Les Contemporains/Sixième série/Lamartine

Boivin & Cie, éditeurs (Sixième sériep. 79-224).

LAMARTINE[1]

I

M. Émile Deschanel vient de publier sur Lamartine deux volumes qui sont, j’imagine, le résumé de son cours du Collège de France. Ces deux volumes sont d’un vif agrément et, par endroits, d’une chaleur de coeur communicative. La partie qui concerne le rôle et l’évolution politiques du poète me paraît neuve, ou tout comme. — M. Félix Reyssié, avocat à Mâcon, nous a décrit, avec une pieuse exactitude, la maison et le pays natal de son illustre compatriote ; et son heureuse diligence a su rassembler, sur l’enfance et la jeunesse de l’auteur des Méditations, des documents d’une réelle saveur. — Le noble poète Charles de Pomairols, étudiant l’intelligence et l’art de Lamartine, a défini avec la plus affectueuse pénétration cette âme un peu cousine de la sienne. — Enfin, M. Anatole France, qui assurément n’ignore pas que les légendes ont leur prix, mais qui, comme M. l’abbé Jérôme Coignard, ne s’en fait jamais accroire et n’aime que les illusions qu’il lui plaît de se donner, nous a conté l’histoire de la véritable Elvire, laquelle fut une petite femme obligeante et bonne, exaltée en amitié, un peu bavarde dans ses lettres, un peu quémandeuse et tracassière, d’ailleurs d’une santé déplorable et qui devait mal s’accommoder des promenades nocturnes sur l’eau ou des courses dans les bois de Chaville au mois de mars…

Il y a des gens à qui les découvertes de cette espèce paraissent très inutiles ou un peu affligeantes. Pourquoi ? M. Deschanel rappelle un passage de Sainte-Beuve : « Lamartine est, de tous les poètes célèbres, celui qui se prête le moins à une biographie exacte, à une chronologie minutieuse, aux petits faits et aux anecdotes choisies… Il est permis, en parlant d’un tel homme, de s’attacher à l’esprit du temps plutôt qu’aux détails vulgaires, qui, chez d’autres, pourraient être caractéristiques… » De ce sentiment de Sainte-Beuve, M. de Vogüé nous donne, avec sa magnificence habituelle, la raison philosophique : « En quoi votre décomposition par l’analyse est-elle plus légitime que la création synthétique de la foule ? Dans une de ses poésies écrites loin de Milly, Lamartine avait parlé par erreur d’un lierre qui tapissait le mur de la maison ; il n’en existait point : par une inspiration délicate, sa mère planta le lierre absent et fit du mensonge une vérité. La foule, aidée par le temps, agit comme cette mère : elle achève l’œuvre du poète, elle fait des vérités de ses erreurs. Son opération est normale, conforme au travail de la Nature, qui retouche constamment ses oeuvres, pour dégager les grandes lignes, pour les débarrasser du caduc et de l’accessoire. Ce qui crée de la vie est supérieur à ce qui en détruit. » — « Nous n’ôterons pas le lierre », dit gentiment M. Deschanel.

Mais il revendique ensuite le droit, sinon de l’ôter, au moins de l’écarter. Et, en effet, tout le long de son étude, il l’écarte respectueusement, et il a bien raison.

Il a pu m’arriver à moi-même de répéter après d’autres, croyant exprimer une opinion distinguée : « La légende est plus vraie que l’histoire. » J’ai peur maintenant que ce ne soient là des mots. Nous devons certes tenir compte de la légende, puisque la légende c’est l’idée que le plus grand nombre des hommes se sont faite ou ont fini par se faire d’un personnage historique. Il est à croire que ce personnage avait du moins en lui de quoi suggérer cette idée : et ainsi la légende exprime presque toujours avec force les traits caractéristiques de l’homme qu’elle magnifie. Par suite, elle peut être d’un grand secours pour retrouver et reconstituer ce qui fut le « vrai ». Mais prétendre qu’elle est elle-même le vrai « supérieur », — comme s’il y avait plusieurs vérités, — ne pensez-vous pas que c’est pure phraséologie ? Il suffit peut-être de dire que la légende, étant de l’histoire simplifiée et achevée par le rêve, est généralement plus belle que l’histoire, et que par là elle mérite notre respect. Vous ajouterez, si vous voulez, qu’elle peut être bienfaisante, propagatrice de générosité, de foi, de vertu, et qu’à ce titre également nous la devons révérer… Et encore, il y a légende et légende. Il en est de plates et totalement insignifiantes ; il en est de funestes. Et il y en a plusieurs, et contradictoires, sur les mêmes hommes et les mêmes événements. « Ce qui crée de la vie (c’est-à-dire la légende) est supérieur, dites-vous, à ce qui en détruit (c’est-à-dire à la critique). » Soit, n’ayons nul souci de la vérité, qui pourtant, même humble et fragmentaire, même inquiétante et triste, me semblait désirable et vénérable, uniquement parce qu’elle est la vérité. Mais, enfin, toute légende ne « crée » pas « de la vie », et, d’autre part, toute critique n’en « détruit » pas. Alors ?… Je comprends de moins en moins.

Pour en revenir à Lamartine, je crois bien que, quelques lézardes qu’on m’eût montrées sous « le lierre », et quelques faiblesses que la critique m’eût révélées en lui sous le déguisement de la légende, j’en eusse pris mon parti, puisque je l’aime. Que dis-je ! il y aurait eu, dans mon amour, de la pitié, du pardon, du chagrin, un retour chrétien sur moi-même : et ainsi, cette fois encore, la critique, loin de « détruire » de la vie, en eût « créé », puisqu’elle eût provoqué en moi des mouvements profitables, en somme, à ma vie morale. Mais il se trouve que la critique, appliquée à la personne de Lamartine, ne compromet que fort peu sa légende, ou même (on pourrait aller jusque-là) la modifie et la précise à son avantage.

Au surplus, qu’est-ce que la « légende » de Lamartine ? Celle, apparemment, qu’il a arrangée lui-même dans ses Confidences et ses Commentaires et que la foule a acceptée. L’image résumée qui s’en dégage, — quoique d’ailleurs plus d’un endroit des Confidences y contredise un peu, — c’est quelque chose d’assez ressemblant à la vignette de certaines éditions anciennes des Méditations poétiques : un long poète sur un promontoire, les cheveux dans le vent, une harpe à son côté… Ce Lamartine de la légende, couvé sous les douze ailes croisées de sa sainte mère et de ses cinq anges de soeurs, dolent, pieux, féminin, la harpe de David appuyée contre sa longue redingote, nous offense presque par je ne sais quoi de trop suave, de trop angélisé, de fadement théâtral. Si on voulait le mal prendre, ce serait tout justement le « grand dadais » qui déplaisait si fort à Chateaubriand.

Les recherches de MM. Deschanel et Reyssié lui prêtent un tout autre relief ; et, par conséquent, c’est ici l’histoire ou la critique qui « crée de la vie », et c’est la légende qui « en détruit ».


II

LA JEUNESSE DE LAMARTINE.

Le futur chantre des Harmonies était un rustique, un vrai petit Bourguignon. M. Émile Deschanel nous dit, dans une page colorée : « Il ne faut pas du tout, comme on l’a fait, se figurer un enfant blond et mou, fait de roses et de miel. Il est dru, et même assez rude, résistant, ayant du silex dans sa complexion, comme le terroir de ses vignes ; prompt à s’exalter et prompt à s’abattre, d’un ressort puissant, d’une trempe d’acier, avec des alternances de tristesse, encore impétueux dans ses crises de pleurs et de sanglots enfantins ; difficile à manier et à conduire ; riche de sève comme les ceps du Mâconnais : il en est un lui-même ; c’est là qu’il a pris terre et ciel : tout son être physique et moral est né de ce Milly, y a jeté des racines profondes, y a poussé en pleine terre de craie et en plein air, y a puisé tous les aromes et tous les sucs de son génie poétique et oratoire. Milly ne fait qu’un avec Lamartine. »

Et M. Félix Reyssié, opposant au portrait romantique « vague, impalpable », que le Lamartine des Confidences nous trace du Lamartine enfant, certain dessin au crayon qui nous le représente au naturel, à l’âge de huit ans : « C’est un bon gros garçon joufflu, l’air étonné, la bouche bée, le nez en l’air, cheveux en broussailles, l’air éveillé pourtant ; en somme, un beau gars de Milly qui a bien employé son temps et se porte à merveille. » — Et, à ce propos, je vous recommande la description que M. Reyssié nous fait de Milly, de Saint-Point et des environs, bref, de la nature au milieu de laquelle grandit Lamartine : paysage de Sicile ou de Grèce pendant l’été, de Norvège ou d’Écosse à partir de l’arrière-automne ; paysage aéré et découvert, à grandes lignes, avec beaucoup de ciel ; dont les images emplirent pour jamais les yeux du jeune rêveur et qui, — avec certains sites d’Italie, — forment le « décor », toujours largement baigné d’air et découpé en vastes plans, des Harmonies et des Méditations. Ces pages de M. Félix Reyssié, c’est de la géographie vivifiée par l’amour.

L’enfance, l’adolescence et la jeunesse de Lamartine, — jusqu’à vingt-huit ou trente ans, — furent celles d’un hobereau assez pauvre, très vivace, même un peu rude, qui eut beaucoup de temps pour s’ennuyer et rêver et qui se forma à peu près tout seul. Enfant, il courait la montagne avec les petits paysans, une miche de pain et un fromage de chèvre dans sa poche. — La première éducation qu’il reçut de sa mère ne paraît pas avoir été tout à fait cette éducation molle, tendre, fondante, les yeux dans les yeux ou la tête dans les plis de la jupe maternelle, dont il parle dans les Confidences. Voici, selon le Manuscrit de ma mère, l’emploi de la journée : « La messe tous les jours à sept heures ; lecture de la Bible ; leçon de grammaire ; lecture de l’histoire de France ou de l’histoire ancienne ; le soir, après dîner, quelques vers des fables de La Fontaine ; puis la prière en commun accompagnée d’une petite méditation improvisée à haute voix. » — À dix ans, on le met dans une petite pension, à Lyon. Il s’y ennuie et, la seconde année, il s’en échappe. On le met alors au collège de Belley, chez les Pères de la Foi. Il s’y trouve bien et y fait de passables études, purement littéraires, et à l’ancienne mode.

Après le collège, il revient vivre à Milly, lisant au hasard, se promenant, chassant, rêvant. Dans les intervalles du rêve, « il remplit de ses escapades amoureuses, nous dit M. Deschanel, les pentes du Vergisson et du Solutré. Qu’on y applaudisse ou qu’on le regrette, il était, comme le roi Henri, un vert galant. Le peu qui restait des belles de ce temps-là dans les vallées du Mâconnais en savaient bien que dire, naguère encore. » Il passe ses hivers à Mâcon ou à Lyon, sous prétexte d’y faire son droit, et y mène, autant qu’il peut, joyeuse vie. Il apprend le violoncelle et la flûte ; il apprend l’anglais et l’italien. Pour se distraire, il envoie des vers à l’Académie de Besançon, à l’Athénée de Niort, à l’Athénée d’Avignon, aux Jeux floraux de Toulouse, — et ne remporte aucun prix. Puis, il se fait recevoir membre de l’Académie de Saône-et-Loire (je vous rappelle que ces choses se passent longtemps avant les chemins de fer et quand les provinces avaient, plus qu’aujourd’hui, leur vie propre). Il compose, pour sa réception, un discours sur l’Étude des littératures étrangères, qui témoigne tout au moins d’une assez grande ouverture et liberté d’esprit.

Il va en Italie, loge à Naples, chez un de ses parents, directeur d’une manufacture de tabacs, et y connaît la petite plieuse de cigarettes dont il fera Graziella. Parties carrées sur le lac de Baïa avec l’ami Virieu, — Lamartine ayant sa Prociditane et Virieu sa Sorrentine. Puis Alphonse revient à Milly, faute d’argent. Il s’ennuie, a des humeurs noires. Il va à Paris, s’amuse, joue, fait des dettes que sa mère a bien de la peine à payer. Nouveau retour à Milly, et, derechef, il rêve, s’ennuie, rime par-ci par-là, jette sur le papier ce qui lui vient, tourmenté de désirs vagues, d’une ambition indéfinie ; souvent malade du foie.

L’invasion, les Cent jours, Waterloo le secouent. Avant et après les Cent jours, il est dans les gardes du corps. — Puis c’est, au lac du Bourget, sa rencontre avec Mme Charles, celle qui sera Elvire et qui restera, en somme, son plus grand amour. Il est obligé de passer une année loin d’elle, toujours faute d’argent ; puis elle meurt ; puis il est lui-même très malade. Tout cela approfondit sa sensibilité ; il en résulte qu’il écrit, pour la première fois, des vers originaux, des vers « lamartiniens ». Vers la même époque, il est très répandu à Paris, dans le monde aristocratique ; des femmes s’intéressent à lui ; des copies de ses vers circulent ; on commence à s’apercevoir qu’il est quelqu’un. Et les premières Méditations paraissent en mars 1820, sans nom d’auteur : une mince plaquette contenant seulement vingt-quatre pièces.

Voilà, en abrégé, la vie extérieure de Lamartine jusqu’à trente ans. Était-il donc si inutile de la connaître ? Vie de campagnard et de solitaire, mais non pas d’Éliacin, car ses solitudes sont coupées, tous les hivers, de « bordées » provinciales de fils de famille. Pas une influence, pas une direction : c’est un sauvageon qui pousse à sa fantaisie. Seulement, une correspondance assez copieuse avec deux ou trois amis intimes, très abandonnée, très naïve, où il apparaît surtout qu’il a un fond d’âme très noble, qu’il souffre de ne rien faire, de n’être rien « à son âge », et qu’il est toujours en gésine de quelque chose, sans savoir au juste de quoi. J’estime qu’il faut bénir cette oisiveté rêvasseuse et ce malaise qui le conduisirent jusqu’à la trentaine. Je suis charmé qu’il n’ait pas été précoce. Jugez ce qu’il put accumuler en lui d’impressions, de sentiments et d’idées. Il est excellent d’avoir vécu, ou même, simplement, de s’être laissé vivre, avant d’écrire. C’est sans doute parce qu’il ne produisit rien jusqu’à trente ans que Lamartine put improviser avec magnificence jusqu’à quatre-vingts. Musset, qui écrivit d’admirables vers à dix-huit ans, était vidé à quarante. Hugo, qui, à quinze ans, faisait des vers comme un homme, attendit vingt ans pour être pleinement lui-même, pour nous donner avec les Contemplations, son vrai chef-d’œuvre lyrique. Nous voyons que, presque toujours, les écrivains qui ont débuté sur le tard, La Fontaine, Molière, Rousseau, Gustave Flaubert, Montaigne et Rabelais si vous voulez, nous ont donné, du premier coup, les livres les plus rares, les plus pleins, les plus savoureux. Ce pauvre Maupassant avait canoté, chassé, et regardé tranquillement autour de lui jusqu’à la trentaine, avant de débuter par la merveille que l’on sait. — Ce qui gonfle de sève ces exubérantes Harmonies, ce paradisiaque Jocelyn et cette inégale, monstrueuse et splendide Chute d’un ange, ce sont peut-être les douze ans d’oisiveté inquiète où il se chercha lui-même et où se forma en lui comme un vaste et secret réservoir de poésie inexprimée. Il n’avait plus désormais qu’à laisser couler…

J’ai dit que le jeune gentilhomme campagnard dépeint par MM. Reyssié et Deschanel n’avait rien de l’Éliacin que plusieurs s’étaient figuré. Il n’était pas fort tendre ; il bousculait parfois ses petites sœurs. Toutefois, d’avoir été élevé par une très pieuse et très douce femme et au milieu de cette « nichée de colombes » (comme Royer-Collard appelle les soeurs de Lamartine), on pense bien qu’il lui en resta quelque chose. Heureusement. Il en garda une grâce, mais superposée, si l’on peut dire, à une très vigoureuse virilité. Tels ces héros de légende qui ont des airs de vierges, avec des musculatures de guerriers ; tels ces archanges qui ressemblent à la fois à des jeunes filles et à des hercules ; tel le beau « chevalier au cygne », ou tel le petit Aymerillot, qui avait des yeux de pervenche et qui, on ne sait comment, « prit la ville. » De cette douceur de caresses qui enveloppa son enfance et où, plus tard, le grand diable venait sans doute s’abriter et se réchauffer sans déplaisir après chaque escapade ; de cette « nourriture » féminine, — pour parler comme autrefois, — Lamartine garda aussi le culte religieux de la femme, l’amour de la pureté, une répugnance à l’ironie et une incapacité de la comprendre chez les autres, une invincible chasteté de plume, une incroyable inhabileté à peindre le vice et le mal, inhabileté qui éclatera presque plaisamment dans la Chute d’un ange

MM. Deschanel et Reyssié nous apprennent encore, — ou nous rappellent, — que Lamartine eut au plus haut point ce qu’on a nommé avec indulgence le « don de l’inexactitude », spécialement quand il parle de lui-même. (Beaucoup d’autres, si je ne m’abuse, et notamment Chateaubriand et Victor Hugo, eurent le même don.) Continuellement Lamartine se trompe sur son âge. Une fois, il se rajeunit de trois ans, parce qu’il lui semble beau d’avoir été allaité par sa mère dans les prisons de la Terreur. Il a l’habitude d’antidater ses pièces pour nous faire croire qu’il a eu du génie de très bonne heure. Il raconte à tout bout de champ que tel de ses chefs-d’œuvre a été griffonné par lui, au crayon, en marge d’un Pétrarque, ou bien oublié dans un volume de Dante, et qu’heureusement un de ses amis s’en est aperçu et le lui a rapporté. Bref, il altère très souvent la vérité pour se faire valoir. Il prend des poses. Et, certes, j’aimerais mieux qu’il eût le respect de l’humble vérité ; mais je lui vois bien des excuses. D’abord ses inexactitudes sont innocentes et sans malice. Puis, beaucoup sont inconscientes : la preuve, c’est qu’il voulut publier ce Manuscrit de sa mère, où il devait pourtant savoir que ses propres Confidences étaient à chaque instant démenties ou redressées. Ces Confidences, d’ailleurs, il nous laisse assez entendre qu’elles sont un peu « romancées », qu’il s’y montre tel qu’il a été à peu près et tel qu’il aimerait avoir été tout à fait. Au surplus, quand on rêve un grand rôle public et bienfaisant, n’est-il pas permis de se présenter soi-même aux autres hommes de façon à agir le plus possible sur leur imagination ? Que dis-je ! n’est-ce pas là une sorte de devoir ?

Et enfin « la vérité matérielle a très peu de prix pour l’Oriental ; il voit tout à travers ses idées ». (Renan). Or, Lamartine est Oriental, comme la plupart des grands chefs de peuples. Car les Lamartine ont, de père en fils, « la taille haute et mince, l’œil noir, le nez aquilin, le cou-de-pied très élevé sur la plante cambrée… » La tradition les fait sortir « d’un grand village du Mâconnais, colonie exclusivement arabe jusqu’à nos jours ». (Ce village se trouve dans le département de l’Ain et s’appelle Izernore.) Et, en 1572, on voit figurer un « Allamartine » dans les Mémoires de Condé. Dans « Allamartine », il y a « Allah », c’est clair comme le jour. Donc Lamartine est Sarrazin d’origine. Parfaitement !

Il faut relire la préface des Méditations qu’il écrivit en 1849. Si loin de sa jeunesse, il la revoyait à son gré et ordonnait magnifiquement ses souvenirs. Cela commence ainsi : « L’homme se plaît à remonter à sa source ; le fleuve n’y remonte pas. C’est que l’homme est une intelligence et que le fleuve est un élément. Le passé, le présent, l’avenir, ne sont qu’un pour Dieu. L’homme est Dieu par la pensée… » Et cela continue. Ah ! on n’était pas simple, il y a quarante-cinq ans.

Lamartine nous dit son enfance et sa jeunesse. Il nous explique un de ses premiers jeux, que ses petites sœurs et lui appelaient la « musique des anges ». Ce jeu consistait à plier une baguette d’osier en demi-cercle, à en rapprocher les extrémités et à les lier par une corde, à nouer ensuite des cheveux d’inégale longueur aux deux côtés de l’arc (sapristi ! ça ne devait pas être facile !) et à exposer cette petite harpe au vent. Il paraît qu’il en sortait des sons délicieux. Généralement, le jeune Alphonse employait à cet usage les cheveux de ses soeurs. Un jour, il eut l’idée d’y employer les cheveux d’une grand’tante, — des cheveux « blanchis dans les cachots de la Terreur », s’il vous plaît ! Et la musique des cheveux blancs fut, paraît-il, plus belle encore que celle des cheveux blonds. «…Depuis ce jour, nous importunions souvent notre tante pour qu’elle laissât dépouiller par nos mains son beau front… » Et il ajoute que la destinée idéale pour un poète, ce serait de faire, dans sa jeunesse, des vers qui rendraient le même son que les cheveux de sa sœur et, dans ses dernières années, des vers qui chanteraient comme les cheveux de sa tante… Ah ! qu’il est bien d’Izernore !

En attendant qu’il retrouve un jour, par une inspiration divine, la musique aérienne des cheveux blonds (et ce seront les Méditations poétiques), il rêve, il lit les poètes, particulièrement le Tasse et surtout Ossian, qu’il considère comme un grand poète (il semble avoir voulu ignorer toute sa vie l’artifice de Macpherson). Puis, au sortir du collège, il se met à écrire : « J’ébauchai plusieurs poèmes épiques et j’écrivis en entier cinq ou six tragédies… J’écrivis aussi un ou deux volumes d’élégies amoureuses, sur le mode de Tibulle, du chevalier de Bertin et de Parny. » Deux pages plus loin, il nous dit : « Je passai huit ans sans écrire un vers. » Or, comme il nous dit d’autre part, dans le discours Des destinées de la poésie, qu’il jeta au feu « des volumes de vers écrits dans les deux ou trois années qui précédèrent la publication des Méditations » (soit de 1818 à 1820), il s’ensuit que les ébauches de poèmes épiques, la demi-douzaine de tragédies et les deux volumes d’élégies amoureuses ont dû nécessairement être écrits par lui de 1808 à 1810.

Il n’y a pas un mot de vrai dans cette chronologie. Il suffit, pour s’en persuader, de consulter la propre correspondance de Lamartine, comme ont fait MM. Deschanel et Reyssié ; mais notre fastueux Sarrasin voulait reculer le plus possible dans le passé l’époque où il n’était pas encore original, et nous communiquer en même temps cette impression que les Méditations s’élevèrent tout à coup comme un chant céleste, absolument spontané, involontaire, inattendu, et sans lien apparent, même dans le développement intellectuel de l’auteur, avec aucune autre poésie, quelle qu’elle fût.

La vérité, c’est qu’il rima beaucoup et presque sans interruption, et comme on rimait de son temps, jusqu’au jour où il écrivit les Méditations, et que la moitié même des Méditations ressemble encore à ce qu’on rimait autour de lui. La vérité, c’est qu’il a appris le métier, comme les camarades (de quoi nous devons lui faire notre compliment), et qu’il a fait beaucoup plus d’études et d’exercices préparatoires que le rossignol des nuits d’été. La vérité, enfin, vous la trouverez dans ces excellentes observations de M. Émile Deschanel : «…Il finira malheureusement par se faire improvisateur dans la seconde moitié de sa vie d’écrivain ; mais son talent n’a pas été du tout improvisé. Cet art suprême devenu invisible s’est cherché fort longtemps. Nous allons l’observer se formant peu à peu pendant une dizaine d’années, de la dix-huitième environ à la vingt-huitième, avant d’éclore. C’est au prix de ce long travail obscur que le poète deviendra enfin maître de sa forme, au point qu’elle ne lui demandera plus aucun effort… »

  Tandis que d’un léger coton
  Mon visage frais se colore…

Ces vers de Lamartine sont de 1808.

 ……… Cependant le char roule,
  Il nous entraîne, et nous suivons la foule
  Vers ces jardins par Le Nôtre plantés,
  D’un peuple oisif chaque soir fréquentés.
  Du dieu d’amour ces jardins sont le temple, etc…

Il s’agit du jardin des Tuileries. Ces vers sont de 1813. Lamartine imite Gresset, Pezay, Dorat, Bertin, Parny. Il retarde notoirement sur Fontanes et Chênedollé. Entre 1812 et 1818, il écrit (ou ébauche) six tragédies : Saül, Médée, Zoraïde, Brunehaut, Mérovée, César ou la Veille de Pharsale. Il imite Voltaire et Alfieri ; il retarde sur Népomucène Lemercier. Puis il entreprend un Clovis, épopée chrétienne en vingt chants. Il imite, de loin, Chateaubriand. Il imite aussi Chapelain et Desmarets de Saint-Sorlin. Mais, à partir de 1816, il s’est mis à écrire, un peu au hasard, des « élégies » qu’il qualifie lui-même de « bagatelles », de juvenilia ludibria. La plupart devaient être médiocres : mais les Méditations étaient au moins en germe dans quelques-unes. « Il a travaillé dix ans le métier, conclut M. Deschanel ; mais le souffle intérieur le pousse : ces petites feuilles volantes, crayonnées en marchant dans le sentier pierreux qui monte de Milly au sommet du Craz, — péchés de jeunesse, à ce qu’il croit, — lui donnent l’absolution de Saül et de Clovis, et l’envoient tout droit à un ciel nouveau, qu’il rencontre, comme Christophe Colomb l’Amérique, sans s’en douter. »

Revenons à la légende. — Lamartine chante. Le monde tressaille à cet hymne d’un poète inconnu et, soudain, tous les cœurs sont à lui. (Voir la Préface et les Destinées de la poésie.)

Dans la réalité, le succès des Méditations fut très habilement préparé, et de très loin. Depuis plusieurs années, Lamartine était fort répandu dans les salons aristocratiques. Des dames s’intéressaient très vivement à lui. Il dit quelque part : « La bonté de Mme de Sainte-Aulaire m’illustrait d’espérance ». Un moment, il eut l’idée de publier son volume par souscriptions : il était sûr de cinq cents souscripteurs, tous du « monde ». Aujourd’hui encore, « le monde », — ou ce qui en reste, — peut beaucoup pour le succès d’un écrivain : jugez de ce qu’il pouvait à cette époque. Cette haute société royaliste, — et spiritualiste depuis la Révolution, — avait son grand écrivain, Chateaubriand, et son philosophe, Bonald. Elle éprouvait le besoin d’avoir son poète. Seul, un poète manquait à ce beau mouvement de renaissance religieuse. De toute force, il fallait qu’il vînt. On sentit que cet élu était Lamartine… Les Méditations furent donc admirablement « lancées ». Il se trouvait par bonheur que ce beau jeune homme avait en effet du génie, qu’il en avait même autant qu’on en puisse avoir. Je crois que « ça se serait su » tôt ou tard. Mais, sans la complicité du très brillant « faubourg » d’alors, Lamartine eût fort bien pu attendre la gloire encore quelques années.

Ainsi se réduit, dans la destinée de Lamartine, la part du « surnaturel ». Ne vous en plaignez pas : car, même ramenée au « naturel », il y reste encore assez de mystérieux. — Je viens de relire des vers de Chênedollé et de Fontanes, très purs, très harmonieux, très beaux enfin, je vous le jure, et que j’aimerais à vous citer. Il s’en faut parfois de très peu, de l’épaisseur d’un cheveu, — d’un cheveu blond des petites soeurs, — que ce ne soient déjà les Méditations. Mais ce ne les sont pas. Pourquoi ?

III

LES MÉDITATIONS.

… J’ai un remords. J’ai eu l’air d’excuser Lamartine des inexactitudes de sa mémoire. J’ai paru croire qu’elles étaient du moins à demi volontaires, et qu’elles s’absolvaient uniquement par l’innocence du sentiment qui les avait dictées. Après y avoir réfléchi, il me semble que peut-être Lamartine n’a même pas besoin de cette excuse, non plus que Rousseau dans ses Confessions ou Chateaubriand dans ses Mémoires d’outre-tombe. Tous ces souvenirs ont été rédigés de longues années après les événements. Or la mémoire, même la plus sûre et la plus tenace, est toujours fuyante par quelque endroit, et en même temps invinciblement créatrice. Je sens que je serais fort empêché, à l’heure qu’il est, de raconter avec fidélité les choses de mon enfance et de ma jeunesse et les faits même où j’ai été le plus directement et le plus douloureusement intéressé. Sur les dates et les détails matériels, je sens bien que je broncherais à chaque instant ; et quant aux sentiments éprouvés jadis, ils ne me reviendraient qu’effacés ou voilés par la distance, ou au contraire profondément modifiés et façonnés par les efforts même que j’ai pu faire, dans l’intervalle, pour les saisir et les fixer, et par le plaisir ou la tristesse que m’ont apportés ces évocations. Tantôt, on se souvient avec complaisance, et l’on substitue, à ce qu’on a senti ou pensé, ce qu’on aimerait avoir pensé ou senti ; on se voit invinciblement en plus beau : et c’est le cas ordinaire. Tantôt, par une affectation de sincérité, où il y a de la bravade, et qui est donc encore une forme de l’orgueil, on se prête des postures et des pensées plus humiliantes et plus désobligeantes encore que celles qu’on eut en réalité : et c’est souvent le cas de Jean-Jacques Rousseau.

Bref, tout acte de la mémoire altère son objet. En dehors des dates et de certaines apparences extérieures, nulle certitude sur le passé. Personne n’est seulement capable d’écrire avec vérité sa propre histoire. Il arrive même que, de très bonne foi, nous donnions successivement, du même événement de notre vie, des versions différentes. Irons-nous, après cela, chicaner Lamartine sur la chronologie de ses œuvres ou sur celle de ses sentiments ? La plupart de ses erreurs consistent, en somme, à antidater les manifestations particulièrement honorables de son génie et de son âme, à se voir déjà semblable, dans le passé, à ce qu’il est dans le présent. Il nous raconte ce qu’il a cru vrai au moment où il le racontait ; mais pouvait-il nous raconter autre chose ?

J’ai oublié de vous parler du mariage de Lamartine. Les circonstances de ce mariage lui font grand honneur, encore que notre légèreté y puisse trouver matière à raillerie et qu’on ait dit qu’il s’était marié « par pénitence » (on l’a bien dit de Racine !). Ce fut le mariage d’un idéaliste et d’un chrétien ; mariage non de passion, mais de haute raison, de tendresse et d’estime. On sent, je ne saurais trop dire à quoi, que Julie eût-elle été libre, il n’eût pas épousé Julie. La chanter, à la bonne heure. Il épousa, après d’assez longues fiançailles cachées, une Anglaise du même âge que lui, pas très jolie, — mais avec de beaux yeux pourtant, de beaux cheveux et une belle taille, et qui, enfin, l’adorait. Tous deux se conduisirent avec générosité ; car Maria-Anna Birsch, qui était protestante, abjura en secret pour pouvoir être à son grand homme ; et lui, c’est après la publication des Méditations et quand déjà la gloire lui était venue, soudaine et enivrante, qu’il épousa cette fille médiocrement belle et médiocrement riche. Je veux vous mettre sous les yeux, — et si vous la connaissez déjà, vous en serez quitte pour la relire, — une curieuse lettre de Lamartine à son ami Aymon de Virieu, où il apparaît, — et bien d’autres endroits de sa correspondance nous le confirment, — que ce poète, d’un lyrisme si épandu, n’en eut pas moins une très forte vie intérieure et que son christianisme somptueux ne s’exhalait pas tout en paroles.

« Je te dirai le fin mot, à toi seul : c’est par religion que je veux absolument me marier… Il faut enfin ordonner sévèrement son inutile existence, selon les lois établies, divines ou humaines ; et, d’après ma doctrine, les humaines sont divines. Le temps s’écoule, les années se chassent, la vie s’en va : profitons de ce qui en reste ; donnons-nous un but fixe pour l’emploi de cette seconde moitié, et que ce but soit le plus élevé possible, c’est-à-dire le désir de nous rendre agréables à Dieu, hors duquel rien n’est rien. Pour cela, enchâssons-nous dans l’ordre établi avant nous tout autour de nous ; appuyons-nous sur les sentiers qu’ont suivis nos pères ; et, s’ils ne nous suffisent pas totalement, implorons de Dieu lui-même la force et la nourriture qui nous conviennent spécialement ; faisons-lui, pour l’amour de lui, le sacrifice de quelques répugnances de l’esprit, pour qu’il nous fasse trouver la paix de l’âme et la vérité intérieure, qu’il nous donnera à la juste dose que nous pouvons supporter ici-bas… »

Peu de temps après son mariage, il écrivait : « J’aime décidément ma femme, à force de l’estimer et de l’admirer. Je suis content, absolument content d’elle, de toutes ses qualités, même de son physique. Je remercie Dieu. » N’est-ce pas charmant, cette absence de romanesque chez l’auteur de Raphaël ? — Maria-Anna Birsch paraît avoir été une créature excellente. Ce fut elle qui voulut que sa fille portât le nom de l’idéale amoureuse du Lac. Le père trouva cela tout naturel : « Julia, ce fut le nom qu’un souvenir d’amour donna à notre fille. » Maria-Anna fut bonne au poète, fidèle à toutes ses fortunes, plus tendrement fidèle encore à sa chute, à ses revers et à sa pauvreté qu’à sa gloire…

Mais il faut bien que j’arrive enfin aux poésies de Lamartine. J’ai retardé autant que j’ai pu — et vous vous en êtes aperçus sans doute — ce moment fatal. Et me voilà bien embarrassé. L’instant est venu de réfléchir, et de faire effort. De ce que j’aime infiniment Lamartine, j’avais conclu qu’il me serait facile et agréable de parler de ses vers. Mais je suis comme ces amoureux qui, pour être trop pleins de leur objet, ne peuvent plus du tout exprimer leur amour. Et comment, d’ailleurs, aurais-je la prétention d’ajouter quoi que ce soit aux analyses et définitions que MM. Émile Faguet, Ferdinand Brunetière, Charles de Pomairols, Émile Deschanel et Paul Bourget ont essayées de la poésie lamartinienne ? Et qu’ont-ils ajouté eux-mêmes d’essentiel à ce jugement synthétique de Sainte-Beuve, qui dit tout : « Lamartine, en peignant la nature à grands traits et par masses, en s’attachant aux vastes bruits, aux grandes herbes, aux larges feuillages, et en jetant au milieu de cette scène indéfinie et sous ces horizons immenses tout ce qu’il y a de plus vrai, de plus tendre et de plus religieux dans la mélancolie humaine, a obtenu du premier coup des effets d’une simplicité sublime et a fait une fois pour toutes ce qui n’était qu’une fois possible. »

J’ai dit qu’en feuilletant Fontanes et Chênedollé, on rencontrait des vers si harmonieux et si purs qu’il était assez difficile de dire en quoi ils différaient des vers de Lamartine. Et pourtant ils en diffèrent. Je relis le Vallon et je sens bien tout à coup que les vers y abondent qui n’avaient pas encore été faits :

  La fraîcheur de leur lit, l’ombre qui les couronne,
  M’enchaînent tout le jour sur le bord des ruisseaux ;
  Comme un enfant bercé par un chant monotone,
  Mon âme s’assoupit au murmure des eaux.
 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  Beaux lieux, soyez pour moi ces bords où l’on oublie !
 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  Repose-toi, mon âme, en ce dernier asile,
  Ainsi qu’un voyageur qui, le cœur plein d’espoir,
  S’assied, avant d’entrer, aux portes de la ville,
  Et respire un moment l’air embaumé du soir.

 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  L’amitié te trahit, la pitié t’abandonne,
  Et, seule, tu descends le sentier des tombeaux.

Et cette merveilleuse strophe où se trouve formulé si exactement (car Lamartine est précis quand il veut), et formulé pour toujours, le « sentiment de la nature », tel qu’il s’épanchera sans fin dans la poésie de notre siècle :

  Mais la nature est là, qui t’invite et qui t’aime :
  Plonge-toi dans son sein qu’elle t’ouvre toujours.
  Quand tout change pour toi, la nature est la même,
  Et le même soleil se lève sur tes jours.

Certes, Chênedollé, ce timide et cet incomplet, d’ailleurs si intéressant, et Fontanes lui-même, ce beau fonctionnaire, avaient eu, en réaction contre l’âge précédent, leurs minutes d’inquiétude religieuse, et aussi leurs attendrissements sous la lune ou devant le soleil couchant ; une grâce assouplissait çà et là leurs vers habiles et prudents ; et tous deux avaient ce mérite d’être des façons de poètes raciniens. Mais, ici, il y a la source et le flot, l’harmonie large et continue, une spontanéité, une facilité divine, et une beauté simple d’images, — ce « sentier des tombeaux », ce « voyageur assis aux portes de la ville », — images grandes, non détaillées, non situées dans le temps, et qui font songer aux fresques d’un Puvis de Chavannes. Et nous verrons ce qui s’y joint plus tard, quelle hardiesse et quelle franchise imperturbable d’expression, quelle énergie sereine et non tendue, et souvent, si l’on peut dire, quel mauvais goût splendide — et toujours aisé : car, en dépit des lambeaux de phraséologie classique qu’il laisse parfois négligemment flotter sur les nappes étalées de son verbe, Lamartine est, à coup sûr, le plus libre, le plus aventureux, le moins scolaire et le moins académique des grands écrivains…

Qu’apportait-il donc ? Ou qu’avait-il retrouvé ? Trois choses, dont les deux premières au moins paraissent aujourd’hui surannées, faute peut-être d’être comprises : l’amour platonique, un spiritualisme ardent, et l’amour religieux de la nature.

L’amour platonique. — Le fâcheux esprit gaulois s’en est beaucoup égayé. La théorie de Platon sur l’amour n’a pourtant rien de ridicule, il s’en faut. En somme, elle repose sur l’expérience. Montaigne a beau dire, en parlant de La Boétie : « Je l’aimais parce que c’était lui ». Cette délicieuse tautologie « explique » pourquoi l’on aime, mais non pas pourquoi l’on s’est mis à aimer. On commence d’aimer une personne parce qu’on croit voir en elle une conformité à un certain idéal que l’on portait en soi, et qui déjà la dépasse. Le débauché lui-même, qu’aime-t-il, au bout du compte, sinon une « idée » de plaisir dont il cherche la réalisation ? L’amour de don Juan, c’est donc encore l’amour platonique. Nous aimons toujours, pour ainsi dire, par delà ceux et celles que nous aimons ; et la preuve, c’est que nous ne les aimons jamais tels qu’ils sont, ni tels qu’ils apparaissent aux autres hommes, mais tels qu’il nous plaît de nous les représenter. Il y a longtemps, un de mes amis définissait l’amour platonique, au moins par un de ses effets, dans ces vers grêles et secs, pas du tout lamartiniens, mais qui disent ce qu’ils veulent dire :

  Je ne sais pas (car tout le jour
  Ses yeux clairs me hantent sans trêve)
  Si c’est elle ou si c’est mon rêve
  Que j’aime d’un si grand amour.

  Parfois, ma tendresse blessée
  Saigne et s’effraye obscurément

  D’un mot, d’un geste qui dément
  Son image en mon cœur tracée.

  Et je sens chanceler ma foi :
  Le tissu magique se brise
  Du voile qui l’idéalise
  Et que j’ai mis entre elle et moi.

  Mais voilà que la chère belle
  Me sourit : mes doutes s’en vont ;
  Mon amour renaît plus profond,
  Car un peu de remords s’y mêle.

  Est-elle ce que je la fais ?…
  Ô cœur ennemi de toi-même,
  Puisses-tu ne trouver jamais,
  Pauvre cœur, le mot du problème !

Bref, l’amour platonique, c’est l’amour humain, c’est l’amour sans épithète, mais considéré dans son mouvement naturel d’ascension, — mouvement si justement observé, après et d’après Platon, par le saint auteur de l’Imitation de Jésus-Christ : « L’amour tend toujours en haut… Il n’y a rien au ciel et sur la terre de plus doux que l’amour, rien de plus fort, de plus élevé… parce que l’amour est né de Dieu, et qu’il ne peut trouver de repos qu’en Dieu, en s’élevant au-dessus de toutes les choses créées. » (Imit., Liv. III, chap. V.) Y a-t-il donc là de quoi tant « se gondoler » ?

Le spiritualisme. — Comme l’amour platonique, le spiritualisme est un peu tombé dans le décri. Le positivisme, l’évolutionnisme, — ou même le pessimisme et le néo-kantisme, qui sont pourtant encore du spiritualisme, et en plein, — ont bien meilleur air, semblent impliquer plus de liberté et d’étendue d’esprit. C’est qu’on songe toujours au spiritualisme officiel, insincère, figé, mort, de Victor Cousin et des Manuels de philosophie. Mais Lamartine n’a rien de commun, ou pas grand’chose, avec Adolphe Garnier ou Damiron. Pensez que, avant de devenir la philosophie du baccalauréat, le spiritualisme fut la philosophie du Phédon et du Banquet et celle du Songe de Scipion. Pris en lui-même, le spiritualisme est la plus généreuse explication de l’univers, celle qui contient le plus d’amour, celle qui donne au monde le plus beau sens…

Le sentiment de la nature. — Cela encore ne nous est plus du tout nouveau. Ce ne l’était même pas en 1820, et je ne vous dirai donc point que c’est Lamartine qui l’a inventé. Il est vrai que ce n’est pas non plus Chateaubriand, que ce n’est pas non plus Bernardin de Saint-Pierre, que ce n’est pas non plus Jean-Jacques Rousseau, que ce n’est pas non plus Fénelon, que ce n’est pas non plus La Fontaine, que ce n’est pas non plus Ronsard. Bref, ce n’est personne. Mais, tout de même, on peut assurer que ce sentiment délicieux, un peu languissant et endormi auparavant, ou qui ne s’était guère exprimé que sous des formes indirectes et imitées des anciens, s’est décidément réveillé et développé chez nous vers le dernier tiers du dix-huitième siècle, et qu’alors seulement nous avons appris à bien voir l’univers physique et à connaître entièrement combien la terre est belle, douce, mystérieuse et divine. Cet amour de la nature, nous le respirons à présent dès l’enfance, dans les premiers vers que nous épelons ; il fait désormais partie des sentiments essentiels et constitutifs de l’homme moderne ; et je suis tenté de croire que, parmi les causes qui nous ont rendus si différents des hommes d’autrefois, il faut tenir grand compte de celle-là.

Non, sans doute, Lamartine n’est pas le premier en date de nos grands « peintres de la nature ». Mais il est resté, je crois, le plus aisé et le plus large, le plus naïvement ému, le plus spontané. Je trouve souvent, je l’avoue, plus de précision et de force que de grâce dans les descriptions de Rousseau, qui d’ailleurs eut à créer, en partie, le vocabulaire du genre et comme son outillage verbal. Il y a, parfois, bien de la sensiblerie et de l’enfantillage chez Bernardin. Les merveilleux paysages de Chateaubriand sentent volontiers le décor, l’arrangement théâtral. Ces grands artistes font « poser » la nature devant eux ; Lamartine, non. Il ne s’en sépare point : il s’y baigne. C’est que, plus longtemps et plus assidûment que les autres, il a vécu près de la terre d’une vie intimement et profondément agreste.

  Je suis né parmi les pasteurs.
 . . . . . . . . . . . . . . .

Saules contemporains, courbez vos longs feuillages
            Sur le frère que vous pleurez.

Je vous prie de relire, dans la Préface des Méditations écrite en 1849, le récit d’une de ses excursions d’enfant, avec son père, à travers la montagne, et la visite au vieux gentilhomme qui vivait dans une si jolie maisonnette de curé et qui copiait ses vers sur de si beaux cahiers, — et de savourer la couleur et l’accent du morceau. Lamartine mourut vigneron, grand vigneron, hanté par des rêves de vendanges démesurées. — Au lieu qu’il faut presque aller jusqu’aux Feuilles d’Automne pour trouver, chez Victor Hugo, une vue directe de la nature, la terre, les eaux et les feuillages murmurent, chantent, fleurissent, ondoient et surabondent à toutes les pages de l’œuvre poétique de Lamartine, depuis les Méditations jusqu’à l’évangélique Histoire d’une servante, en passant par Jocelyn et la Chute d’un ange. Les autres, Chateaubriand, Hugo, Michelet, peuvent être de grands amoureux des spectacles de la terre : Lamartine, lui, est réellement un « rustique », — comme George Sand.

Voulez-vous savoir où, dans quelles circonstances, — et dans quelle posture, — il traça, sans le savoir, le premier crayon de ce qui devait être le Lac ? C’était en 1814 ; il était garde du corps du roi Louis XVIII, et fut envoyé en garnison à Beauvais. Aux heures de loisir, il s’en allait errer autour de la ville en faisant des vers. « Hier, écrit-il à son ami Virieu, je découvris, assez loin de la ville, un petit sentier ombragé par deux buissons bien parfumés. Il me conduisit au milieu des vignes, qui sont parsemées de cerisiers. Je me couchai sous leur ombre fraîche et épaisse ; j’ôtai mon épée et mes bottes : l’une me servit de pupitre et l’autre d’oreiller. Je sentais dans mes cheveux un vent doux et frais. Je n’entendais rien que les bruits qui me plaisent, quelques sons mourants de la cloche des vêpres, le sourd bourdonnement des insectes pendant la chaleur et les rappeaux (rappels) d’une caille cachée dans un blé voisin. »

C’est là, c’est dans cette attitude que le jeune cavalier griffonna la première esquisse de l’immortelle élégie. Le Lac ébauché sous un cerisier, dans une vigne, sur une botte de gendarme… Que la réalité a parfois d’imprévu et de bonhomie !

Ainsi, conception « platonique » de l’amour, spiritualisme ardent, amour de la nature, voilà ce que Lamartine semblait rapporter aux hommes, ce dont il faisait de suaves mélanges, et ce qu’on eût dit qu’il inventait à force de fervente candeur. Les beaux rêves et les doux sentiments ! encore qu’ils aient été si souvent déshonorés, soit par une simulation intéressée, soit par une forme banale de Jeux floraux, et que trop de jeunes filles ou de vieux messieurs se soient figuré que, pour écrire des vers lamartiniens, il suffisait d’avoir une belle âme. — Tout ce que l’âme humaine a conçu de plus pur à travers les âges, la fleur de spiritualité des plus nobles races et des plus beaux siècles, le monothéisme dramatique, passionné — et majestueux — de la poésie juive ; le rêve que faisait Platon d’un monde harmonieux par l’Idée, où les divers ordres de réalités sont assimilables à des ombres et à des reflets gradués de la pensée divine et, parallèlement, le rêve de l’ascension naturelle de l’âme par l’amour ; le mysticisme amoureux de Dante et de Pétrarque ; la grâce fluide et épurée, la piété soupirante et le semi-molinisme si tendre de Fénelon, et sa sensualité d’ange ; les cantiques de Jean Racine, d’un si grand charme de virginité, avec ce lyrisme d’on ne sait quels célestes « catéchismes de persévérance » ; même l’onction lentement murmurante de l’Imitation de Jésus-Christ, et même, d’autre part, ce que l’élégante poésie érotique du siècle dernier avait, çà et là, de plus léger, de plus fuyant et de moins charnel, tout cela, en vérité, se retrouve, se confond, s’achève et s’épanouit dans la poésie lumineuse et ailée d’Alphonse de Lamartine. Il ne serait peut-être pas absurde de dire que notre littérature classique, qui, sauf une petite part du dix-septième siècle et une part notable du dix-huitième, avait été chrétienne, eut en lui, sur le tard, son poète lyrique. Lamartine complète et ferme une ère, — ce qui ne l’empêche point, nous le verrons, d’en ouvrir une autre.

Je n’entrerai pas dans le détail des Méditations. Je sens que je glisserais tout de suite aux notules admiratives, aux exclamations dont les professeurs d’autrefois garnissaient le bas des pages de leurs éditions d’écrivains classiques. Mais je sais particulièrement gré à M. Émile Deschanel d’avoir daigné revenir, en deux ou trois chapitres, à quelques-uns des meilleurs usages de l’ancienne critique scolaire. Aujourd’hui, en effet, la critique est, le plus souvent, une muse un peu dédaigneuse, uniquement préoccupée d’idées générales, qui considère les livres de très haut et qui n’en retient que ce qui peut servir d’argument à telle théorie esthétique ou s’adapter à telle interprétation évolutionniste d’une période littéraire. Cette critique-là est du plus sérieux et du plus profond intérêt ; mais elle n’implique nullement et l’on pourrait presque dire qu’elle exclut la lecture lente, paresseuse et voluptueuse, la lecture qui savoure, qui se récrie et qui annote, la lecture à la façon des bons humanistes du temps passé.

M. Deschanel ne craint point de donner dans ces doctes baguenauderies, — oh ! discrètement, — et de faire, çà et là, le professeur. Il ne rougit point d’analyser certaines pièces, de les apprécier en elles-mêmes, d’y rechercher les « imitations » volontaires et involontaires, de les classer enfin par ordre de mérite. Et pourquoi en aurait-il honte ? Avant d’assigner aux œuvres leur place dans l’histoire du développement des idées ou des formes littéraires, il n’est peut-être pas superflu de s’assurer que ces œuvres « existent », d’en expliquer et d’en démontrer, s’il se peut, l’excellence ; et ainsi le bon professeur de rhétorique prépare modestement les voies au critique transcendant. Aujourd’hui que Lamartine et Hugo entrent dans les programmes du baccalauréat et de la licence, il faut bien commencer à faire pour eux ce qu’on fait depuis deux cents ans pour Corneille, Racine et Molière. Au surplus, le commentaire des textes, même un peu ingénument admiratif ou un peu minutieusement grammatical, n’est point un exercice sans agrément. J’aime ces petites besognes, à la fois nobles par leur objet et commodes à l’esprit par le peu d’effort qu’elles exigent. M. Deschanel a donc bien fait de s’y livrer par divertissement. Je l’en remercie. C’est très bon, à un certain âge, de se croire redescendu, — ou remonté, — en rhétorique. Cette bonne vieille critique à la façon de La Harpe et, ma foi, aussi de Voltaire, où cette chose un peu surannée et ancien régime, « le goût, » a le principal rôle. Sainte-Beuve lui-même n’a point dédaigné de s’y amuser deux ou trois fois et, si je ne me trompe, jusque dans les Nouveaux Lundis… Comme La Harpe, comme l’abbé Batteux ou comme M. de Féletz, M. Deschanel s’attarde à de bons petits « rapprochements ». Le vers de Lamartine :

 Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé, 

lui rappelle incontinent celui de Racine :

 Dans l’Orient désert quel devint mon ennui !

Il ne peut rencontrer la strophe du Lac :

 Assez de malheureux ici-bas vous implorent, etc…

sans éprouver le besoin de nous réciter, tout de suite après, la strophe de La Jeune Captive :

  Ô mort, tu peux attendre ; éloigne, éloigne-toi ;
  Va consoler les cœurs que la honte, l’effroi,
      Le pâle désespoir dévore, etc…

Il nous conte, à un endroit, que Lamartine, pour échapper à la mélancolie, s’était mis au travail manuel, au métier de menuisier et de tourneur : tout aussitôt, ce mot de « tourneur » lui rappelle le vers d’Horace : Et male tornatos, etc…. Une strophe du Chant d’amour sur les mouvements harmonieux d’une jeune femme entraîne la citation d’un distique de Tibulle. Ces deux vers de la Réponse à Némésis :

  J’ai gardé ses beaux pieds des atteintes trop rudes
  Dont la terre eût blessé leur tendre nudité,

amènent, au bas de la page, ce vers des Bucoliques :

 Ah ! cave ne teneras glacies secet aspera plantas ; 

et ainsi de suite.

Ces rapprochements ne servent à rien ; et de tous les vers cités par M. Deschanel à propos de ceux de Lamartine, il n’en est peut-être pas un seul auquel Lamartine ait songé ; mais, comme dit l’autre, « ça fait toujours plaisir ». Je me souviens d’une anecdote que contait Ernest Bersot. Il avait passé tout un après-midi à causer littérature avec Saint-Marc-Girardin et Nisard ; et l’on avait fait des citations, et chacun y était allé de son latin et même de son grec : « C’est égal, dit Saint-Marc-Girardin en prenant congé de ses compagnons, nous sommes là trois pédants qui nous sommes joliment amusés ! »

Donc, encore une fois, M. Deschanel a parfaitement raison de se souvenir qu’il fut professeur de rhétorique. Je lui ferai néanmoins quelques légers reproches. Il distingue très justement, dans les Méditations, trois groupes de pièces : les pièces entièrement neuves, telles que l’Isolement, le Lac, le Vallon, le Soir, l’Automne ; les odes à l’ancienne mode, telles que l’Enthousiasme et le Génie ; et enfin les « morceaux en vers alexandrins sur des sujets philosophiques », tels que l’Homme, la Prière et l’Immortalité. Oserai-je dire qu’il me paraît un peu sévère pour les deux derniers groupes ? Même dans les Odes je trouve, outre cette fluidité de diction qui est propre à Lamartine, une largeur de mouvement et comme une ampleur de geste qui ne se rencontraient guère dans J.-B. Rousseau, Pompignan et Lebrun. Et quant aux pièces philosophiques, il n’y a pas à dire, c’est tout autre chose que les « discours » de Voltaire. Et je ne parle plus seulement des vers, aussi magnifiquement épandus chez l’amant d’Elvire qu’ils sont d’ordinaire courts et grêles chez l’ami de Mme du Châtelet : je parle du sentiment. Le déisme de Voltaire ne contient pas une parcelle d’amour de Dieu : Lamartine en déborde. Il est (Racine mis à part) le premier et est resté, je crois, le seul de nos grands poètes qui ait profondément ressenti et exprimé cet amour-là. Toute son œuvre, du commencement à la fin, en est pénétrée. Il est essentiellement pieux. M. Charles de Pomairols dit fort bien : « Lamartine nous semble le déiste le plus ému qui fut jamais, le seul peut-être chez qui la raison ait pu alimenter une adoration aussi fervente. Preuve manifeste de sa profonde sensibilité ! On se dit avec étonnement qu’elle devait être bien puissante, pour se maintenir si religieuse dans une philosophie d’ordinaire si dépouillée. »

C’est, — avec l’abondante splendeur de l’imagination, — cette ardeur du sentiment religieux qui sauve de la sécheresse et de la banalité les discours déistes de Lamartine, et qui les empêche d’être des dissertations. Et, de même, au Carpe diem des Horace et des Parny, ajoutez le sentiment religieux ; et, si vous avez du génie, vous écrirez le Lac. Non que le nom de Dieu soit ici prononcé ; mais, par le seul mouvement ascensionnel de l’amour et du désir, par l’évocation, dès le début, de la « nuit éternelle » et de l’« océan des âges », par la soif d’étendre son être, de le « relier » à l’univers (relligio) et de rattacher l’éphémère à l’éternel, la traditionnelle élégie épicurienne se trouve agrandie jusqu’aux étoiles…

M. Émile Deschanel parle dignement du Crucifix, de Bonaparte, du Poète mourant : mais pourquoi ne nomme-t-il même pas la pièce qui ouvre les Nouvelles Méditations et qui est intitulée le Passé ? C’est une de celles que je relis le plus volontiers. Je ne dis point que ce soit une des plus surprenantes que Lamartine ait écrites. Mais c’est, je crois, une des plus parfaitement caractéristiques du lyrisme de ses deux premiers recueils. Cela est délicieusement chantant et ailé. Rappelez-vous ces « départs » de phrases musicales :

 Arrêtons-nous sur la colline…

Puis :

 Repassons nos jours, si tu l’oses…

Puis :

  Hélas ! partout où tu repasses,
  C’est le deuil, le vide ou la mort…

Et enfin :

  Levons les yeux vers la colline
  Où luit l’étoile du matin…

Il me semble que ces strophes s’élancent ou plutôt se détachent comme d’un coup d’aile blanche, presque silencieux. Celles de Victor Hugo s’arrachent d’un effort puissant, et l’aile qui les soulève est musclée, on le dirait, comme une aile d’aigle. Mais les vers de Lamartine glissent sans secousse dans un air léger.

La courbe et la molle cadence du vol, l’essor et le mouvement en haut, voilà, bien décidément, l’un des signes les plus constants de cette poésie. La convenance est donc entière entre la forme et le fond. Cette belle philosophie platonicienne qui fait de l’univers un système de symboles ascendants, Lamartine l’exprime par des mots et des images qui toujours, toujours montent. M. Charles de Pomairols a étudié avec une rare et amoureuse pénétration la « spiritualité » du style de Lamartine. On ne dira pas mieux sur ce sujet, et je ne saurais donc mieux faire que de vous citer quelques-unes des observations de l’inquiet et souffrant poète des Rêves et Pensées sur l’heureux et glorieux poète des Harmonies.

« Souvent traditionnelles, générales comme il convient à un esprit philosophique, effacées quelquefois par l’usage, peu nourries, toujours délicates, les comparaisons interviennent dans son style poétique non pas comme d’insistantes et serviles copies de la réalité, mais comme les allusions légères d’un esprit qui plane sur la nature. »

M. de Pomairols observe aussi que, dans l’immense champ des images, « Lamartine choisit spontanément

 Tout ce qui monte au jour, ou vole, ou flotte, ou plane,

parce que, occupé avant tout de l’âme, il se plaît à retrouver au dehors les attributs de légèreté, de souplesse, de transparence de l’élément spirituel. » Et encore : « C’est l’élément liquide qui fournit à Lamartine le plus grand nombre de ses images… Tous les phénomènes qu’offre la fluidité, aisance, transparence, reflets du ciel, murmures harmonieux, défaut de saveur peut-être, manque de limites et de formes arrêtées, tous ces caractères de la fluidité se confondent avec les attributs de l’imagination lamartinienne. » Et voici, entre beaucoup d’autres, un exemple bien joliment choisi et commenté, à l’appui de ces remarques : « Il est des êtres, semble-t-il, pour qui l’idée de pesanteur n’est pas à craindre, comme la jeune fille. Voyez pourtant comme Lamartine l’allège encore par l’image :

  Son pas insouciant, indécis, balancé,
  Flottait comme un flot libre où le jour est bercé.

« Comme il s’élève en deux vers sur l’échelle diaphane : un pas, un flot, le jour ! » « Le but secret et le résultat de toutes ces images, c’est l’allègement de la sensation. »

Avec tout cela, les réflexions de M. de Pomairols, si justes dans leur généralité, nous donnent peut-être l’idée d’une poésie par trop immatérielle, inconsistante jusqu’à l’évanouissement. Ces remarques, qui lui ont été surtout inspirées par les Harmonies, ont besoin, je crois, d’être complétées. D’autre part, M. Émile Deschanel met, assez nettement, les Harmonies au-dessous des Méditations. Je voudrais vous dire pourquoi je ne puis être de cet avis.


IV

LES HARMONIES.

Les Harmonies de Lamartine me paraissent être, avec les Contemplations de Victor Hugo, le plus magnifique débordement de poésie lyrique qui soit dans notre langue. Si différents de forme et d’inspiration, les deux recueils ont pourtant quelque rapport par leur objet. C’est, ici et là, la plus haute et la plus large poésie qui soit ; ce sont deux âmes de poètes en plein contact avec l’immense nature et l’humanité. Mais, de ces deux imaginations souveraines, l’une nous ravit par sa spontanéité et sa grandeur, l’autre nous étonne par son énormité et sa violence. L’une, nous enchante d’« harmonies », l’autre nous éblouit d’antithèses. Lamartine disait que « les ombres n’ajoutent rien à la lumière ». Lumière et ombre, c’est toute l’esthétique de Hugo. Ici, triomphe la sereine liberté d’une écriture qui semble improvisée ; là, le plus prodigieux effort d’expression plastique qui fut jamais. Les Harmonies semblent presque toutes conçues dans quelque paysage élyséen, au bord d’une mer méridionale, et les Contemplations, dans quelque forêt sinistre ou devant un océan livide d’éclairs. Et c’est comme si l’œil de Lamartine ne voyait les objets qu’à travers un voile diaphane qui en émousse et en agrandit les contours, et comme si, au contraire, leurs saillies subitement démesurées heurtaient l’œil visionnaire de Victor Hugo. Et la philosophie des Contemplations est donc le manichéisme, c’est-à-dire le monde ramené, — provisoirement, — à une antithèse ; et la philosophie des Harmonies, c’est le platonisme, ou le monde ramené dès maintenant à l’unité par l’amour ; et ainsi se répondent les Novissima Verba et Ce que dit la bouche d’ombre.

Je voudrais étudier les Harmonies avec un peu de méthode. La vieille distinction, artificielle, mais commode, de la forme et du fond m’y servira. Et si je commence par la forme, c’est que j’éprouve le besoin de m’inscrire tout de suite en faux contre un jugement de M. Deschanel.

«… Jamais, dit-il, la virtuosité ne fit éclater plus de maestria et de verve ; mais les brillantes variations des Harmonies religieuses ressemblent plus souvent à celles d’un improvisateur italien qu’aux chants célestes d’un Palestrina. Je me figure le diplomate poète, à Florence, dans ce milieu cosmopolite, passant ses soirées à la Pergola « entre des abbés et des filles », comme Hercule entre la Vertu et la Volupté ; le lendemain, improvisant ses vers dans les jardins de Boboli ou aux Cascine, l’oreille encore pleine des fioritures du ténor ou de la « prima donna » : quelque chose de leur manière rossinienne s’y glissa malgré lui, à son insu. On sait à quel point Rossini est païen tout pur, jusque dans ses Messes et dans ses Stabat. Pour un Italien, l’opéra et la messe ne diffèrent pas sensiblement. Cimarosa, comme Rossini, charmait Lamartine dans sa jeunesse. Il le chantait à pleine poitrine. Génies mélodiques, analogues au sien par la veine heureuse et la grâce. Non moins grande, j’imagine, devait être son affinité avec Bellini qui, lui aussi, était un féministe, et en mourut jeune, comme Mozart… »

Oui, cela est spirituel ; mais cela est à mille lieues de ce que je sens, à mille lieues de l’impression que je viens de recevoir, une fois de plus, de la lecture totale des Harmonies. Il m’est impossible de souffrir que, discrètement et sans y toucher, on rapproche ainsi Lamartine d’un improvisateur napolitain, d’un « ténor », d’une « prima donna » et de ces « féministes » qui, d’avoir été féministes, moururent jeunes. En tous cas, Lamartine n’est pas de ceux qui en meurent, puisqu’il mourut, lui, à près de quatre-vingts ans. Je ne puis non plus comprendre qu’on voie en lui un « païen » à la façon de Rossini. Puis ces mots de « maestria » et de « verve », appliqués à Lamartine, me font peine : ils me semblent le rapetisser étrangement. Et, pour tout dire, je suis bien fâché qu’un livre qui renferme ces chefs-d’œuvre : Bénédiction de Dieu dans la solitude, Pensée des morts, l’Occident, l’Infini dans les Cieux, le Chêne, l’Humanité, la Vie cachée, Éternité de la nature et brièveté de l’homme, Milly, le Cri de l’âme, Hymne au Christ, la Retraite, Hymne de la mort, Souvenir à la princesse d’Orange, le Premier Regret, Novissima Verba et Les Révolutions, paraisse susciter finalement dans l’esprit de M. Deschanel l’image d’un abbé Liszt « pour qui Jéhovah n’est qu’un thème sur lequel il brode des fugues ».

Il est vrai que M. Deschanel ajoute : « Par moments ». Oh ! que cette restriction était nécessaire ! La vérité, c’est que, de même que Hugo remplit parfois les intervalles de son inspiration par des exercices de sa forte rhétorique plastique, il peut arriver aussi que Lamartine s’abandonne à son innocente rhétorique musicale. On trouverait, dans les Harmonies, jusqu’à trois ou quatre « cavatines » un peu faciles. Je peux vous dire où : c’est dans l’Hymne de la nuit, dans l’Hymne du matin et dans Encore un hymne. Nulle part ailleurs, je vous assure. Le reste du temps, la surabondance de la forme n’est visiblement que l’effet du trop-plein de l’inspiration. Et en tout cas, dans les rares passages qui ont suggéré à M. Deschanel de si damnables observations, il serait beaucoup plus juste d’accuser Lamartine de nonchalance que de « virtuosité. »

Pour moi, je l’avoue, j’aime ces nonchalances, pêle-mêle avec le reste. Oui, Lamartine est le seul de nos poètes qui ait presque constamment improvisé, dans le sens presque rigoureux du mot. Quand il nous conte qu’il écrivit en un jour les six cents vers de Novissima Verba, je crois qu’il se vante à peine. Vous savez le jugement de Musset sur Jocelyn (dans la première version de Il ne faut jurer de rien) : « Il y a du génie, du talent et de la facilité ». Cette gentille épigramme se peut tourner en suprême louange. Cela veut dire que Lamartine réalise le mieux l’idée que les anciens hommes se faisaient du poète (enthéios, kouphone ti kaï ptéréone, etc…). Lui-même a déclaré avec insistance qu’il n’a jamais fait de vers que pour soulager son cœur, et que faire des vers n’est pas un métier. Et je sais bien tout ce qu’on peut dire là contre ; mettons que le cas de Lamartine est et restera probablement unique dans la poésie moderne. Toujours est-il que, Lamartine ayant eu par bonheur « du génie », sa « facilité » est un charme à quoi rien ne ressemble. Non, rien peut-être n’égale l’ivresse sereine de cet essor sans heurt et sans arrêt, comme en plein éther. On glisse d’un mouvement que sa continuité même accroît ; on n’a pas, comme chez Victor Hugo, des soubresauts sur de certaines saillies et arêtes de l’expression, et l’on ne se cogne pas aux numéros qui divisent l’ode en compartiments. L’admirable période de Hugo, beaucoup plus savante, beaucoup mieux faite, exactement « carrée », pour parler comme les Traités de rhétorique, et où les incidentes et les subordonnées sont toujours comprises entre le verbe et le complément direct de la proposition principale (en sorte que la chute en est toujours nette, précise et pleine), ressemble vraiment à quelque bâtisse solide et régulière, palais, forteresse ou prison. La période lamartinienne, plus vaste encore ou, pour mieux dire, plus allongée, presque sans coupes ni enjambements, par conséquent uniforme dans son cours, — avec sa profusion de participes présents, et ses si et ses quand éternellement reproduits, — et qui, se terminant presque toujours sur une énumération, ne s’arrête que lorsque l’imagination du poète a épuisé les objets énumérables, est une vague immense, aux plis symétriques et souples, qui monte, se gonfle et expire, « où le ciel est bercé », et qui nous berce.

Voilà bien des métaphores, d’ailleurs faciles et que je n’ai pas inventées. En voici une autre. Dans ce large flot traînent, assez souvent, de vieilles algues. J’entends par là certaines queues d’expressions un peu connues, certains lambeaux de la phraséologie d’avant les romantiques, phraséologie qu’ils ont, d’ailleurs, simplement remplacée par une autre. Oui, il y a, chez Lamartine, quelque chose d’assez analogue à ces vers « faits d’avance » qui reviennent de temps en temps chez Homère ou chez les poètes des Chansons de gestes, chez ceux qui se servaient peu de la plume et de l’encrier, ou qui même ne s’en servaient pas du tout, et pour cause. Mais tout cela, fuyantes traces de rhétoriques périmées, incorrections naïves, témérités de syntaxe, est emporté d’un si vaste mouvement que, dans les endroits (rares en somme) où l’expression défaille, on se contente de la beauté toujours intacte du rythme, et qu’on ne veut voir, dans ces généreuses négligences, qu’un témoignage candide de la glorieuse spontanéité de cette poésie, tantôt fleuve et tantôt torrent. Torrent ? non, mais souffle du ciel, zéphyre aux grandes ondes aériennes : j’entends le fort Zéphyre des poètes anciens, chargé de germes et d’odeurs et qui, partout où il passe, promène de beaux frissons où se joue la lumière…

Car, tandis qu’on accorde à Lamartine l’abondance et la grâce, on semble lui refuser la force et le pittoresque, ou plutôt on ne songe plus à se demander s’il les a. Il les a pourtant, et au plus haut degré.

M. Charles de Pomairols dit très bien : « Cette force, presque tous les hymnes des Harmonies en sont la manifestation. Et d’où viendrait cette abondance inépuisable qu’on ne peut s’empêcher de remarquer dans le nombre de ses ouvrages, dans l’étendue de ses périodes, dans ses strophes immenses, dans ses rimes multipliées, d’où viendrait une si remarquable richesse, si elle n’était pas un épanchement de la force ?… Au surplus, on peut, dans l’œuvre de Lamartine, dégager et mettre en lumière des passages, des confidences, qui sont la révélation expresse de cette qualité de force insuffisamment reconnue, etc… »

Il est cependant une preuve que M. de Pomairols oublie. Lamartine est le seul des grands poètes de ce siècle qui ait pu oser le vers libre dans la poésie lyrique (je néglige à dessein quelques pièces des Odes et Ballades). Cela est un grand signe pour lui. La strophe à forme fixe est la plus commode des gênes. On sait que rien n’est plus facile à faire qu’un sonnet passable. C’est un grand avantage pour le poète que le rythme de ses vers lui soit imposé d’avance : il n’a qu’à le remplir pour donner l’illusion du mouvement, et quelquefois de l’inspiration. Mais, dans le vers libre, le mouvement est imprimé et le rythme est créé par l’inspiration même, et la défaillance de celle-ci est tout aussitôt trahie par le fléchissement de celui-là. Pousser sans faiblesse, comme Lamartine le fait souvent, des pages entières et des masses énormes de vers libres, aller ainsi droit devant soi, au hasard, et trouver son rythme à mesure, cela suppose une puissance inouïe de sensations et de sentiments, un involontaire et invincible débordement de l’âme, bref, cet état extraordinaire que notre poète exprime, précisément en vers libres, dans une de ses Harmonies :

  Mon âme a l’œil de l’aigle, et mes fortes pensées,
  Au but de leurs désirs volant comme des traits,
  Chaque fois que mon sein respire, plus pressées
      Que les colombes des forêts,
  Montent, montent toujours, par d’autres remplacées,
      Et ne redescendent jamais.
     . . . . . . . . . . . . .

Et de quelle « force », en effet, pleine, soutenue, infatigable, prodigieuse, sont soulevés et lancés des poèmes tels que l’ode Contre la peine de mort, l’Éternité de la nature, la Marseillaise de la paix, le Toast du banquet celtique ; les Laboureurs dans Jocelyn, le Choeur des Cèdres dans la Chute d’un ange, et la Vigne et la Maison !

Et notez que Lamartine n’a pas seulement la force expansive, mais aussi, quand il veut, la force de concentration. Ce flot épandu se ramasse, au besoin, dans un jet rapide et net. Le poète des mélancolies et des langueurs a, dès qu’il lui plaît, des vers « forts », des sentences robustes et concises, à la façon de Corneille ; et c’est alors comme une pluie retentissante de médailles d’airain… Voyez, par exemple, dans les Premières Méditations, une pièce que le poète y ajouta en 1842 : Ressouvenir du lac Léman. Il répond à son ami Huber Saladin qui s’était plaint, un jour, que la Suisse lui fût une trop petite patrie :

  Adore ton pays et ne l’arpente pas.
  Ami, Dieu n’a pas fait les peuples au compas :
  L’âme est tout ; quel que soit l’immense flot qu’il roule
  Un grand peuple sans âme est une vaste foule.
 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

  Sparte vit trois cents ans d’un seul jour d’héroïsme.
  Un pays ? C’est un homme, une gloire, un combat,
  Zurich ou Marathon, Salamine ou Morat.
  La grandeur de la terre est d’être ainsi chérie :
  Le Scythe a des déserts, le Grec une patrie.

Et plus loin :

  La conquête brutale est l’erreur de la gloire.
  Tu l’as vu, nos exploits font pleurer notre histoire.
  De triomphe en triomphe un ingrat conquérant
  A rétréci le sol qui l’avait fait si grand.

Voilà comme cette longue main féminine et languissante sait frapper les vers. Et cela continue. Le poète allègue les gloires de la Suisse, et l’âme de Rousseau, que cette nature a nourrie et formée. Il ajoute que le souvenir de ses premières félicités suivit Jean-Jacques dans l’ombre des villes :

 . . . . . . . . . . .
  Ses pieds rampants gardaient l’odeur des herbes hautes ;
  Son premier ciel brillait jusqu’au fond de ses fautes…

Vers splendides, qui me sont un acheminement à vous parler du « pittoresque » de Lamartine.

Lamartine voit la nature comme le grand peintre Puvis de Chavannes (j’ai déjà fait ce rapprochement, qui me paraît inévitable). Il la domine et la simplifie, de manière à produire, à l’ordinaire, une impression de grandeur, de sérénité et d’allègement spirituel. Les Harmonies sont, pour la plupart, des paysages qui prient. Les formes y sont ordonnées par groupes, sous le ciel libre, comme pour un chœur, pour un hymne en commun. Donc, pas de « coins » ni de menues curiosités descriptives. Mais Lamartine n’en est pas moins un rustique ; il a vu, il a touché les choses de la campagne. Il peint par très larges touches, mais avec une réelle connaissance de son objet, et souvent avec une familiarité, une naïveté du plus grand air. Et de là, très souvent, des traits d’un pittoresque aisé et délicieux, très ingénu, très franc, souvent très hardi sans y tâcher.

Ces traits abondent dans la pièce des Méditations dont je vous parlais tout à l’heure :

  De grands golfes d’azur, où de rêveuses voiles,
  Répercutant le jour sur leurs ailes de toiles,
  Passent d’un bord à l’autre, avec les blonds troupeaux,
  Les foins fauchés d’hier qui trempent dans les eaux.
 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  Plus loin, les noirs sapins, mousses des précipices,
  Et les grands prés tachés d’éclatantes génisses

Mais, pour nous en tenir aux Harmonies, quelle moisson l’on y ferait d’images neuves et vraies ! Cueillons à l’aventure :

  L’ombre des monts lointains se déroule et recule
             Comme un vêtement replié.

Ou bien, en parlant des nuages, « lambeaux de nuit… déchirés par l’aile de l’aurore » :

 Ils pendent en désordre aux tentes du soleil.

Et, toujours feuilletant :

  Le jour plein et léger tombe, et voilà le soir :
  Sur le tronc d’un vieux orme au seuil on vient s’asseoir ;
  On voit passer des chars d’herbe verte et traînante.
 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  Un beau soir qui s’endort dans son lit de nuages.
 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  Un matin qui s’éveille étincelant de joie…

Sur une plage :

  Et d’un sable brillant une frange plus vive
  Y serpente partout entre l’onde et la rive
      Pour amollir le lit des eaux.

Sur les heures :

  Les autres s’éloignent et glissent
  Comme des pieds sur les gazons

Impressions matinales :

  Les brises du matin se posent pour dormir…
 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  La mer roule à ses bords la nuit dans chaque ride…

Impressions de midi :

 … À l’heure où les rayons sur les pentes s’étendent
  Comme un filet trempé ruisselant sur les prés
 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  Quand les tièdes réseaux des heures de midi,
  En vous enveloppant comme un manteau de soie, etc.

Impression nocturne :

  Les étoiles, ces fleurs que minuit fait éclore,
  Naissaient sous notre doigt dans les jardins des cieux

Mettez ici quelques centaines d’etc

Si j’entends bien (mais qui en est sûr ?) les jeunes poètes d’aujourd’hui, surtout ceux qu’on appelle les « symbolistes », il me semble que Lamartine doit leur plaire infiniment, et qu’il a souvent fait par instinct ce qu’ils veulent faire avec préméditation.

Ils se plaignent, si je ne me trompe, que, chez la plupart de nos poètes et même chez quelques-uns des plus grands, la poésie ressemble plus à un beau discours qu’à un chant ; ils se plaignent qu’elle soit plus éloquente que suggestive, qu’elle ait des reliefs trop nets et des contours trop arrêtés, et qu’enfin nos vers français aient un peu trop constamment le genre de beauté des vers latins, de ces vers trop sonores, au rythme trop marqué et trop énergique et qu’un Virgile seul a pu amollir quelquefois, rythme qui commande presque la précision dans les mots et dans les images et qui exclut la demi-teinte, la pénombre et l’ondoiement.

Or, il est certain que Victor Hugo, par exemple, — comme Lucain, comme Juvénal, comme Claudien, encore qu’avec beaucoup plus de génie, — fatigue assez souvent et accable l’esprit par un éclat trop dur, par des saillies trop vigoureusement éclairées, par trop de perfection dans l’agencement du style, trop de justesse dans les jointures des phrases, trop d’exactitude dans les comparaisons, trop d’ordre et de symétrie dans la composition des morceaux, trop de « beautés » d’un caractère un peu étroitement « littéraire » et prévu par les Traités de rhétorique ; et qu’enfin, il y a trop de Boileau dans Victor Hugo, même dans le prodigieux versificateur des Contemplations et de la Légende des siècles. Lamartine est certes beaucoup moins savant, beaucoup moins précis, moins fécond en images achevées et sensiblement inférieur par l’invention verbale : et pourtant, avec leurs rimes non cherchées, la monotonie de leurs coupes, la fluidité, l’allongement indéfini de leurs périodes, leurs négligences et leurs à peu près d’expression, en dépit même des restes de phraséologie surannée qu’ils charrient çà et là dans leurs plis, les vers de Lamartine me semblent plus souvent approcher de ce qui serait « la poésie pure ».

Comment cela ? — L’essence de la poésie, — ce en dehors de quoi elle ne se distingue plus de la prose que par certaines cadences de mots, — c’est peut-être le sentiment continu de correspondances secrètes, soit entre les objets de nos divers sens, formes, couleurs, sons et parfums, soit entre les phénomènes de l’univers physique et ceux du monde moral, ou encore entre les aspects de la nature et les fonctions de l’humanité. Or, ces correspondances, il me paraît bien que Victor Hugo en perçoit sans doute de plus imprévues, et qu’il les exprime plus complètement ; mais je crois que Lamartine en suggère un plus grand nombre, et avec moins d’effort. Et comme il se contente de les indiquer, le signe, chez lui, ne se détache pas tout à fait de la chose signifiée, mais il en est tout imprégné encore ; ce sont, grâce à je ne sais quelle délicieuse indécision de termes, des passages aisés de l’idée à l’image et, presque dans le même moment, des retours de l’image à l’idée : en sorte que (presque toujours) cette poésie exprime simultanément l’âme et les choses, et est donc la plus large, la plus compréhensive et, au fond, la plus riche qu’on puisse concevoir.

J’ai peur que tout ceci ne vous paraisse pas très clair. Il faudrait trouver quelque exemple, qui valût pour des milliers de cas. — Je vous rappelle d’abord que, dans la « comparaison », le poète exprime les deux objets que son imagination rapproche ; que la « métaphore » est une comparaison dont le second terme est seul exprimé ; que l’« allégorie » n’est qu’une métaphore prolongée et que le « symbole » n’est peut-être qu’une allégorie plus libre et plus flottante. Ceci posé, je crois que la meilleure métaphore, et la plus vivante, est celle où l’objet sous-entendu reste le plus présent, le mieux mêlé à l’image par laquelle on l’évoque en nous, — à condition que cette image n’en soit point elle-même effacée ou affaiblie.

C’est cet effacement que l’on peut constater dans la bonne vieille allégorie ou « métaphore prolongée » de Mme Deshoulières (Dans ces prés fleuris, etc.). C’est ingénieux, mais cela ne contient pas une parcelle de poésie. Pourquoi ? C’est que pas un instant nous ne voyons un troupeau, des prés, un berger, mais bien les filles de cette dame, et le roi à qui elle les recommande. Le terme inexprimé de la comparaison a mangé l’autre. Par contre, il arrive fort souvent, chez Victor Hugo, que l’image ait un tel relief, une telle précision, et qu’elle vive si bien par elle-même, et comme détachée de ce qu’elle exprime, que nous ne voyons plus qu’elle (de quoi, d’ailleurs, nous ne nous plaignons pas trop), et que nous avons besoin de quelque effort pour en ressaisir la signification. Mais, comme j’ai dit, les images de Lamartine restent d’ordinaire inachevées et transparentes ; elles fondent et se dissolvent à mesure qu’elles surgissent : et de là leur charme singulier.

L’exemple caractéristique qu’il me fallait, le voici. C’est dans une pièce adressée à Mme Victor Hugo « en souvenir de ses noces » (Recueillements poétiques).

  La nature servait cette amoureuse agape ;
  Tout était miel et lait, fleurs, feuillages et fruits.
  Et l’anneau nuptial s’échangeait sur la nappe, Premier chaînon doré de la chaîne des nuits.

Ceci, je m’en aperçois maintenant, est une « comparaison » proprement dite, plutôt qu’une « métaphore », mais peu importe pour ma démonstration. Remarquez-vous comme les deux termes de la comparaison sont intimement liés ; comme ils se pénètrent l’un l’autre ; comme le premier demeure présent dans le second ; comme le mot « nuits » vient rappeler, dans le dernier vers, le mot « nuptial » du vers précédent ; comme cette expression adorable est un peu fuyante et vague : « chaîne des nuits », corrige ce qu’il y aurait de trop précis et de puéril dans la vision d’une chaîne formée d’anneaux de mariage, et sauve ainsi le poète de tout gongorisme ; comme l’idée de la ressemblance matérielle de l’anneau d’une chaîne avec une bague est seulement suggérée et s’évanouit aussitôt ; comme on passe mollement de l’image de la bague à l’image de la chaîne et de celle-ci à l’idée de la « succession » indéfinie des nuits amoureuses, et comme tout cela est fondu, fluide, indéterminé dans les mots, et quelle grâce et quelle suavité dans l’impression totale. Et ne serait-ce pas un peu cela que cherchent aujourd’hui les plus inquiets de nos jeunes poètes ?

Un des procédés qui contribuent le plus à donner à la poésie de Lamartine cet on ne sait quoi de fluide, d’aérien, d’angélisé, c’est ce que nous appellerons, si vous le voulez bien, la comparaison ascendante. Je crois, sans en être absolument sûr, que Victor Hugo a plutôt l’habitude de comparer les choses de l’âme et de l’esprit à celles de la matière. Au contraire, Lamartine ; tous les objets qu’il touche de son verbe, c’est pour les élever en dignité. Il tire la vie de l’élément vers la vie de la plante et de l’animal, l’animal et la plante vers l’homme, l’homme vers Dieu. Il pousse tout l’univers visible sur l’échelle de Jacob. Les exemples, ici, foisonnent à chaque page. Je vous en donnerai quelques-uns, beaucoup moins pour votre instruction que pour mon délassement :

  Pourquoi relevez-vous, ô fleurs, vos pleins calices,
  Comme un front incliné que relève l’amour ?
 . . . . . . . . . . . . .
  Ô Dieu, vois sur les mers ! Le regard de l’aurore
  Enfle le sein dormant de l’Océan sonore
  Qui, comme un cœur de joie ou d’amour oppressé,
  Presse le mouvement de son flot cadencé
      Et dans ses lames garde encore
  Le sombre azur du ciel que la nuit a laissé.
 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

À une source :

  Mais tu n’es pas lasse d’éclore ;
  Semblable à ces cœurs généreux Qui, méconnus, s’ouvrent encore Pour se répandre aux malheureux.

Sur la « fleur des eaux » :

  Elle est pâle comme une joue Dont l’amour a bu les couleurs

  Les cygnes noirs nagent en troupe
  Pour voir de près fleurir ses yeux

Ou bien :

      Endormons-nous dans nos prières
  Comme le jour s’endort dans les parfums du soir.

(Ceci est, je crois bien, une comparaison « descendante », mais si peu !)

Le Mont-Blanc cache à l’ombre de ses vastes flancs une vallée et un doux lac, où il se mire. Tel l’homme de génie ; il est isolé et battu de la tempête :

  Mais souvent, caché dans la nue,
  Il enferme dans ses déserts,
  Comme une vallée inconnue,
  Un cœur qui lui vaut l’univers.

  Ce sommet où la foudre gronde,
  Où le jour se couche si tard,
  Ne veut resplendir sur le monde
  Que pour briller dans un regard…

Lisez toute cette petite pièce : le Mont-Blanc. Vous verrez que, d’un bout à l’autre, l’idée et l’image s’y entrelacent mollement, mais inextricablement.

Nous sommes bien loin des vieilles pratiques traditionnelles :

  1º Telle qu’une bergère au plus beau jour de fête…
  2º Telle, aimable en son air, mais humble dans son style…

Les classiques mettent d’un côté l’objet comparé, de l’autre côté l’objet auquel ils le comparent, — et une cloison entre les deux. (Victor Hugo fait encore souvent ainsi, et je ne dis point que Lamartine ne le fasse jamais.) Et cela n’est pas, sans doute, le contraire de la poésie ; mais ce n’est pas non plus la poésie même. La poésie même, c’est, bien décidément, la concomitance du sentiment et de sa représentation concrète, et la pénétration de celle-ci par celui-là. Et, sauf erreur, c’est bien ce qu’on appelle le symbolisme, et c’est ce que Lamartine offre presque à chaque instant.

Du premier coup, il avait trouvé cela. Déjà, dans la Prière (Premières Méditations), les traits dont se compose la description de la campagne à l’heure du couchant évoquent d’eux-mêmes la vision d’un temple, et la nature prie avant même que le poète se soit mis à prier. — Dans le Passé (Nouvelles Méditations), vous vous rappelez le premier vers :

 Arrêtons-nous sur la colline. 

Cette colline est une vraie colline, d’où le poète revoit à ses pieds le théâtre de sa jeunesse ; mais c’est en même temps le sommet de l’âge mûr, l’arête qui sépare les deux versants de la vie, et cela, sans que ces correspondances soient formellement énoncées. — Dans la Retraite (Harmonies), la pénétration des images par l’idée est plus intime et plus profonde encore. Cela vous ennuiera-t-il beaucoup que je vous cite quelques-unes des dernières strophes, si connues ? Le poète vient de nous dire que « sa fenêtre est tournée vers le champ des tombeaux », où l’herbe couvre le sommeil des morts ; que « plus d’une fleur nuance ce voile » et que, là, tout parle d’espérance et de réveil. Il continue :

  Mon œil, quand il y tombe,
  Voit l’amoureux oiseau
  Voler de tombe en tombe,
  Ainsi que la colombe
  Qui porta le rameau,

  Ou quelque pauvre veuve,
  Aux longs rayons du soir,
  Sur une pierre neuve,
  Signe de son épreuve,
  S’agenouiller, s’asseoir,

  Et, l’espoir sur la bouche,
  Contempler du tombeau,
  Sous les cyprès qu’il touche,
  Le soleil qui se couche
  Pour se lever plus beau.


  Paix et mélancolie
  Veillent là près des morts,
  Et l’âme recueillie
  Des vagues de la vie
  Croit y toucher les bords…

Les choses, ici, sont vraiment translucides et comme imbibées de lumière. Tous les traits sont bien empruntés à un cimetière de village : mais la transmutation est instantanée, du pigeon qui, de la maison voisine, vient picorer sur les tombes en la colombe de l’arche ; du soleil qui s’éteint (pour renaître) derrière les cyprès, au soleil éternel qui se lève de l’autre côté de la mort ; et l’on ne sait si cette forme sombre agenouillée sur une pierre « aux longs rayons du soir » est en effet une veuve qui prie, ou la vague statue de l’Âme espérante… Et, encore une fois, que cherchent donc les jeunes symbolistes, si ce n’est cela ?

Lisez enfin l’Occident (dans les Harmonies). Voilà la merveille des merveilles, l’exemplaire idéal de la poésie symbolique. Lamartine décrit simplement un coucher de soleil :

  Et la mer s’apaisait comme une urne écumante
  Qui s’abaisse au moment où le foyer pâlit…
 . . . . . . . . . . . . . . . . .
  Et la moitié du ciel pâlissait…
 . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  Et dans mon âme, aussi pâlissant à mesure,

  Tous les bruits d’ici-bas tombaient avec le jour.
 . . . . . . . . . . . . . . . . .
  Et vers l’Occident seul, une porte éclatante
  Laissait voir la lumière à flots d’or ondoyer…

Et alors il semble que tout soit attiré vers cette porte et aille s’y engouffrer :

  Et les ombres, les vents, et les flots de l’abîme,
  Vers cette arche de feu tout paraissait courir,
  Comme si la nature et tout ce qui l’anime
  En perdant la lumière avait craint de mourir !
 . . . . . . . . . . . . . . .
  Et mon regard long, triste, errant, involontaire,
  Les suivait et de pleurs sans chagrin s’humectait…

Et de l’Image immense, sans effort et comme si tombait seulement un dernier voile diaphane, l’Idée surgit :

  Ô lumière, où vas-tu ? . . . . . . . . . . . . . . .
  Poussière, écume, nuit ; vous, mes yeux, toi mon âme,
  Dites, si vous savez, où donc allons-nous tous ?…
  À toi, Grand Tout, dont l’astre est la pâle étincelle,
  En qui la nuit, le jour, l’esprit vont aboutir !…

Au reste, les Harmonies tout entières (et j’arrive ainsi à l’étude du « fond ») ne sont qu’un long et opulent symbole, puisque nul tableau n’y est peint pour lui-même et que toutes les choses décrites y sont représentatives de quelque chose qui les dépasse, soit de la grandeur et de la bonté divines, soit des sentiments que l’homme doit avoir pour Dieu.

M. Deschanel écrit : « Les idées de Lamartine sont inconsistantes ; elles flottent à tous les vents du siècle. Il mêle l’Ancienne et la Nouvelle Loi. Dieu est pour lui, tantôt le Jéhovah biblique, tantôt le Christ, tantôt l’Esprit-Saint, avec toutes sortes de métamorphoses ; tantôt le Dieu du Vicaire savoyard, à moitié rationaliste ; tantôt l’Âme de la Nature, et la Nature elle-même, confondues ; de sorte qu’on l’accusa de panthéisme, non sans apparence. »

Cela est très bien dit. Seulement, où M. Deschanel semble mettre un reproche, je mettrais une louange. L’éminent professeur dit encore mieux, un peu plus loin : « Les Harmonies parcourent au hasard, si l’on ose dire, toute la gamme des concepts sur l’idée de Dieu. C’est moins le panthéisme philosophique que le panthéisme lyrique. »

Ici, je souscris pleinement, je ne repousse que ces deux mots : « au hasard ». Ces « psaumes modernes », comme Lamartine avait voulu les nommer, sont en effet un vaste cantique au Divin perçu et considéré successivement dans toutes ses manifestations et tous ses modes ; mais ils suivent, si je ne m’abuse, une espèce d’ordre logique, naturel, — et ascendant.

1º C’est d’abord le développement, en quatre ou cinq magnifiques symphonies, de ce délicieux psaume énumératif de François d’Assise, où l’âme légère et si douce de ce saint de plein air invite toutes les créatures à louer Dieu, — avec, peut-être, des réminiscences de ces charmantes hymnes du Bréviaire romain, pour Matines, pour Laudes, pour Vêpres, etc., où le rapport de chaque prière avec l’heure du jour est si gracieusement indiqué, et où l’on dirait que pénètre un peu de la nature, comme un rayon de soleil qui vient tomber sur le tabernacle, ou comme une branche de feuillage aperçue par le vitrail entr’ouvert :

  Celui qui sait d’où vient le soleil qui se lève
  Ouvre ses yeux noyés d’allégresse et d’amour.
  Il reprend son fardeau que la vertu soulève,
  S’élance et dit : « Marchons à la clarté du jour ! »

(Cf. les Hymnes traduites par Jean Racine.)

Et c’est encore, si vous voulez, le bon vieil argument d’école, l’innocente « preuve de l’existence de Dieu par le spectacle de la nature », harmonieusement développée déjà par Fénelon, Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre, reprise, renouvelée, rendue splendide par l’imagination d’un grand poète. Ce que vaut cette preuve philosophiquement, je n’ai pas à le rechercher. La valeur, très variable, en est proportionnelle à la puissance d’émotion qui est en chacun de nous et à notre aptitude à jouir du beau dans l’univers physique. C’est une de ces preuves de pur sentiment, qui sont les plus faibles ou les plus fortes selon les cas.

M. Deschanel voit de l’« artifice » (I, page 204) dans ces effusions. Moi, pas, c’est tout ce que j’ai à dire. À mon avis, Lamartine est peut-être le seul poète qu’il ne faille jamais accuser d’artifice ; — de nonchalance ou de maladresse, ou de naïveté, oui, si l’on veut.

2º Beaucoup de ces hymnes sont, sans doute, des hymnes déistes et, par conséquent, dans la pensée du poète, nullement contradictoires au dogme chrétien. Mais il arrive ceci, que le déisme de Lamartine prend souvent, à son insu, l’accent proprement panthéistique. C’est que, en dépit de son acte de foi préalable en un Dieu personnel et distinct de la création, Lamartine a bien, en présence de l’univers physique, la même disposition sentimentale et éprouve bientôt la même espèce d’ivresse que les panthéistes décidés. Concevoir les phénomènes sensibles comme des signes de la puissance, de la grandeur et de la bonté de Dieu, ou croire que ces phénomènes sont des modes d’existence de la divinité même, ce n’est sans doute pas, philosophiquement la même chose ; mais, s’il s’agit de glorifier Dieu, — ici par ce qu’on appelle ses œuvres, là par ce qu’on appelle ses manifestations et ses divers aspects, — ce seront nécessairement les mêmes développements, ce sera l’énumération des mêmes objets, des mêmes images. Entre ces deux conceptions métaphysiques pourtant si différentes, il n’y aura plus guère que l’épaisseur d’une métaphore.

Le déisme, — abstrait et glacé chez d’autres, — est, chez lui, ardent, vivant, luxuriant. Il sépare Dieu du monde dans sa pensée, jamais dans son imagination, jamais dans sa prière. Prier, c’est pour lui, le plus souvent, communier avec le symbolique univers et jouir avec exaltation de la beauté des choses.

J’ai fait une découverte, en feuilletant l’Histoire de la littérature hindoue, du poète excellent et de l’irréprochable bouddhiste Jean Lahor. C’est que la moitié des Harmonies de Lamartine sont tout simplement des hymnes védiques. Non qu’il ait imité les Védas ; il est même fort probable qu’il ne les connaissait point au moment où il écrivait les Harmonies. Cet homme d’Orient (vous vous souvenez qu’il croyait fermement à ses origines orientales) a retrouvé cela tout seul.

Il serait curieux de noter la ressemblance, non seulement de sentiment, mais, çà et là, d’expression entre les hymnes de Lamartine et ceux des antiques brahmanes. Dans l’Hymne de la nuit je lis cette strophe :

  Ces chœurs étincelants que ton doigt seul conduit,
  Ces océans d’azur où leur foule s’élance,
  Ces fanaux allumés de distance en distance,
  Cet astre qui paraît, cet astre qui s’enfuit,
  Je les comprends, Seigneur ! Tout chante, tout m’instruit
  Que l’abîme est comblé par ta magnificence

Ainsi, dans le Rig-Véda : « De sa splendeur, il remplit l’air… De cette même clarté, Dieu purifiant et protecteur, tu couvres la terre, tu inondes le ciel, l’air immense, faisant les jours et les nuits, et contemplant tout ce qui existe… »

Dans l’Hymne du soir :

  Il me semblait, mon Dieu, que mon âme oppressée
  Devant l’immensité s’agrandissait en moi,
  Et sur les vents, les flots ou les feux élancée,
            De pensée en pensée
            Allait se perdre en toi.

Ainsi, dans la Prière de Parasasa et de Mukukanda : « Je viens à toi… aspirant à une plénitude de félicité, aspirant à l’extinction de moi-même, à mon absorption en toi. »

Dans le Golfe de Gênes :

  « Mais où donc est ton Dieu ? » me demandent les sages.
  Mais où donc est mon Dieu ? Dans toutes ces images,
      Dans ces ondes, dans ces nuages,
  Dans ces sons, ces parfums, ces silences des cieux,
  Dans ces ombres du soir qui des hauts lieux descendent,
  Et dans ces horizons sans bornes, qui s’étendent
  Plus haut que la pensée et plus loin que les yeux.

Ainsi, dans le Rig-Véda : « Ô Varuna, le vent, c’est ton souffle agitant les airs… En toi repose l’immensité de la terre et du ciel. Ô Varuna, tous les mondes sont en toi. Tes clartés heureuses voient se développer autour d’elles les belles formes du ciel et de la terre… »

Dans l’Infini, dans les cieux :

  Cet œil s’abaisse donc sur toute la nature ;
  Il n’a donc ni mépris, ni faveur, ni mesure,
  Et, devant l’Infini, pour qui tout est pareil,
  Il est donc aussi grand d’être homme que soleil.

Ainsi, dans l’Isa Upanishad : « Il est loin et près de toutes choses… L’homme qui sait voir tous les Êtres dans ce suprême Esprit, et ce suprême Esprit dans tous les Êtres, ne peut dès lors rien dédaigner… »

Dans Pourquoi mon âme est-elle triste ?

  Et qu’est-ce que la vie ? Un réveil d’un moment,
  De naître et de mourir un court étonnement,
  Un mot qu’avec mépris l’Être éternel prononce…
  Éclair qui sort de l’ombre et rentre dans la nuit…

Ainsi, dans le Mahabharata : « De même que des millions d’étincelles jaillissent d’un feu brûlant, de même les âmes sortent de l’être immuable et y retournent… »

Je sais bien que, tout de même, ce n’est pas exactement la même chose. Nulle part (jusqu’à présent du moins) Lamartine n’identifie explicitement Dieu et la Nature. S’il lui arrive de dire tour à tour, comme les poètes hindous : « Dieu est dans l’univers » et « l’Univers est en Dieu », il recule toutefois devant cette affirmation que « l’Univers est Dieu », et s’en tient à celle-ci, que l’univers est la langue, le verbe de Dieu. Mais nous sommes ici, j’en ai peur, dans une région de rêve où les mots n’ont plus un sens bien précis… Dire que le monde est la parole de Dieu, ce n’est peut-être déjà plus distinguer nettement l’un de l’autre ; et nous nous demandons, et Lamartine se demande lui-même ce que peut bien être Dieu en dehors de sa parole qui est le monde, et si Dieu serait encore concevable, cette parole supprimée. Le poète nous dit :

  Il est une langue inconnue
  Que parlent les vents dans les airs,

etc., etc. Il énumère ici tous les phénomènes de l’univers physique, et conclut : « — Cette langue parle de toi,

  De toi, Seigneur, être de l’être,
  Vérité, vie, espoir, amour !
  De toi que la nuit veut connaître,
  De toi que demande le jour,
  De toi que chaque son murmure,
  De toi que l’immense nature
  Dévoile et n’a pas défini… »

Autrement dit : « Sans la nature qui est son verbe, et qui exprime, semble-t-il, une volonté aimante et bienfaisante, nous ne saurions rien de Dieu. » Or, de là à songer : « Ce verbe, c’est Dieu, puisque, sans lui, Dieu serait pour nous comme s’il n’était pas », y a-t-il si loin ? — Et, d’autre part, lorsque les poètes hindous écrivent : « Écume, vagues, tous les aspects, toutes les apparences de la mer ne diffèrent pas de la mer : nulle différence non plus entre l’univers et Brahma », ou lorsqu’ils font dire à Dieu : « Je suis dans les eaux la saveur, la lumière dans la lune et le soleil, le son dans l’air, la force masculine dans les hommes, le parfum pur dans la terre, la splendeur dans le feu, etc. », n’avouent-ils pas implicitement que Dieu n’est point, proprement, l’eau, la lune, le soleil, l’air, les hommes, la terre, le feu, mais qu’il se manifeste sous ces « apparences » ; et que le feu, la terre, l’air, le soleil, l’eau, la race humaine sont les signes, les symboles, la parole de Dieu ? Ne se rencontrent-ils pas enfin, par un détour, avec le poète des Harmonies ? Ainsi se réconcilient, dans le vague, les métaphysiques.

Que si les bons Hindous font parfois un pas vers Lamartine, plus souvent c’est Lamartine qui fait un pas vers eux. À de certains moments, ébloui par la splendeur du monde, il oublie la distinction prudente entre le signe et l’Être signifié, et adore expressément, sans doute par inadvertance, la Nature-Dieu. Il s’écrie dans l’Hymne du matin :

  Montez donc, flottez donc, roulez, volez, vent, flamme,
  Oiseaux, vagues, rayons, vapeurs, parfums et voix !
  Terre, exhale ton souffle ! Homme, élève ton âme !
  Montez, flottez, roulez, accomplissez vos lois !
  Montez, volez à Dieu ! plus haut, plus haut encore !….
  Montez, il est là-haut ; descendez, tout est lui !

Ailleurs, le rôle que Lamartine prête à l’Esprit-Saint ne paraît pas extrêmement différent de celui de Vishnou : « Gloire à toi, dit la Prière de Parasasa, tout-puissant Seigneur, ô Vishnou, âme de l’univers… » Et Lamartine :

  Tu ne dors pas, souffle de vie,
  Puisque l’univers vit toujours !

Et plus loin :

  Tu revêts la forme sanglante
  D’un héros, d’un peuple, d’un roi…

Et encore (car, tandis que j’y suis, je m’en voudrai de ne point vous citer cette strophe admirable) :

      Il se fait un vaste silence :
      L’esprit dans ses ombres se perd,
      Le doute étouffe l’espérance
      Et croit que le ciel est désert.
  Puis tel qu’un chêne obscur, longtemps avant l’orage,
  Dont frémit tout à coup l’immobile feuillage,
  Et dont l’oiseau s’enfuit sans entendre aucun son,
  Le monde où nul éclair ne te précède encore,
  D’un inquiet ennui se trouble et se dévore,
  Et, comme à son insu, de l’Esprit qu’il ignore
        Sent le divin frisson.

Mais ce que les Harmonies lamartiniennes ont en commun avec les hymnes du Rig-Véda, c’est, plus encore que certaines conceptions métaphysiques, la poésie, la couleur, l’abondance, la magnificence, l’accent… Oui, je trouve dans les Harmonies quelque chose qui n’est pas chez les poètes grecs, qui n’est pas dans Jean-Jacques, qui n’est pas dans Chateaubriand, qui n’est pas dans George Sand ni dans Victor Hugo : une sorte d’ébriété sacrée au spectacle et au contact de l’immense univers. Hugo lui-même, visionnaire, reste beaucoup plus séparé des objets qu’il décrit et des visions, le plus souvent terribles, où il les déforme. L’âme de Lamartine, autant que cela est concevable, se dissout délicieusement dans les choses… Il peut dire avec vérité :

 Mon âme est un torrent qui descend des montagnes
  Et qui roule sans fin ses vagues sans repos.
 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
        Mon âme est un vent de l’aurore
        Qui s’élève avec le matin…

Il est dans cet état de ravissement et d’allégresse divine où nous sommes tous entrés quelquefois, surtout parmi des paysages vastes et découverts, qui évoquaient en nous l’image de l’immensité et la beauté totale et la figure même de la planète, sur la montagne ou au bord de la mer lumineuse ; quand nous descendions, dans l’air léger, presque délivrés du sentiment de la pesanteur, vers les vallées doucement bruissantes de l’invisible sonnerie des troupeaux ; ou quand nous marchions l’été, dans une grande plaine, par un grand soleil, tout enveloppés de rayons et d’odeurs végétales. Dans ces moments-là, on est à ce point envahi de sensations puissantes et suaves qu’on serait fort incapable de faire nettement le départ des effets et de la cause et d’abstraire Dieu de tout ce « divin » où l’on est plongé, et qu’on ne discerne plus bien si Dieu est dans la nature, ou si la nature est Dieu. Sentir se confond, alors, avec adorer. Ce ravissement, d’ailleurs, nous ne saurions le traduire (à supposer que nous en eussions le talent) qu’en le faisant cesser par la même. Sully-Prud’homme le définit en analyste, avec un art exquis et laborieux, dans la pièce des Stances et Poèmes intitulée : Pan. Lamartine, lui, l’exprime sans effort, ou plutôt il le « chante », il l’exhale, il l’épanche en paroles splendides, et qui semblent involontaires. Et, je le répète, cela ne s’était point vu depuis les poètes de l’Inde antique.

Quelquefois son extase balbutie ; on dirait que les mots vont lui manquer. — Tu comprends, vient-il de dire à Dieu, l’hymne silencieux des astres :

  Ah ! Seigneur, comprends-moi de même.
  Entends ce que je n’ai pas dit !
  Le silence est la voix suprême
  D’un cœur de ta gloire interdit.
  C’est toi ! C’est moi ! Je suis ! J’adore !

Ainsi le brahmane : « Quand je pense que cet être lumineux est dans mon coeur, les oreilles me tintent, mes yeux se troublent, mon âme s’égare… Que dois-je dire ? et que puis-je penser ? »

Mais bientôt le torrent repart et les mots se précipitent. Écoutez ce Cri de l’âme :

  Quand le souffle divin qui flotte sur le monde
  S’arrête sur mon âme ouverte au moindre vent,
  Et la fait tout à coup frissonner, comme une onde Où le cygne s’abat dans un cercle mouvant ;

  Quand mon regard se plonge au rayonnant abîme
  Où luisent ces trésors du riche firmament,
  Ces perles de la nuit que son souffle ranime,
  Des sentiers du Seigneur innombrable ornement ;

  Quand d’un ciel de printemps l’aurore qui ruisselle
  Se brise et rejaillit en gerbes de chaleur,
  Que chaque atome d’air roule son étincelle Et que tout sous mes pas devient lumière ou fleur ;

  Quand tout chante ou gazouille, ou roucoule, ou bourdonne,
  Que d’immortalité tout semble se nourrir,
  Et que l’homme, ébloui de cet air qui rayonne,
  Croit qu’un jour si vivant ne pourra plus mourir ;

  Que je roule en mon sein mille pensers sublimes,
  Et que mon faible esprit, ne pouvant les porter,
  S’arrête en frissonnant sur les derniers abîmes,
  Et, faute d’un appui, va s’y précipiter…

  Quand je sens qu’un soupir de mon âme oppressée
  Pourrait créer un monde en son brûlant essor,
  Que ma vie userait le temps, que ma pensée,
  Et remplissant le ciel, déborderait encor :

  Jéhovah ! Jéhovah ! ton nom seul me soulage…

Vous sentez bien qu’il crie ici : « Jéhovah » comme ses lointains ancêtres eussent crié : « Vishnou », et que les deux cris ont le même sens. — Et, par exemple, vous trouverez le même souffle, le même mouvement, les mêmes images, le même son et, j’y reviens, la même « ivresse » dans l’Hymne de Cutsa (vous savez que Cutsa est le nom de l’Aurore) et dans l’Hymne du matin :

  Ô Dieu, vois dans les airs !…
  Ô Dieu, vois sur les mers !…
  Ô Dieu, vois sur la terre !…

J’ai cité tout à l’heure un peu pêle-mêle, pour les rapprocher des cantiques de notre poète, des prières hindoues d’époques et même d’inspirations un peu diverses. Je précise maintenant : c’est aux plus anciennes hymnes, — à celles où le panthéisme n’est qu’en germe et n’a pas encore enfanté le pessimisme bouddhique, — que ressemblent particulièrement certaines Harmonies. Et cette poésie, védique ou lamartinienne, est sans doute la plus grande et la plus glorieuse que les hommes aient entendue.

 Il pense, et l’univers dans son âme apparaît.

Cette poésie-là, c’est bien, en effet, l’apparition chantante de l’univers dans une âme.

3º Mais sous le Lamartine hindou que nous venons de voir, sous le brahmane ébloui par les phénomènes et prêt à se fondre en eux, l’Occidental, le chrétien, le Bourguignon veille, et tout à coup se ressaisit et oppose son « moi » retrouvé à l’univers délicieux et accablant. Cette reprise se fait, notamment, dans l’ode incomparable : Éternité de la nature, brièveté de l’homme.

« L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant. » (Ce n’est pas ma faute si cette phrase, si belle, est vieille de deux cent trente ans, ou à peu près.) Le cantique de Lamartine exprime, avec une splendeur devant quoi tout pâlit, une idée analogue. Analogue seulement. Pascal disait : « Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser. Une vapeur, une goutte d’eau suffit pour le tuer. Mais quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu’il sait qu’il meurt et l’avantage que l’univers a sur lui. L’univers n’en sait rien. Toute notre dignité consiste donc en la pensée. » Lamartine ajoute à cela quelque chose. Il ne dit pas seulement à la Nature : « Toi, tu ne sais pas ; moi, je sais. » Il lui dit : « Toi, tu ne connais et tu n’aimes pas Dieu (sinon dans les vers des poètes et par un jeu de métaphores dont j’ai moi-même quelquefois abusé) ; moi, je l’aime. » Et, après avoir, dans des strophes impétueuses, salué l’immensité de l’océan, de la terre, des astres et du ciel ; après s’être vu petit, si petit ! dans l’espace, et si éphémère dans le temps, perdu dans l’humanité totale comme l’est une goutte d’eau dans la mer, et comme l’humanité l’est elle-même dans l’infini des mondes, le poète…. Non, j’ai beau faire, je ne puis me tenir de copier encore, — pour moi, non pour vous, — la fin de cet hymne sublime, un des chefs-d’œuvre du verbe humain :

 … Vous allez balayer ma cendre,
  L’homme ou l’insecte en renaîtra.
  Mon nom brûlant de se répandre
  Dans le nom commun se perdra.
  Il fut ! voilà tout. Bientôt même,
  L’oubli couvre ce mot suprême,
  Un siècle ou deux l’auront vaincu…
  Mais vous ne pouvez, ô Nature,
  Effacer une créature.
  Je meurs ! Qu’importe ? J’ai vécu !

  Dieu m’a vu ! Le regard de vie
  S’est abaissé sur mon néant.
  Votre existence rajeunie
  À des siècles, j’eus mon instant !
  Mais dans la minute qui passe,
  L’infini de temps et d’espace
  Dans mon regard s’est répété,
  Et j’ai vu dans ce point de l’être
  La même image m’apparaître
  Que vous dans votre immensité !

  Distances incommensurables,
  Abîmes des monts et des cieux,
  Vos mystères inépuisables

  Se sont révélés à mes yeux :
  J’ai roulé dans mes vœux sublimes
  Plus de vagues que tes abîmes
  N’en roulent, ô mer en courroux !
  Et vous, soleils aux yeux de flamme,
  Le regard brûlant de mon âme
  S’est élevé plus haut que vous !

  De l’Être universel, unique,
  La splendeur dans mon ombre a lui,
  Et j’ai bourdonné mon cantique
  De joie et d’amour devant lui ;
  Et sa rayonnante pensée
  Dans la mienne s’est retracée,
  Et sa parole m’a connu ;
  Et j’ai monté devant sa face,
  Et la Nature m’a dit : « Passe ;
  Ton sort est sublime ! il t’a vu ! »…

  Vivez donc vos jours sans mesure,
  Terre et ciel, céleste flambeau,
  Montagnes, mers ! Et toi, Nature,
  Souris longtemps sur mon tombeau !
  Effacé du livre de vie,
  Que le Néant même m’oublie !
  J’admire et ne suis point jaloux.
  Ma pensée a vécu d’avance,
  Et meurt avec une espérance
  Plus impérissable que vous !

Lamartine écrit dans son Commentaire : « C’est un chant ou plutôt un cri de pieux enthousiasme échappé de mon âme à Florence, en 1828. C’est une des poésies de ma jeunesse qui me rappelle le plus à moi-même le modèle idéal du lyrisme dont j’aurais voulu approcher. »

Ainsi l’auteur des Harmonies parcourt, d’un mouvement naturel, toutes les façons de concevoir et d’aimer Dieu. J’ai indiqué la façon catholique, — d’un catholicisme où le dogme n’est pas serré de très près, mais où persistent l’accent des hymnes liturgiques, l’odeur de l’encens, le recueillement du sanctuaire, un charme très doux d’oraison pieuse. (La Lampe du Temple ou l’Âme présente à Dieu ; Hymne du soir dans les Temples.) — Puis nous avons vu le déisme du poète, par la nature des arguments qui l’appuient et par l’espèce d’ivresse amoureuse dont il est envahi en les développant (ces arguments étant les spectacles même de l’univers sensible), aboutir à une disposition d’âme proprement panthéistique. — Enfin, cet enchantement secoué, voici reparaître le spiritualisme ardent et pur des Méditations (le Tombeau d’une mère, Hymne de la mort). Dans ce vaste soliloque : Novissima Verba, le poète, près de désespérer, se réfugie, parmi la fuite, la vanité et le néant du tout, dans la seule certitude de la conscience morale, et rencontre, pour la définir, des images qui semblent d’exactes transpositions des formules kantiennes :

  Non ! dans ce noir chaos, dans ce vide sans forme,
  Mon âme sent en elle un point d’appui plus ferme,
  La conscience ! instinct d’une autre vérité,
  Qui guide par sa force et non par sa clarté,

  Comme on guide l’aveugle en sa sombre carrière
  Par la voix, par la main, et non par la lumière.
  Noble instinct, conscience, ô vérité du coeur !

Et un peu plus loin, devançant, cette fois, les meilleures formules de Renan :

 … Et dût ce noble instinct, sublime duperie,
  Sacrifier en vain l’existence à la mort,
  J’aime à jouer ainsi mon âme avec le sort ;
  À dire, en répandant au seuil d’un autre monde
  Mon cœur comme un parfum et mes jours comme une onde :

  « Voyons si la vertu n’est qu’une sainte erreur,
  L’espérance un dé faux qui trompe la douleur ;
  Et si, dans cette lutte où son regard m’anime,
  Le Dieu serait ingrat quand l’homme est magnanime. »

D’autres pièces traduisent et enseignent la religion en esprit et en vérité, ce que nous avons appelé le néo-christianisme, et qui est en effet l’Évangile encore, mais appliqué à un état de civilisation fort différent de celui où vécurent les pêcheurs et les vagabonds de Galilée. La Pensée des morts, d’une si mélancolique tendresse, dit la perpétuité du lien entre les morts et les vivants et somme Dieu d’être clément au nom même de sa justice et de sa grandeur. L’exhortation Aux chrétiens dans les temps d’épreuves, l’Hymne à l’Esprit-Saint, l’Hymne au Christ, les Révolutions dégagent le sens véritable de l’Évangile, s’indignent des emplois où les politiques ont abaissé la sainte parole, affirment le progrès humain par la bonté et le sacrifice, et la croyance à un dessein divin dans le gouvernement du monde et dans l’économie de l’histoire… Et ces choses avaient été dites, je crois ; et l’on s’est mis, depuis dix ans, à en répéter quelques-unes, mais non pas mieux ni plus clairement, ni plus magnifiquement, parce que cela est impossible.

Au surplus, nous retrouverons ces pensées, avec des développements nouveaux et plus hardis peut-être, dans Jocelyn, dans la Chute d’un ange et dans les Recueillements.


V

JOCELYN.

Je ne voudrais point trop ressasser des choses que vous savez aussi bien que moi. Ce que les Harmonies sont aux Contemplations, l’énorme épopée dont la Chute et Jocelyn forment des « chants » détachés le devait être à la Légende des siècles. Et comme on voit, dans la Légende, l’humanité s’élever peu à peu à une morale plus pure, ainsi sans doute devait s’épurer, dans ses vies successives à travers les siècles, l’âme déchue dont le premier nom est Cédar, et le dernier, Jocelyn. Et je ne m’exagère point l’originalité de ces conceptions. Mais c’est qu’au fond il n’y a qu’un seul sujet de « divine comédie ». Le rêve généreux de la pauvre humanité est toujours le même depuis trois mille ans, et plus ; et ce dont il s’agit dans les vieux poèmes de l’Inde et dans les mystères d’Eleusis, c’est déjà la purification et le progrès par la douleur acceptée.

Je ne vous conterai pas la fable de Jocelyn ; je ne vous rappellerai pas son charme puissant, ni la profondeur de quelques-uns de ses sanglots, ni l’Idylle chaste, et pourtant enivrée, des deux enfants dans l’Alpe vierge, ni la sérénité et l’ineffable beauté morale des derniers tableaux. Je ne retiens que l’essentiel. Jocelyn, c’est l’idéal du sacrifice réalisé dans un homme. Tout, dans l’affabulation du poème, est subordonné à cette pensée ; et par là s’expliquent et se justifient les épisodes même qui ont le plus heurté les critiques et que tous, sans exception, ont condamnés.

Ils ont du moins fait grâce à la première immolation de Jocelyn. Ils ont supporté que Jocelyn entrât au séminaire pour permettre à sa soeur d’épouser celui qu’elle aime. Vocation fausse et contrainte ? Non pas. C’est par un acte de charité particulière que Jocelyn se détermine au sacerdoce, qui est, selon Lamartine, le ministère de la charité universelle. Le prêtre est, à ses yeux, l’homme qui souffre et expie pour les autres. Le besoin d’accomplir un premier sacrifice induit Jocelyn à devenir, professionnellement, « l’homme de sacrifice ». Dès le moment où il a consenti à s’immoler au bonheur de sa sœur, il commençait déjà à être prêtre : en entrant au séminaire, il n’a fait que poursuivre sa marche. Tout cela est parfaitement logique et harmonieux.

Mais bientôt voici l’obstacle : une année passée dans une vallée des Alpes avec un jeune garçon qui se trouve être une jeune fille. L’amour d’une personne et, au bout du compte, l’amour charnel, va donc détourner Jocelyn de sa vocation qui est l’amour de tous les hommes dans l’amour de Dieu ? Vous ne le voudriez pas ! Et, en effet, cet obstacle, il le franchit. Et les critiques dont je parlais sont désolés qu’il le franchisse, — et indignés surtout des raisons occasionnelles par où il se décide à le franchir.

Écoutez ici M. Émile Deschanel : «… La fonte des neiges a rouvert les chemins : Jocelyn est mandé à Grenoble pour assister un vieil évêque son protecteur qui, en prison, se prépare au martyre. À la veille du grand voyage, il veut se pourvoir du saint viatique, qu’un prêtre seul peut lui offrir. Il faut donc que Jocelyn devienne prêtre. En vain Jocelyn lui révèle sa vive amitié pour Laurence ; l’évêque le presse de renoncer à cette affection terrestre et d’être tout à l’Église. Jocelyn cède : il est ordonné prêtre par l’évêque dans son cachot, afin de pouvoir à son tour lui donner les derniers sacrements et une mort sainte. Adolescent, il s’est immolé à sa sœur : il s’immole maintenant à son vieil évêque.

« Pour lui-même, il en a le droit, et on peut nommer cela, si l’on veut, « la perfection héroïque » (le mot est de M. Émile Ollivier) ; mais Laurence, a-t-il donc le droit de la sacrifier aussi ? — « Ô poète imprudent ! s’écrie le pasteur Vinet, quel fantôme vous élevez à la place du catholicisme ? Jocelyn devient prêtre afin de pouvoir donner l’absolution… Personne n’oserait dire qu’un homme pieux perd son titre à l’héritage céleste parce que, contre sa volonté et son vœu, il serait mort loin des consolations de l’Église… Le fanatisme est beau en poésie, mais le poète ne doit pas laisser lieu de penser qu’il épouse les emportements du zèle aveugle et amer. C’est, à mes yeux, le tort de M. de Lamartine en cet endroit. »

« Mais laissons de côté l’argument religieux, voyons les choses humainement. Si le sacrifice de Jocelyn en faveur de sa sœur est d’une beauté parfaite, le second, son obéissance aveugle à l’évêque, est bien discutable. Qu’a donc fait la malheureuse Laurence pour être immolée aussi, avec Jocelyn et par lui ? C’est à cela pourtant que tient tout le poème ; c’est le postulat nécessaire afin que Jocelyn, devenu prêtre, ne puisse plus l’épouser. Eh bien ! cela n’est pas plus vraisemblable qu’orthodoxe. Et ce n’est pas la même sorte d’invraisemblance que celle du long tête-à-tête angélique de toute une année dans la solitude ; invraisemblance résultant de l’idéalité seule : ici c’est une accumulation de circonstances inadmissibles, sans aucun bénéfice d’idéal. Jocelyn n’est-il pas responsable des conséquences funestes de sa docilité excessive ?… »

Bref, ni M. Deschanel, ni le pasteur Vinet, ni les autres, ne peuvent digérer l’évêque. Moi, je trouve que l’évêque a entièrement raison dans ce qu’il exige de Jocelyn, sinon peut-être dans tous les arguments qu’il emploie pour l’obtenir. Les discours du saint vieillard sont irréprochablement justes, beaux et humains, si l’on en considère l’esprit : on n’en peut contester, çà et là, que la lettre, et encore ! J’ai peur que M. Deschanel et même l’austère Vinet n’aient été dupes, ici, d’une fâcheuse et un peu banale sensiblerie romanesque. Le « doux » Lamartine a su, lui, énergiquement s’en défendre. Et comme il a bien fait ! Car enfin supposez que Jocelyn résiste aux objurgations de son évêque et que, dans le temps même où la persécution ensanglante l’Église à laquelle il avait promis de se dévouer, ce séminariste aille retrouver sa bonne amie. Il l’épouse ; ils sont heureux. Notre défroqué est un mari d’autant plus ardent que son tempérament a été plus longtemps comprimé. Ils s’adorent. Et puis ?… Et puis, au bout de quelques années, ils s’aiment plus paisiblement. Ils ont des enfants. Ils ont de petits plaisirs, de petits intérêts, de petites préoccupations, — quelquefois de petites querelles de ménage. Ils ressemblent à tout le monde. (Rien même ne nous garantit que Laurence ne fera pas Jocelyn cocu, mais écartons cette hypothèse.) Puis ils vieillissent, établissent leurs enfants ; Jocelyn a des rhumatismes et Laurence des gastralgies ; ils se soignent ; ils font des bésigues ; un jour ils meurent. Oh ! mon Dieu, tout cela est très bien, et la plupart des hommes ne rêvent point une autre destinée. Mais est-ce cela que vous voulez, brillant Deschanel et austère Vinet ? Et trouvez-vous cela très intéressant ?… Soit. Mais alors avouez que votre Jocelyn a eu bien tort de se donner tant de mal et d’aspirer si haut ; que ce n’était pas la peine de sanctifier son adolescence par un si beau sacrifice, puis de connaître la chasteté paradoxale de l’union de deux âmes dans une solitude paradisiaque, pour aboutir à ce petit ménage bourgeois — (voyez-vous les anciennes soutanes du mari utilisées par la femme en jupons de dessous ?) — et qu’enfin l’histoire ne valait plus guère la peine d’être contée, ou plutôt qu’il ne reste rien, rien du tout, de ce qui devait être le poème du sacrifice idéal.

La pensée de Lamartine n’est jamais fade ni basse. Il est le poète de l’amour, oui, mais de l’amour « qui tend toujours en haut » (le Banquet, l’Imitation) ; et c’est pourquoi il a toujours conçu quelque chose de supérieur aux amours, — permises sans doute, belles quelquefois, mais toujours forcément égoïstes et médiocrement profitables à la communauté humaine, — d’un jeune homme et d’une jeune femme. Il lui est même arrivé (Graziella) de mettre quelque dureté dans l’aveu de ce sentiment. Jamais il n’a donné, comme Hugo, Musset ou Sand, dans la glorification romantique de l’amour fatal, de l’amour-possession, de celui qui fait tout oublier, Dieu, les hommes, la patrie. — Jocelyn dans la montagne, c’est Énée à Carthage, à cela près que sa tâche est plus large encore et plus sainte que celle du chef phrygien ; qu’il s’est d’ailleurs moins compromis ; que la grotte des Aigles est restée plus innocente que la grotte de Didon, et qu’enfin les circonstances feraient sa renonciation plus lâche que n’eût été celle du pieux Énée… En somme, l’évêque ne fait qu’adjurer Jocelyn d’être fidèle à lui-même, fidèle à sa vocation sacerdotale. Au surplus, mettez-vous à la place de ce vieillard qui va être guillotiné demain, qui voit les choses d’ici-bas, non seulement à travers sa foi, mais du seuil de la mort et de l’éternité et comme de la fenêtre d’un autre monde ; et jugez quelle misère doit lui paraître la petite aventure alpestre du jeune lévite. Ou plutôt écoutez-le : il parle fort bien, avec une éloquence âpre, ardente, impérieuse, une éloquence d’outre-tombe déjà, qui remet joliment les choses en place et en rétablit, avec certitude, la vraie perspective.

  Ainsi donc, mon enfant, voilà ce grand secret
  Dont tout autre qu’un père en l’écoutant rirait ;
  Voilà par quel honteux et ridicule piège
  L’Esprit trompeur poussait vos pas au sacrilège…..
  Quoi ! ce rêve d’une âme à s’enflammer trop prompte
  Pour un enfant jeté par hasard sous vos pas,
  Ce trouble d’un cœur pur qui ne se connaît pas

  Ces jeux de deux enfants loin des yeux de leurs mères,
  Qui prennent pour amour leurs naïves chimères,
  Risible enfantillage et des sens et du cœur,
  Voilà ce qui du ciel serait en vous vainqueur !…
  Je ne me doutais pas que dans ces jours sinistres,
  Où l’autel est lavé du sang de ses ministres,
  Pendant que des cachots chacun d’eux comme moi
  S’élance à l’échafaud pour confesser sa foi…..
  Je ne me doutais pas qu’un des soldats du temple,
  Du lévite autrefois la lumière et l’exemple,
  Au grand combat de Dieu refusant son secours,
  Amollissait son âme à de folles amours ;
  Au pied de l’échafaud où périssaient ses frères
  Sacrifiait au dieu des femmes étrangères,
  Pensant sous quel débris des temples du Seigneur
  Il cacherait sa couche avec son déshonneur !

Et, quand Jocelyn a sangloté qu’il aime Laurence :

  Parler d’amour, grand Dieu ! sous ces ombres muettes !
  Insensé, regardez, et songez où vous êtes !
  Voyez, dans ces cachots, ces membres amaigris,
  Ces bras levés au ciel, par des chaînes meurtris,
  Cette couche où l’Église expire, et sent en rêve
  Le baiser de l’Époux dans le tranchant du glaive,

(Sont-ils beaux, ces deux vers !)

  Ce sépulcre des morts par la vie habité,
  Qui ne se rouvre plus que sur l’éternité…
  Et c’est là, c’est devant ces témoins du supplice,
  Devant ce moribond qui marche au sacrifice,
  Que vous osez parler de ces amours mortels,
  Vous, dévoué d’avance à nos heureux autels,

  Vous, que leur sacré deuil, le sang qui les colore,
  Par un plus fort lien y consacrait encore !
  Ah ! que cette amertume ajoute à mon trépas !
  Quoi ! vous, trahir ! Mais non, cela ne se peut pas !

Mais ce qui choque surtout Vinet et M. Deschanel, c’est l’argument suprême auquel le vieux martyr a recours. « Il n’a, disent-ils, nul besoin, pour mourir absous, d’être confessé par Jocelyn et de recevoir de ses mains la communion, ni, par conséquent, de contraindre au sacerdoce le clerc récalcitrant. L’espèce de violence morale qu’il lui fait n’est pas seulement odieuse : elle est inutile, au jugement même de l’orthodoxie catholique. »

Ils ont mal lu. L’évêque ne dit pas à Jocelyn : « Sauvez mon âme, qui serait perdue sans vous », mais : « Accordez à mon âme une dernière consolation. » Nous sommes ici avec des croyants. La communion à l’heure de la mort n’est sans doute pas, aux yeux de l’évêque, une condition indispensable de son salut éternel : mais elle serait pour lui une immense joie ; et, comme ses membres mutilés ne lui permettent pas de se la procurer tout seul, il l’implore de son disciple aimé. Il la lui demande ainsi qu’une sublime aumône. Et (admirez une fois de plus l’harmonie du développement moral de Jocelyn), de même qu’il était entré au séminaire par un acte de charité humaine, c’est par un acte d’humaine charité que le jeune clerc consent à recevoir l’onction sacerdotale.

— Mais, direz-vous, l’évêque abuse ici de la tendresse de cœur de Jocelyn, et il y a vraiment de l’indiscrétion dans le dernier argument qu’il lui pousse. — Parfaitement. Et après ?

— Mais ce vieillard est bien imprudent. En contraignant Jocelyn, il s’expose à donner à l’Église un prêtre douteux, et qui sera malheureux ou coupable.

— Vous oubliez toujours que cet évêque et ce séminariste sont d’autres croyants que vous ou moi. L’évêque est convaincu qu’il y a, dans le sacrement de l’ordre, une « grâce » qui changera l’âme du nouveau prêtre, qui lui communiquera la force de résister aux tentations et de tenir ses engagements sacerdotaux. Et, même humainement, ce vieux saint ne raisonne point si mal. Ce qu’il veut, c’est mettre entre Laurence et Jocelyn l’irréparable, sachant bien, d’ailleurs, qu’il y a des âmes (et Jocelyn en est une) qui ne lésinent point avec le devoir, qui finissent par chérir celui-là surtout qu’elles n’ont pas choisi librement, car elles le sentent d’autant plus impérieux qu’il exige d’elles un plus grand sacrifice. Il est sûr, le rude apôtre, de servir les desseins de la Providence en imposant à cette âme évidemment élue un acte de charité qui l’engagera à tout jamais dans le ministère de la charité universelle. Il est sûr que Jocelyn se trompait sur lui-même ; d’un geste infaillible, il ramène ce prédestiné dans le chemin du renoncement, qui est son vrai chemin. Il prend cela sur lui, ou plutôt il ne fait que transmettre à Jocelyn l’ordre de Dieu :

  Il est dans notre vie une heure de lumière,
  Entre ce monde et l’autre indécise frontière…
  Je suis à cet instant, et je sens dans mon coeur
  Ce verbe du Très-Haut qui parle sans erreur.
  Il me dit d’arracher, d’une main surhumaine,
  Un de ses fils au piège où le monde l’entraîne.
  Je prends sur moi l’arrêt qui de mes lèvres sort.

Et la suite, qui est l’histoire des douleurs, mais aussi de la charité grandissante et, finalement, de la sainteté de Jocelyn, prouve bien que le vieil évêque avait raison et qu’il fut, dans sa violence inspirée, bon aiguilleur de cette destinée hésitante.

— Mais, direz-vous encore, et Laurence ? Si Jocelyn a le droit de s’immoler lui-même, a-t-il le droit d’abandonner cette jeune fille ? Et n’est-ce point la faute de Jocelyn si, plus tard, Laurence tourne mal ? — Je répondrai sans hésitation : — Laurence n’avait qu’à bien tourner. En tournant mal elle justifierait presque la fuite de Jocelyn, si cette fuite avait encore besoin d’être justifiée, et si ce n’était une suffisante excuse à l’abandon d’une jeune fille (d’ailleurs laissée intacte) que le sacrifice total et réel d’une vie à l’humanité.

La douleur pouvait être, pour cette adolescente, un ferment de vertu, — comme elle le devient pour son chaste amoureux. Supprimer le rôle de l’évêque, ce serait ôter de l’histoire de Jocelyn la douleur et, par suite, la sainteté. Encore une fois, le voudriez-vous ? Si j’insiste, c’est que l’épisode qui a été le plus blâmé par tous les critiques sans exception est justement le plus indispensable à l’intelligence du poème, et comme le nœud de ce merveilleux drame moral.

Enfin, que Jocelyn « abandonne » son amie, cela n’est vrai qu’en un sens. Il ne l’abandonne point, puisqu’il l’aimera toujours, qu’il fera pénitence pour elle, qu’elle sera présente à toutes ses pensées et à tous ses actes, que le sacrifice dont elle a été l’occasion le fera capable de tous les autres sacrifices, et que Laurence, après avoir été la pierre d’achoppement de sa sainteté, en sera l’intime aiguillon. Et nous assisterons à l’une des plus belles « ascensions d’amour », platoniciennes et chrétiennes, à l’une des plus belles transformations de l’amour d’une créature en amour des hommes et en amour de Dieu (les trois se confondant en un seul) que jamais poète ait conçues et décrites :

  Tes péchés sont les miens, et je t’en justifie…
  Peines, crimes, remords sont communs entre nous ;
  Je les prends tous sur moi pour les expier tous.
  J’ai du temps, j’ai des pleurs ; et Dieu pour innocence
  Va te compter là-haut ma dure pénitence.
 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  Dieu me sèvre à jamais du lait de ses délices.

  Eh bien, j’épuiserai la coupe des supplices ;
  Dans les vases fêlés où l’homme boit ses pleurs,
  Avec lui je boirai ses gouttes de douleurs ;
  J’élèverai le cri de toutes ses alarmes,
  Je saurai l’amertume et le sel de ses larmes ;
  Comme dans ceux du Juste immolé sur la croix,
  Tous ses gémissements gémiront dans ma voix ;
  Du haut de ma douleur comme de son Calvaire,
  Ouvrant des bras saignants plus larges à la terre,
  J’embrasserai plus loin, de ma sainte amitié,
  Mes frères en exil, en misère, en pitié.
  Mon amour fut ma vie : en épurant sa flamme,
  Ô Jésus, prête-moi ta charité pour âme !
  Fais que j’aime le monde avec le même amour
  Dont j’aimai l’ange absent que j’entrevis un jour !
  Que chaque enfant de l’homme à mes yeux soit Laurence !

Et enfin :

  J’irai, j’attacherai mon âme aux solitudes,
  J’écorcherai mes pieds dans des sentiers plus rudes.
  Bénissez-moi, Seigneur ! Que mon cœur consumé
  Par l’amour, et puni pour avoir trop aimé,
  Au foyer de l’autel s’éteigne et se rallume,
  Et d’un feu plus céleste en mon sein se consume,
  Mais pour aimer en vous, avec vous et pour vous, Tous au lieu d’un seul être et cet être dans tous !

Fécondité merveilleuse de la douleur. Oui, c’est bien sa blessure qui fait le cœur de Jocelyn si profond, si large et si tendre. Chez les âmes élues, la puissance d’aimer engendre la souffrance, qui en est le signe et la mesure ; et la souffrance, à son tour, agrandit et exalte la puissance d’aimer : de sorte qu’elles ne se peuvent bientôt emplir et satisfaire qu’en prenant à leur compte, par la charité, toutes les souffrances des autres… Dans les derniers épisodes du poème, Jocelyn nous offre le spectacle d’une âme entièrement et uniquement aimante, — aimante parce qu’elle est douloureuse, et douloureuse d’être aimante… Et ce spectacle n’a rien d’abstrait, puisque cette âme se présente sous les espèces charmantes d’un prêtre de campagne, caché dans un village alpestre, vivant parmi les enfants et les paysans, au milieu d’une nature rude et magnifique. Cette âme est située dans l’espace : elle est située aussi dans le temps et dans l’histoire. Jocelyn fait songer un peu, — seulement un peu, — à Rousseau, à Bernardin, à René, au vicaire de Wakefield, aux solitaires de George Sand. Ils transparaissent vaguement en lui, mais de très loin, et purifiés. Le curé de Valnège n’a gardé d’eux tous que ce que chacun eut de meilleur. Ce n’est point un prêtre romantique hanté par des souvenirs charnels. Et ce n’est pas non plus un prêtre philosophe. Il demeure, dans ses rêveries même, « un bon curé »[2], qui croit aux mystères qu’il célèbre sur son humble autel, mais qui paraît hardi çà et là, parce qu’il comprend très bien l’Évangile et le commente avec candeur. Il atteint, vers la fin, à la paix, à la sérénité dans la douleur même, ayant vaincu son mal, non pas en l’oubliant, mais en le faisant servir à sa sanctification. Cette histoire d’une âme, le poète la résume dans cette image splendide :

  J’ai trouvé quelquefois, parmi les plus beaux arbres
  De ces monts où le bois est dur comme les marbres,
  De grands chênes blessés, mais où les bûcherons,
  Vaincus, avaient laissé leur hache dans les troncs.
  Le chêne, dans son nœud le retenant de force,
  Et recouvrant le fer d’un bourrelet d’écorce,
  Grandissait, élevant vers le ciel, dans son cœur, L’instrument de sa mort, dont il vivait vainqueur.
  C’est ainsi que ce juste élevait dans son âme,
  Comme une hache au cœur, ce souvenir de femme.

Parlerai-je du style de Jocelyn ? Mais qu’aurais-je à vous en dire qui n’ait été dit vingt fois ? C’est un extraordinaire épanchement de paroles rythmées, toujours ample et libre, souvent hasardeux. Il y a des longueurs, des répétitions, des impropriétés, des incorrections, des négligences, des nonchalances. Mais pas une page où n’éclate quelque merveille d’invention verbale. Le ton va du réalisme le plus familier et le plus franc à la plus lyrique sublimité. Par la luxuriance continue, et la surabondance de l’expression, et l’hyperbole volontiers presque enfantine, ce style, plus encore que celui des Harmonies, se rapproche de l’antique poésie hindoue.

Voici, par exemple, des vers, dont je n’ose dire qu’ils sont les plus

mauvais du livre, car je les prends au hasard :

  Au-dessus de la grotte un lierre enraciné,
  Laissant flotter en bas ses festons et ses nappes,
  Étend comme un rideau ses feuilles et ses grappes,
  Et, se tressant en grille et croisant ses barreaux,
  Sur la fenêtre oblongue épaissit ses réseaux.

Comptez : cela fait cinq verbes et huit substantifs, là où un seul substantif et un seul verbe suffiraient : mais aussi cela donne l’idée d’un rideau de lierre tout à fait sérieux. — Tous les sentiments simples, amour du village et de la maison, tendresse maternelle, piété filiale, amitié pour les bêtes, tristesse du retour dans la maison natale qui a changé de maître, etc… ; et les spectacles les plus généraux de l’univers physique, printemps, hiver, soir, matin, lac, plaine, montagne… ; et les travaux de la vie pastorale et agricole, tout cela y est décrit avec une ampleur, une naïve opulence d’expression, qui trois mille ans après l’Odyssée, et malgré tout ce qu’il a passé d’eau sous les ponts, sent, je ne sais comment, son poète primitif, et fait surtout songer (j’y reviens) aux descriptions de Valmiki et des bons brahmanes. — Tout y est magnifié. Quand on pleure dans Jocelyn (et l’on y pleure souvent), c’est, comme dans les antiques épopées, une pluie, un torrent de pleurs :

  L’ombre de ses cheveux me cachait son visage,
  Mais j’entendais tomber des gouttes sur la page.

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  Des mèches de cheveux, qui ruisselaient de pleurs,
  Détachés de sa tête, et collant sur sa joue

Que ne suis-je plus savant ! Ce caractère hindou de la poésie lamartinienne, je vous le rendrais clair jusqu’à l’évidence par des rapprochements ingénieux. J’en suis réduit à vous affirmer la justesse de mon impression. N’ayant même pas le Ramayana sous la main, tout ce que je puis faire, c’est de rapprocher pour vous un trop court morceau (cité par Jean Lahor) du Mahabharata et une page de Jocelyn.

Voici le passage du poème hindou : « Dushmanta était entré dans un bois ravissant, plein d’oiseaux chanteurs, dont les arbres fleuris toujours répandaient une fraîcheur délicieuse, et, secoués par le vent, couvrirent le rajah d’une pluie de fleurs. Sur les ramilles, que le poids des fleurs inclinait, bourdonnaient les abeilles avides ; et dans les lignes habitaient les Ghandarvas, les Apsaras et des troupes de singes, ivres de joie. Un vent frais, doux, parfumé, jouait dans les branches et disséminait le pollen. Des tigres familiers bondissaient au milieu des gazelles sur les bords d’une rivière sainte, parsemée d’îles, séjour des serpents et des éléphants enfiévrés d’amour, rivière aux eaux limpides, toute couverte d’oiseaux, et qui embrassait cet ermitage, comme la mère aimante de tous ces êtres animés. »

Et voici, très abrégée, la « réplique » lamartinienne :

  L’air tiède et parfumé d’odeurs, d’exhalaisons,
  Semblait tomber, avec les célestes rayons,
  Encor tout imprégné d’âme et de sèves neuves,
  Comme l’air virginal qui vint fondre les fleuves
  Du globe enseveli dans son premier hiver,
  Quand la vie et l’amour se respiraient dans l’air…
 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  Et les herbes, les fleurs, les lianes des bois
  S’étendaient en tapis, s’arrondissaient en toits,
  S’entrelaçaient aux troncs, se suspendaient aux roches,
  Sortaient de terre en grappe, en dentelles, en cloches,
  Entravaient nos sentiers par des réseaux de fleurs,
  Et nos yeux éblouis dans des flots de couleurs.
  La sève, débordant d’abondance et de force,
  Coulait en gomme d’or des fentes de l’écorce,
  Suspendait aux rameaux des pampres étrangers,
  Des filets de feuillage et des tissus légers,
  Où les merles siffleurs, les geais, les tourterelles,
  En fuyant sous la feuille, embarrassaient leurs ailes ;
  Alors tous ces réseaux, de leur vol secoués,
  Par leurs extrémités d’arbre en arbre noués,
  Tremblaient, et sur les pieds du tronc qui les appuie,
  De plumes et de fleurs répandaient une pluie…
 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  Chaque fois que nos pieds tombaient dans la verdure,
  Les herbes nous montaient jusques à la ceinture,
  Des flots d’air embaumé se répandaient sur nous,
  Des nuages ailés partaient de nos genoux,
  Insectes, papillons, essaims nageants de mouches,
  Qui d’un éther vivant semblaient former les couches ;

  Ils montaient en colonne, en tourbillon flottant,
  Comblaient l’air, nous cachaient l’un à l’autre un instant
  Comme dans les chemins la vague de poussière
  Se lève sous les pas et retombe en arrière.
  Ils roulaient, etc…

De l’auteur du Mahabharata et du poète bourguignon, c’est évidemment ce dernier qui déborde le plus largement. Son printemps est d’une divine intempérance… Les visions de Hugo sont certes aussi abondantes, et son vocabulaire est, en outre, beaucoup plus riche ; mais ces visions, Hugo les domine, il les fait saillir par des oppositions, ou il les aligne, comme des soldats, en rangs profonds ; il les dispose, il les gouverne, il les régente ; en somme, il applique à ces masses, si vastes qu’elles soient, le compas latin et le compas même de Boileau. Mais Lamartine a l’inexpérience sublime des premiers poètes qui se sont enivrés de l’univers. Des phrases indéfinies, et dont les contours flottent et ondulent ; pas d’arêtes, pas d’antithèses ; une syntaxe molle, fluide, à peine correcte si l’on y regarde de près ; la plus élémentaire juxtaposition des détails ; tout au même plan ; un afflux de sensations à peine ordonnées… Lamartine, je le répète, est le moins classique et le plus vraiment primitif de nos grands poètes. Et tous, pourtant, à certaines minutes, s’effacent devant lui.

VI

LA CHUTE D’UN ANGE.

La Chute d’un ange est la plus étrange aventure qu’un poète ait courue chez nous. Car Lamartine s’y contente de rêver tout haut et d’écrire à mesure, n’importe comment. C’est le plus inégal des poèmes, le plus baroque, le plus fou, le plus puéril, le plus ennuyeux, le plus assommant, le plus mal écrit, — et le plus suave et le plus inspiré et le plus grand, selon les heures.

Le poète a un double objet : nous conter l’une des incarnations expiatoires du « héros » de ce vaste poème qui devait s’appeler les Visions, — et nous décrire une des périodes de l’histoire de l’humanité, la période antédiluvienne.

Cette première expiation de Cédar paraît assez complète : car il souffre vraiment tout ce qu’il peut souffrir, — dans son corps et dans son âme, — et comme époux, et comme père, et comme membre d’une société humaine. Mais cette souffrance, d’ailleurs démesurée et, si je puis dire, gigantesque, il n’en comprend pas la vertu purificatrice, il ne l’accepte pas ; il maudit à la fin la terre et Dieu même ; il se réfugie dans le suicide. Et c’est pourquoi il devra, sous une autre forme, recommencer l’épreuve. Le poète nous annonce qu’il la recommencera neuf fois, avant que son âme devienne l’âme parfaite et sublime de Jocelyn.

Quant à la conception que le poète s’est formée de l’humanité antédiluvienne, tous les critiques ont répété, plus ou moins, qu’elle était incohérente, antihistorique, enfantine, saugrenue. Mais j’avoue qu’elle me paraît, à moi, d’une philosophie peut-être profonde, et d’une extrême vraisemblance morale.

Lamartine a rapproché, a rendu contemporains l’un de l’autre, deux états de société radicalement différents en apparence :

D’un côté, des tribus de pasteurs nomades, chez qui se dessinent les premiers linéaments de la civilisation. Ces pasteurs adorent des dieux particuliers de tribus, des fétiches. Ils honorent la famille et les ombres des parents morts ; et la tribu se gouverne par des lois assez douces, qu’appliquent sagement des Conseils de vieillards : mais elle est défiante, terrible contre les étrangers, et contre ceux de ses membres qui ne partagent pas ses craintes haineuses. Les tribus sont ennemies entre elles, se pillent, s’enlèvent leurs femmes et leurs enfants pour les faire esclaves. Nul cœur d’homme n’y est plus large que la tribu elle-même. À peine de très vagues germes de « charité du genre humain ». — Néanmoins, les mœurs ont de la grâce dans leur rudesse naïve ; ces pasteurs et ces chasseurs ont quelque sentiment de la beauté des choses, s’expriment par des images ingénues et fleuries… En somme, Lamartine n’a fait que simplifier, ramener tout près de ses origines et comme renfoncer vers un passé plus lointain l’état social dont l’Odyssée et les Travaux et les Jours nous présentent encore les traits essentiels. Et l’on a confessé que les peintures de Lamartine avaient, ici, de la grandeur et de la poésie et étaient, en outre, suffisamment plausibles.

De l’autre côté, — et dans le même temps, ne l’oubliez pas, — une ville énorme, si prodigieuse par ses édifices que nous serions incapables, aujourd’hui, d’en construire une pareille. Une corruption de mœurs si abominablement raffinée, qu’elle rappelle et dépasse de beaucoup tout ce que nous savons des plaisirs des anciens rois de Perse et des empereurs romains ou byzantins. Au service de cette corruption, des arts mécaniques tellement avancés que cette société antérieure au déluge connaît, non seulement l’artillerie, mais les ballons dirigeables. Et le secret de ces inventions est aux mains d’une aristocratie très intelligente, très voluptueuse et très méchante, dont les membres sont des géants, des titans, et se disent eux-mêmes des dieux, et qui gouverne par la terreur, exploite et opprime affreusement tout un peuple réduit en esclavage.

Qu’est-ce à dire ?… Vous vous souvenez du rêve de Renan dans les Dialogues philosophiques. «…Je fais parfois un mauvais rêve, c’est qu’une autorité pourrait bien un jour avoir à sa disposition l’enfer, non un enfer chimérique, de l’existence duquel on n’a pas de preuve, mais un enfer réel… Les tyrans positivistes dont nous parlons se feraient peu de scrupule d’entretenir dans quelque canton perdu de l’Asie un noyau de Bachkirs ou de Kalmouks, machines obéissantes dégagées des répugnances morales et prêtes à toutes les férocités… Les forces de l’humanité seraient ainsi concentrées en un très petit nombre de mains et deviendraient la propriété d’une Ligue capable de disposer même de l’existence de la planète et de terroriser par cette menace le monde tout entier. Le jour, en effet, où quelques privilégiés de la raison posséderaient le moyen de détruire la planète, leur souveraineté serait créée ; ces privilégiés régneraient par la terreur absolue, puisqu’ils auraient en leur main l’existence de tous ; on peut presque dire qu’ils seraient dieux et qu’alors l’état théologique rêvé par le poète pour l’humanité primitive serait une réalité. Primus in orbe deos fecit timor. »

Renan, il est vrai, suppose que ces tyrans seraient bons. Il le suppose parce que cela lui fait plaisir, et bien que la nature même des moyens de compression qu’il leur prête et le fait même de tourner la science en instrument de domination et de terreur soient peut-être contradictoires à l’idée de bonté. Mais supposons que, par un malheur, les « tyrans positivistes » de Renan ne soient pas bons ; et nous aurons tout justement les hommes-dieux savants et méchants (« science sans conscience est la ruine de l’âme ») conçus par Lamartine trentecinq ans avant que les Dialogues philosophiques ne fussent écrits.

Or, on a trouvé absurde que ce rêve affreux de civilisation uniquement industrielle et urbaine, de panmécanisme et d’aristocratie scientifique, renvoyé par Renan à un très lointain avenir, Lamartine l’eût placé aux premiers âges de l’humanité. Et je dis, moi, que c’est là un anachronisme admirable, tout plein du plus beau sens moral, et plus vrai que la réalité même et que l’histoire.

Car, par ce renversement des temps, par cette juxtaposition hardie d’une société ignorante et à demi sauvage et d’une société très civilisée et très savante, mais horriblement injuste et impitoyable, Lamartine nous signifie que celle-ci a beau devoir être séparée, historiquement, de celle-là par des siècles et des siècles, elle en est moralement toute proche ; que ces deux sociétés, l’une très primitive et l’autre très « avancée », mais l’une et l’autre sans Dieu, ne sont que deux formes de la même barbarie et que, des deux, c’est la seconde qui est la pire. Il exprime par là que ce qui est décoré du nom de progrès par l’illusion de quelques positivistes et de la plupart de nos politiciens, le progrès des sciences, et particulièrement de la physique, de la chimie et de la mécanique appliquées à l’industrie, n’a rien à voir ni avec le progrès moral, ni même avec le progrès du bien-être pour le plus grand nombre, — et qu’il n’est donc pas le progrès. Remarquez que cette vision monstrueuse de la ville de Balbeck, c’est tout simplement le tableau grossi de la suprême cité industrielle ; que les tyrans-dieux y sont comme des « patrons » qui auraient traversé avec succès la crise révolutionnaire et socialiste et qui, par la science, seraient venus à bout, une fois pour toutes, des prolétaires. Il semble bien, en effet, que le dernier mot d’une civilisation purement matérialiste, ce soit, logiquement, l’oppression scientifique des faibles par les forts. La science toute seule, l’accroissement du pouvoir sur la nature, sans un accroissement équivalent de l’esprit de charité et de renoncement, n’a rien qui puisse atténuer chez les hommes les instincts égoïstes de l’humanité première : il n’apporte point au progrès de l’humanité un élément nouveau ; il met seulement, chez les mieux doués et les plus intelligents, au service de ces instincts, de nouveaux instruments par où s’aggrave encore l’antique et fatale inégalité. Il laisse l’humanité toujours aussi « animale », et non pas plus heureuse ; il n’est, en réalité, qu’un piétinement, sinon un recul.

Cela, nous l’entrevoyons, et dès aujourd’hui. Il serait tout à fait impossible de démontrer que les applications de la science aux commodités de la vie nous aient vraiment faits plus heureux. Si les chemins de fer, le télégraphe et les inventions du même ordre m’étaient retirées, j’en sentirais une petite privation parce que je les ai connues ; mais si je les avais toujours ignorées ?… Et d’autre part il est évident que ce sont les progrès de l’industrie, parallèles à ceux de la science, qui ont créé les grandes villes modernes, qui ont compliqué les « questions sociales », qui en ont même fait surgir de nouvelles, et qui en même temps empêchent de les résoudre : car c’est seulement dans les médiocres agglomérations, où les hommes se peuvent tous approcher et connaître, que la répartition des biens et des maux a quelque chance de devenir un peu plus conforme à la justice. Mais, au contraire, le progrès industriel, par la formation de ces cités énormes où l’exercice de la fraternité est si difficile même aux gens de bonne volonté, par l’isolement croissant des classes, par la nature des travaux imposés à certaines catégories d’ouvriers, par l’incertitude du pain quotidien, les hasards du chômage, les jeux de la surproduction et de la spéculation ; enfin, en diminuant chez eux, par l’appât d’un rêve tout matériel et tout grossier, la résignation, mais non point la possibilité de souffrir, a amené et propagé dans le monde des formes de misère sans doute inconnues autrefois.

C’est l’aboutissement de tout cela qui apparaît dans l’odieuse Balbeck de la Chute d’un ange. Si c’est là que l’humanité doit en venir, elle n’aura rien gagné du tout à peiner durant des milliers et des milliers d’années. Autant valait pour elle ne pas se mettre en route. Et donc, en faisant la suprême barbarie industrielle et chimiste contemporaine de la barbarie originelle, à laquelle il l’estime même fort inférieure, Lamartine, par un trait de génie, l’a remise à sa vraie place.

Le progrès, s’il se fait, se fera par l’amour, par la charité agissante, par l’empire de l’homme sur soi plutôt que sur la nature, par l’effort de préférer les autres à soi, et par une foi qui nous rende capable de cet effort. Ce ne sont point les rois de Balbeck, — en dépit de leur chimie ou de leur physique plus perfectionnée que la nôtre, — c’est le vieillard Adonaï, et c’est, un peu, Cédar et Daïdha qui portent en eux l’avenir. Tel est le sens du poème.

Ce que seraient les derniers hommes d’une civilisation sans charité (c’est-à-dire, pour lui, d’une civilisation sans Dieu), Lamartine l’a conçu avec une logique audacieuse et candide. Ils ne feraient servir toute leur science qu’à la sensation égoïste. Or, la sensation égoïste par excellence, c’est la luxure. Ils seront donc infiniment luxurieux. Mais il paraît (bien que j’aie peine, pour mon compte, à comprendre ces choses) qu’étant, de sa nature, inassouvissable, la luxure, par la poursuite désespérée de la sensation qui se dérobe, devient inévitablement cruelle. Témoins les Cléopâtre, les Néron, les Marguerite de Bourgogne et les de Sade. Les tyrans-dieux seront donc des sadiques. Il faut nous les montrer tels. Pauvre Lamartine ! Dans quelle aventure s’est-il engagé là !

Oh ! cette fête des géants ! Les jardins suspendus de Sémiramis, et la Maison d’or de Néron, et les douze palais et les baignoires de Caprée, et les parfums, et la musique, et les vins précieux, et les mets de Lucullus ou de Trimalcion, qu’est-ce que cela ? Ils ont inventé de bien autres délices.

Un de leurs raffinements consiste dans la substitution méthodique de la femme vivante et nue aux décors architecturaux et même au mobilier des appartements. Car non seulement les tyrans-dieux ont trouvé ceci, d’enrouler en spirale autour des colonnes, de grouper en cercle sous les chapiteaux et de dérouler en guirlandes le long des frises d’innombrables corps sans voiles ; mais c’est une jonchée de corps vivants et dévêtus qui leur sert de tapis ; ce sont des « toisons de jeunes filles » qui leur servent de coussins, et ce sont des corps assouplis de belles esclaves qui leur tiennent lieu de tables, de fauteuils, de chaises longues, de pupitres, — et de chancelières :

…Leurs pieds chauds reposaient entre des mains d’ivoire…

Si vous prenez la peine de feuilleter Tacite et Suétone, vous verrez que c’est là un développement de certaines idées de Néron. — Mais vous remarquerez d’abord que les femmes-meubles des tyrans-dieux seraient fort incommodes ; que rien ne vaut un rocking-chair pour être bien assis, et que la volupté n’est donc pas la même chose que le confortable. — Puis, ces tableaux d’orgies démesurées, ces jonchées de nudités sur des nudités et ce qu’elles suggèrent si l’on y arrête son esprit, toutes ces images, qui, exprimées par un écrivain sensuel, — fût-il médiocre, — finiraient assurément par émouvoir vos sens, vous serez surpris que, en dépit de la bonne volonté de Lamartine, et du pullulement et de la minutie des détails juxtaposés (qui rappellent, ici, Théophile de Viaud ou Saint-Amand bien plus encore que les poètes indous), elles demeurent si froides et vous laissent si parfaitement tranquille.

C’est sans doute que Lamartine, écrivain, est chaste invinciblement. Les nudités abondent dans la Chute d’un ange : mais la sévère Mme de Lamartine avait bien tort d’en vouloir ôter, quand elle recopiait les manuscrits de son mari. Car elles ne sont pas plus troublantes en vérité que les descriptions de la nature végétative, fleurs, fruits, feuillages, eaux souples ; ou, si elles le sont à la longue, elles le sont exactement de la même façon.

Et, par exemple, dans la « Première Vision », la description du corps de Daïdha endormie n’a pas moins de soixante-dix vers ; chacune des parties de ce corps, — les bras, le cou, les mains, les doigts, les épaules, les cheveux, le sein, la hanche, le visage, les yeux, les paupières, le nez, la bouche, etc., — nous est dépeinte avec une minutie d’artiste primitif : mais, de ces soixante-dix vers, le grain de poivre est absent, et le je ne sais quoi de brûlant, d’âcre et d’impur, qu’un Parny, — ou un Mendès, — rencontre sans y faire effort… Quand le poète nous dit :

  Comme un pli gracieux de rose purpurine,
  Une ombre dessinait l’aile de sa narine,

nous voyons la narine moins que la rose. Quand il nous dit :

  Ses lèvres, comme un lis dont le bord du calice,
  Prêt à s’épanouir, en volute se plisse,
  S’entr’ouvraient et faisaient éclater en dedans,
  Comme au sein d’un fruit vert, les blancs pépins des dents,

les dents et les lèvres nous sont moins présentes que ce fruit éclaté et que ce lis qui s’entr’ouvre ; et, quand nous lisons ces vers :

  Ses membres délicats aux contours assouplis,
  Ondoyant sous la peau sans marquer aucuns plis,
  Pleins, mais de cette chair frêle encor de l’enfance
  Qui passe d’heure en heure à son adolescence,
  Ressemblaient aux tuyaux du froment ou du lin,
  Dont la sève arrondit le contour déjà plein,
  Mais où l’été fécond qui doit mûrir la gerbe
  N’a pas encor durci les nœuds dorés de l’herbe,

nous songeons bien un peu qu’il s’agit des bras et des jambes d’une belle enfant ; mais nous sommes, surtout induits en une vision de blés verts et, par delà, de plaines fécondes et d’ondoyantes végétations qu’enfle la poussée du Printemps divin…

Bref, chaque partie du corps de Daïdha semble rentrer et se fondre, par l’intermédiaire des comparaisons trop développées, dans la nature ambiante. Lamartine nous peint ce corps de jeune fille, comme il peindrait le corps symbolique d’un dieu, la forme d’Indra ou de Bouddha, représentative de l’Univers lui-même. Un peu plus, et Daïdha, toujours grandissante, ou plutôt insensiblement dévorée par les images qu’a évoquées sa beauté, dissoute d’ailleurs dans le clair de lune qui l’enveloppe, deviendrait Pan, se muerait au Grand-Tout, comme le Satyre de Victor Hugo. Dans tout cela, nulle volupté précise, rien de l’émotion spéciale que peut donner le spectacle d’une nudité féminine : le poète est saisi, devant cette chair de jeune fille, de la même ivresse vague et sacrée qu’en présence de la mer infinie, des beaux promontoires, des forêts profondes ou des montagnes qui sont l’ossature de la planète…

Mais revenons aux tyrans-dieux. Pas plus que la chasteté de Lamartine ne sait rendre émouvante leur luxure, sa douceur ne parvient, en nous montrant leur cruauté, à nous faire frissonner d’horreur.

Non qu’il n’ait très justement senti le lien mystérieux et fatal qui unit la cruauté à la luxure. Tous les érotomanes célèbres ont été, je crois, de méchants hommes. Chez les bêtes, l’amour ressemble souvent à une fureur, est un bond sur une proie, s’accompagne de griffes enfoncées dans la chair. Les anciens le savaient, que l’amour n’est pas bon, et qu’il contient, « virtuellement », le goût de faire souffrir. Et c’est d’après eux que l’excellent mythologue Théodore de Banville, dans ses Exilés, ayant conté « l’éducation de l’Amour » dans une forêt, parmi les fauves, termine ainsi :

  Et c’est pourquoi tu fais notre dure misère,
  C’est pourquoi tu meurtris nos âmes dans ta serre,
  Amour des sens, ô jeune Éros, toi que le roi
  Amour, le grand Titan, regarde avec effroi,
  Et qui suças la haine impie et ses délices
  Avec le lait cruel de tes noires nourrices.

Il est difficile d’expliquer ces choses, mais on les conçoit pourtant. On conçoit que la recherche contradictoire d’on ne sait quel infini dans la sensation égoïste arrive à « déshumaniser » ceux qui s’y abandonnent tout entiers. Chaque tentative que fait l’amour des sens pour s’assouvir aboutit forcément à une déception qui l’exaspère. La possibilité de l’assouvissement recule à mesure que les expériences se multiplient. Et plus leur fureur croît, et plus la sensation s’émousse : et de là une rage par laquelle le désir de sentir se confond enfin avec le désir de détruire. Or, à l’homme atteint de cette démence, la joie de la destruction est surtout sensible par la souffrance des autres, quand cette souffrance est son œuvre, et quand il la leur inflige précisément en poursuivant sa violente chimère de volupté. Joignez que, les sensations douloureuses étant beaucoup moins fugitives que les sensations agréables, l’homme dont nous parlons, en faisant de la souffrance d’autrui le signe et la condition de son plaisir, s’assure de celui-ci par celle-là ; et que ce plaisir emprunte en quelque façon à cette douleur sa réalité et sa durée. « Ils souffrent, donc je jouis. » Il y a là comme un phénomène d’aimantation, le voisinage de la sensation atroce, dont il est certain, réveillant chez le misérable fou le pouvoir de sentir voluptueusement. Ou encore, puisque les minutes aiguës que poursuit ce damné sont de celles où les nerfs vibrent comme dans un supplice, il se substitue, par l’imagination et par une sorte de monstrueuse sympathie, à la victime qu’il torture, et parvient à sentir du moins quelque chose en se figurant que c’est lui-même qui est supplicié… Et puis, je ne sais plus ; je suis trop gêné par la nécessité d’user de périphrases ; et il y a des choses que j’entrevois et que je n’ose pas dire… Bref, c’est cela le « sadisme ».

… Pour nous donner quelque idée des plaisirs cruels des tyrans-dieux, Lamartine s’est encore inspiré de certaines indications de Tacite et de Suétone touchant les fantaisies de l’empereur Néron. Néron, vous vous en souvenez, s’amusait à faire représenter, « pour de bon » et sans nul artifice, les fables les plus obscènes ou les plus sanglantes de la mythologie. Un jour, on réalisa devant lui l’aventure de Pasiphaé, — puis celle d’Icare. (Suétone : Néron, XII) « Icare, à son premier essor, tomba près du lit sur lequel était assis Néron, et le couvrit de sang. »

À vrai dire, c’est une assez belle invention de souffrances, de souffrances brutales et extrêmes, que la tragédie en tableaux vivants, en tableaux réels, dont les tyrans-dieux s’offrent le régal. Écoutez, — et frémissez si le cœur vous en dit.

La scène est une cour de prison. Par des lucarnes adroitement dissimulées, les géants, « de leurs lits de roses », peuvent tout voir sans être vus. Tel, « Néron regardait les jeux par de petites ouvertures. » (Suétone.)

Les personnages du drame sont un jeune homme, Isnel, une jeune femme, Ichmé, et un enfant de six mois, leur fils.

  De l’asile où leurs jours de joie étaient cachés,
  Des bourreaux, le matin, les avaient arrachés :
  Conduits séparément dans l’enceinte céleste,
  Ils tremblaient l’un pour l’autre : ils ignoraient le reste.

Ichmé est assise, avec son enfant, dans la cour de la prison, qu’une haute tour domine. En levant les yeux, elle aperçoit Isnel au sommet de la tour. Joie des deux amants. Une corde se trouve nouée aux créneaux ; Isnel la déroule, descend auprès de son aimée. Baisers, transports… Ichmé lui dit : « Sauve d’abord l’enfant ! » Isnel prend le nourrisson et remonte par la corde. Mais tout à coup la corde, secouée du haut de la tour par des bourreaux embusqués, oscille épouvantablement et heurte contre les murailles Isnel et son cher fardeau. Comme ça, très longtemps, sous les yeux d’Ichmé.

Puis la corde redevient immobile. Et alors des bourreaux entrent dans la cour, et, l’un après l’autre, « souillent Ichmé de baisers odieux ». Comme ça, très longtemps, sous les yeux d’Isnel.

Et c’est le premier tableau.

La malheureuse Ichmé s’est évanouie. Quand elle reprend ses sens, des bruits inaccoutumés viennent, par un soupirail, de la loge souterraine où sont les lions. Des voix crient : « Isnel, l’enfant ou toi ! Nos bêtes ont faim. Jette-leur ton enfant, ou deviens toi-même leur pâture. Choisis ! » Ichmé entend le bruit d’un corps qui tombe. Est-ce l’enfant ? Est-ce le père ? Un faible vagissement lui fait croire que c’est l’enfant. Bruit d’os broyés. Ichmé se tord de désespoir et « brise ses dents » sur les barreaux de fer. Et c’est le second acte.

Mais Isnel, — qu’en réalité on a laissé s’évader et qui est allé déposer l’enfant dans un asile qu’il croit sûr, — revient, par la corde à noeuds, pour sauver la mère. Elle lui crie : « Misérable ! tu as tué notre enfant ! et tu vis ! » Elle brandit sur lui ses chaînes, et l’assomme d’un seul coup. Puis elle s’ouvre une veine, je ne sais trop comment.

Or, tandis qu’elle agonise, des torches illuminent la cour, et les bourreaux rapportent à Ichmé son enfant vivant :

  « C’était un jeu, vois-tu, jeune fille insensée !
  D’immoler ton amant pourquoi t’es-tu pressée ?
  Du repas des lions il était innocent.
  Quel lait aura ton fils ? Tiens, nourris-le de sang ! »
  Les monstres à ces mots poussent un affreux rire :
  D’une convulsion du cœur la mère expire,
  Et les bourreaux, traînant le vivant et les morts
  Vers l’antre des lions, leur jettent les trois corps.

Tel est ce mélo-mimodrame sanglant et sincère en trois actes. Assurément un psychologue, comme Edgard Poë, aurait pu produire des combinaisons de souffrance morale et physique plus compliquées et plus profondes. Même, malgré leur naïf étalage d’horreur matérielle, les « situations » imaginées par Lamartine n’égalent pas en subtile cruauté telles situations de Théodora ou de la Tosca ; car M. Sardou a été plusieurs fois, au théâtre, le roi de l’angoisse et de la torture. En somme, Ichmé éprouve la peur intense, mais toute simple, et venant d’un objet présent et déterminé. Puis, la douleur des êtres qu’elle chérit ne dépend point d’elle ; et enfin elle ne connaît pas, comme la Tosca ou Théodora, « la terreur du choix »… L’histoire d’Ichmé et d’Isnel, avec ses cris et sa pluie de sang, ressemble à quelque rouge croquemitainerie, sent presque l’enluminure populaire des images de supplices.

Tout cela cependant, chair meurtrie, sang qui coule, hurlements, sanglots, douleur élémentaire de la femme devant qui sont martyrisés son époux et son enfant, tout cela pourrait encore ébranler nos nerfs, comme les ébranlent tels tableaux des cruels peintres espagnols, ou les vastes, exactes et lancinantes descriptions de tortures physiques où se complaît Flaubert l’impassible dans Salammbô : les quatre cents mercenaires contraints de s’entr’égorger, le sacrifice à Moloch, l’armée mourant de faim dans le défilé de la Hache, et le supplice de Mathô. (Il serait facile de noter, en passant, plus d’une ressemblance entre la civilisation de Balbeck et celle de Carthage.) — Mais le fait est que, je ne sais comment, l’aventure horrifique d’Isnel et d’Ichmé ne nous émeut guère ; pas plus que ne nous émeuvent les autres atrocités qui s’étalent dans la dernière partie de la Chute d’un ange, et pas plus que ne parviennent à nous intéresser, — je veux dire à nous paraître vivants, — Nemphed, Arasfiel, Sérandyb, ces monstres de méchanceté que le poète innocent peine tant à nous décrire. — Et j’avoue sans doute que la petite pièce jouée devant les tyrans-dieux par des tragédiens sans le savoir n’est point un proverbe de paravent, et que ce mélodrame sommaire, corsé d’une boucherie de cirque, est même un spécimen assez plausible de ce que deviendrait le théâtre dans une société en proie, si je puis dire, à l’extrême civilisation industrielle et matérialiste. Que dis-je ! ces jeux d’arène, ce drame brutal, ces tableaux vivants et ces exhibitions toutes crues, je crains bien que notre théâtre ne s’y achemine tous les jours… Mais, je le répète, les cruautés lamartiniennes ne nous hérissent pas plus que les luxures lamartiniennes ne nous avaient troublés. La Chute d’un ange nous offre un très singulier exemple de l’impuissance d’un grand poète à peindre soit la laideur morale, soit l’horreur physique, comme si ces sujets lui avaient été interdits par Dieu, et comme s’il avait été créé uniquement pour exprimer ce qui est pur, ce qui est beau, ce qui resplendit et ce qui s’élève, pour dire la magnificence de la planète et traduire la prière et le rêve de l’humanité répandue à sa surface…

Avec tout cela, ce bizarre poème est très grand. J’aime à m’y plonger à l’aventure. Les pages les plus mêlées et les plus bourbeuses roulent, parmi les algues et les graviers, des perles rares. Cela pullule de vers spontanés, tels que Lui seul en sut écrire. J’ouvre au hasard (je vous le jure !) et je tombe sur la traversée aérienne de Cédar et Daïdha. Le beau voyage ! Les belles visions de nuit, d’aurore et de crépuscule ! La belle « carte en relief » et les beaux paysages à vol d’aigle ! Je cite un peu, pour votre plaisir et pour mon repos :

  Ils fendaient, engloutis, les ténèbres palpables :
  L’écume des brouillards ruisselait sur les câbles.
 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

  Tantôt, sortant soudain de la mer des nuages,
  Les étoiles semblaient pleurer sur leurs visages.
 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  Les étoiles, fuyant au-dessus de leurs têtes,
  Couraient comme le sable au souffle des tempêtes.
 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  Des teintes du matin le ciel se nuançait.
  Déjà, comme un lait pur qu’un vase sombre épanche,
  La nuit teignait ses bords d’une auréole blanche ;
  Les étoiles mouraient là-haut, comme des yeux
  Qui se ferment, lassés de veiller dans les cieux.
  Le soleil, encor loin d’effleurer notre terre,
 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  Montait, pâle et petit, de l’abîme sans fond,
  Et ses rayons lointains, que rien ne répercute,
  Du jour et de la nuit amollissaient la lutte.
 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  C’était la terre, avec les taches de ses flancs,
  Ses veines de flots bleus, ses monts aux cheveux blancs,
  Et sa mer qui, du jour se teintant la première,
  Éclatait sur sa nuit comme un lac de lumière.
 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

… Le navire ailé reconnut sa route :

  Et, dirigeant sa proue aux pointes du Sina
  Sur la mer Asphalite en glissant s’inclina.
  Il entendit d’en haut battre contre ses rives
  Les coups intermittents de ses vagues massives.
 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  Les cimes du Liban, qu’ils avaient à franchir,
  Devant les nautonniers commençaient à blanchir.
  Ils entendaient grossir cet immense murmure
  Qui sifflait nuit et jour parmi sa chevelure.
 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

  Ils voyaient ondoyer en bas, à grandes ombres,
  La bruissante mer de leurs feuillages sombres…

Autres merveilles, et plus soutenues : la prodigieuse description de la terre avant le déluge ; le chœur des cèdres, les mœurs des tribus nomades, le culte des ancêtres et les discours des vivants aux morts ; les amours de Daïdha et de Cédar ; leur fuite dans la forêt vierge ; le défilé des peuples devant les géants, fresque lamentable, fourmillante et démesurée, mais piquée de détails violemment réalistes ; fresque symbolique et qui fait songer à l’éternelle et vaine procession de l’humanité douloureuse sous les yeux d’un Dieu méchant :

 Ils passaient, ils passaient, squelettes de la faim… ;

tout le rôle de Lackmi, qui est la figure la plus vivante du poème, sa passion humble et furieuse, ses discours ardents, sa ruse, sa mort amoureuse ; la suprême malédiction jetée par Cédar au monde et à Dieu ;

Et surtout, surtout, le Fragment du Livre primitif !

Je n’ai voulu vous soumettre, touchant la Chute d’un ange, que quelques impressions qui me fussent à peu près personnelles (encore m’abusé-je peut-être). Mais si vous en désirez une critique plus complète, et intelligente, et précise, et généreuse, je vous renverrai simplement au livre de M. Charles de Pomairols (pages 169-225). Car je ne saurais que répéter soit les pénétrantes objections, soit les pieux éloges de ce juge excellent, poète lui-même et philosophe.

Je vous rappellerai aussi le jugement de Leconte de Lisle, jugement très significatif et très précieux, si vous songez à quel point la négligence de Lamartine, et sa surabondance désordonnée, et la facilité de sa mélancolie et de ses larmes devaient offenser un artiste aussi soucieux de la perfection de la forme et de l’objectivité de la poésie que l’auteur des Poèmes barbares.

« M. de Lamartine, écrivait Leconte de Lisle en 1864, a fait mieux que les Méditations et que Jocelyn, mieux que les Harmonies : il a écrit la Chute d’un ange. Mon sentiment à ce sujet est celui du petit nombre, je le sais. La critique, d’ordinaire si élogieuse, a rudement traité ce poème, et le public lettré ne l’a point lu ou l’a condamné. La critique et le public sont des juges mal informés. Les conceptions les plus hardies, les images les plus éclatantes, les vers les plus mâles, le sentiment le plus large de la nature extérieure, toutes les vraies richesses intellectuelles du poète sont contenues dans la Chute d’un ange. Les lacunes, les négligences de style, les incorrections de langue y abondent, car les forces de l’artiste ne suffisent pas toujours à sa tâche ; mais les parties admirables qui s’y rencontrent sont de premier ordre. »

VII

LE FRAGMENT DU LIVRE PRIMITIF ET LES RECUEILLEMENTS.

Je voudrais, pour terminer, dire quelques mots de la philosophie de Lamartine. Nous l’avons rencontrée, éparse, dans les Méditations, dans les Harmonies, dans Jocelyn. Mais le Livre primitif (dans la Chute d’un ange) et certaines pièces des Recueillements nous l’offrent plus ramassée, et c’est donc là qu’il faut la considérer ; d’autant mieux que nous y trouvons la pensée de Lamartine à quarante-huit ans (1838), et qu’il n’y a pas apparence qu’elle ait beaucoup varié depuis.

Il s’agit d’abord de définir Dieu. Pour la première fois, dans le Fragment du Livre primitif, dissipant les équivoques de ce christianisme sentimental dont on ne savait trop s’il enveloppait ou s’il excluait le dogme, Lamartine s’affirme nettement rationaliste et nie la révélation :

  Le seul livre divin dans lequel il écrit
  Son nom toujours croissant, homme, c’est ton esprit !
  C’est ta raison, miroir de la raison suprême,
  Où se peint dans la nuit quelque ombre de lui-même.
  Il nous parle, ô mortels, mais c’est par ce seul sens.
  Toute bouche de chair altère ses accents.
  L’intelligence en nous, hors de nous la nature,
  Voilà la voix de Dieu ; le reste est imposture.

Tout le morceau, qui est considérable (632 vers), demeure fidèle à ce caractère. Le poète devait pourtant être tenté de faire prédire la venue du Christ, Fils de Dieu, par le vieux sage du mont Carmel. La prédiction eût pu être éloquente et magnifique. Lamartine, vingt ans auparavant, n’y eût sans doute pas résisté. Ici, il s’est abstenu. Et je ne prétends point sans doute que cela l’empêchera plus tard d’être repris par le charme ouaté d’une foi imprécise et d’adorer de nouveau dans le Christ, aux heures d’attendrissement, une divinité métaphorique et mal définie. Et ce n’est pas non plus d’avoir pensé de cette façon dans le Livre primitif que j’ai à le louer, mais d’avoir dit, ce jour-là, le fond de sa pensée et de n’avoir pas confondu ce qu’il pensait avec ce qu’il pouvait se ressouvenir d’avoir cru et aimé.

C’est donc à la raison de définir Dieu. Vous vous doutez que cela n’est pas facile. Ni le déisme ne nous satisfait, ni le panthéisme. Il ne reste alors qu’à fondre ces deux conceptions opposées dans une espèce d’idéalisme ou, un peu plus exactement, de pansymbolisme, qui ne pourra jamais être bien clair.

Lamartine croirait volontiers à un Dieu personnel ; et même il y croit. Mais un Dieu personnel, ce n’est, forcément, que l’homme agrandi. Le déisme n’est que l’expression la moins déraisonnable de l’anthropomorphisme. Vous savez les difficultés que présentent et la Création, et la Providence, et l’existence d’un Être suprême doué de facultés et de sentiments humains dont on a seulement retiré la limite, — par une opération bien malaisée à concevoir et que, au surplus, on oublie toujours de refaire quand on songe à lui. Ce qu’on voit invinciblement, c’est un très bon vieillard à barbe blanche ou un tragique jeune homme à cheveux roux. Ces images emprisonnent la pensée spéculative qui les suggéra ; et le signe résorbe la chose signifiée…

Le panthéisme, lui, est très beau. C’est l’expression la plus enivrante de l’anthropomorphisme, — duquel on ne sort pas. Le déisme érigeait au-dessus de tout une âme humaine distendue et unique ; le panthéisme infuse l’âme humaine dans tout. En réalité, c’est le monde mis en métaphores ; une prosopopée universelle. Mais Spinoza lui-même a bien de la peine à en tirer une loi morale qui oblige… Et puis, au fond, on n’est pas bien sûr de comprendre. Sully-Prudhomme confesse un « scrupule » dans un sonnet des Épreuves. — Vous êtes ignorants comme moi, plus encore, dit il aux astres ; la raison de vos lois vous échappe. Tu ne sais rien non plus, rose ; ni vous, zéphyrs, fleurs ;

  Et le monde invisible et celui que je vois
  Ne savent rien d’un but et d’un plan que j’ignore.

  L’ignorance est partout ; et la divinité,
  Ni dans l’atome obscur, ni dans l’humanité,
  Ne se lève en criant : « Je suis et me révèle ! »

Et il conclut :

  Étrange vérité, pénible à concevoir,
  Gênante pour le cœur comme pour la cervelle,
  Que l’Univers, le Tout, soit Dieu sans le savoir !

Que faire donc ? Maintenir un Dieu personnel, afin d’échapper à l’obscurité du panthéisme et aux difficultés qu’on trouve à fonder sur le panthéisme une morale ; mais ne point séparer l’existence de Dieu de celle du monde, afin d’éviter que ce Dieu ne se rétrécisse en une personne humaine ; par suite, regarder le monde comme co-éternel à Dieu, concevoir la création comme continue et toujours actuelle, car elle est pour nous la condition même de l’existence de Dieu ; considérer enfin l’univers et la vie à tous ses degrés, depuis la vie inorganique jusqu’à la pensée humaine, comme un système de signes de plus en plus clairs et conscients et comme la parole même de l’Être divin : parole balbutiante et ignorante chez les créatures inférieures, mais qui, chez l’homme, commence à savoir ce qu’elle dit… À quoi il faut ajouter ce corollaire : — Si Dieu n’existe qu’à la condition d’agir, de créer, en retour les choses n’existent qu’en tant qu’elles signifient Dieu et dans la mesure où elles le signifient ; autrement dit, elles n’existent qu’en tant qu’elles sont pensées par l’homme, puis qu’elles n’ont de sens que dans son cerveau. Et c’est ainsi que, de cette sorte de fusion du déisme et du panthéisme, résulte l’idéalisme pur.

Tout cela est exprimé dans des vers moins clairs sans doute que des vers de Boileau, mais cependant aussi précis qu’ils le pouvaient être, et où il faut admirer le plus grand effort qu’ait sans doute fait la poésie pour énoncer des conceptions métaphysiques. (Je n’y vois à comparer que certaines pages de Sully-Prudhomme :)

  Dieu dit à la Raison : Je suis celui qui suis ;
  Par moi seul enfanté, de moi-même je vis ;
  Tout nom qui m’est donné me voile ou me profane,
  Mais pour me révéler le monde est diaphane.
 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  Celui d’où sortit tout contenait tout en soi ;
  Ce monde est mon regard qui se contemple en moi.
 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  Les formes seulement où son dessein se joue,
  Éternel mouvement de la céleste roue,
  Changent incessamment selon la sainte loi :
  Mais Dieu, qui produit tout, rappelle tout à soi.
  C’est un flux et reflux d’ineffable puissance,
  Où tout emprunte et rend l’inépuisable essence,
  Où tout foyer remonte à ce foyer commun,
  Où l’œuvre et l’ouvrier sont deux et ne sont qu’un,
  Où la force d’en haut, vivant en toute chose,
  Crée, enfante, détruit, compose et décompose ;
  S’admirant sans repos dans tout ce qu’elle a fait,
  Renouvelant toujours son ouvrage parfait ;
 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  Où la vie et la mort, le temps et la matière,
  Ne sont rien, en effet, que formes de l’esprit ;
 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  Où Jéhovah s’admire et se diversifie

  Dans l’œuvre qu’il produit et qu’il s’identifie.
 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  Trouvez Dieu : son idée est la raison de l’être ;
  L’oeuvre de l’univers n’est que de le connaître.
 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  Tout exhale un soupir, tout balbutie un nom ;
  Ce cri, qui dans le ciel d’astre en astre circule,
  Tout l’épelle ici-bas, l’homme seul l’articule.
  L’Océan a sa masse et l’astre sa splendeur ;
  L’homme est l’être qui prie, et c’est là sa grandeur.

Sur l’impossibilité de concevoir Dieu séparé du monde, Lamartine avait d’abord écrit :

  Mes ouvrages et moi, nous ne sommes pas deux ;
  Comme l’ombre du corps, je me sépare d’eux ;
  Mais si le corps s’en va, l’image s’évapore :
  Qui pourrait séparer le rayon de l’aurore ?

Ému par les reproches des chrétiens et des purs déistes, il voulut bien remplacer ces vers par ceux-ci :

  Rien ne m’explique, et seul j’explique l’univers ;
  On croit me voir dedans, on me voit au travers ;
  Ce grand miroir brisé, j’éclaterais encore !
  Eh ! qui peut séparer le rayon de l’aurore ?

Il ne daigna pas s’apercevoir que, dans cette seconde version, le dernier vers contredit absolument l’avant-dernier. Ou plutôt je crois qu’il s’en aperçut, et j’en conclus, — me souvenant d’ailleurs de certains autres vers, — que c’était la première version qui rendait sa vraie pensée.

Au surplus, un poème d’une souveraine beauté, pittoresque, morale et lyrique, — fort inconnu ; et que personne ne cite jamais, — le Désert, que vous trouverez à la suite des Recueillements, dans les Épîtres et Poésies diverses, et qui, daté de 1856, est donc la dernière grande pièce qui soit sortie de la main de Lamartine, nous offre un décisif commentaire de cette partie du Livre primitif.

Dans le Désert, le poète fait ainsi parler Dieu :

  Insectes bourdonnants, assembleurs de nuages,
  Vous prendrez-vous toujours au piège des images ?
  Me croyez-vous semblable aux dieux de vos tribus ?
  J’apparais à l’esprit, mais par mes attributs.
 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  Ne mesurez jamais votre espace et le mien.
  Si je n’étais pas tout, je ne serais plus rien.

Sur quoi, pris d’un vieux scrupule chrétien, — dans une période embrouillée, inachevée peut-être, et dont il n’est presque pas possible de saisir la construction grammaticale, — il s’efforce de distinguer entre « le Tout » des panthéistes, « ce second chaos… où Dieu s’évapore… où le bien n’est plus bien, où le mal n’est plus mal », et « le Tout » orthodoxe, « centre-Dieu de l’âme universelle »… Mais enfin, il reconnaît qu’il n’y voit goutte ; et il s’en tire par ce que j’appellerai une loyale défaite. Il fait dire à Dieu :

  Tu creuseras en vain le ciel, la mer, la terre
  Pour m’y trouver un nom ; je n’en ai qu’un : Mystère.

Et il répond :

  Mystère, ô saint rapport du Créateur à moi !
  Plus tes gouffres sont noirs, moins ils me sont funèbres
  J’en relève mon front ébloui de ténèbres !
 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  Et je dis : « C’est bien toi, car je ne te vois pas ! »

En d’autres termes, il renonce à comprendre ; il se récuse, — avec un geste sublime…

Revenons au Livre primitif. Donc, l’homme est le fils de Dieu et l’interprète de la création ; mais il y a, dans la création, des choses qui ne sont vraiment pas commodes à interpréter. Nous rencontrons ici le problème de l’existence du mal :

  Le sage en sa pensée a dit un jour : « Pourquoi,
  Si je suis fils de Dieu, le mal est-il en moi ?
  Si l’homme dut tomber, qui donc prévit sa chute ?
  S’il dut être vaincu, qui donc permit la lutte ?
  Est-il donc, ô douleur ! deux axes dans les cieux,
  Deux âmes dans mon sein, dans Jéhovah deux dieux ? »

Lamartine répond comme il peut, ni mieux ni plus mal que ceux qui ont répondu avant lui. Le Seigneur, dit-il, emporta l’âme du sage

  Au point de l’infini d’où le regard divin
  Voit les commencements, les milieux et la fin,
  Et, complétant les temps qui ne sont pas encore,
  Du désordre apparent voit l’harmonie éclore :
  « Regarde ! » lui dit-il.

Et il paraît que le sage comprit instantanément. Il comprit la partie par le tout :

  La fin justifia la voie et le moyen ;
  Ce qu’il appelait mal, fut le souverain bien ;
  La matière, où la mort germe dans la souffrance,
  Ne fut plus à ses yeux qu’une vaine apparence,
  Épreuve de l’esprit, énigme de bonté,
  Où la nature lutte avec la volonté
  Et d’où la liberté, qui pressent le mystère,
  Prend, pour monter plus haut, son point d’appui sur terre.
  Et le sage comprit que le mal n’était pas,
  Et dans l’œuvre de Dieu ne se voit que d’en bas.

Allons, tant mieux. Le malheur, c’est que c’est seulement d’en bas que nous pouvons, nous, voir l’œuvre de Dieu. Et alors nous concevons sans doute l’utilité de certaines douleurs, et qu’elles sont la condition de l’effort, qui est la condition du mérite. Ainsi s’explique une partie du mal physique. Mais, cette opération faite, il reste tout de même un terrible déchet de douleurs inutiles, et qui n’expient rien et qui ne peuvent être productrices d’aucune bonté. C’est un étrange mystère que la souffrance des petits enfants, pour ne parler que de celle-là. Même, les chevaux de fiacre suffiraient à ruiner les raisonnements de l’optimisme. — Et enfin, que dirons-nous de l’énorme portion du mal moral que l’épreuve du mal physique ne suffit pas à transmuer en bien ? Les méchants qui persistent, les méchants qui doivent demeurer impénitents pourquoi vivent-ils ?…

Ici encore, Lamartine répond ce qu’il peut. Personne ne demeurera éternellement méchant. L’épreuve n’est limitée, pour chacun de nous, ni à une seule vie d’homme, ni à une seule planète. Le rêve que les anciens Indous ont rêvé pour excuser Dieu, le rêve que Platon a refait dans le Phédon d’une série d’existences par où les âmes, plus ou moins vite, s’épurent et remontent à Dieu, ce rêve que Victor Hugo développera à son tour dans Ce que dit la bouche d’ombre, Lamartine l’indique ici en quelques vers. Il n’avait point à y insister davantage, puisque ce rêve moral est le fond même et comme la trame ininterrompue de la série d’épopées que devaient former les Visions, et puisque Jocelyn n’est que la dernière incarnation de Cédar, lentement purifié et sanctifié.

Comme les âmes individuelles, ainsi progressent, malgré les arrêts et les retours, par une force « mystérieuse » (il faut se résigner, en ces matières, à abuser de cette épithète), les collectivités et l’humanité elle-même. Cette force divine immanente au monde, c’est celle qu’adoraient les stoïciens (Mens agitat molem… Spiritus intus alit), et c’est aussi quelque chose d’analogue à la force que reconnaît, par un postulat nécessaire, la doctrine de l’évolution, à ce je ne sais quoi qui, dans les minéraux, veut s’agréger ou se cristalliser ; qui, dans le règne végétal ou animal, veut vivre et croître, s’adapte aux milieux pour en tirer le plus de vie possible, assouplit et achève les types, et les transmet perfectionnés…

Nul poète, nul philosophe, nul historien n’a mieux senti que Lamartine, ni plus superbement exprimé la marche évolutive de l’histoire. Nul, non pas même Renan, n’a mieux dit les sourds instincts dont le travail, pareil à celui des germes, prépare les transformations des peuples, ni les désirs dont les masses humaines sont émues longtemps avant que ces désirs ne deviennent des pensées par où la réalité sera repétrie… Écoutez ces strophes d’Utopie :

 . . . . . . . . Il est dans la nature
  Je ne sais quelle voix sourde, profonde, obscure
  Et qui révèle à tous ce que nul n’a conçu ;
  Instinct mystérieux d’une âme collective,
  Qui pressent la lumière avant que l’aube arrive,
  Lit au livre infini sans que le doigt écrive,
          Et prophétise à son insu.

 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  C’est l’éternel soupir qu’on appelle chimère,
  Cette aspiration qui prouve une atmosphère
 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  « Il se trompe », dis-tu ? Quoi donc ! se trompe-t-elle
  L’eau qui se précipite où sa pente l’appelle ?
  Se trompe-t-il le sein qui bat pour respirer,
  L’air qui veut s’élever, le poids qui veut descendre,
  Le feu qui veut brûler tant que tout n’est pas cendre,
  Et l’esprit que Dieu fit sans bornes pour comprendre
          Et sans bornes pour espérer ?

  Élargissez, mortels, vos âmes rétrécies !
  Ô siècles, vos besoins, ce sont vos prophéties !

  Votre cri de Dieu même est l’infaillible voix.
  Quel mouvement sans but agite la nature ?
  Le possible est un mot qui grandit à mesure,
  Et le temps qui s’enfuit vers la race future
          A déjà fait ce que je vois !…

Suit une vision des derniers âges. Ce n’est, en somme, que la description lyrique de la société idéale dont la formation est racontée, étape par étape, dans les strophes des Laboureurs, et dont le code est formulé dans le Livre primitif : revenons donc à celui-ci.

      *       *       *       *       *

Déisme ou panthéisme, double projection de l’âme humaine agrandie, planante au-dessus du monde pour le gouverner, ou immanente au monde même pour en développer lentement les formes, ces deux conceptions de Dieu ne sont pas neuves ; elles sont écloses d’elles-mêmes dans l’esprit des premiers hommes qui ont su penser ; et les derniers venus, même quand ils s’appelaient Descartes, Spinoza et Kant, sont demeurés emprisonnés entre elles deux. Tout ce qu’on a pu faire, ç’a été, tantôt d’aller de l’une à l’autre, et tantôt de les concilier en apparence, grâce aux fuyantes équivoques et aux duperies des mots.

Déjà, il y a deux mille quatre cents ans, Euripide faisait dire à l’un de ses personnages : « Prions Jupiter, quel qu’il soit, nécessité de la nature, ou esprit des hommes. » (Les Troyennes, vers 893.) Ces deux définitions de Dieu, — profondes dans leur simplicité, car elles vont à l’essentiel et dissipent les prestiges des systèmes philosophiques, — ces définitions que le délicieux poète grec laisse tomber avec un ironique détachement, Lamartine n’a fait que les embrasser, — tour à tour ou même à la fois, — de toute la force de sa pensée et de son imagination… Et que pouvait-il davantage ?

Après le Dieu personnel, créateur et extérieur au monde ; après le Dieu immanent, le Dieu évolutionniste, ressort de l’histoire et du progrès humain, reste « Dieu sensible au cœur », Dieu postulat de la morale, le Dieu solide et pratique. C’est ce Dieu-là dont Lamartine suppose la loi enfin obéie par tous les hommes dans l’idéale cité d’Utopie. Et c’est cette loi dont il énumère les préceptes dans la dernière partie du Livre primitif : code d’une majesté ingénue, où les devoirs éternels de l’homme semblent gravés sur des stèles immémoriales par quelque législateur de l’âge d’or, et que M. de Pomairols résume ainsi, fort exactement :

« Faites prier par les plus doux et par les poètes ; ceux-ci achèveront l’image de Dieu… Tu ne mangeras pas de chair ; tu ne boiras ni vin, ni suc de pavots ; fuis l’ivresse. Respecte ton père… Allie-toi à une seule femme et qui ne soit pas de ta famille, afin que la tendresse humaine s’étende… Ne vous séparez pas en tribus, en nations… Possédez, aimez et cultivez la terre ; elle est inépuisable à transformer par l’homme ses éléments en pensée… Chaque fois qu’un homme naîtra, vous lui donnerez une part de terre… Ne bâtissez point de villes, habitez les campagnes… N’amassez pas d’avance… Vivez en paix avec les animaux, n’imposez point de mors à leur bouche ; ceux qui sont cruels s’adouciront… N’élevez pas au-dessus de vous de juge ni de roi, ils se feraient tyrans… N’ayez ni loi ni tribunal pour punir. »

Oui, c’est un rêve ; mais c’est le grand rêve humain ; je dirai presque le seul. Ce fut le rêve du Bouddha et de Jésus. Et c’est, présentement, le rêve de Léon Tolstoï, pour ne nommer que lui. Seulement, nous en sommes loin, très loin… Lamartine est de ceux qui ont le plus fortement cru et le plus répété que la civilisation industrielle est la grande erreur, le grand péché de l’humanité. Il a la haine des villes. Oh ! dans ce Désert, la belle ivresse de solitude, de liberté et d’orgueil !

  Des deux séjours humains, la tente ou la maison,
  L’un est un pan du ciel, l’autre un pan de prison ;
  Aux pierres du foyer l’homme des murs s’enchaîne,
  Il prend dans les sillons racine comme un chêne :
  L’homme dont le désert est la vaste cité
  N’a d’ombre que la sienne en son immensité.
  La tyrannie en vain se fatigue à l’y suivre.
  Être seul, c’est régner ; être libre, c’est vivre.
 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  Au désert l’esprit plane indépendant du lieu ;
  Ici l’homme est plus homme et Dieu même plus Dieu.

Au désert, l’homme soulève en marchant « les serviles anneaux de l’imitation ».

  Il sème, en s’échappant de cette Égypte humaine,
  Avec chaque habitude un débris de sa chaîne…
 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  La liberté d’esprit, c’est ma terre promise.
  Marcher seul, affranchit ; penser seul, divinise.

Pareillement Ibsen : « Il n’est de grand que celui qui est seul. » Ainsi il semblerait que par moments, en haine de tout ce qui offusque dans le présent sa vision de charité universelle, Lamartine fût près de se réfugier dans le culte du moi (en sorte que nul sentiment d’un caractère religieux ne lui demeurât étranger), — s’il n’était, avant tout, invinciblement, celui qui aime et qui se répand. Et c’est pourquoi, aux cris de solitaire orgueil du Désert répondent les strophes d’Utopie, ardemment aimantes :

 … Servons l’humanité, le siècle, la patrie :
        Vivre en tout, c’est vivre cent fois !

  C’est vivre en Dieu, c’est vivre avec l’immense vie
  Qu’avec l’être et les temps sa vertu multiplie,
  Rayonnement lointain de sa divinité ;
  C’est tout porter en soi comme l’âme suprême,
  Qui sent dans ce qui vit et vit dans ce qu’elle aime ;
  Et d’un seul point du temps c’est se fondre soi-même
        Dans l’universelle unité.

Tant qu’enfin la superbe intellectuelle du Désert et la charité

d’Utopie se réconcilient dans cette image :

  Ainsi quand le navire aux épaisses murailles,
  Qui porte un peuple entier bercé dans ses entrailles,
  Sillonne au point du jour l’océan sans chemin,
  L’astronome chargé d’orienter la voile
  Monte au sommet des mâts où palpite la toile,
  Et, promenant ses yeux de la vague à l’étoile,
        Se dit : « Nous serons là demain ! »

  Puis, quand il a tracé sa route sur la dune
  Et de ses compagnons présagé la fortune,
  Voyant dans sa pensée un rivage surgir,
  Il descend sur le pont où l’équipage roule,
  Met la main au cordage et lutte avec la houle.
  Il faut se séparer, pour penser, de la foule, Et s’y confondre pour agir.

Commencez-vous à sentir la profondeur et l’étendue de cette âme ? Peut-être est-ce dans les Recueillements (et j’y comprends les Poésies diverses) qu’elle apparaît le plus en plein. — J’estime, d’ailleurs, que ce recueil n’est pas mis à son vrai rang. Je ne dis point que les Harmonies ne forment pas un ensemble plus lié, et plus harmonieux en effet. Mais rien, dans les Harmonies même, ne dépasse le Cantique sur la mort de la duchesse de Broglie, Utopie, la Cloche du village, la Femme, la Marseillaise de la paix, la Réponse à Némésis, le Désert, la Vigne et la Maison, les vers À M. de Virieu après la mort d’un ami commun. Dans cet assemblage de poèmes, qui ne fut ni prémédité ni « composé », le génie du plus spontané des poètes éclate plus spontanément que jamais. Au milieu de ses travaux d’historien, des plus grandes affaires publiques et des soucis privés, tout à coup, et parfois sous un choc très léger, remontait de son coeur la source de poésie. Ce sont éminemment « pièces de circonstances », comme Goethe voulait que fussent toujours les poèmes lyriques. Pièces d’humbles circonstances, souvent. Il est curieux, il est touchant de voir que quelques-uns des plus somptueux morceaux des Recueillements sont adressés à des êtres excellents, j’imagine, mais assez obscurs : M. Wap, M. Guillemardet, M. Bouchard, ou Mlle Antoinette Carré, jeune ouvrière de Dijon… — Mais, bien que les pièces de ce volume aient été, entre toutes, écrites sans labeur, uniquement pour soulager l’âme du poète, et que la disposition d’esprit propre à l’homme de lettres professionnel et la préoccupation du métier en soient plus absentes encore que de Jocelyn ou de la Chute, jamais, je crois, la forme de Lamartine n’a été plus drue, plus chaude, plus colorée, ni, — certains passages un peu nonchalants mis à part, — plus savante que dans les Recueillements (la rime même s’est enrichie, et l’ancienne fluidité des images, fréquemment, s’est concrétée) ; soit qu’il subît en quelque mesure, sciemment ou non, l’influence de Victor Hugo ; soit plutôt qu’il fût dans l’âge de la maturité pleine et des sensations d’autant plus fortes qu’on sait que la puissance de sentir décroîtra demain. — Et d’autre part, bien que nul dessein préconçu ne relie entre eux ces morceaux, tous ensemble se trouvent principalement exprimer les deux sentiments contrastés de l’arrière-saison des grandes âmes : la tristesse de leur vie individuelle, chaque jour plus isolée, et, dans le même moment, leur foi dans la Vie ; bref, l’éternelle mélancolie et l’éternel espoir. Les vraies « Feuilles d’automne », ce sont les Recueillements : le soleil de l’avenir humain y brille, pour le poète, à travers les feuillages jaunis de son automne, au bout des sentiers jonchés de ses illusions et de ses deuils…

L’éternelle mélancolie et l’éternel espoir… Mais pourquoi un critique impérieux et inventif, dialecticien de la même façon que d’autres sont poètes, et qui produit des théories comme un rosier porte des roses, a-t-il dit, — et même démontré, — que la poésie romantique et la poésie personnelle, c’est tout un ; que ce qui distingue, en gros, les romantiques des parnassiens, c’est que les premiers, monstres de vanité, se jugeaient si intéressants et si particuliers qu’ils ne nous parlaient que d’eux-mêmes et de leurs petites affaires, au lieu que les seconds se sont appliqués à peindre ce qui leur était extérieur, et qu’ainsi « l’évolution de la poésie lyrique » en ce siècle, c’est, en somme, le passage de la poésie subjective à la poésie objective ? — Je crois pourtant n’avoir presque jamais rencontré, ni dans Chateaubriand, ni dans Lamartine, Hugo ou Vigny, ni même dans Musset, rien de personnel qui ne soit en même temps général ; et je le pourrais prouver très facilement, si c’était ici le lieu. Je vois en eux des âmes grandes ou ardentes, mais simples. Aucun d’eux ne me paraît, proprement, un raffiné. Mais c’est chez Baudelaire, chez Sully-Prudhomme, chez le Coppée des premiers recueils, même chez Leconte de Lisle, que je trouverais le « moi » jaloux et amoureux de ses particularités, l’attitude cherchée et entretenue, la croyance et la complaisance de l’artiste en la rareté de ses sentiments et de ses souffrances ; bref, l’égotisme de la poésie et, — se trahissant parfois, comme chez Leconte de Lisle, par la superstition même de l’objectivité, — la poésie subjective. Et cela encore, si c’était le lieu, se prouverait avec aisance. — Pour Lamartine, en tout cas, le reproche de subjectivisme est étrange ; ou bien, alors, je ne sais pas quel poète y échapperait. Je ne vois rien qui soit plus vraiment de tout le monde et à tout le monde, — sauf le degré et sauf la forme, — que les sentiments exprimés par Lamartine dans tous ses livres, depuis le Lac et l’Isolement, qui sont ses premiers chefs-d’œuvre, jusqu’à la Vigne et la Maison, qui est à peu près son dernier. Son Lac est bien notre lac à tous, et sa Vigne et sa Maison sont les nôtres ; et nôtres, encore plus, toutes ses prières (les Harmonies) et nôtre, l’expiation de Jocelyn et de Cédar. Si jamais poète fut pareil aux divins Oiseaux d’Aristophane, qui « ne roulaient que des pensées éternelles », c’est bien lui.

Il fut suave et puissant. Puissant surtout, peut-être. Ne vous en tenez pas, sur son compte, à l’image de doux archange plaintif qu’ont suggérée jadis à ses contemporains certaines langueurs de ses premières poésies. Chanter comme on respire, cela est exquis ; mais soutenir cet exercice comme il le fit, cela est fort. L’idée même qu’il avait de la poésie, ou plus exactement, de la place que la production de la poésie écrite peut tenir et doit accepter dans une existence normale, est d’un homme qui sentait bouillonner en lui toutes les énergies et qui prétendait vivre tout entier. Je ne vois, pour ma part, nulle affectation vaniteuse, mais l’expression d’une pensée réfléchie et virile et le franc aveu d’une nature robuste et superbement équilibrée, dans ce passage, souvent raillé, de la Lettre qui sert de préface aux Recueillements : « Quand donc l’année politique a fini…, ma vie de poète recommence pour quelques jours. Vous savez mieux que personne qu’elle n’a jamais été qu’un douzième tout au plus de ma vie réelle. Le public croit que j’ai passé trente années de ma vie à aligner des rimes et à contempler les étoiles ; je n’y ai pas employé trente mois, et la poésie a été pour moi ce qu’est la prière, le plus beau et le plus intense des actes de la pensée, mais le plus court et celui qui dérobe le moins de temps au travail du jour… Je n’ai fait des vers que comme vous chantez en marchant, quand vous êtes seul et débordant de force, dans les routes solitaires de vos bois… »

Cette impression de puissance, Lamartine la donnait à tous ceux qui l’ont approché. Dans sa vie rustique, il avait l’allure et le geste d’un chef de clan, d’un conducteur de tribu, bon et fort. Dans ses amours, très nombreuses, il n’avait rien du tout de languissant. Le formidable travail de sa vieillesse n’était point d’un anémié. Les imaginations féminines s’obstinèrent assez longtemps à voir en lui une colombe gémissante. Or, il ressemblait physiquement, vers la fin, à un vieil aigle, et c’était la véritable figure de son âme.

      *       *       *       *       *

Il fut un des plus fiers exemplaires de notre race ; un demi-dieu. Arrivé au bout de cette longue et aventureuse étude, c’est tout ce que je trouve à dire de lui. Car, de ramasser dans une seule formule les traits que j’ai notés chemin faisant, c’est à quoi je renonce ; soit que l’effort m’en paraisse trop grand ; soit crainte d’altérer ces traits par l’assemblage même que j’en essayerais ; soit peur de répéter encore des choses déjà dites plusieurs fois. — Et, quant à le « situer » dans notre histoire littéraire, à dire d’où il sort et ce qui procède de lui, la difficulté que j’y pressens m’avertit que je ferais là une besogne purement spécieuse et que, si peut-être tous les grands poètes sont « à part », Lamartine est lui-même à part d’eux tous. Il ne semble point que son œuvre marque un moment nécessaire (ou qui soit démontré tel après coup) dans le développement de notre lyrisme. Elle n’est point un anneau dans une chaîne. Car, si je vois bien qu’il y eut d’abord en lui quelque chose de Bernardin de Saint-Pierre et de Chateaubriand, et qu’un peu de la Chute d’un ange a pu passer dans la Légende des siècles et dans les Poèmes barbares, je suis plus sûr encore que, si Lamartine procède de quelqu’un, c’est, comme je l’ai dit à satiété, des anciens poètes hindous, et qu’après Lamartine il n’y eut pas de lamartiniens, sinon négligeables ou ridicules. Donc, il domine notre histoire poétique ; il ne s’y accroche ou ne s’y emboîte qu’imparfaitement. Il a donné à toute la poésie lyrique de ce siècle la secousse initiale, mais de haut. Il se rattache à une tradition beaucoup plus lointaine que Victor Hugo. Celui-ci, homme de lettres accompli, est comme la perfection et l’aboutissement du génie latin. Plus que gréco-latin, l’oriental Lamartine, nullement scribe de cabinet, est proprement un poète arya. Sa poésie est, pour ainsi parler, contemporaine de trente siècles d’humanité indo-européenne ; et les solitaires de l’antique Gange,

                    fleuve ivre de pavots,
  Où les songes sacrés roulent avec les flots,

l’eussent encore mieux comprise que ne firent les salons de la Restauration. Il est, dans son fonds et dans son tréfonds, le poète religieux ; autrement dit le Poète, puisque la poésie, reliant le visible à l’invisible et la fantasmagorie du monde au rêve de Dieu, est religion dans son essence. Il se connaissait bien. « J’ai usé, dit-il dans le Tailleur de Saint-Point, mes yeux et ma langue à lire, à écrire et à parler de Dieu dans toutes les fois et dans toutes les langues. » Et c’est pourquoi, — attendu qu’en outre il fut, avec une évidence fulgurante, un homme de génie, — je ne dis pas qu’il soit, (car on n’est jamais sûr de ces choses-là), mais que je le sens (à l’heure qu’il est) le plus grand des poètes.


  1. Lamartine, deux volumes, par M. Émile Deschanel ; Étude sur Lamartine, par Charles de Pomairols ; La jeunesse de Lamartine, par M. Félix Reyssié.
  2. Du moins dans son fond. Je connais les quelques passages qu’on pourrait m’opposer.