte à Losches de remettre sa lettre à don Iehan, cuydant tout sauf pour l’heure présente. Elle feut d’autant plus ayse d’avoir escript à son amy le prieur, que sire Imbert, qui, vers le temps assigné pour la feste annuelle du paouvre moyne, avoyt accoustumé voyaiger en la province de Maine, où il possédoyt grans biens, y faillit ceste foys, en obiectant les préparatifves de la sédition que souloyt faire monseigneur Loys à son paouvre père, qui feut si marry de ceste prinse d’armes, que il en mourut, comme ung chascun sçayt. Ceste raison estoyt tant bonne, que la paouvre Berthe donna dans les toiles et se tint en repos. Au iour dict, le prieur advint sans faulte. Berthe, le voyant, blesmit et luy demanda s’il n’avoyt point receu son messaige.

— Quel messaige ? dit Iehan.

— Nous sommes doncques perdus, l’enfant, toy et moy, respondit Berthe.

— Pourquoy ? feit le prieur.

— Ie ne sçays, dit-elle, mais vécy nostre iour extresme advenu.

Elle s’enquit de son bien-aymé fils où estoyt Bastarnay. Le ieune homme luy dit que son père avoyt esté mandé par ung exprès à Losches et ne debvoyt retourner qu’à la vesprée. Sur ce, Iehan voulut, maulgré sa mye, demourer avecques elle et son chier enfant, l’acertenant qu’aulcun meschief ne pouvoyt advenir après douze années escheues depuis la Noël de leur fieu. En ces iours où estoyt festée la nuictée aux adventures que vous sçavez, la paouvre Berthe demouroyt en sa chambre avecques le paouvre moyne iusques au souper. Ains, en ceste conioncture, les deux amans, hastez par les apprehensions de Berthe, lesquelles feurent espousées par dom Iehan dès que sa mye les luy grabela, disnèrent tost, encore que le prieur de Marmoustier raffermist le cueur à Berthe en luy remonstrant les priviléges de l’Ecclise, et combien Bastarnay, desià mal en Court, auroyt paour de faire ung attentat sur ung dignitaire de Marmoustier. Alors que ils se placèrent à la table, leur petit iouoyt par adventure, et, maulgré les itératifves prières de sa mère, ne voulut laisser le ieu, veu que il tournoyoit par la court du chastel, chevauchiant un fin genest d’Hespaigne, duquel monseigneur Charles de Bourgongne avoyt guerdonné Bastarnay. Et pour ce que les ieunes gars ayment à se vieillir, que les varlets font les bacheliers, que les bacheliers soulent faire les chevaliers, ce petit se complaisoyt à monstrer à son amy le moyne combien il estoyt devenu grant : il faisoyt saulter le genest comme puce ez toiles, et ne bougioyt ne plus ne moins que s’il eust esté vieulx soubz le harnoys.

— Laisse-le faire à sa guyse, ma chière mye, disoyt le moyne à Berthe. Les enfans indociles se tournent souvent en grans charactères.

Berthe mangioyt petitement, car le cueur s’enfloyt comme esponge en l’eaue. Aux primes morceaulx, le moyne, qui estoyt grant clerc, sentit en son estomach ung trouble et en son palais une ascre picqûre de venin qui luy feit soupçonner que le sire de Bastarnay leur avoyt à tous baillé le bouccon. Paravant que il eust cet acertenement, Berthe avoyt ia mangié. Soubdain le moyne renversa la nappe et gecta le tout dedans l’aatre, disant à Berthe son soupçon. Berthe mercia la Vierge de ce que son fils avoyt esté tant féru de iouer. Ne perdant point le sens, dom Iehan se remembra son prime mestier de paige, saulta dedans la court, osta son fils de dessus le genest, l’enfourcha tost, vola par la campaigne avecques telle diligence, que vous auriez cuydé veoir une estoile filante, si vous l’eussiez veu donnant du talon dedans le flanc dudict genest à l’esventrer, et feut à Losches chez la Fallotte en ung temps que le diable seul auroyt pu mettre à aller dudict chastel à Losches. Le moyne feit le compte de son cas à la Fallotte en deux mots, veu que desià le poison luy grezilloyt en la fressure, et la requit luy bailler ung contre-poison.

— Las ! dit ceste sorcière, si ie avoys sceu que ce feust pour vous que ie livroys mon poison, i’auroys receu dedans le gozier la lame du poignard duquel ie estoys menassée, et auroys laissé ma paouvre vie pour saulver celle d’ung homme de Dieu, et la plus gente femme qui oncques ha flory sur ceste terre, veu que, mon chier amy, ie n’ay que ce demourant de contre-poison en ceste fiole.

— Y en a-t-il pour elle ?

— Oui ; ains allez tost, feit la vieille.

Le moyne revint plus esraument encores que il n’estoyt venu, si bien que le genest creva soubz luy dedans la court. Il arriva en la chambre où Berthe, cuydant son heure extresme advenue, baysoyt son enfant en se tordant comme ung lezard au feu, et ne gectoyt pas ung cry sur elle, ains sur cettuy enfant abandonné à la cholère de Bastarnay, oubliant ses torteures à la veue de ce cruel advenir.

— Prends, feit le moyne ; moy, i’ay la vie saulve.

Dom Iehan eut le fier couraige de dire ceste parole d’ung visaige ferme, encores que il sentist les griphes de la mort luy saisir le cueur. Si tost que Berthe eut bu, prieur de cheoir mort, non sans baiser son fils et resguarder sa mye d’ung œil qui ne varia plus mesmes après son darrenier sospir. Ceste veue la glassa comme marbre et l’espouvanta tant, que elle demoura roide devant ce mort estendu au rez de ses pieds, serrant la main à son enfant qui plouroyt, tandis que elle avoyt au contraire ung œil sec comme la mer Rouge alors que les Hébreux la passèrent conduicts par le baron Moïse, veu que elle cuydoyt y avoir sables aguz roulant soubz les paupières. Priez pour elle, ames charitables, pour ce que aulcune femme ne feut autant gehennée, en devinant que son amy lui saulvoyt la vie à ses despens. Aydée par son fils, elle bouta elle-mesme le moyne en plain lict, et se dressa en pieds auprès, priant avecques son fils auquel elle dit lors que cettuy prieur estoyt son vray père. En cet estat attendit la male heure, et la male heure ne luy faillit point, veu que, vers la unziesme heure, Bastarnay vint et luy feut dict, à la herse, que le moyne estoyt mort, et point Madame ne l’enfant, et veit son beau genest crevé. Lors esmeu par ung furieux dezir d’occire Berthe et le fils au moyne, il franchit les degrez d’ung sault ; ains à la veue de cettuy mort pour qui sa femme et le fils récitoyent des litanies sans les interrompre, n’ayant point d’aureilles pour ces vehémentes querimonies, n’ayant point d’yeulx pour veoir ses tourdions et menasses, il n’eut plus le couraige de perpetrer ce noir forfaict. Après ce prime feu gecté, ne sçeut que résouldre et alloyt par la salle comme ung homme couard et prins en faulte, féru par ces prières tousiours dictes sur cettuy moyne. La nuict feut consumée en pleurs, gémissemens et oraisons. Par ung exprès commandement de Madame, la meschine avoyt esté lui achepter à Losches ung vestement de demoiselle noble, et pour son paouvre petit ung cheval et des armes d’escuyer ; ce que voyant le sieur de Bastarnay feut trez-estonné ; lors il envoya querir Madame et le fils au moyne, ains ne l’enfant ne la mère ne donnèrent de response, et pouillèrent les vestemens acheptez par la meschine. Par ordre de Berthe, ceste meschine faisoyt le compte de la maison de Madame, disposoyt ses habits, perles, joyaulx, diamans, comme se disposent ces chouses pour le renoncement d’une veufve à ses droicts. Berthe ordonna mesme de placer, sur le tout, son aumosnière, à ceste fin que la cerémonie feust parfaicte. Le bruit de ces préparatifves courut par la maison ; ung chascun veit alors que Madame alloyt la laisser, ce qui engendra la marrisson dans tous les cueurs, veoir mesmes en l’ame d’ung petit marmiteux venu ceste sepmaine, lequel plouroyt pour ce que Madame luy avoyt ià dict ung mot gracieux. Espouvanté de ces apprests, le vieux Bastarnay vint en la chambre de Madame, et la treuva plourant auprès du corps de Iehan, car les larmes estoyent advenues ; ains les seicha, voyant son sieur espoux. A ses interroguations sans numbre elle respondit briefvement par l’aveu de sa coulpe, disant comment elle avoyt esté truphée ; comment le paouvre paige avoyt esté navré, monstrant sur le mort la blessure du poignard ; combien avoyt esté longue sa guarrison ; puis comment, par obéissance pour elle et par pénitence envers les hommes et Dieu, avoyt esté soy mettre en religion en abandonnant sa belle vie de chevalier, laissant finer son nom, ce qui certes estoyt pire que la mort ; comment elle, en vengeant son honneur, avoyt songié que Dieu mesme n’auroyt reffusé ung iour par an à ce moyne pour veoir ce fils auquel il sacrifioyt tout ; comment, ne voulant vivre avecques ung meurdrier, elle quittoyt sa maison en y laissant ses biens ; puis que, si l’honneur des Bastarnay se treuvoyt maculé, ce estoyt luy, non elle, qui faisoyt la honte, pour ce que en cettuy meschief elle avoyt accommodé les chouses au mieulx ; finablement, adiouxta le vœu d’aller par monts et par vaulx, elle et son fils, iusques à ce que tout feust expié, veu que elle sçavoyt comment expier le tout.

Ayant dit noblement et d’un visaige pasle ces belles paroles, elle print son enfant par la main et yssit en grant deuil, plus magnificquement belle que ne feut la damoiselle Agar à sa despartie de chez le patriarche Abraham, et si fière, que tous les gens de la maison se genoillèrent à son passaige en l’implourant à mains ioinctes comme Nostre-Dame de la Riche. Ce feut pitoyable de veoir aller quinauld à sa suite le sieur de Bastarnay plourant, recognoissant sa coulpe et désespéré comme ung homme conduict en l’eschaffaud pour y estre deffaict.

Berthe ne voulut entendre rien. La désolation estoyt si grant, que elle treuva la herse baissée et hasta le pas pour yssir du chastel, en redoubtant que elle ne feut soubdain levée ; ains nul n’avoyt ne raison ne cueur. Berthe s’assit à la margelle des douves, en veue de tout le chastel, qui la prioyt avecques larmes y demourer. Le paouvre sire estoyt debout, la main sur la chaisne de sa herse, muet comme ung des saincts de pierre engravez au dessus du porche ; il veit Berthe commander à son fils de secouer la pouldre de sa chaussure sur la voye du pont, à ceste fin de ne rien avoir aux Bastarnay, et elle feit pareillement. Puis monstra du doigt à son fils le sire, par un geste grave, et luy tint ce languaige :

— Enfant, vécy le meurdrier de ton père, lequel estoyt, comme tu sçays, le paouvre prieur ; ains tu has prins le nom de cet homme. Ores doncques tu verras à le luy rendre, de mesmes que tu laisses cy la poudre prinse avecques tes soliers en son chastel. Pour ce qui est de ta nourriture en sa maison, nous solderons aussy le compte, Dieu aydant.

Oyant ceste querimonie, le vieulx Bastarnay eust laissé tout ung moustier de moynes à sa femme pour ne point estre abandonné par elle et par ung escuyer capable d’estre le los de sa maison, et demoura la teste penchiée aux chaisnes.

— Démon ! feit Berthe, sans sçavoir quelle estoyt sa part en cecy, es-tu content ? Advienne lors en ceste ruyne l’assistance de Dieu, des saincts et archanges, que i’ay tant priez !

Berthe eut soubdain le cueur emply de sainctes consolations, veu que la bannière du grand moustier torna la route d’un champ et apparut accompaignée des chants de l’Ecclise, qui esclattèrent comme voix célestes. Les moynes, informés du meurtre perpetré sur leur bien-aymé prieur, venoyent chercher son corps processionnellement, assistez de la iustice ecclésiasticque. Voyant ce, le sire de Bastarnay eut à grant poine le temps d’yssir par la poterne avecques son monde et se départit vers monseigneur Loys, laissant tout à trac.

La pauvre Berthe, en croupe derrière son fils, vint à Montbazon faire ses adieux à son père, luy disant que elle mourroyt de ce coup, et feut reconfortée par ceulx de sa gent, qui se bendèrent à luy remettre le cueur en estat, ains sans le pouvoir. Le vieulx sire de Rohan guerdonna son petit-fils d’une belle armeure, luy disant de si bien conquester gloire et honneur par ses haults faicts, que il tornast ceste coulpe maternelle en los éterne. Ains madame de Bastarnay n’avoyt bouté dedans l’esperit de son chier fils aultre pensier que celluy de réparer le dommaige, à ceste fin de la saulver, elle et Iehan, de la damnation éterne. Tous deux allèrent doncques ez lieux où se faisoyt la rebellion, en dezir de rendre tel service à mondict sieur de Bastarnay que il receust d’eux plus que la vie. Ores le feu de la sédition estoyt, comme ung chascun sçayt, aux environs d’Engoulesme et de Bourdeaux en Guyenne, et aultres endroicts du royaulme où debvoyent avoir lieu grosses batailles et rencontres entre les séditieux et les armées royales. La principale qui fina la guerre feut livrée entre Ruffec et Engoulesme, où feurent pendus et iusticiez les gens prins. Ceste bataille, commandée par le vieulx Bastarnay, se bailla environ le mois de novembre, sept mois après le meurtre de dom Jehan. Ores, le baron se sçavoyt recommandé au prosne pour avoir la teste tranchée comme prime conseiller de monseigneur Loys. Doncques, alors que les siens feurent aval de route, le bonhomme se veit serré entre six hommes d’armes déterminez à le saisir. Lors il comprint que on le vouloyt vivant pour procéder à l’encontre de sa maison ; ruyner son nom et confisquer ses biens. Le paouvre sire ayma mieulx périr pour saulver sa gent et guarder les domaines à son fils ; il se deffendit comme ung vray lion que il estoyt. Maulgré leur numbre, ces dicts souldards, voyant tumbez trois des leurs, feurent contraincts d’assaillir Bastarnay au risque de l’occire, et se gectèrent ensemblement sur luy, après avoir mis ses deux escuyers et un paige à bas. En cet extresme dangier, ung escuyer aux armes de Rohan fondit sur les assaillans comme ung fouldre, en tua deux, criant : « Dieu saulve les Bastarnay ! » Le troisiesme homme d’armes, qui ià tenoyt le vieulx Bastarnay, feut si bien féru par cettuy escuyer, que force lui feut de laschier, et se retourna contre l’escuyer auquel il donna de son poignard au deffault du gorgerin. Bastarnay estoyt trop bon compaignon pour s’enfuir sans bailler secours au libérateur de sa maison, qu’il veit navré en se retournant. Lors, il deffit d’un coup de masse l’homme d’armes, print l’escuyer en travers son cheval et gaigna les champs, conduict par un guide qui le mena dedans le castel de la Roche-Foucauld, où il entra nuictamment, et treuva Berthe de Rohan dans la grant salle, qui luy avoyt moyenné ce retraict. Ains, en deshouzant son saulveur, recogneut le fils de Iehan, lequel expira iuz la table, en baisant sa mère par ung darrenier effort, et luy dit à haulte voix : « Ma mère, nous sommes quittes envers luy ! » Oyant ceste parole, la mère accolla le corps de son enfant d’amour et s’y conioingnit pour ung iamais, veu que elle trespassa de douleur sans avoir cure ne soulcy du pardon et repentance du Bastarnay.

Ce meschief estrange advança tant le darrenier iour du paouvre sire, que il ne veit point l’advènement du bon sire Loys le unziesme. Il funda une messe quotidienne à l’ecclise de la Roche-Foucauld, en laquelle il plaça dedans la mesme tumbe le fils et la mère avecques ung grant tumbeau escript en latin, où leur vie est moult honorée.

Les moralitez que ung chascun peut sugcer de ceste histoire sont moult prouffictables pour le train de la vie, veu que cecy demonstre combien les gentilshommes doibvent estre cortoys avecques les bien aymez de leurs femmes. D’abundant, cecy nous enseigne que tous enfans sont des biens envoyez par Dieu mesme et sur lesquels les pères, faulx ou vrays, ne sçauroyent avoir droict de meurtre, comme iadis à Rome par une loy payenne et abominable, laquelle ne sied point à la chrestienté, où nous sommes tous fils de Dieu.