Les Contemporains/Deuxième série/Sarah Bernhardt

Société française d’imprimerie et de librairie (Deuxième sériep. 203-211).

Mme SARAH BERNHARDT

DANS THÉODORA

…La grâce, le charme, la lumière, ou plutôt l’attrait malsain et diabolique de cette fantasmagorie byzantine, c’est encore Mme Sarah Bernhardt. Qui donc disait que la voix d’or s’était brisée à force de chanter tous les jours, partout et à travers les deux mondes ? Il m’a bien paru qu’elle sonnait aussi délicieusement qu’autrefois. Mais avez-vous remarqué la bizarrerie de sa diction ? Pourquoi cette continuelle mélopée ? Quelle drôle d’idée de psalmodier ses phrases sur un air d’enterrement pour bien marquer que c’est l’impératrice qui parle ! Cette diction officielle et impériale si violemment opposée à l’autre, c’est bien le comble de la convention. Mais est-ce qu’on y prend garde ? On est séduit, vous dis-je. D’où vient cela ?

Si l’on essayait de démêler les causes de ce puissant attrait que Mme Sarah Bernhardt exerce sur un grand nombre d’entre nous, je crois qu’on en verrait jusqu’à trois. D’abord, elle est très intelligente, comprend ses rôles, les compose avec soin, et joue sans se ménager. Mais passons, car ces mérites, d’autres artistes les possèdent au même degré. La seconde cause, c’est son aspect physique et aussi le timbre de sa voix. On sait la part immense des dons naturels dans le talent d’un comédien ou, si vous voulez, dans l’effet total qu’il produit. Bien des gens nerveux, capricieux et frivoles, — à moins qu’ils ne soient, au contraire, très philosophes, — ne tiennent guère compte que de la personne même de l’artiste, qui leur est sympathique ou antipathique, voilà tout. Il leur est fort égal d’être injustes pour ceux dont le nez ne leur revient pas. Mais c’est surtout chez les comédiennes que le physique prend une extrême importance. Or, le ciel a doué Mme Sarah Bernhardt de dons singuliers : il l’a faite étrange, d’une sveltesse et d’une souplesse surprenantes, et il a répandu sur son maigre visage une grâce inquiétante de bohémienne, de gypsy, de touranienne, je ne sais quoi qui fait songer à Salomé, à Salammbô, à la reine de Saba.

Et cet air de princesse de conte, de créature chimérique et lointaine, Mme Sarah Bernhardt l’exploite merveilleusement. Elle se costume et se grime à ravir. Au premier acte, couchée sur son lit, la mitre au front et un grand lis à la main, elle ressemble aux reines fantastiques de Gustave Moreau, à ces figures de rêve, tour à tour hiératiques et serpentines, d’un attrait mystique et sensuel. Même dans les rôles modernes elle garde cette étrangeté que lui donnent sa maigreur élégante et pliante et son type de juive orientale. Et, par là-dessus, elle a sa voix, dont elle sait tirer parti avec la plus heureuse audace, — une voix qui est une caresse et qui vous frôle comme des doigts, — si pure, si tendre, si harmonieuse, que Mme Sarah Bernhardt, dédaignant de parler, s’est mise un beau jour à chanter, et qu’elle a osé se faire la diction la plus artificielle peut-être qu’on ait jamais hasardée au théâtre. Elle a d’abord chanté les vers ; maintenant, elle chante la prose. Et son influence n’a pas été médiocre sur nombre de comédiens et de comédiennes qui chantent aussi prose et vers, ou qui du moins essayent de les chanter ; car, voyez-vous, il n’y a qu’elle !

Mais voici la plus grande originalité de cette artiste si complètement personnelle. Elle fait ce que nulle n’avait osé faire avant elle : elle joue avec tout son corps. Cela est unique, prenez-y garde. La plus émancipée des filles, si elle joue sur le théâtre une scène amoureuse, ne se livre pas entièrement. Elle n’ose pas et elle ne peut pas, car elle songe à son rôle. Elle n’embrasse pas, n’étreint pas pour de bon, a des gestes relativement modérés qui, par convention, tiennent lieu d’une mimique plus échauffée. La femme est sur la scène, mais ce n’est pas elle qui joue, c’est la comédienne. Au contraire, chez Mme Sarah Bernhardt, c’est la femme qui joue. Elle se livre vraiment tout entière. Elle étreint, elle enlace, elle se pâme, elle se tord, elle se meurt, elle enveloppe l’amant d’un enroulement de couleuvre. Même dans les scènes où elle exprime d’autres passions que celle de l’amour, elle ne craint pas de déployer, si je puis dire, ce qu’il y a de plus intime, de plus secret dans sa personne féminine. C’est là, je pense, la plus étonnante nouveauté de sa manière : elle met dans ses rôles, non seulement toute son âme, tout son esprit et toute sa grâce physique, mais encore tout son sexe. Un jeu aussi hardi serait choquant chez d’autres ; mais, la nature l’ayant pétrie de peu de matière et lui ayant donné l’aspect d’une princesse chimérique, sa grâce idéale et légère sauve toutes ses audaces et les fait exquises.

Je sais bien qu’il y a d’autres éléments encore dans le talent de Mme Sarah Bernhardt ; mais ce n’est point le talent que j’ai voulu expliquer, c’est l’attrait, et je n’en parle, bien entendu, que pour ceux qui le sentent.


DANS FÉDORA

La femme harmonieuse et pliante, la femme électrique et chimérique a fait de nouveau la conquête de Paris. On lui résistait depuis quelque temps, on commençait même à être injuste pour elle. Et peut-être aussi n’avait-elle qu’imparfaitement réussi à donner une âme à Marion, et avait-elle fait d’Ophélia une créature un peut trop lointaine, neigeuse et chantante. Mais avec Fédora, nous avons retrouvé la vraie Sarah, l’unique et la toute-puissante, celle qui ne se contente pas de chanter, mais qui vit et vibre tout entière. Il est vrai que ce rôle, comme celui de Théodora, a été fait expressément pour elle, sur mesure et très collant. Mme Sarah Bernhardt est éminemment, par son caractère, son allure et son genre de beauté, une princesse russe, à moins qu’elle ne soit une impératrice byzantine ou une bégum de Maskate ; passionnée et féline, douce et violente, innocente et perverse, névropathe, excentrique, énigmatique, femme-abîme, femme je ne sais quoi. Mme Sarah Bernhardt me fait toujours l’effet d’une personne très bizarre qui revient de très loin ; elle me donne la sensation de l’exotisme, et je la remercie de me rappeler que le monde est grand, qu’il ne tient pas à l’ombre de notre clocher, et que l’homme est un être multiple, divers, et capable de tout. Je l’aime pour tout ce que je sens d’inconnu en elle. Elle pourrait entrer dans un couvent de clarisses, découvrir le pôle nord, se faire inoculer le virus de la rage, assassiner un empereur ou épouser un roi nègre sans m’étonner. Elle est plus vivante et plus incompréhensible à elle seule qu’un millier d’autres créatures humaines. Surtout elle est slave autant qu’on peut l’être ; elle est beaucoup plus slave que tous les Slaves que j’ai jamais rencontrés et qui souvent étaient Slaves… comme la lune.

Elle a donc merveilleusement joué Fédora. Le rôle, qui est tout de passion, la contraignait heureusement à varier sa mélopée et à rompre ses attitudes hiératiques. Son jeu est redevenu prenant et poignant. Pour traduire l’angoisse, la douleur, le désespoir, l’amour, la fureur, elle a trouvé des cris qui nous ont remués jusqu’à l’âme, parce qu’ils partaient du fond et du tréfond de la sienne. Vraiment elle se livre, s’abandonne, se déchaîne toute, et je ne pense pas qu’il soit possible d’exprimer les passions féminines avec plus d’intensité. Mais, en même temps qu’il est d’une vérité terrible, son jeu reste délicieusement poétique, et c’est ce qui le distingue de celui des vulgaires panthères du mélodrame. Ces grandes explosions demeurent harmonieuses, obéissent à un rythme secret auquel correspond le rythme des belles attitudes. Personne ne se pose, ne se meut, ne se plie, ne s’allonge, ne se glisse, ne tombe comme Mme Sarah Bernhardt. Cela est à la fois élégant, souverainement expressif et imprévu. Faites-y attention : toutes ces silhouettes successives semblent des visions d’un peintre raffiné et hardi. Cela n’est guère simple, mais comme c’est « amusant » ! au sens où on emploie le mot dans les ateliers. Personne non plus ne s’habille comme elle, avec une somptuosité plus lyrique ni une audace plus sûre. Sur ce corps élastique et grêle, sur cette fausse maigreur qui est au théâtre un élément de beauté, car par elle les attitudes se dessinent avec plus de netteté et de décision, la toilette contemporaine, insensiblement transformée, prend une souplesse qu’on ne lui voit pas chez les autres femmes, et comme une grâce et une dignité de costume historique. Et le jeu de cette grande artiste n’est point seulement poignant et enveloppant à la fois ; il est personnel jusqu’à l’excès et pour ainsi dire coloré. J’ai déjà fait remarquer que rien n’était, en quelques endroits, d’une convention plus singulière que la diction de Mme Sarah Bernhardt. Tantôt elle déroule des phrases et des tirades entières sur une seule note, sans une inflexion, reprenant certaines phrases à l’octave supérieure. Le charme est alors presque uniquement dans l’extraordinaire pureté de la voix : c’est une coulée d’or, sans une scorie ni une aspérité. Le charme est aussi dans le timbre ; on sent que ce métal est vivant, qu’une âme vibre dans ces sonorités unies comme de longues vagues. D’autres fois, tout en gardant le même ton, la magicienne martelle son débit, passe certaines syllabes au laminoir de ses dents, et les mots tombent les uns sur les autres comme des pièces d’or. À certains moments, ils se précipitent d’un tel train qu’on n’entend plus que leur bruit sans en concevoir le sens ; c’est assurément un défaut que mon parti pris d’extase ne saurait m’empêcher de reconnaître. Mais souvent aussi cette diction monotone et pure d’idole ennuyée qui ne daigne pas se dépenser, comme le commun des mortels, en inflexions inutiles et bruyantes, a quelque chose de hautain et de charmant. Et cette diction convenait admirablement dans les parties plus apaisées du rôle de Fédora. Il y a de l’infini et du lointain dans cette imperturbable et limpide ; cela semble venir en effet du pays des neiges et des steppes démesurés.

En somme, c’est peut-être cet artifice, et le contraste qu’il fait avec les passages où la comédienne revient à la diction naturelle, qui fait l’originalité du jeu de Mme Sarah Bernhardt, Ce récitatif est sans doute au rôle parlé ce que sont au rôle mimé les costumes étranges et splendides : il lui donne une couleur et une saveur d’exotisme. Bizarre et vraie, l’un et l’autre à un degré tout à fait surprenant, Mme Sarah Bernhardt a de plus le charme inanalysable. J’avoue que je l’admire très pieusement. Nous vous souhaitons, madame, un bon voyage, tout en regrettant fort que vous nous quittiez pour si longtemps. Vous allez vous montrer là-bas à des hommes de peu d’art et de peu de littérature, qui vous comprendront mal, qui vous regarderont du même œil qu’on regarde un veau à cinq pattes, qui verront en vous l’être extravagant et bruyant, non l’artiste infiniment séduisante, et qui ne reconnaîtront que vous avez du talent que parce qu’ils payeront fort cher pour vous entendre. Tâchez de sauver votre grâce et de nous la rapporter intacte. Car j’espère que vous reviendrez, quoique ce soit bien loin, cette Amérique, et que vous ayez déjà porté plus de fatigues et traversé plus d’aventures que les fabuleuses héroïnes des anciens romans. Rentrez alors à la Comédie-Française et reposez-vous dans l’admiration et la sympathie ardente de ce bon peuple parisien qui vous pardonne tout, vous ayant dû quelques-unes de ses plus grandes joies. Puis, un beau soir, mourez sur la scène subitement, dans un grand cri tragique, car la vieillesse serait trop dure pour vous. Et si vous avez le temps de vous reconnaître avant de vous enfoncer dans l’éternelle nuit, bénissez, comme M. Renan, l’obscure Cause première. Vous n’aurez peut-être pas été une des femmes les plus raisonnables de ce siècle, mais vous aurez plus vécu que des multitudes entières, et vous aurez été une des apparitions les plus gracieuses qui aient jamais voltigé, pour la consolation des hommes, sur la surface changeante de ce monde de phénomènes.