Les Contemporains/Sixième série/De l’influence récente des littératures du nord

Boivin & Cie, éditeurs (Sixième sériep. 225-270).

DE L’INFLUENCE RÉCENTE DES LITTÉRATURES DU NORD

Encore une fois les Saxons et les Germains, et les Gètes et les Thraces, et les peuples de la neigeuse Thulé ont fait la conquête de la Gaule. Événement considérable, mais non point surprenant.

Un des plus pardonnables de nos défauts, c’est, comme on sait, une certaine coquetterie généreuse d’hospitalité intellectuelle. Dès qu’un Français a pu se donner une culture, non plus seulement classique et nationale, mais européenne, c’est merveille comme il se détache, du même coup, de tout chauvinisme littéraire. Les plus sérieux se rencontrent ainsi, en quelque façon, avec les plus frivoles, avec les affranchis du chauvinisme du linge ou des bottes, avec ceux qui, suivant une expression désormais symbolique, « se font blanchir à Londres ». Il est clair que Renan, par exemple, qui d’ailleurs connaissait peu la littérature française contemporaine, demeurait possédé par la science et le génie allemands et mettait un Goethe, ou même un Herder, au-dessus de ce qu’il y a de mieux chez nous. Et Taine estimait que nous n’avons rien de comparable, à Shakspeare d’abord, cela va de soi, mais aussi aux poètes et aux romanciers anglais contemporains.

Car, tandis qu’au XVIe et au XVIIe siècle, c’était le Midi, l’Espagne, l’Italie, c’est, depuis bientôt deux siècles, le Nord surtout qui nous attire. Cette attirance a eu, bien entendu, ses sursauts et ses répits. Mais notre dernier accès de septentriomanie a été particulièrement violent et prolongé. Il dure encore.

Il a commencé, je pense, voilà une douzaine d’années, en haine des brutalités et des prétentions « naturalistes », par le culte, aujourd’hui peut-être un peu oublié, de Georges Eliot. À cette époque, MM. Edmond Schérer et Émile Montégut nous démontrèrent à l’envi, dans d’éloquentes et profondes études, que Georges Eliot l’emportait de beaucoup sur tous nos conteurs réalistes. Puis, M. de Vogüé nous révéla magnifiquement Tolstoï et Dostoïewski, et, devant ceux-là encore, nos pauvres romanciers ne pesèrent pas lourd. On adora l’évangile russe, et tout le monde se mit à tolstoïser. En même temps, le Théâtre-Libre joua la Puissance des Ténèbres, et je ne sais plus quelle troupe nous donna l’Orage d’Ostrowski. Enfin Ibsen eut son tour d’apothéose. Toutes ses dernières pièces (depuis 1886) ont été traduites. Nous avons vu, au Théâtre-Libre, les Revenants et le Canard sauvage ; au Vaudeville, Hedda Gabler et Maison de Poupée ; au théâtre de l’Oeuvre, Rosmersholm, Un ennemi du peuple, Solness le constructeur, Brand, et le Petit Eyolf ; au théâtre des Escholiers, la Dame de la mer. Ce n’est pas tout : le Théâtre-Libre nous a révélé Une faillite du Norvégien Bjoernson, les Tisserands et l’Assomption d’Hannele Mattern, de l’Allemand Gérard Hauptmann, et Mademoiselle Julie, de l’Allemand Auguste Strindberg ; le Théâtre Idéaliste, l’Intruse, les Aveugles, Pelléas et Mélissande, du Belge Mæterlinck ; l’Oeuvre, les Âmes solitaires, de Hauptmann, les Créanciers, de Strindberg, Au-dessus des forces humaines, de Bjoernson. Et certainement j’en oublie. Vous ne pouvez vous imaginer la fureur et l’intolérance de l’admiration des jeunes gens et de certaines femmes pour ces produits du Nord. Oui, on le dirait, ces âmes polaires parlent vraiment à nos âmes ; elles y entrent très avant, elles les remuent, par moments, jusqu’au tréfonds.

Et je relis avec mélancolie cette page de M. de Vogüé, dans la préface de son Roman russe :

« Il se crée de nos jours, au-dessus des préférences de coteries et de nationalité, un esprit européen, un fond de culture, un fond d’idées et d’inclinations communs à toutes les sociétés intelligentes ; comme l’habit partout uniforme, on retrouve cet esprit assez semblable et docile aux mêmes influences, à Londres, à Pétersbourg, à Rome ou à Berlin… Cet esprit nous échappe ; la philosophie et la littérature de nos rivaux font lentement sa conquête ; nous ne le communiquons pas, nous le suivons à la remorque ; avec succès parfois, mais suivre n’est pas guider… Les idées générales qui transforment l’Europe ne sortent plus de l’âme française. »

C’est peut-être qu’elles en sont sorties il y a cinquante ans.


I

Il est de mon devoir de vous prévenir que, si je vous parle de Georges Eliot et de George Sand (comme je vous parlerai tout à l’heure de quelques autres), c’est sur des lectures forcément un peu lointaines et sur les images simplifiées qui, d’elles-mêmes, à la suite de ces lectures, se sont déposées en moi. Et, si l’on peut combattre ce que j’en vais dire, remarquez que ce sera encore sur des souvenirs formés de la même façon et pareillement distants. Car nous ne pouvons relire chaque matin une bibliothèque. Et il va sans dire aussi que je ne puis tenir compte des effets particuliers produits par Eliot et Sand sur des sensibilités particulières. Je considérerai seulement ce qui est au fond de ces deux romanciers, les idées maîtresses, les sentiments dirigeants, et comme le substratum de leurs œuvres respectives.

Je pense que les romans les plus connus de Georges Eliot, et les plus caractéristiques de sa manière, c’est Silas Marner, Adam Bede, le Moulin sur la Floss, et Middlemarch.

Silas le tisserand est un pauvre homme d’intelligence étroite et de coeur droit. Il appartenait à l’une des nombreuses petites églises indépendantes de là-bas. Accusé faussement de vol, il n’a su que dire : « Dieu me justifiera », et il a attendu. Dieu ne l’a pas justifié : on a cru Silas coupable et on l’a chassé de la communauté. Alors, c’est bien simple, il ne croit plus en ce Dieu qui l’a trahi ; il ne vit plus que pour amasser. Un jour, on lui dérobe son bas de laine. De ce jour, Silas, insensiblement, redevient bon ; il semble qu’en lui volant son argent on ait délivré son âme. Un devoir inattendu, une petite fille abandonnée qu’il recueille, achève son retour à la vie morale. — Adam Bede, ouvrier charpentier, aime une jeune paysanne coquette, pas méchante, mais qui, de faiblesse en faiblesse, en vient à se laisser séduire par un gentilhomme campagnard et, devenue mère, étouffe son nouveau-né. C’est donc la vieille histoire de Gretchen. Adam pardonne à la coupable et, déjà bon auparavant, il devient excellent par la douleur. — De même, le Moulin sur la Floss, c’est l’histoire de deux enfants, Tom et Maggie, l’un d’une honnêteté un peu dure, l’autre d’une sensibilité un peu désordonnée, que la ruine complète de leurs parents surprend au moment de l’adolescence, et que l’épreuve de la souffrance fortifie et rend meilleurs. — Et Middlemarch, c’est la vie, minutieusement contée, — oh ! combien minutieusement ! — d’une grande âme dans une condition médiocre, d’une âme que l’on sent d’autant plus grande qu’elle n’a pas eu tout son emploi.

Ce qui frappe dans ces romans, qui sont tous des histoires de conscience, c’est la constante préoccupation morale dont ils sont marqués à chaque page, et c’est la sympathie cordiale et attentive de l’auteur pour les formes les plus modestes et les plus ordinaires de la vie humaine.

Or, ce second caractère tout au moins, pour ne retenir maintenant que celui-là, se retrouve évidemment, et avec une plénitude qui ne laisse rien à désirer, dans une partie considérable de l’œuvre de George Sand.

Je dis « évidemment ». Si cela ne vous apparaît pas, à vous, avec la même évidence, qu’y puis-je ? Oui, j’affirme et je juge, et je prends cela sur moi, et j’y suis bien obligé. Un jugement, c’est une impression contrôlée et éclairée, chez le même homme, par des impressions antécédentes. Et un jugement qui « fait autorité », c’est celui qui résume et contient les impressions concordantes d’un certain nombre d’individus. Il est bien vrai que l’impression d’un seul peut, par la confiance que sa personne inspire ou l’ascendant qu’elle exerce, commander et entraîner la masse des esprits qui ont avec le sien quelque ressemblance. Mais, il n’y a pas à dire, tout commence par l’impression qu’un individu reçoit d’une œuvre ; — et naturellement, je ne puis vous donner ici que la mienne.

Donc je poursuis avec une tranquillité modeste. Relisez la Mare au Diable, la Petite Fadette, François le Champi, le Meunier d’Angibault. Il y a sans doute autant de bonhomie robuste et charmante, autant de goût pour la vie simple et les détails familiers, autant de complaisance et d’art à nous faire sentir, quelle qu’en soit l’enveloppe et la condition sociale, combien c’est intéressant et digne d’attention, une âme humaine ; il y a, je le veux bien, autant de tout cela chez le Georges d’outre-Manche que chez le George français ; je dis qu’il n’y en a pas plus, parce que je crois que c’est impossible. Et ma grande raison, c’est que je le crois.

Mais, comme je vous l’indiquais, Eliot, sans être oubliée chez nous, n’est pourtant plus, depuis quelques années, un de nos grands soucis. Et au surplus, nous la retrouverons. Passons à Ibsen.

Dans les Revenants, Mme Alving, dont la vie a été jusque-là une vie de foi et d’immolation chrétienne, bouleversée par l’atroce injustice de la destinée d’un fils condamné à la maladie et à la folie par les vices de son père, secoue subitement le joug de ses anciennes croyances et, du premier coup, va si loin dans cette indépendance retrouvée que, à un moment, elle n’hésite pas à pousser dans les bras du malade une servante qu’elle sait être sa sœur naturelle.

Dans Maison de poupée, Norah s’aperçoit que son mari ne la comprend pas et que, par conséquent, leur union repose sur un mensonge. Son mari est un honnête homme, mais d’une honnêteté littérale et timide. Norah lui en veut de n’avoir pas pris la responsabilité d’un faux commis par elle dans une intention charitable, et aussi de l’avoir toujours traitée comme une petite fille, comme une « poupée ». Et c’est pourquoi elle abandonne son mari et ses enfants pour s’en aller, toute seule, chercher la vérité, refaire son éducation intellectuelle et morale.

Dans l’Ennemi du peuple, un médecin de petite ville découvre que la source d’eau minérale dont l’exploitation fait toute la richesse du pays est empoisonnée. Il le dit, car c’est son devoir. Mais aussitôt les autorités constituées et le peuple ameuté par elles le traitent en ennemi public, et il succombe sous ces pharisaïsmes et ces égoïsmes ligués ensemble.

Dans Rosmersholm, Rosmer, descendant d’une vieille famille très fermement religieuse, a recueilli chez lui une jeune fille libre penseuse et révolutionnaire, Rébecca, dont il subit l’influence jusqu’à renier ses anciennes croyances et embrasser, comme on dit, les « idées nouvelles ». La liaison, d’ailleurs chaste, de Rosmer et de Rébecca a poussé à la folie, puis au suicide, la douce Mme Rosmer. Et, dès lors, le veuf et sa jeune amie sentent entre eux ce cadavre. Rosmer reste désemparé entre la foi qu’il n’a plus et celle que Rébecca a voulu lui communiquer. L’aventurière elle-même est prise de doute et de découragement… Et, enfin, tous deux se noient au même endroit de la rivière où leur victime a cherché la mort.

Dans Hedda Gabler, Hedda a épousé un brave homme banal, qu’elle méprise. Elle retrouve, momentanément corrigé de son ivrognerie et de sa crapule, une espèce de bohème de génie, Eilert, qui lui a jadis fait la cour. Elle veut le reprendre, car un de ses rêves est de « peser sur une destinée humaine ». Mais, auparavant, elle veut s’assurer qu’Eilert est devenu digne d’elle. L’épreuve échoue pitoyablement. Sur quoi Hedda, ne pouvant décidément supporter la disproportion qu’il y a entre sa destinée et son âme, se tue d’un coup de revolver.

Dans la Dame de la mer, Ellida, mariée au docteur Wangel, pour qui elle a de l’amitié et de l’estime, mais qui est de vingt-cinq ou trente ans plus âgé qu’elle, aime un marin, un pilote, un personnage mystérieux et vague, qui vient de temps en temps la visiter. Elle s’en confesse à son vieux mari loyalement, Wangel lui dit : « Je te rends ta liberté ; suis l’Étranger, si tu veux. » Mais, du moment qu’Ellida est libre, le charme est rompu. « Jamais, dit-elle à son mari je ne te quitterai après ce que tu as fait. » Wangel s’étonne : « Mais cet idéal, cet inconnu qui t’attirait ? » Elle répond : « Il ne m’attire ni ne m’effraye plus. J’ai eu la possibilité de le contempler, la liberté d’y pénétrer. C’est pourquoi j’ai pu y renoncer. »

Toutefois, dans le Canard sauvage, Ibsen nous montre que ce qui est bon pour l’élite ne l’est pas pour tous. Un rêveur, un apôtre croit rendre service à une famille qui vivait tranquillement dans un déshonneur inconscient, en lui révélant son ignominie, en essayant d’éveiller en elle la conscience morale : et cela n’aboutit qu’aux plus tristes et aux plus inutiles catastrophes. — Et, de même, dans Solness le constructeur, il nous fait voir l’orgueil intellectuel induisant un homme de génie à manquer de bonté, à faire souffrir tout autour de lui, et le poussant finalement à une mort ridicule et tragique.

Ainsi, — sauf dans deux ou trois pièces où il semble se défier de ses rêves et les railler, — les drames d’Ibsen sont des crises de conscience, des histoires de révolte et d’affranchissement, ou d’essais d’affranchissement moral.

Ce qu’il prêche, ou ce qu’il rêve, c’est l’amour de la vérité et la haine du mensonge. C’est quelquefois la revanche de la conception païenne de la vie contre la conception chrétienne, de la « joie de vivre », comme il l’appelle, contre la tristesse religieuse. C’est encore et surtout ce qu’on a appelé l’individualisme ; c’est la revendication des droits de la conscience individuelle contre les lois écrites, qui ne prévoient pas les cas particuliers, et contre les conventions sociales, souvent hypocrites et qui n’attachent de prix qu’aux apparences. Et c’est aussi, en quelques endroits, le rachat et la purification par la souffrance. C’est, dans nos relations avec autrui, la miséricorde indépendante, le pardon de certaines fautes que le pharisaïsme, lui, ne pardonne pas. C’est, dans le mariage, l’union parfaite des âmes, union qui ne saurait reposer que sur la liberté et l’absolue sincérité des deux époux et sur l’entière connaissance et intelligence qu’ils ont l’un de l’autre. C’est enfin la conformité de la vie à l’Idéal, — un idéal qu’Ibsen ne définit guère expressément, où l’on distingue un peu de naturalisme antique et beaucoup d’évangile, mais d’un évangile orgueilleux et raisonneur, des velléités de socialisme et, presque dans le même temps, la superbe d’un dilettantisme aristocratique et, sur le tout, une couche de pessimisme. Je ne puis mettre dans cette affaire plus de précision qu’Ibsen n’en met lui-même. Mais c’est sans doute dans un sentiment général de révolte que se résolvent les éléments contraires dont son « rêve » semble formé. Bref, Ibsen est un grand rebelle, un homme qui est mécontent du monde et inquiet avec génie.

Or, tout ce que je viens de dire (je ne parle que des idées, puisque c’est de ses idées plus encore que de sa forme que l’on fait honneur à Ibsen), n’est-ce pas précisément la substance des premiers romans de George Sand ? Et, si je la nomme de nouveau, c’est qu’elle eut un merveilleux don de réceptivité et qu’elle refléta toutes les idées et toutes les chimères de son temps. Oui, on nous a déjà dit que le mariage est une institution oppressive, s’il n’est pas l’union de deux volontés libres et si la femme n’y est pas traitée comme un être moral. Déjà on nous a parlé des conflits de la morale religieuse ou civile avec l’autre, la grande, celle qui n’est pas inscrite sur des Tables ; et déjà, chez nous, on a opposé les droits de l’individu à ceux de la société ; et l’on a cherché le néo-christianisme, le vrai, le seul, la religion en esprit. Nous avons entendu ces choses entre 1830 et 1850, et je doute que, même alors, elles fussent toutes parfaitement neuves.

Je n’ai pas relu, je l’avoue, les quatre-vingts volumes de George Sand ; mais je sais ce qu’ils renferment et j’en ai été longtemps imprégné. Je ne choisis pas ; j’ouvre son premier roman, et je lis (page 152) : « Indiana opposait aux intérêts de la civilisation érigés en principes les idées droites et les lois simples du bon sens et de l’humanité ; ses objections avaient un caractère de franchise sauvage qui embarrassait quelquefois Raymon et qui le charmait toujours par son originalité enfantine… » Et sur Ralph : « Il avait une croyance, une seule, qui était plus forte que les mille croyances de Raymon. Ce n’était ni l’Église, ni la monarchie, ni la société, ni la réputation, ni les lois qui lui dictaient son sacrifice et son courage, c’était sa conscience. Dans l’isolement, il avait appris à se connaître lui-même, il s’était fait un ami de son propre cœur. »

Indiana, c’est déjà Norah. Elle s’enfuit de chez le colonel Delmare dans le même sentiment que Norah de chez Helmer. Ce que Norah va chercher, Indiana le rencontre ; Indiana, épousant Ralph en présence de la nature et de Dieu, c’est Norah, après sa fuite, trouvant l’époux de son âme, le choisissant dans sa liberté. — Et Lélia, c’est déjà Hedda Gabler. Elle a un orgueil au moins égal, et le même sentiment pléthorique, si je puis dire, des droits de l’individu. Elle traite Stenio comme Hedda traite Eilert Lovborg. Ce significatif roman est plein des plus délirants cris d’orgueil intellectuel et moral qu’on ait jamais poussés. — Et la Dame de la mer, c’est Jacques, sauf le dénouement. Comme Jacques, Wangel donne à sa femme la permission de suivre un autre homme. L’une en profite, et l’autre non, voilà toute la différence. — Ibsénienne, Marcelle qui, dans le Meunier d’Angibault, renonce à tout, se fait sa religion, épouse un ouvrier après une année d’épreuve. Ibsénien, Trenmor dans Lélia. C’est au bagne, où il était pour un crime de passion, que, forcément seul avec lui-même, il a connu la vérité. « Le secret de la destinée humaine, sans cet enfer, je ne l’aurais jamais goûté… Cette surabondance d’énergie, qui s’allait cramponnant aux dangers et aux fatigues vulgaires de la vie sociale, s’assouvit enfin quand elle fut aux prises avec les angoisses de la vie expiatoire… »

Et enfin, la nouvelle religion, le christianisme naturel, celui qu’Ibsen prophétise sans l’expliquer clairement nulle part, ce qu’il appelle le « troisième état humain », qui sera fondé « sur la connaissance et sur la croix » (le second étant fondé seulement sur la croix et le premier seulement sur la connaissance), ai-je besoin de vous avertir que vous en rencontrerez du moins, dans George Sand et ses contemporains, de vastes et vagues esquisses ? « Trenmor croit l’avènement d’une religion nouvelle, sortant des ruines de celle-ci, conservant ce qu’elle a fait d’immortel… Il croit que cette religion investira tous ses membres de l’autorité pontificale, c’est-à-dire du droit d’examen et de prédication… » Etc., etc. Et, là-dessus, lisez Spiridion, si vous en avez le courage.

Que si Henri Ibsen n’était déjà pas tout entier, quant aux idées, dans George Sand, c’est donc dans le théâtre de Dumas fils, — antérieur, ne l’oubliez pas, à celui de l’écrivain norvégien, — que nous achèverions de le retrouver.

La protestation du droit individuel contre la loi, et de la morale du coeur contre la morale du code ou des convenances mondaines, mais c’est l’âme même de la plupart des drames de M. Dumas ! Seulement, tandis que les révoltés d’Ibsen se soulèvent contre la loi et la société en général, les insurrections de M. Dumas visent presque toujours un article déterminé du code civil ou des préjugés sociaux. Et je ne vois pas que cette précision soit nécessairement une infériorité.

La Dame aux camélias nous montre l’amour libre s’absolvant à force de sincérité, de profondeur et de souffrance. — Le Fils naturel, l’Affaire Clémenceau protestent contre la situation faite par le code aux enfants naturels. — Les Idées de Madame Aubray et Denise, ces deux pièces d’esprit vraiment évangélique, nous veulent persuader que, dans de certaines conditions, un honnête homme peut et doit, en dépit de prétendues convenances, épouser une fille séduite, et séduite par un autre que lui. — Dans la Femme de Claude, un homme, après avoir prié Dieu, se met avec sérénité au-dessus des codes humains, et substitue son tonnerre à celui de Dieu même, dans la lutte engagée par la conscience contre les deux grandes puissances mauvaises qui perdent le monde moderne : la luxure et l’argent, ou, plus expressément, la spéculation financière. — L’Ami des femmes, la Princesse Georges, l’Étrangère, Francillon reposent sur la même conception du mariage que la Dame de la mer ou Maison de poupée. — Et si vous voulez des orgueilleuses, des insurgées démoniaques, Mme de Terremonde, et mistress Clarkson, et Césarine ne le cèdent point, ce me semble, à Hedda Gabler. — Bref, le théâtre de Dumas, comme celui d’Ibsen, est plein de consciences ou qui cherchent une règle, ou qui, ayant trouvé la règle intérieure, l’opposent à la règle écrite, ou enfin qui secouent toutes les règles, écrites ou non.

Que dis-je ! Les traits même purement septentrionaux ne sont pas absents des drames de notre compatriote. Vous vous rappelez, car les gens frivoles s’en sont assez moqués, que, dans Denise et ailleurs, M. Dumas exige que l’homme arrive au mariage aussi intact qu’il souhaite ordinairement sa fiancée. Et cette égalité des sexes au regard de ce devoir spécial est justement le sujet d’une des comédies de Bjoernson : le Gant. Seulement, chez l’écrivain polaire, c’est une jeune fille qui soutient publiquement cette thèse, devant sa famille, devant des hommes. Et tout de même c’est bizarre, et l’on peut estimer que l’âme de cette courageuse vierge manque un peu de duvet…

Venons aux romanciers russes à Dostoïewski, à Tolstoï. M. de Vogüé nous dit que deux traits les distinguent de nos réalistes à nous :

1º « L’âme flottante des Russes dérive à travers toutes les philosophies et toutes les erreurs ; elle fait une station dans le nihilisme et le pessimisme : un lecteur superficiel pourrait parfois confondre Tolstoï et Flaubert. Mais ce nihilisme n’est jamais accepté sans révolte ; cette âme n’est jamais impénitente ; on l’entend gémir et chercher : elle se reprend finalement et se sauve par la charité ; charité plus ou moins active chez Tourguenief et Tolstoï, affinée chez Dostoïewsky jusqu’à devenir une passion douloureuse. »

2º « Avec la sympathie, le trait distinctif de ces réalistes est l’intelligence des dessous, de l’entour de la vie. Ils serrent l’étude du réel de plus près qu’on ne l’a jamais fait ; ils y paraissent confinés ; et néanmoins ils méditent sur l’invisible ; par delà les choses connues qu’ils décrivent exactement, ils accordent une secrète attention aux choses inconnues qu’ils soupçonnent. Leurs personnages sont inquiets du mystère universel, et, si fort engagés qu’on les croie dans le drame du moment, ils prêtent une oreille au murmure des idées abstraites : elles peuplent l’atmosphère profonde où respirent les créatures de Tourguenief, de Tolstoï, de Dostoïewsky. »

Voyons d’abord la pitié, la bonté russes. Deux épisodes, très connus, souvent cités, nous en fournissent, je crois, les deux expressions culminantes.

C’est, dans Crime et Châtiment, la rencontre de Sonia, la fille publique, et de Raskolnikof, l’assassin. Sonia fait son métier pour nourrir ses parents. Elle porte son ignominie et comme une croix et comme un saint-sacrement, car cette ignominie même est son mystérieux rachat. Raskolnikof est le seul homme qui ne l’ait pas traitée avec mépris : elle le voit torturé par un secret ; elle essaie de le lui arracher… L’aveu s’échappe : la pauvre fille, un moment atterrée, se remet vite ; elle sait le remède : « Il faut souffrir, souffrir ensemble… prier, expier… Allons au bagne ! » Et, un peu après, Raskolnikof tombe aux pieds de Sonia et lui dit : « Ce n’est pas devant toi que je m’incline : je me prosterne devant toute la souffrance de l’humanité. »

L’autre épisode souverainement caractéristique, c’est, dans la Guerre et la Paix, la rencontre de Pierre Bézouchof et du paysan Platon Karatief, tous deux prisonniers des Français. « Bézouchof, dit M. de Vogüé, est un raffiné, Karatief une âme obscure, à peine pensante. Cet homme endure tous les maux avec l’humble résignation de la bête de somme ; il regarde le comte Pierre avec un bon sourire innocent ; il lui adresse des paroles naïves, des proverbes populaires au sens vague, empreints de résignation, de fraternité, de fatalisme surtout. Un soir qu’il ne peut plus avancer, les serre-file le fusillent sous un pin, dans la neige, et l’homme reçoit la mort avec indifférence, comme un chien malade ; disons le mot, comme une brute. De cette rencontre date une révolution morale dans l’âme de Pierre Bézouchof : le noble, le civilisé, le savant, se met à l’école de cette créature primitive ; il a trouvé enfin son idéal de vie, son explication rationnelle du monde dans ce simple d’esprit. Il garde le souvenir et le nom de Karatief comme un talisman ; depuis lors il lui suffit de penser à l’humble moujick pour se sentir apaisé, heureux, disposé à tout comprendre et à tout aimer dans la création. L’évolution intellectuelle de notre philosophe est achevée ; il est parvenu à l’avatar suprême, l’indifférence mystique. »

Rien ne m’étonne plus que l’étonnement de ceux qui ont cru découvrir, dans ces pages, la charité, la pitié, le respect de la bonté et de la beauté morales offusquées par d’humbles et sordides apparences. Ai-je besoin de faire remarquer que Victor Hugo et les romantiques n’avaient point attendu Dostoïewsky ni Tolstoï pour nous montrer des prostituées qui sont des saintes, ou des mendiants et des misérables qui possèdent le secret de la sagesse et de la charité parfaite ? Tout le caractère de Sonia consiste dans une antithèse romantique. À vrai dire, il est extraordinairement difficile de concevoir sa sainteté si l’on se représente avec quelque précision le métier qu’elle fait. Il faut d’abord admettre que, dans le cours de ses immolations quotidiennes, Sonia n’éprouve jamais le plus petit plaisir. Car, si la victime s’amuse, nous nous méfions. Son infamie cesse tout à fait d’être sublime si elle cesse un instant d’être douloureuse. Il y a plus : le haut sentiment religieux dont elle paraît animée rend à peu près incompréhensible le genre de sacrifice auquel elle a consenti. Étant donné sa foi en Dieu et l’idée qu’elle se fait de cette vie transitoire, elle ne devait, elle ne pouvait que se laisser mourir avec ses parents. Au moins la Fantine des Misérables n’est qu’une pauvre bonne catin qui n’a jamais réfléchi ni sur Dieu ni sur le mystère de la rédemption par la souffrance. Le personnage de Sonia ne serait-il que la fantaisie d’une imagination déclamatoire ? Et quant à Platon Karatief, si son grand mérite est d’être bon et résigné tout en restant très simple d’esprit, nous avons encore mieux que ce moujick, puisque nous avons l’âme du Crapaud de la Légende des siècles :

 Bonté de l’idiot ! Diamant du charbon !

S’il est vrai que la littérature septentrionale de ces derniers temps reproduise à la fois l’idéalisme sentimental et inquiet de nos romantiques et le réalisme minutieux et impassible, d’intention ou d’apparence, qui date de l’année 1855, tout ce qu’on peut dire, c’est donc que ces écrivains du Nord nous offrent intimement mêlé ce qui fut, chez nous, successif et séparé (ou à peu près) et qu’ainsi ils abordent la peinture des hommes et des choses avec une âme et un esprit entiers, non mutilés, non resserrés dans un point de vue ou restreints à une attitude. Mais, au surplus, est-il certain que nos réalistes et nos naturalistes manquent de sympathie autant qu’on l’a prétendu ? qu’ils se tiennent si orgueilleusement au-dessus de ce qu’ils racontent où décrivent ? qu’ils le dédaignent et le jugent toujours ridicule ou vil ? En quoi l’objectivité des peintures, à laquelle ils tendent loyalement et non sans effort, implique-t-elle l’insensibilité, le dédain ou l’ironie du peintre ?

Je laisse M. Zola, et son furieux et brutal pessimisme, si éloigné de l’indifférence ; et la petite Lalie de l’Assommoir, l’enfant-martyre, plus souffrante, et aussi douce, et aussi illettrée que Platon Karatief ; moins religieuse, je le sais ; mais pourquoi serait-elle en cela moins émouvante ou moins sublime, si sa bonté n’en est que plus surprenante encore et plus mystérieuse ? Je laisse M. Alphonse Daudet, si pénétré de tendresse. Je laisse les maladifs Goncourt, chez qui la sensation littéraire semble déjà, elle-même, une souffrance, et qui, ne fussent-ils pas torturés comme hommes, le seraient déjà comme artistes ; je n’alléguerai pas le calvaire de leur Germinie, à la fois héroïque et infâme, qui, parmi les hontes et la folie de son corps, garde un si grand cœur et, dans ses « ténèbres », pour parler comme Tolstoï, la pure flamme d’un absolu dévouement. Et je ne rappellerai pas que cette formule : « la religion de la souffrance humaine », est probablement de leur invention.

Mais je prends celui de nos romanciers qui a la réputation la mieux établie d’impassibilité et de dédain : Gustave Flaubert. J’ai toujours admiré qu’on refusât à Flaubert le don de sympathie, parce qu’il n’exprime point effrontément la sienne, et qu’on fît de ce don, une des caractéristiques, par exemple, de l’Anglaise Georges Eliot. Jamais la haute équité de Flaubert ne se fût permis les lourdes railleries dont Eliot accable, avec une insupportable abondance, les petites gens du Moulin sur la Floss. Et les humbles qu’elle aime, je sens trop qu’elle « condescend » à les aimer ; qu’elle est à leur égard dans la disposition d’âme artificiellement chrétienne d’une protestante philosophe et éclairée, en visite chez des inférieurs. Au moins, chez Flaubert, il n’y a pas trace de cette affreuse condescendance.

Qu’il méprise les petits bourgeois d’Yonville, cela est possible, mais cela ne ressort pas nécessairement de ses peintures, et nous n’en avons jamais le témoignage direct. Il n’a point de bienveillance philanthropique et confessionnelle, mais n’a point de haine non plus pour sa bande d’imbéciles. Après l’avoir lu, on a l’impression qu’on dînerait volontiers, à quelque grasse table normande, avec le père Rouault, Charles Bovary, la mère Lefrançois, l’abbé Bournisieu, qui ferait au dessert des calembours opaques, même avec le pharmacien Homais. Plus sûrement que chez Eliot (car ici nul étalage de cordialité ne me met en défiance), je devine chez Flaubert une espèce d’affection spéculative pour ces êtres qui représentent tout le monde, qui sont à peine responsables, qui, avec beaucoup d’égoïsme, ont quelque bonté, qui travaillent et qui peinent comme nous…

Les soixante dernières pages de Madame Bovary sont si étrangement douloureuses que j’ose à peine les relire. Est-ce que vous ne sentez pas que Flaubert aime la pauvre Emma ? Vicieuse et sotte, mais si naïve au fond, et si malheureuse ! Oh ! les retours dans la diligence ! Oh ! la chanson grivoise de l’aveugle qui couvre les prières des morts ! Qui donc a dit que ce livre était sans entrailles ? Lisez la lettre du père Rouault. Lisez la peinture de la vieille domestique récompensée au Comice agricole. Page si belle ; vision si profonde de misère et de bonté, si révélatrice du lien qui unit la bonté et la souffrance, et encore de cette vérité troublante et contradictoire, que la société est fondée sur l’injustice et que l’injustice est la condition de la vertu qui permet au monde de durer, — que M. Brunetière, au temps où il goûtait peu Flaubert, n’a pu se tenir de citer comme un chef-d’œuvre cette page extraordinaire. L’âme de Flaubert n’est-elle point, à l’égard de la bouvière Élisabeth Leroux, sensiblement dans la même position morale que l’âme de Tolstoï vis-à-vis du moujick Platon Karatief ? Non, non, l’ironie, ou la crainte pudique des émotions dont on s’honore trop facilement n’excluent point la compassion. Une immense compassion, celle qui vient de la science de la vie, se dégage silencieusement du roman de Flaubert, et la résignation au monde comme il est. Charles Bovary, après la mort d’Emma et ses tristes découvertes, dit exactement ce que dirait à sa place le moujick de Tolstoï : « C’est la faute de la fatalité. » Le moujick mêlerait peut-être à cela l’idée et le nom de Dieu. Mais nous reviendrons là-dessus.

Est-ce que vous ne comprenez pas que Flaubert aime la servante Félicité d’Un cœur simple ? Est-ce que vous ne comprenez pas qu’il aime l’admirable Dussardier de l’Éducation sentimentale, et était-il nécessaire qu’il vous en informât ? Si « l’indifférence mystique » où l’on nous dit que Bézouchof et Tolstoï lui-même (pour un temps) finissent par se réfugier, présuppose la douleur et la compassion, l’ataraxie philosophique où aspire Flaubert les implique tout justement au même titre. Quoi de plus triste dans leur sérénité que les maximes d’un Marc-Aurèle affirmant sa soumission aux lois inéluctables de la nature ? Ah ! la grande pitié qu’il peut y avoir, par tout ce qu’il sous-entend, dans le renoncement à l’expression des pitiés particulières !

Quant à l’autre caractère distinctif des romans russes : « l’intelligence des dessous, de l’entour de la vie… l’inquiétude du mystère universel », pensez-vous que cela suffise davantage à les différencier des nôtres ?

« Les dessous de la vie », qu’est-ce que cela ? S’agit-il des puissances obscures et fatales de la chair et du sang, instincts, complexion physiologique, hérédité, qui nous gouvernent à notre insu ? Mais cela, c’est presque la moitié de Balzac, et c’est presque le tout de M. Émile Zola. — Et « l’entour de la vie » ? S’agit-il de l’influence des milieux ? Qui l’a mieux connue et exprimée que l’auteur de la Comédie humaine ou que l’auteur de Madame Bovary et de l’Éducation sentimentale ? Ici encore relisez Madame Bovary : vous verrez que tous les actes, toutes les démarches, toutes les rêveries même d’Emma sont expliqués, d’abord par sa nature, puis par quelque excitation du dehors, une rencontre, un objet qu’elle voit, un mot qu’elle entend. Souvent, le dernier petit poids qui emporte la balance n’a l’air de rien : ce rien est tout, venant après le reste…

Ou bien, quand on accorde à ces étrangers le privilège de savoir rendre seuls « l’entour de la vie », veut-on dire que, tandis que le romancier français « choisit, sépare un personnage, un fait, du chaos des êtres et des choses, afin d’étudier isolément l’objet de son choix, le Russe, dominé par le sentiment de la dépendance universelle, ne se décide pas à trancher les mille liens qui rattachent un homme, une action, une pensée, au train total du monde, et n’oublie jamais que tout est conditionné partout ? » Oui, je connais et j’admire la richesse surabondante, et presque égale à celle de la vie même, de cet embroussaillé roman : la Guerre et la Paix. Mais n’avons-nous donc point chez nous de ces romans conformes à la complexité des choses, où l’entre-croisement des faits moraux ou matériels correspond à celui de la réalité et qui contiennent en quelque façon toute la vie ? Ce sera, si vous y faites attention, les Misérables, et ce sera, peut-être plus encore, l’Éducation sentimentale. Je le dis après réflexion et avec sécurité.

Ni les personnages distincts et fortement caractérisés n’y sont moins nombreux ou d’âmes et de conditions moins variées que dans la Guerre et la Paix, ni leur grouillement moins animé ; ni les incidents, tour à tour rares et communs, n’y sont moins divers et moins épars. Frédéric et Deslauriers ne sont pas des individus moins largement représentatifs que Volkonsky et Bézouchof, et ils ne sont pas moins complètement « au milieu des choses ». Et c’est bien, ici et là, un moment historique qui nous est peint dans sa totalité : ici, la société russe durant les grandes guerres napoléoniennes, de 1805 à 1815 ; là, la société française de 1845 à 1851. Et je doute même que, en dépit de leur grandeur extérieure, les événements publics, — mêlés aux comédies et aux drames privés, — que nous raconte Tolstoï, dépassent en intérêt et en importance ceux dont Flaubert nous offre le vaste et minutieux tableau. Car, non seulement l’Éducation sentimentale est l’histoire de deux jeunes gens, très particuliers comme individus et très généraux comme types, puisqu’ils représentent, l’un, le jeune homme romantique, et l’autre, le jeune homme positiviste, et cela juste à l’heure où la période du positivisme va succéder chez nous à celle du romantisme ; et non seulement cette histoire se combine avec une étude des idées et des mœurs dans les dernières années du règne de Louis-Philippe : l’Éducation sentimentale est quelque chose de plus : l’histoire pittoresque et morale, sociale et politique, de la Révolution de 1848 ; elle nous dit, et avec profondeur, les barricades et les clubs, la rue et les salons, et elle nous montre cette chose extraordinaire : la confrontation effarée des bourgeois avec la Révolution, cette Révolution que leurs pères ont faite soixante ans auparavant, mais qu’ils croient terminée, puisqu’elle les a enrichis, qu’ils s’indignent de voir recommencer ou plutôt qu’ils ne reconnaissent plus quand c’est eux à leur tour qu’elle menace, et qu’ils renient alors avec épouvante et colère. Voilà peut-être une aventure aussi considérable que la campagne de Russie. Mais, au surplus, je n’ai voulu que vous suggérer cette idée, que la Guerre et la Paix et l’Éducation sentimentale étaient, au fond, deux œuvres de même espèce et de composition analogue.

Et, enfin, qu’est-ce que cette « inquiétude du mystère universel », dont on veut faire exclusivement honneur aux romanciers slaves ? Ce « mystère », ce n’est sans doute, ce ne peut être que celui de notre destinée, de notre âme, de Dieu, de l’origine et du but de l’univers. Mais qui ne sait que presque tous nos écrivains, de 1825 à 1850, ont fait spécialement profession d’en être inquiets ? De cette inquiétude, Hugo est plein, il en déborde. (Et si j’allègue tour à tour nos romantiques et nos réalistes, c’est que leur influence se fait sentir concurremment, — si toutefois c’est elle, — chez les derniers écrivains septentrionaux.)

Dira-t-on qu’il s’agit moins d’une inquiétude philosophique que du sentiment de l’inconnu formidable qui nous entoure, sentiment qui peut être lui-même provoqué par une sensation accidentelle ?… Oui, j’entends bien, il y a des moments où ce seul fait, que l’on est au monde, et que le monde existe, apparaît comme tout à fait incompréhensible, nous emplit d’une indicible stupeur. Mais, d’abord, cet étonnement de vivre, cette sorte d’ « horreur sacrée » ne comporte, par sa nature même, qu’une expression assez courte, ou qui ne s’allonge qu’en se répétant. Et, d’autre part, nous avions assurément éprouvé cet obscur frisson avant d’avoir ouvert un livre russe ou norvégien. « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie », est une phrase qui ne date pas d’hier. — Un des passages de Tolstoï où l’inquiétude du mystère est le mieux traduite, c’est apparemment quand le prince André Volkonsky, blessé à Austerlitz, est étendu sur le champ de bataille et regarde le ciel, « ce ciel lointain, élevé, éternel ». Il songe : « Si je pouvais dire maintenant : — Seigneur, ayez pitié de moi ! Mais à qui le dirais-je ? Ou une force indéfinie, inaccessible, à qui je ne puis m’adresser, que je ne puis même exprimer par des mots, le grand tout ou le grand rien, — ou bien Dieu qui est cousu là, dans cette amulette que m’a donnée Marie ?… Rien, il n’y a rien de certain, excepté le néant de tout ce que je conçois et la majesté de quelque chose d’auguste que je ne conçois pas… » Oui, cela est beau, mais d’une beauté qui nous était déjà, si je ne m’abuse, on ne peut plus connue et familière.

« L’inquiétude du mystère », mais elle est jusque dans la petite âme sensuelle et triste d’Emma Bovary. « L’inquiétude du mystère », elle est dans l’âme simple et lourde de Charles Bovary quand il dit : « C’est la faute de la fatalité ». — Et, si ce n’est l’inquiétude du mystère, c’est donc la résignation à ne pas le comprendre, — en somme, un sentiment consécutif à cette inquiétude, et non moins humain, et non moins navrant, — qui pénètre la dernière conversation, à petites phrases brèves et mornes, de Frédéric et de Deslauriers, quand ils se rappellent leur vie, et comment ils l’ont manquée, et que cela leur est presque indifférent parce qu’ils la mesurent, sans le dire, à quelque chose qu’ils ne sauraient nommer ; et quand, s’étant remémoré une anecdote honteuse et naïve de leur enfance, ils disent tranquillement et désespérément : « C’est peut-être ce que nous avons eu de meilleur » ; de meilleur, puisqu’ils n’ont eu que le rêve, et que ce rêve était le premier. Souvenir si mélancolique, qu’il cesse d’être impur ; jugement si gros, dans sa bassesse voulue, de considérants inexprimés, qu’on n’en sent plus le cynisme, mais seulement l’affreuse tristesse…

L’inquiétude du mystère, enfin, cela paraît immense, et cela est peu de chose, ou plutôt cela est toujours la même chose. Elle se dégage, — soit directement, soit sous la forme du nihilisme, où si facilement elle se résout, — de toute œuvre qui nous présente, de la réalité, une image un peu poussée et qui ne s’en tient point aux superficies. L’inquiétude du mystère, il n’est pas un écrivain digne de ce nom qui ne l’ait connue. Que dis-je ? Croyez-vous que les imbéciles même l’ignorent ? Bouvard et Pécuchet, ces deux bonshommes que Flaubert chérissait quoique ridicules, et dont il a prétendu faire des sortes de don Quichottes de la demi-science, mais ils ne font que ça, être inquiets du mystère universel !


II

Si donc tout ce que nous admirons chez les récents écrivains du Nord était déjà chez nous, comment se fait-il que, retrouvé chez eux, cela ait paru, à beaucoup d’entre nous, si original et si nouveau ? Est-ce parce que ces écrivains sont de plus grands artistes que les nôtres ? Est-ce parce que leur forme est supérieure à celle de nos poètes et de nos romanciers ?

J’estime que la question est insoluble. Celui-là seul pourrait décerner le prix de la forme, qui posséderait toutes les langues de l’Europe aussi à fond que nous possédons la nôtre, c’est-à-dire de manière à percevoir, dans ses moindres nuances, ce qui constitue le « style » de chaque écrivain. Cela, je pense, n’arrive guère. Je vois que les plus savants hommes, les plus accomplis polyglottes étrangers, ne parviennent jamais à sentir comme nous la phrase d’un Flaubert ou d’un Renan. Cette incapacité apparaît lorsqu’ils s’avisent de classer nos écrivains : ils mettent ensemble les grands et les médiocres. De même le style des écrivains étrangers doit toujours nous échapper en grande partie. Je suis tenté de croire qu’on peut savoir très bien plusieurs langues, mais qu’on n’en sait profondément qu’une. L’espèce de volupté que nous cause la forme chez nos grands artistes, il est certain que ni Eliot, ni Tolstoï, ni Ibsen, ne nous la procureront jamais.

Je sais bien que nous les avons lus surtout dans des traductions. Mais alors on me dira que leur supériorité n’en est donc que plus grande, si elle a pu éclater à certains yeux, même sans le secours du style. À quoi il est aisé de répondre que ce que ces auteurs perdent d’un côté à être traduits, ils le regagnent d’un autre, et avec usure. J’ai tâché d’expliquer cela la première fois que j’ai abordé le théâtre d’Ibsen.

Parfois, disais-je, chez les écrivains de mon pays, même chez les meilleurs, — et surtout chez les romantiques, — je discerne et je sens quelque phraséologie, une rhétorique inventée ou apprise, des artifices systématiques de langage ; et il arrive que cela me fatigue un peu. Or il doit y avoir, à coup sûr, quelque chose de semblable chez les étrangers. Mais précisément cela n’est pas transposable dans une autre langue, cela ne nous est pas révélé par la traduction. Ou plutôt, leur rhétorique à eux, s’ils en ont une, a chance de nous paraître savoureuse. Là où ils sont peut-être médiocres ou mauvais, ils ne me semblent que bizarres, et c’est peut-être à ces endroits-là que je me crois le plus tenu de les goûter, pour ne pas avoir l’air d’un homme totalement dépourvu du sens de l’exotisme. Et enfin, s’ils m’ennuient, je puis croire que c’est ma faute.

D’autre part, quand ils sont excellents et quand ils m’émeuvent, ils m’émeuvent vraiment tout entier, car alors je suis bien sûr que c’est uniquement par la force de leur pensée, la justesse de leurs peintures et la sincérité de leur émotion qu’ils agissent sur moi. Il est évident que, dans ces moments-là, le fond chez eux ne se distingue plus de la forme : je sens, même dans la traduction, que tous les mots sont nécessaires, qu’on ne pouvait en employer d’autres. Et, de rencontrer chez eux des choses qui sont belles exactement de la même manière que les belles choses de chez nous, j’éprouve un plaisir que double la surprise et qu’attendrit la reconnaissance.

Et ainsi, soit dans les instants où leur rhétorique et leur banalité possible m’échappent, soit dans ceux où ils se passent de toute rhétorique, j’ai constamment l’impression de quelque chose de franc, de naïf, d’honnête, de spontané, d’intéressant même dans les gaucheries, les lenteurs ou les obscurités. Sous cette forme neutre, cette espèce de cote mal taillée qu’est une traduction, sous ces mots français recouvrant un génie qui ne l’est pas, de vieilles vérités ou des observations connues me font l’effet de nouveautés singulières. J’y veux trouver et j’y trouve une saveur, une couleur, un parfum…

Et cela, certes, je ne l’invente pas toujours. Ce qui nous plaît, au bout du compte, dans les œuvres septentrionales, c’est l’accent, l’accent nouveau, particulier, d’idées, de sentiments, d’imaginations qui ne nous étaient point inconnus.

La Norvège a des hivers interminables, presque sans jours, coupés par des étés éclatants et violents, presque sans nuits. Condition merveilleuse, soit pour mener lentement et patiemment ses visions intérieures, soit pour sentir avec emportement. Londres, près de qui Paris n’est qu’une jolie petite ville, est la capitale de la volonté et de l’effort ; et je crois aussi que c’est une excellente atmosphère pour la réflexion qu’un brouillard anglais. Je n’ai point vu la steppe : pour l’imaginer, je multiplie l’étendue et la mélancolie des bruyères, des étangs et des bois de Sologne, l’hiver. Puis il y a le passé russe, le passé anglais, le passé norvégien, les traditions, les mœurs publiques et privées, la religion, et la marque de tout cela imprimée aux cerveaux norvégiens, anglais et russes. Bref, les écrivains du Nord, et c’est là leur charme, nous renvoient, si vous voulez, la substance de notre propre littérature d’il y a quarante ou cinquante ans, modifiée, renouvelée, enrichie de son passage dans des esprits notablement différents du nôtre. En repensant nos pensées, ils nous les découvrent.

Ils ont, semble-t-il, moins d’art que nous, une moindre science de la composition. Des œuvres comme Middlemarch sont décourageantes par leur prolixité. Il faut huit jours, à ne faire que cela, pour lire la Guerre et la Paix. De telles dimensions ont, en soi, quelque chose d’anti-artistique. Il est à peu près impossible d’embrasser de pareils ensembles, de tenir à la fois présentes à sa mémoire toutes les parties qui devraient conspirer la beauté de l’œuvre et, par conséquent, de connaître au juste et d’apprécier cette beauté. Les détails superflus et vraiment insignifiants pullulent. Je ne suis d’ailleurs nullement persuadé que ces écrivains aient plus d’émotion que les nôtres ; et ils n’ont assurément pas plus d’idées générales. Mais ils ont, plus que nous, le goût et l’habitude de la vie intérieure, et ils sont, plus que nous, religieux.

Plus patients, — non point peut-être plus pénétrants, mais d’une plus grande endurance, si je puis dire, dans la méditation ou l’observation, — plus capables de se passer eux-mêmes de divertissement, ils s’adressent à des lecteurs qui ont moins besoin que nous d’être amusés. Les longues et grises conversations d’Ibsen, ses infatigables accumulations de détails familiers, d’abord nous accablent, mais peu à peu nous enveloppent. Cela finit par former, autour de chacun de ses drames, une atmosphère qui lui est propre, et dont l’air de vérité des personnages est augmenté. Nous les voyons vivre d’une vie lente et profonde. Ils sont très sérieux. Ils offrent cette particularité, que les incidents de leur vie les remuent jusqu’au fond de l’âme et nous révèlent ce fond ; que leurs drames de foyer se tournent tous en drames de conscience, où toute leur vie spirituelle est intéressée. Là, une femme qui s’aperçoit que son mari ne la comprend pas ou que son fils est atteint d’une maladie incurable se demande instantanément si Martin Luther n’a pas été trop timide, si c’est le paganisme ou le christianisme qui a raison, et si toutes nos lois ne reposent pas sur l’hypocrisie et le mensonge. Peut-être l’auteur oublie-t-il trop que ces questions, passionnantes quand on les voit débattre par un grand philosophe ou par un grand poète, ne peuvent recevoir, d’une petite bourgeoise ou d’un honnête clergyman qu’une solution médiocre ; et peut-être nous surfait-il l’inquiétude métaphysique de l’humanité moyenne et son aptitude à philosopher. Toutefois, comme c’est, en réalité, sa propre pensée qu’il nous traduit, on y peut prendre un vif intérêt.

Une des idées qui dominent les romans de Georges Eliot, c’est l’idée de la responsabilité, entendue avec la plus pénétrante rigueur ; l’idée qu’il n’y a pas d’action indifférente ou inoffensive, pas une qui n’ait des suites et des retentissements à l’infini, soit en dehors de nous, soit en nous, et qu’ainsi l’on est toujours plus responsable, ou responsable de plus de choses, qu’on ne croit. La conséquence, c’est une surveillance morale de tous les instants exercée par les personnages sur eux-mêmes, ou par l’auteur sur ses personnages. La plupart ont la notion du péché, une vie intérieure au moins aussi développée que leur vie de relations sociales. Ils font de fréquents examens de conscience ; ils se repentent, ils deviennent meilleurs. Il est clair que tout cela est plus rare dans nos romans, sans doute parce que c’est plus rare aussi dans nos mœurs. J’ai remarqué que les héros de George Sand ne se repentent presque jamais. Si Mauprat progresse dans le bien, c’est en vertu de son amour pour Edmée, non par la recherche de ses péchés. D’autres accueillent la leçon des événements, s’améliorent par l’expérience. Les personnages supérieurs, chez Sand et Hugo, songent plus au bonheur de l’humanité qu’à leur propre perfectionnement moral. Ce sont gens pressés, qui commencent par la fin, j’y consens. Leur évangile est toujours un peu l’évangile de la Révolution.

Les « humbles » et les « misérables » sympathiques des romans septentrionaux gardent tous des restes au moins et des habitudes de foi confessionnelle ; et l’on sent que l’auteur leur sait gré d’être, au fond, « bien pensants ». Les misérables et les humbles de nos romans sont généralement moins religieux ; ils n’ont souvent, comme l’héroïque Dussardier, d’autre religion que le culte ingénument philosophique de la justice absolue. Je me refuse d’ailleurs à admettre qu’ils soient nécessairement, par là, moins émouvants ou d’une moins riche substance humaine.

Enfin, il y a, dans les romans de Tolstoï, les commencements et les approches d’une sorte de mysticisme dont ses derniers ouvrages nous ont montré l’achèvement, dont nous n’avons peut-être pas chez nous l’équivalent exact, et qu’on pourrait appeler le nihilisme évangélique. Définition contradictoire d’un état d’esprit formé, en effet, de contradictions. Déjà, dans ses romans, je ne sais par quel paradoxe, tandis que sa vision des choses impliquait le plus radical pessimisme (et d’autres fois un fatalisme asiatique), ses appréciations des actes impliquaient la foi chrétienne. Nous connaissons maintenant l’aboutissement de sa pensée. Le retour à l’ignorance, à la simplicité d’esprit et à la vie agricole ; pas de lois, pas de juges, pas d’armée, la non-résistance aux méchants devant procurer, paraît-il, la disparition des méchants ; en somme, le renoncement entier, voilà sa morale. Mais à cette morale quel appui ? Rien ; nul dogme, pas même celui d’une vie et d’une sanction d’outre-tombe. Bref, la morale évangélique poussée à ses plus extrêmes conséquences, et en même temps vidée de la métaphysique qu’elle suppose. Le devoir d’être bon jusqu’à l’immolation de soi ; mais aucun support de ce devoir, sinon que nous mourrons tous (vérité qui prêterait tout aussi bien à une conclusion égoïste et épicurienne) et qu’il est naturel que nous soyons tous pénétrés de pitié et de bonté les uns pour les autres, étant tous guettés par l’immense et éternelle nuit. Ce sont ces ténèbres de la mort et de l’inconnu qui servent de toile de fond, dans ses romans, aux drames fourmillants de la vie, et qui se glissent dans les interstices de ces tableaux mêmes. Et c’est tout ce mystère, enrayant d’abord, puis rafraîchissant, conseiller de renoncement, de vertu, de bonté, — pourquoi ? parce que Tolstoï l’a voulu ainsi, — qui sans doute ne fut jamais, à ce point, présent à nos oeuvres occidentales.

J’ajoute encore que le réalisme de ces étrangers est plus chaste que ne fut le nôtre. L’oeuvre de chair tient assez peu de place dans leurs oeuvres, et certes je les en loue. J’observe toutefois que, si la réalité est peut-être moins impudique qu’elle n’apparaît dans quelques-uns de nos romans réalistes, elle l’est certainement beaucoup plus que les romans anglais ou russes ne nous le feraient croire. Nous sommes plus véridiques à cet égard. Si c’est là une supériorité, je l’ignore ; mais notre réalisme, plus sensuel, est aussi plus réellement désenchanté. Ces écrivains du Nord ne reculent point sans doute devant la peinture des souffrances, des cruautés, des misères humbles et abominables de la vie humaine, mais, on ne peut le nier, ils en atténuent, ils en esquivent certaines vilenies. Ils ne disent jamais tout. Vous ne trouverez jamais chez eux l’équivalent de telle page, je ne dis pas de M. Zola, mais de Flaubert ou de Maupassant. Ils peuvent bien nous montrer le monde infiniment triste et pitoyable : ils hésitent à le montrer simplement dégoûtant, ce qu’il est pourtant aussi, ne le pensez-vous pas ? Leur pessimisme n’est jamais aussi radical qu’ils le prétendent.

Cette pudeur, cette retenue, ce scrupule incurable s’expliquent encore par l’esprit religieux dont ils restent quand même imprégnés. Et ainsi nous aboutissons à ce truisme que les différences des littératures se rattachent aux différences profondes des peuples.

Les livres d’Eliot et d’Ibsen demeurent, en dépit de l’émancipation intellectuelle de ces écrivains, des livres protestants. Car, sortir par le libre examen, comme Ibsen et Eliot, d’une religion dont le libre examen est lui-même le fondement, ce n’est point proprement en sortir, c’est plutôt en développer et en épurer la doctrine. On ne secoue réellement que ce qui est réellement un joug ; on ne s’insurge à fond que contre une religion qui interdit toute liberté d’esprit. Les autres, on y peut demeurer en les élargissant. C’est seulement où sont les défenses radicales que les scissions peuvent être absolues. Mais la très libre Eliot et le révolté Ibsen n’ont point cessé d’être des « réformés » : Eliot, par la continuité de son prêche et par les textes bibliques dont elle a gardé l’habitude d’appuyer ses pensées personnelles ; Ibsen, dont le théâtre abonde en pasteurs, par on ne sait quel accent et quel son de voix. Car, justement, ce qu’il y a de liberté dans le protestantisme empêche, non les affranchissements intellectuels, mais, si je peux dire, les affranchissements de langage et de tenue. Chez les peuples protestants, où le fidèle ne relève que de sa conscience et n’admet pas d’intermédiaire entre lui et Dieu, les habitudes universelles de discussion et de méditation qui suivent de là font que le sentiment et le souci religieux sont mêlés à toute la littérature, même profane, et que les écrivains incroyants conservent du moins l’allure et le ton des croyants. Chez nous, au contraire, catholiques émancipés, — ou catholiques pratiquants, mais que la confession sacramentelle décharge en partie du soin d’administrer leur propre conscience, — il y a une littérature religieuse, ou plutôt ecclésiastique, que nous ne connaissons guère, et une littérature toute profane et laïque, chacune faisant son jeu à part. Certaines vues sur l’arrière-fond des âmes, certains morceaux de casuistique morale, certaines effusions du sentiment religieux (même abstraction faite de toute église confessionnelle), qui nous émerveillent chez Eliot ou chez Ibsen, c’est dans Bossuet, c’est dans les écrits de tel prêtre et de tel moine que nous ignorons, c’est chez Lacordaire et Veuillot même, que nous en trouverions des exemples analogues ; et c’est où nous ne nous avisons guère d’aller les chercher. Nos deux littératures ne se mêlent point, et la laïque y perd un peu. Elle y perd parfois, peut-être, quelque profondeur morale.

Mais déjà, voyez-vous, cette infériorité est en bon train d’être réparée. Car, depuis dix ans, tandis que M. Gerbart Hauptmann paraissait s’inspirer de M. Émile Zola, et M. Auguste Strindberg de M. Alexandre Dumas fils, et que Nietzsche reproduisait les rêveries maladives des Dialogues philosophiques de Renan ; d’un autre côté, M. Paul Bourget nous affranchissait du naturalisme, et la plus large sympathie et la préoccupation morale ou religieuse rentraient dans notre littérature. Tout le sérieux, toute la substance morale de Georges Eliot semblent avoir passé dans les profondes études de M. Bourget, dont les derniers romans sont, en maint endroit, des récits piétistes. Maupassant lui-même s’attendrissait visiblement et devenait plus « grave », quand la mort vint le prendre. Et la même gravité, et la pitié des romanciers russes, et le don qu’ils ont de nous faire sentir, autour des médiocres drames humains, les ténèbres et l’inconnu, tout cela donne un très grand prix aux livres singulièrement sincères de M. Paul Margueritte. Quant à l’idée de la mort, je ne pense pas que jamais écrivain en ait été plus intimement pénétré que Pierre Loti. Et si ce n’est point, comme chez Tolstoï, pour notre conversion ou notre édification, c’est que la vanité des choses peut prêter à des conclusions extrêmement différentes, ou même se passer de conclusion.

En somme, on voit dans quelle mesure ces étrangers nous ont rendu service. Nous avons accueilli leur idéalisme par dégoût ou lassitude du naturalisme ; et il est vrai qu’ils nous ont induits à mettre plus d’exactitude et de sincérité dans l’expression d’idées et de sentiments qui nous furent jadis familiers, à préciser notre romantisme en même temps que notre réalisme s’attendrissait. Mais, si nous avons embrassé, une fois de plus, avec cette facilité et cette ardeur les exemples étrangers, cela n’est-il point un signe que c’est nous, en réalité, qui avons, sinon les mœurs, du moins l’âme cosmopolite ? L’Anglais parcourt le monde et reste partout Anglais. Nous ne quittons pas le coin de notre feu, mais, de ce coin, nous nous plions sans peine à toutes les façons de sentir des diverses races, et des plus lointaines.

Oui, ce sont nos écrivains que j’appelle les vrais cosmopolites. Ils le sont : car une littérature cosmopolite, c’est-à-dire européenne, doit être, par définition, commune et intelligible à tous les peuples d’Europe, et elle ne peut devenir telle que par l’ordre, la proportion et la clarté, qui passent justement, depuis des siècles, pour être nos qualités nationales. Ils le sont encore par cette large sympathie humaine que nous croyons aujourd’hui découvrir chez les étrangers et qui, pourtant, a toujours été une de nos marques les plus éminentes. Nous aimons aimer ; nous sommes peut-être le seul peuple qui soit porté à préférer les autres à soi. Mais cet enthousiasme même, avec lequel nous avons chéri et célébré l’humanité miséricordieuse du roman russe et du drame norvégien, ne montre-t-il pas que nous la portions en nous et que nous l’avons seulement reconnue ?

Toutefois, en la reconnaissant, il faudra songer à la refaire et à la garder nôtre. On peut craindre que la caractéristique de nos esprits ne finisse par s’atténuer ; qu’à force d’être européen, notre génie ne devienne enfin moins français. Faut-il voir là une conséquence indirecte des nouveaux programmes de l’enseignement secondaire, de l’affaiblissement des études classiques ? Les jeunes gens sont moins sensibles à la belle forme latine, moins choqués de l’absence de cette forme chez les étrangers. Cela me déplaît : car préférer décidément et systématiquement les œuvres étrangères, ce serait les préférer à cause de ce qu’il y a en elles ou d’inassimilable à notre propre génie, ou de vague, d’indéfini, d’informe et, au bout du compte, d’inférieur à ce génie même. Et alors, quelle humilité ! ou quelle duperie ! Que si nous les aimons précisément parce qu’elles sont très imparfaites, et parce qu’elles nous permettent de rêver autour d’elles et de créer ou d’achever nous-mêmes leur beauté à travers les traductions, sachons du moins que c’est à cause de cela que nous les aimons, et non pour une supériorité qu’elles n’eurent jamais…

Je crois bien que je donne depuis quelques minutes dans le chauvinisme littéraire. Disons plus équitablement : — Ces échanges et ces reprises d’idées entre les peuples, on les a vus de tout temps, et encore plus depuis que la rapidité des relations commerciales a entraîné celle des relations intellectuelles. Tantôt, nous avons emprunté aux autres peuples, et nous avons imprimé à ce que nous tenions d’eux un caractère européen : tels les emprunts de Corneille ou de Lesage aux Espagnols. Tantôt, et plus souvent, comme nous sommes curieux et bons, nous leur avons repris, sans le savoir, ce que nous leur avions nous-mêmes prêté. Ainsi au XVIIIe siècle nous avons découvert les romans de Richardson, qui avait imité Marivaux. Ainsi nous avons retrouvé chez Lessing ce qui était dans Diderot, et chez Goethe beaucoup de ce qui était dans Jean-Jacques ; et nous avons cru devoir aux Allemands et aux Anglais le romantisme que nous avions déjà inventé. Car, n’est-ce pas ? le romantisme, ce n’est pas, seulement le décor moyen-âgeux ni, au théâtre, la suppression des trois unités ou le mélange du tragique et du comique : c’est le sentiment de la nature, c’est la reconnaissance des droits de la passion, c’est l’esprit de révolte, c’est l’exaltation de l’individu : toutes choses dont les germes, et plus que les germes, étaient dans la Nouvelle Héloïse, dans les Confessions et dans les Lettres de la Montagne… Dans cette circulation des idées, on sait de moins en moins à qui elles appartiennent. Chaque peuple leur impose sa forme, et chacune de ces formes semble successivement la plus originale et la meilleure.

Ce n’est donc qu’un moment que je note et, qui sait ? combien fugitif ! Cette inquiète septentriomanie, que durera-t-elle ? Ne commence-t-elle point à languir déjà ? Et au surplus, pour en revenir au règlement présent de cette espèce de compte de « doit et avoir » ouvert entre les races, ne resterait-il pas à chercher si le piétisme d’Eliot, l’idéalisme contradictoire et révolté d’Ibsen, le fatalisme mystique de Tolstoï sont nécessairement quelque chose de supérieur soit à l’humanitarisme, soit au réalisme français ? Qui affirmerait que notre ardeur de foi scientifique et de charité révolutionnaire, médiocrement intérieure et plutôt tournée aux réformes sociales, ne compense pas, même aux yeux de Dieu, l’aptitude plus grande des peuples du Nord à la méditation et au perfectionnement intérieur ? Qui jurerait enfin que, largement et humainement entendue, la philosophie positiviste, pour l’appeler par son nom, et, si vous voulez, la philosophie de Taine, celle qui passe pour responsable des brutalités et des sécheresses de la littérature naturaliste, ne correspond pas à un moment plus avancé du développement humain que la religiosité protestante et septentrionale ? Des livres comme ceux de M. J.-H. Rosny, pour ne citer que ceux-là, ne présagent-ils point la conciliation de deux esprits qui, chez nous, furent trop souvent séparés ? et n’y reconnaissons-nous pas à la fois l’enthousiasme de la science et l’enthousiasme de la beauté morale et, déjà, comment ces deux religions se tiennent et s’engendrent ? Qui vivra verra. En attendant, dépêchez-vous d’aimer ces écrivains des neiges et du brouillard ; aimez-les pendant qu’on les aime, et qu’on y croit, et qu’ils peuvent encore agir sur vous, — comme il faut se servir des remèdes à la mode pendant qu’ils guérissent. Car il se pourrait qu’une réaction du génie latin fût proche.