Les Contemporains/Deuxième série/Francisque Sarcey
FRANCISQUE SARCEY
Je m’empare d’une phrase de Beaumarchais, dont je change quelques mots et dont je garde le rythme : « Un homme gros, gris, rond, bon, toujours allègre et de belle humeur. » Tel on se représente M. Francisque Sarcey et tel il est en effet.
Journaliste, il a une figure à part et une manière qui est bien à lui. Les dégoûtés en diront tout ce qu’ils voudront : il n’est pas un article de Sarcey où Sarcey ne soit reconnaissable à l’accent, je dirai presque au geste, et qui ne sente en plein son Sarcey. Il est toujours naturel et il a toujours l’air de s’amuser de ce qu’il dit, même quand ce n’est guère amusant. On admire comme il sait s’intéresser à des histoires minuscules, à des drames qui évoluent tout entiers dans les bornes d’un rond de cuir, à des Lutrin et à des Seaux enlevés, à des épopées héroï-comiques qu’il aura oubliées dans cinq minutes. Et on le voit, on l’entend : il se conjouit dans sa barbe, il vous appelle « mon ami », il va vous taper sur le ventre. Il est vivant et bien vivant, et je vous assure que c’est là le don suprême.
Sa qualité maîtresse, on le sait, on l’a dit mille fois, c’est le bon sens, qui, à ce degré, ne va pas sans un brin de défiance à l’endroit de la sensibilité et de l’imagination. Là où le bon sens suffit, M. Sarcey triomphe ; là où le bon sens ne suffit peut-être pas, dans certaines questions délicates qu’il est porté à simplifier un peu trop, M. Sarcey fait encore bonne contenance et mérite quand même d’être écouté. Du bon sens, il en a tant montré, si souvent, si régulièrement et si longtemps, qu’il s’en est fait comme une spécialité, que beaucoup lui en reconnaissent le monopole, qu’il a fini par inspirer une confiance sans bornes à quantité de bonnes gens et un mépris sans limites aux détraqués de la jeune littérature. M. Sarcey est comme qui dirait le bonhomme Richard de la presse contemporaine.
La politique l’ennuie : on n’y voit pas assez clair ; les questions y sont trop complexes, presque insolubles. En somme et malgré les grands airs d’assurance qu’on prend, on les tranche au gré de son intérêt et, quand on est honnête, au petit bonheur. La politique est la mère des phrases vides, de la déclamation, des idées troubles, du mauvais style et des passions injustes : or, M. Sarcey aime la netteté et il a naturellement bon cœur. Et c’est pourquoi il s’est enfermé dans le journalisme pratique et familier.
Grand redresseur des petits abus, protecteur des petits fonctionnaires, terreur des administrations et des Compagnies, hygiéniste convaincu, épris avant tout d’utilité, capable de s’intéresser à tout ce qui touche à notre « guenille », vivant bien sur la terre et aimant y vivre, pareil en cela à ses ancêtres du XVIIIe siècle dont il a l’ardeur d’humanité et l’activité d’esprit — moins la sensiblerie et les illusions, — que de questions n’a-t-il pas remuées et que de services n’a-t-il pas rendus ou voulu rendre ! Les écoles primaires, les traitements des petits employés, les paperasseries plus que chinoises des bureaux, les bourdes solennelles de la magistrature et l’élevage des nourrissons, le divorce et les réceptions de l’Académie, les caisses d’épargne, la question des égouts et les questions de grammaire… il faudrait, comme on dit en vers latins, une bouche de fer et beaucoup de temps devant soi pour énumérer seulement les sujets où M. Sarcey se joue depuis vingt ans avec une aisance robuste et quelque chose de la souple curiosité d’un Voltaire écrivant certains petits articles du Dictionnaire philosophique ou d’un Galiani abattant de verve son Dialogue sur les grains.
Vous oubliez, me dira-t-on, ses histoires de curés, de moines, de religieuses. — Hé ! oui M. Sarcey en mange volontiers, toujours comme ses pères du dernier siècle. Il en mange trop, ou du moins il en a trop mangé, car depuis quelque temps il se repose. Il n’a pas l’air de se douter (et il le sait pourtant bien) que la plupart du temps le curé est un brave homme qui a seulement les préjugés de son habit et de sa profession et qui même doit les avoir et serait un prêtre douteux s’il ne les avait pas ; que presque toujours, dans ces querelles entre curés et maires ou maîtres d’école, les torts sont partagés, et qu’enfin il n’est jamais renseigné que par l’une des parties et souvent par des nigauds, des fanatiques ou des farceurs. Cela lui est donc agréable ou indifférent de songer qu’il fait la joie du pharmacien Homais et qu’il lui fournit des armes ? — Oh ! je sais bien tout ce que M. Sarcey peut répondre, et que tous les « oints », comme il dit, ne sont pas d’une aussi bonne pâte que le curé Bournisien. Et puis, quand, grâce à l’équité de nos « doux juges », on a payé des dommages-intérêts à la Sainte-Enfance et qu’on figure malgré soi sur ses registres comme un des plus gros donateurs pour n’avoir pas cru que ce fût en Chine un usage courant d’engraisser des cochons violets avec la chair des petits enfants, on a bien le droit d’en garder quelque rancune. Mais il est vrai que M. Sarcey a l’âme aussi peu religieuse qu’il se puisse. Dans bien des cas, il a pour lui le bon sens et la justice ; mais il est d’autres cas où il pourrait distinguer entre l’action blâmable ou ridicule et les mobiles encore plus intéressants qu’intéressés. Il y a dans l’âme humaine des parties qu’il ne veut pas connaître, des sentiments où il refuse d’entrer, où du moins il n’entre que de la plus mauvaise grâce du monde — toujours comme ces « philosophes » d’il y a cent ans dont il est aujourd’hui le plus authentique héritier.
« Je ne suis pas catholique, dit M. Renan (décidément il me hante) ; mais je suis bien aise qu’il y ait des catholiques, des sœurs de charité, des curés de campagne, des carmélites ; et il dépendrait de moi de supprimer tout cela que je ne le ferais pas. » Eh bien, M. Sarcey le ferait. Certains articles de M. Sarcey sont peut-être ce qu’il y a de plus propre à vous faire adorer la douceur ironique de M. Renan. Et la réciproque est presque vraie (je ne compare que les esprits) : au sortir de certaines fantaisies délicieuses de M. Renan, telle bonne page bien saine et bien franche de M. Sarcey fait un singulier plaisir. Car, bien qu’ils soient contemporains, il y a un siècle entre les deux. Et ce sont les différences de ce genre qui rendent notre âge si divertissant.
Mais d’abord il sera beaucoup pardonné à M. Sarcey, même par le bon Dieu des catholiques, pour les jolies pages pittoresques et cordiales que lui ont inspirées les vieux prêtres du collège de Lesneven. Je suis bien aise de lui dire que je connais des âmes pieuses qui, depuis qu’elles ont lu ce chapitre, ne désespèrent plus de son salut éternel. Et puis il est si peu entêté ! Même quand il s’agit de ces aventures cléricales où il est trop prompt à prendre parti, si par hasard on lui fait voir qu’il a été trompé, avec quelle bonhomie il reconnaît son erreur, quitte à recommencer le lendemain ! Si vous saviez comme il aime Veuillot et comme il s’ébaudit à lire sa correspondance !
M. Sarcey est parfaitement sincère et n’a pas le moindre fiel. Il n’est guère possible à un honnête homme de lui en vouloir : lui n’en veut jamais aux autres, pas même à ceux qu’il a « tombés ». Les injures glissent comme de l’eau sur cette peau que des gens spirituels appellent une peau d’hippopotame et qui n’est que la peau d’un brave homme. Vous pouvez le traiter de cuistre et de pion tant qu’il vous plaira, et on ne s’en est pas fait faute : « Hé ! oui, mon ami, je suis comme cela. Et après ? Mais vous, vous n’êtes guère poli et je crois d’ailleurs que vous exagérez. » On m’a raconté qu’il disait un jour : « Depuis que je suis au monde, j’entends un tas de gens dire qu’ils sont agacés ; moi, je ne sais pas ce que c’est : je n’ai jamais été agacé de ma vie. »
Écrivain, il a au plus haut point le naturel et la clarté, car il ne parle jamais que des choses qu’il « conçoit » parfaitement. Et c’est un mérite qui est devenu rare en ce temps de pédants qui ont l’air d’en dire plus qu’ils n’en savent et de nerveux qui affectent, au contraire, d’avoir plus de « sensations » qu’ils n’en peuvent traduire. Surtout M. Sarcey a un merveilleux talent d’exposition, et d’exposition animée. Sous sa plume à la fois patiente et amusée, qui jamais ne se hâte ni ne s’ennuie, les questions les plus compliquées se font simples, et les plus ingrates, intéressantes. La question des égouts — vous vous rappelez ? les odeurs de Paris, le « tout à l’égout », la presqu’île de Gennevilliers, — mais il n’y a rien de plus palpitant quand c’est lui qui en parle ! Il vous fait tout avaler « si j’ose m’exprimer ainsi ».
Maintenant, je sais bien, il insiste un peu trop, il vous met trop les points sur les i, il a toujours l’air de s’adresser à des illettrés qui ne comprendraient point sans ce luxe de redites et d’explications. Il faudrait être vraiment trop imbécile pour ne pas saisir ! Et de là, peut-être, le grand reproche, que beaucoup de nigauds et même de gens d’esprit lui font : « Est-il lourd, ce Sarcey ! » Et on ne songe pas seulement à sa longueur patiente d’exposition, mais à la rudesse de quelques-unes de ses plaisanteries et même, par une injuste extension, par un sophisme dont on n’a pas conscience, à son style en général. Nul de nos contemporains n’a été aussi souvent comparé à un éléphant. Sarcey est lourd, c’est une chose convenue ; ceux qui vous disent cela en sont absolument sûrs, et naturellement ils sont, eux, légers comme des papillons.
Eh bien ! j’aurai le courage de le dire, car ces jugements tout faits sont agaçants à la longue : non, Sarcey n’est pas lourd. S’agit-il de sa tournure d’esprit ? Il est franc, simple et rond, rond surtout, ce qui est bien différent. Ou bien est-ce à son style que vous en avez ? Faites bien attention. Avez-vous lu le Dictionnaire philosophique et les Facéties de Voltaire ? Je vous préviens que M. Sarcey en est nourri et en nourrit sa prose. Et vous vous rappelez ce que disait Montaigne de ceux qui critiquaient son livre : « Je veulx qu’ils donnent une nazarde à Plutarque sur mon nez et qu’ils s’eschauldent à injurier Sénèque en moy. » Bien qu’il ne s’agisse plus ici que du tour général du style, prenez bien garde de donner une pichenette à Voltaire sur le nez de M. Sarcey. — Sa plaisanterie vous paraît grosse ? Si vous croyez que la plaisanterie de Voltaire est toujours du dernier atticisme ! Et qu’est-ce que je dis là ? Lisez les Grecs : si vous croyez que l’atticisme est toujours de la dernière finesse !
Sarcey, c’est du XVIIIe siècle un peu épaissi si vous voulez, mais non toujours. Et, encore un coup, ce n’est point dans son style que cette « lourdeur » me serait sensible, mais plutôt, à la grande rigueur, dans son badinage. C’est vrai, il n’a pas de sous-entendus, de demi-sourires minces et traîtres : c’est un gros jet de bonne humeur, ce sont les éclats d’un bon sens échauffé et joyeux. C’est franc, c’est copieux, c’est appuyé. Lourd ? non pas. Je crois bien qu’au fond, innocemment ou non, vous assimilez la prose abondante de M. Sarcey à son enveloppe mortelle, et vous voyez son style à travers sa physiologie. On sait, et il nous l’a dit vingt fois, que M. Sarcey ressemble peu à un héros romantique ; qu’il n’a de René ou d’Obermann ni la sveltesse pliante ni la pâleur nacrée, et qu’une myopie célèbre dans le monde entier aggrave encore le poids de sa démarche. Et voilà pourquoi il est entendu que sa plume est lourde : je vous assure qu’il n’y a pas d’autre raison, — Ou bien encore, si vous voulez, c’est sa franchise qui est « lourde » aux épaules de ceux sur qui elle s’exerce. Voilà tout.
Moi, je lui trouve presque toujours de l’esprit, et du meilleur, quand il nous parle : 1º de la Sainte-Enfance ; 2º de la magistrature ; 3º des abonnés du mardi.
Vous rappelez-vous certain article sur la magistrature dont la réforme venait d’être décidée à la Chambre ? M. Sarcey entonnait un chant de triomphe, un chant féroce, un chant sauvage, et on le voyait à la fin exécuter sur le cadavre de la magistrature la danse du tomahawk en agitant à sa ceinture les maigres chevelures des « doux juges » scalpés. — Vous rappelez-vous une très véhémente et très large sortie contre les abonnés du mardi à propos des Corbeaux de M. Becque ? L’invective montait, montait : « Au moins, puisqu’ils ne savent rien, qu’ils ne se mêlent pas de juger ! » Et tout ce crescendo aboutissait à un mot superbe : « Ils viennent là pour voir et se faire voir, c’est bon ; mais la pièce, est-ce que cela les regarde ? »
Dernièrement, vous souvenez-vous ? il s’agissait du discours de réception de M. François Coppée. « Il fallait, dit à peu près M. Sarcey, laver M. de Laprade de l’horrible accusation de panthéisme. Il paraîtrait qu’il n’a jamais célébré la création que pour s’élever tout de suite au créateur. Allons, tant mieux, tant mieux ! » Je dirais volontiers avec Philaminte : Sentez-vous comme moi la saveur de cet « Allons, tant mieux » ?
Encore un exemple. Il s’agit des plagiats dont on accuse M. Sardou.
Sardou est un emprunteur, soit. Mais il faut croire que cela n’est déjà pas si facile d’emprunter, puisque ni vous ni moi ne le faisons. Comment ! il y avait là une pièce à faire avec les débris de Miss Multon et de la Fiammina, une pièce qui pouvait avoir cent représentations et rapporter cinquante mille francs ; vous le saviez et vous ne l’avez pas faite ? Vous êtes des idiots, mes amis.
Encore celui-ci, à propos d’un cas de prononciation,
Non, vous n’imaginez pas la joie intime et profonde que sent la fille d’un concierge le jour où elle a prononcé pour la première fois désir. Il y a chez elle comme un gonflement d’orgueil… Elle possède les traditions de la Comédie française, elle parle comme Molière. Ne la poussez pas, elle vous jetterait superbement au nez un d’sir où il ne resterait plus d’e du tout. Mieux que Molière ! etc.
Je pense qu’on entrevoit maintenant le tour habituel de cette plaisanterie. Mais j’ai tort de découper ces trop courtes citations au hasard de mes souvenirs. Ce n’est plus cela du tout, car cette verve robuste vaut surtout par l’insistance, par le copieux, par l’ample jaillissement sans effort ni saccade. Toute la prose de M. Sarcey est visiblement écrite au courant de la plume. Et peut-être, plus travaillée, vaudrait-elle moins. Il pourrait dire de sa prose ce que Chapelle disait de ses vers :
Tout bon habitant du Marais
Fait des vers qui ne coûtent guère.
Moi, c’est ainsi que je les fais,
Et, si les voulais mieux faire,
Je les ferais bien plus mauvais.
Comment M. Sarcey suffirait-il autrement à sa tâche écrasante ? Mais, au reste, quand il voudrait s’appliquer, ciseler, fignoler, chercher l’expression rare, il n’y arriverait pas. Simplicité, clarté, naturel, mouvement aisé, verve entraînante, c’est là tout son fait. Il est de bonne race gauloise.
Et à cause de cela beaucoup de choses, sans échapper à son intelligence, restent en dehors de ses sympathies, quelque effort qu’il fasse d’ailleurs pour les aimer. Comme il est très sincère, il nous a confessé lui-même qu’il avait mis beaucoup de temps à goûter la poésie de Victor Hugo, celle du moins des trente dernières années, et je ne crois guère à un goût si laborieusement acquis. À plus forte raison est-il incapable d’apprécier beaucoup les extrêmes raffinements, un peu maladifs, de la littérature contemporaine, notamment l’impressionnisme de M. Edmond de Goncourt et de ses disciples, la subtilité, l’inquiétude, la trépidation et, puisque le mot est à la mode, la « nervosité » de leur « écriture artiste ». Il n’entrera jamais plus dans l’esprit d’un impressionniste que dans l’âme d’un catholique. Et je ne lui en fais pas un reproche. Ceux qui essayent comme moi d’entrer partout, c’est souvent qu’ils n’ont pas de maison à eux ; et il faut les plaindre.
C’est justement parce qu’il est de bonne et limpide race française et peu enclin aux nouveautés aventureuses que M. Sarcey, très aimé à Paris, a peut-être en province ses lecteurs les plus fidèles et les plus épris : il le sait et il en est charmé. J’espère que cette constatation ne m’attirera pas quelque nouvelle réclamation ironique d’un provincial qui fera semblant de se croire atteint. C’est à Paris qu’on voit éclore les modes littéraires comme les autres modes, et cela est fatal, Paris étant la plus surprenante agglomération d’esprits qui soit au monde (et je sais que les trois quarts de ces esprits lui sont venus de la province). Que ces modes soient passagères ou que quelques-unes soient durables et répondent à quelque réel besoin des générations nouvelles, c’est une autre question. Tout ce que je veux dire, c’est que M. Sarcey, carrément installé dans son bon sens, n’a pas même à se défendre contre l’attrait de ces nouveautés douteuses et mêlées. Encore une fois il relève du siècle dernier par son esprit, par son style, par ses goûts littéraires, même par sa philosophie, qui, autant que j’en puis juger, serait celle de Condillac ou de Cabanis et de Destutt de Tracy. Je n’indique là que ses origines : il est du XVIIIe siècle encyclopédiste autant qu’on en peut être après qu’il a coulé tant d’eau sous les ponts. C’est le même esprit avec un surcroît d’idées, de sentiments et d’expérience. M. Francisque Sarcey sera, si vous voulez, quelque chose comme un gros neveu sanguin du maigre et nerveux Voltaire, neveu très posthume et né en pleine Beauce.
Je n’essayerai même pas de passer en revue les pages innombrables sorties de la plume aisée et robuste de M. Sarcey. — Son œuvre, c’est cinq ou six heures de conversation écrite, tous les jours, depuis trente ans. J’ai dit un mot du journaliste : je ne dirai rien du romancier, encore qu’il y ait bien de l’émotion et de la vérité dans Étienne Moret et bien de l’esprit, vraiment, dans les Tribulations d’un fonctionnaire en Chine. Si j’osais, je dirais que certains chapitres des Tribulations sont ce qu’on a jamais écrit de plus approchant des Contes de Voltaire, et, si je ne le dis pas, c’est lâcheté pure : on ne voudrait pas me croire. Je suis plus à l’aise pour rappeler ici (car les lecteurs de la Revue ont été les premiers à en savourer le régal) le charme de cordialité, de bonhomie, de franchise et de gaieté des Souvenirs personnels : savez-vous bien que M. Sarcey est un des très rares écrivains vraiment gais que nous ayons aujourd’hui ?
Mais je ne veux m’arrêter un peu que sur la partie la plus considérable de son œuvre : sa critique dramatique. C’est là qu’a porté son effort le plus suivi ; là est sa plus sûre originalité et son meilleur titre de gloire.
II
Je n’irai pas jusqu’à dire que M. Sarcey a fondé un genre : qui est-ce qui a fondé un genre ? Mais il est le premier qui ait uniquement et constamment appuyé la critique dramatique sur l’expérience — et sur l’expérience la plus vaste, la plus complète, la plus loyale.
À coup sûr, la critique dramatique existait avant lui. Seulement, avec Corneille et Molière, ce n’est que la critique de deux grands hommes par eux-mêmes. La critique de Voltaire, c’est l’apologie du théâtre de Voltaire. La critique de Diderot, c’est le système de Diderot. Avec Grimm, la critique est surtout du reportage. Avec La Harpe et Geoffroy, elle est purement dogmatique et grammaticale : ils se demandent si les « règles » sont observées sans éprouver ces règles elles-mêmes et ils joignent à cela la critique du style.
Avec Fiorentino, Théophile Gautier et Jules Janin, la critique dramatique s’était fort élargie. Ils avaient (et surtout Gautier) d’excellentes remarques et qui portaient loin ; mais ou ils les semaient au hasard et sans les rattacher à une théorie, ou ils se livraient à de brillantes fantaisies à propos et à côté de la pièce du jour.
« Enfin Francisque vint. » Il vint du fond de sa province, attiré par About, comme un Caliban de collège par un Prospero du boulevard (et l’on sait la fidélité touchante de son amitié pour son étincelant compagnon). Il vint armé de bon sens, de patience, de franchise et de bonne humeur ; professeur dans l’âme, consciencieux, appliqué, décidé à n’écrire que pour dire quelque chose ; non pas naïf, mais un peu dépaysé parmi la légèreté et l’ironie parisienne. Déconcerté, non pas. Il se mit à raconter tranquillement, de son mieux, les pièces qu’il avait vues, à les juger le plus sérieusement du monde et à motiver avec soin ses jugements. Il dit ce qu’il pensait et il le dit simplement, sans fioritures, sans paradoxes, sans feux d’artifice. Au milieu des prestidigitateurs de la critique dramatique il écrivit en bon professeur. Et cela parut prodigieusement original.
Lentement, à force de voir des pièces, d’observer et de comparer, il eut sur le théâtre, sur son histoire et sur ses lois, des idées d’ensemble parfaitement liées entre elles, une esthétique complète de l’art dramatique. Cette esthétique, on la trouve éparse dans les feuilletons qu’il écrit au Temps depuis dix-huit années : ce qui fait, en chiffres ronds, quelque chose comme neuf cent cinquante feuilletons, douze mille pages, trente-six volumes. On me dira que le nombre des lignes ne fait rien à l’affaire ; mais c’est qu’il n’y a peut-être pas un de ces feuilletons où l’on ne puisse faire son butin, mince ou gros, et je vous assure qu’on est saisi d’une sorte de respect devant ce labeur énorme, si vaillant et si consciencieux.
Je n’ai ni la prétention ni les moyens d’exposer ici complètement les théories disséminées dans ces milliers de pages. Mais, en feuilletant cette encyclopédie du théâtre, j’ai été frappé de l’abondance des vues de détail et de l’unité de la méthode.
Cette méthode, c’est tout bonnement l’observation, l’expérience. Plusieurs sont tentés de prendre M. Sarcey pour un critique doctrinaire qui croit à la valeur absolue de certaines règles sans en avoir éprouvé les fondements ; mais, de sa vie, il n’a fait autre chose que les éprouver. Ses théories ne sont que des constatations prudemment généralisées. Jamais il ne devance les impressions et le jugement du public : il se contente de les expliquer, et je trouve même qu’il se défend un peu trop de les contredire.
M. Sarcey part de ces deux principes incontestables :
1º Le théâtre est un genre particulier, soumis à certaines règles nécessaires qui dérivent de sa nature même ;
2º Les pièces de théâtre sont faites pour être jouées, et non pas devant une poignée de délicats, mais devant de nombreuses assemblées d’hommes et de femmes.
Développons une partie au moins du contenu de ces deux propositions.
Les autres imitations de la vie, telles que l’épopée ou le roman, ne nous la mettent pas directement sous les yeux, mais l’évoquent seulement par la narration : c’est nous, en somme, qui nous composons à nous-mêmes les scènes que la narration nous suggère. Et pour nous les suggérer, pour nous les rendre vraisemblables, le romancier a tout son temps : il nous explique les choses à loisir, comme il veut, aussi longuement qu’il veut. Si un détail nous paraît faux ou choquant, cela n’est pas de conséquence, et d’ailleurs cela s’arrangera peut-être ou s’éclaircira un peu plus loin. Puis, le romancier s’adresse à un homme isolé qui a le temps de réfléchir et de revenir sur une impression, qui n’a aucune raison d’être hypocrite, de se mentir à lui-même, d’arborer des sentiments convenables et convenus ; qui enfin n’a pas de voisins que puisse gagner, comme une contagion, son malaise ou sa révolte. (Je ne dis point tout cela, on le pense bien, pour diminuer le mérite du romancier. S’il est plus facile d’écrire un roman qui se fasse lire qu’une pièce qui se fasse écouter, rien n’est meilleur ni plus rare qu’un très bon roman ; et un roman de premier ordre sera toujours plus riche d’observations et reproduira plus complètement la vie qu’un drame même excellent.)
Or, l’œuvre dramatique est comme pressée par deux nécessités contradictoires. Il lui est impossible, en vertu de sa forme même, qui se réduit au dialogue, et à cause du peu de temps dont elle dispose, de reproduire la vie avec autant d’exactitude que le peut faire le roman. Et, d’autre part, il faut qu’elle ait l’air de la reproduire plus exactement, parce que la représentation qu’elle en donne est directe et s’adresse sans intermédiaire aux yeux et aux oreilles. De ces deux conditions essentielles de l’art dramatique sont nées d’inévitables conventions sans lesquelles cet art ne saurait exister.
D’abord une action dramatique, dans la vie réelle, n’est jamais isolée, est mêlée à toutes sortes d’actions accessoires, indépendantes, indifférentes : une histoire s’entrelace avec d’autres histoires, se déroule au milieu du train-train de la vie journalière. Mais « le théâtre ne peut, cela est évident, reproduire la vie humaine dans son infinie complexité de détails ; il en prend un lambeau qu’il taille à sa fantaisie… et il le prend dans un certain but, qui est d’émouvoir ou la compassion ou la haine ou un sentiment quel qu’il soit, d’autres fois de démontrer une idée morale, religieuse, politique. Il faut donc qu’il choisisse parmi les circonstances qui s’offrent à lui de toutes parts, qu’il en retranche le plus grand nombre, qu’il en atténue d’autres et qu’il mette en pleine lumière celles qui importent le plus à la conclusion où il tend de toutes ses forces ».
C’est déjà ce que fait le romancier. Outre qu’il élague toutes les histoires attenantes à celles qui raconte, il choisit les détails, il élimine ceux qui lui sont indifférents. Mais enfin, quand il saute d’une scène à l’autre, il ne nous cache pas qu’il a pu se passer bien des choses dans l’intervalle. Il détache son récit du fond de la réalité ambiante ; mais il néglige ce fond plutôt qu’il ne le supprime. Le poète dramatique est obligé de le supprimer et de relier artificiellement entre elles les scènes dans lesquelles son drame se déroule.
De plus, tandis que le romancier use à son gré de la description et de la narration, le dramaturge n’a à son service que le dialogue : il faut qu’il y fourre tout ce que le public a besoin de savoir. De là, dans l’ancien théâtre et, sous une autre forme, dans le théâtre contemporain, la convention des récits, de l’exposition, des confidents, des monologues.
Le poète dramatique n’a devant lui que trois ou quatre heures : d’où la nécessité d’abréger et de condenser. Par exemple, dans la vie réelle, la cour que fait un homme à une femme se compose d’une foule de petites démarches et de menus propos ; tout cela devra être résumé dans une « déclaration » : voyez celle de Tartufe. « C’est l’habileté de l’auteur dramatique de ramasser dans une seule circonstance frappante tous les détails similaires qu’il néglige ou, pour mieux dire, qu’il supprime absolument. »
De même, l’auteur dramatique ne saurait peindre ses personnages que par quelques traits choisis et caractéristiques. Et, comme tout se passe en dialogues, il faut bien, le plus souvent, que les personnages se révèlent à nous par leurs propres discours, même quand ces discours ont dans leur bouche quelque chose d’un peu surprenant. Il faut qu’ils soient à chaque instant tout ce qu’ils sont, bien qu’il en aille autrement dans la réalité. Relisez la plus grande partie du rôle de Tartufe. Cette convention, c’est ce qu’on a appelé le « grossissement dramatique ».
Il faut avant tout qu’on écoute ces personnages et qu’on les comprenne. Même quand il lui arrive d’être subtil et délicat, leur langage doit avoir néanmoins et toujours la clarté et le mouvement. Les mots importants, significatifs, doivent se détacher, être comme « lancés, » non seulement par l’acteur, mais d’abord par l’écrivain, de façon à passer la rampe. « Il y a un style de théâtre comme il y a un style d’oraison funèbre, un style de traité de philosophie, un style de journal. »
Souvent la situation initiale suppose des événements antérieurs qui ont quelque chose d’extraordinaire et d’invraisemblable. Le poète dramatique n’a pas le temps de les expliquer par le menu, de nous en faire toucher du doigt la possibilité. Il faut donc alors que le public accepte le point de départ les yeux fermés, mais à une condition : c’est que le poète les lui fermera, s’arrangera de manière à détourner son attention de ces invraisemblances.
Mais comment expliquez-vous qu’Œdipe et Jocaste, qui sont mariés depuis douze ans et plus, n’aient pas échangé vingt fois ces confidences ?
— Moi, mon ami, je ne l’explique pas, et cela m’est parfaitement égal, parce qu’au théâtre je ne songe pas à l’objection. Tout ce que je puis te dire, ô critique pointu, c’est que, s’ils s’étaient expliqués auparavant, ce serait dommage parce qu’il n’y aurait pas de pièce et que la pièce est admirable.
Cela s’appelle une convention.
Cette convention, c’est qu’un fait auquel le public ne fait pas attention n’existe pas pour lui ; que tous les faits qu’il a bien voulu admettre comme réels le sont par cela seul qu’il les a admis, fût-ce sans y prendre garde.
Cette convention vaut, non seulement pour les faits antérieurs au drame, mais pour les moyens qui, dans le cours même du drame, amènent telle situation dramatique — toujours à condition que le public l’accepte, qu’il soit dupe, que l’auteur, comme dit M. Sarcey, nous ait « mis dedans ».
Qu’importe à un public qu’une aventure soit invraisemblable, s’il est assez occupé, assez ému pour n’en pas voir l’invraisemblance ? Un lecteur raisonne, la foule sent. Elle ne se demande pas si la scène qu’on lui montre est possible, mais si elle est intéressante ; ou plutôt elle ne se demande rien, elle est toute à son plaisir et à son émotion.
Voilà les principales conventions imposées par la forme même de l’œuvre dramatique. Il y a, de plus, certaines nécessités qui résultent de ce fait, qu’une pièce de théâtre est jouée devant un grand nombre de spectateurs.
Le gros public veut être « intéressé, » au sens le plus vulgaire du mot. Il n’est content que si sa curiosité est piquée, que s’il éprouve le plaisir de l’attente, de la prévision et de la surprise. Il lui faut une action, une « histoire ». Et comme presque tout l’intérêt au théâtre se concentre sur l’action, le public réclame impérieusement que l’action y soit « une » ; il supporte plus impatiemment qu’ailleurs le malaise, l’incertitude de l’attention dispersée. Par suite, une situation initiale étant donnée, il ne souffre pas que les plus importantes des scènes qu’elle rend probables lui soient escamotées. Il veut voir se rencontrer les personnages qui s’aiment ou se haïssent, qui sont séparés ou unis par des intérêts, des passions, des devoirs, et qui ont évidemment quelque chose à se dire. M. Sarcey appelle ces rencontres les « scènes à faire ». Le public veut absolument que ces scènes soient faites, et cela quand bien même on pourrait sans invraisemblance aboutir au même dénouement en négligeant ces rencontres.
Les hommes assemblés sont pris d’un grand besoin de justice et de moralité, précisément parce qu’ils sont assemblés et qu’un homme, en public, aime à ne manifester que les plus honorables de ses sentiments. Sans doute la foule n’exige pas que la vertu soit toujours récompensée et le vice toujours puni ; mais elle pense comme Corneille : « Une des utilités du poème dramatique se rencontre en la naïve peinture des vices et des vertus, qui ne manque jamais son effet quand elle est bien achevée et que les traits en sont si reconnaissables qu’on ne peut les confondre l’un dans l’autre ni prendre le vice pour la vertu. Celle-ci se fait alors toujours aimer, quoique malheureuse, et celui-là se fait toujours haïr, bien que triomphant. » Le public, au moins dans le drame et dans la comédie sérieuse, entend que le bien ou le mal domine clairement dans la composition d’un caractère (et, à vrai dire, il goûte peu les caractères trop complexes). S’il n’oblige pas le poète à louer ou à flétrir directement les bons ou les méchants, il lui demande au moins de faire bien sentir qu’il les distingue : il ne lui permet pas l’indifférence complète. Il n’aime pas que le poète refuse de se prononcer sur la valeur morale de ses personnages ; il est heureux de les entendre qualifier explicitement au courant de l’action. Si le vice triomphe, il faut au moins au public quelque cri qui le soulage, et, si ce cri est une tirade, le public exultera. L’axiome très défendable « que l’art doit rester étranger à la morale » (car c’est assez qu’il cherche le beau), n’est pas tout à fait vrai au théâtre, parce que rien n’est moins artiste qu’une grande foule.
Le public n’est pas philosophe ; il n’a pas coutume de considérer la vie comme une lutte de forces contraires, en ne s’intéressant qu’au spectacle de la lutte, non à telle ou telle des forces en présence. Il a besoin d’aimer, dans un drame, un ou plusieurs personnages, de prendre parti pour les uns contre les autres. Il lui faut au moins un « personnage sympathique ». Dans certains cas, du reste, ou plutôt dans certains genres, le personnage sympathique pourra fort bien être un coquin, pourvu que nous n’y songions point et qu’il ne nous apparaisse jamais que comme très spirituel ou très comique.
Le public n’est pas pessimiste : il ne saurait comprendre la fantaisie singulière de certains esprits qui voient le monde mauvais et qui s’en consolent par le plaisir tout intellectuel et aristocratique de cette connaissance. Ce que cherche le public, c’est quelque chose de plus gai ou de plus émouvant ou de plus grand que la réalité. Une vue misanthropique du monde ne fait point son affaire. Il préfère les plus tragiques horreurs à certaines cruautés d’observation. Il ne veut point emporter du théâtre une impression morose et dure. Il n’a goûté ni les Corbeaux ni la Parisienne. Lors de la dernière reprise du Chandelier, la grâce de Fortunio ne suffisait pas à mettre la foule à l’aise.
Enfin le public apporte au théâtre certains préjugés qu’il ne faut pas heurter de front. S’il s’agit de personnages historiques, il s’en fait d’avance une certaine idée. « Il existe pour le théâtre une histoire convenue, que rien ne peut détruire. Louis XI ne manquera pas de s’agenouiller devant les figurines de son chapeau ; Henri IV sera constamment jovial ; Marie Stuart, pleureuse ; Richelieu, cruel… » (Flaubert, Bouvard et Pécuchet). — S’il s’agit de questions morales, le public a sa solution toute prête, celle que l’usage et quelquefois l’égoïsme ou l’hypocrisie sociale ont consacrée. Tandis qu’il se récrie de pudeur pour quelque brutalité d’observation, il lui arrive d’opposer aux générosités de l’auteur dramatique une résistance entêtée de pharisien. On sait combien l’ont fait regimber certaines conclusions de M. Dumas fils.
J’ai noté quelques-unes des constatations de M. Sarcey, les principales, je crois ; mais je ne puis les enregistrer toutes ni surtout suivre le critique dans son infini travail d’expériences et d’applications.
En résumé, une pièce de théâtre ne peut donner l’illusion de la réalité que par un système de conventions dont les unes lui sont imposées par sa forme même et les autres par le public.
Tout cela, dira-t-on, fait quelque chose d’assez grossier. De toutes les représentations que l’art nous donne de la vie, celle-là est assurément la moins propre à satisfaire les délicats. Une peinture nécessairement grossie et incomplète ; des invraisemblances inévitables ; un style qui n’admet point certaines finesses ni certains ornements ; une morale convenue ; des personnages en grande partie artificiels ; des concessions perpétuelles à la vulgarité d’esprit de la foule, à ses préjugés, à sa sensiblerie… est-ce encore de l’art seulement ? est-ce de la littérature ? — Au reste, ne remarquez-vous pas une chose ? Quelques-uns des dramaturges de notre temps peuvent être de bons écrivains ; mais nos plus grands artistes, ceux qui nous communiquent la plus forte impression de vérité et de beauté ne sont pas au théâtre. Les plus exactes analyses de sentiments, les vues les plus profondes sur l’âme humaine, les peintures les plus fines ou les plus éclatantes du monde moral ou physique, ce qu’il y a de plus rare dans la littérature contemporaine soit pour le fond, soit pour la forme, c’est chez nos poètes, nos romanciers, nos critiques et nos philosophes qu’il faut le chercher. Ceux-là sont les artistes. Les dramaturges sont des espèces d’ouvriers à part, dont la besogne n’a presque plus rien de littéraire. Plusieurs, même parmi ceux qui réussissent, sont des esprits médiocres, sans culture, sans finesse, sans philosophie, des manœuvres habiles dans un métier très spécial, aussi spécial que celui d’horloger ou d’ajusteur.
— Mon ami, répondrait sans doute M. Sarcey, vous pouvez avoir raison sans que j’aie tort. Le théâtre est ce que j’ai dit : c’est à prendre ou à laisser. Je n’ai fait que constater par des expériences sans nombre à quelles conditions naturelles et nécessaires est soumise l’œuvre dramatique et ce qu’elle doit être pour plaire au public, car c’est là, comme dit l’autre, la grande règle des règles. Et vous-même, soyez sincère : ne vous êtes-vous pas laissé prendre plus d’une fois à ces machines d’un art inférieur et particulier, dont la grossièreté choque par réflexion votre délicatesse ? Rien n’empêche d’ailleurs qu’un drame parfait soit par surcroît une œuvre de belle littérature : on en a vu des exemples aux deux derniers siècles et de nos jours. Mais il faut, avant toutes choses, que le drame soit bien fait en tant que drame, et il ne l’est qu’aux conditions que j’ai dites et que je n’ai point inventées. Songez qu’une pièce de théâtre n’est point écrite pour une demi-douzaine de dégoûtés, et vous finirez par me donner raison.
M. Sarcey s’est dit comme La Bruyère : « Faut-il opter ? je veux être peuple. » Et il a bien fait : c’est à la foule que le drame s’adresse ; c’est au point de vue de la foule que le critique doit se placer. Et il serait fort empêché de se placer au point de vue des habiles, car ils en ont plusieurs. Mais voilà : M. Sarcey s’est mis de si bon cœur avec le peuple qu’il s’y est peut-être trop mis. « Il faut bien que je le suive, nous dira-t-il, puisque je suis son critique ; il faut bien que je pense comme lui puisque je suis chargé de l’éclairer. » Aussi s’en donne-t-il de rire, de pleurer, de vibrer avec le parterre ! Non, vraiment, il montre trop de considération, quand il s’y met, pour des habiletés qu’il ne faut point mépriser (car elles sont nécessaires, et, en outre, ne les a pas qui veut), mais dont on peut trouver que, toutes seules, elles sont un pauvre régal. Souvent, dans une pièce absurde, sans observation et sans style, s’il découvre d’aventure quelque artifice ingénieux, quelque bout de scène qui sente « l’homme de théâtre », il se récrie d’admiration. Il ne se tient pas de joie quand un dramaturge le « met dedans », ne s’apercevant pas que l’expression même qu’il emploie rend l’éloge douteux. « Sophocle nous trompe, il nous met dedans. C’est le métier, entendez-vous ? c’est le métier de l’écrivain dramatique. » — « La scène est superbe, écrit-il à propos de la Tour de Nesle, absurde si l’on veut parce qu’elle est d’une invraisemblance monstrueuse, mais superbe ! » Eh bien, justement, M. Sarcey aime trop la Tour de Nesle.
Il me semble aussi qu’il aurait pu distinguer plus qu’il n’a fait entre les conventions qu’impose la forme même du drame et celles qu’imposent les préjugés, les habitudes, l’éducation du public. Autant de conventions qu’on voudra dans l’action ; le moins de conventions possible dans les personnages. Mais on dirait que pour M. Sarcey il n’y en a jamais trop ! Les genres qu’il préfère sont ceux qui en entassent le plus, par exemple le mélodrame, qu’il adore. Les tentatives originales l’ont presque toujours trouvé hostile ou défiant :
Je vois avec chagrin Meilhac et Halévy se préoccuper de moins en moins, à mesure qu’ils prennent plus d’autorité sur le public, et du choix du sujet et des situations dramatiques qu’il comporte. Ils semblent ne plus attacher qu’une médiocre importance à ce point, qui avait été jusqu’ici pour les écrivains de théâtre le point capital… Le sujet leur est, je ne dis pas indifférent ; mais, s’il prête à des développements de morale et d’esprit, il ne leur en faut pas davantage ; ils ne se piquent point d’émouvoir cette curiosité, qui pour eux sans doute est vulgaire et brutale, qu’excite un roman dont on veut savoir la fin. La première histoire venue leur est bonne, pourvu qu’elle puisse se partager aisément en tableaux qui aient chacun sa signification et sa couleur.
Pourquoi M. Sarcey voit-il cela « avec chagrin ? » Il y a très réellement une petite minorité d’honnêtes gens aux yeux de qui quelques-unes des conventions proclamées nécessaires par M. Sarcey ne le sont point ou même sont presque déplaisantes. C’est de la meilleure foi du monde qu’ils ne prennent point de plaisir au théâtre de Scribe. Ce n’est pas leur faute s’ils ne sont pas curieux de « savoir ce qui arrivera », s’ils sont insensibles au plaisir d’être « mis dedans » et s’ils goûtent médiocrement les « mots de théâtre ». Non qu’ils soient « naturalistes » plutôt qu’autre chose, ni qu’ils aient la naïveté de réclamer au théâtre la vérité complète. Mais il leur faut ou beaucoup de poésie ou beaucoup d’observation ou beaucoup d’esprit. Sur le reste ils ne sont pas difficiles, quoique l’habileté de l’arrangement dramatique leur soit certainement un surcroît de plaisir. Mais enfin ils demandent que le théâtre soit encore de la littérature. Ils aiment les comédies de Musset, même les Caprices de Marianne, même Barberine. Dans le théâtre d’Augier, ce qui leur plaît, c’est le Joueur de flûte et c’est le second acte du Mariage d’Olympe ; dans le théâtre de Dumas fils, c’est l’Ami des Femmes, la Visite de Noces et même, ça et là, la Femme de Claude. Ils préfèrent tous les premiers actes de Sardou à tous ses derniers. L’Arlésienne leur paraît délicieuse. Ils ont beaucoup pardonné à l’Ami Fritz en faveur de certains détails. Ils trouvent exquis le dénouement du Mari de la Débutante, qui n’est pas un dénouement, et ils se sont délectés à la Ronde du commissaire, qui n’est pas une pièce.
Cela leur est tout à fait égal qu’une pièce soit mal faite. C’est peut-être, après tout, qu’ils n’aiment pas le théâtre ; et j’en ai rencontré en effet qui disaient franchement que le théâtre est un art inférieur parce qu’il est soumis à des conventions plus étroites et plus nombreuses que les autres arts, parce qu’il est forcé de s’adresser à la foule, parce que l’intérêt d’une pièce « bien faite » est un intérêt de curiosité un peu vulgaire, et parce que, d’autre part, l’œuvre dramatique tend à produire une illusion aussi complète que possible : en sorte que l’art dramatique est à la fois le seul de tous les arts qui ait la prétention de nous mettre la réalité même sous les yeux, et celui à qui sa forme impose les plus graves altérations de cette réalité. Sans compter qu’un drame est joué par des acteurs et que, neuf fois sur dix, les acteurs gâtent le drame. Conclusion : mieux vaut lire une pièce que de la voir jouer, et mieux vaut lire des vers, un roman, un livre d’histoire, qu’une pièce de théâtre.
M. Sarcey prendrait une jolie revanche sur ces dédaigneux, le jour où il les verrait pleurer ou rire comme de simples mortels, pris aux entrailles et oublieux de tout, devant quelque méprisable pièce « bien faite » et exactement façonnée selon sa formule. Et quand même cette joie ne lui serait jamais donnée, il pourrait toujours leur dire : Que le théâtre soit un art inférieur, ce n’est pas la question. Elle n’est pas d’ailleurs si simple ni si facile à trancher, et on ne se la pose guère quand on écoute une tragédie de Racine, une comédie de Molière, une pièce de Dumas fils. Inférieur ou non, c’est un art particulier et très puissant dont on peut déterminer les moyens et la forme nécessaire ; et c’est ce que j’ai fait. Certaines œuvres d’exception vous plaisent infiniment, parce que vous cherchez dans un ouvrage dramatique autre chose que le drame même ; mais c’est demander des dattes à un pommier. Ce qui vous séduit tant ne charme qu’à demi la foule, et je suis avec elle parce que c’est pour elle qu’on fait des pièces et qu’il n’y a pas à sortir de là.
C’est évidemment M. Sarcey qui a raison, sauf les cas où il abonde un peu trop dans son sens. Il est comme ces critiques d’art qui, connaissant à fond les moyens d’expression, la « langue » propre à chacun des arts plastiques, sont particulièrement sensibles aux qualités de métier et les exigent avant toute chose. Le théâtre est un art qui, comme les autres, a sa langue spéciale. Ceux qui affectent de traiter de haut la critique de M. Sarcey sont peut-être les mêmes raffinés qui se piquent d’apprécier les tableaux et les statues en peintres et en statuaires et qui n’y veulent point de « littérature ». Pourquoi donc en demandent-ils au théâtre ?
La vérité, c’est que jamais le public n’a été moins homogène qu’aujourd’hui, que jamais la distance n’a été aussi grande entre le « peuple » et les « habiles ». Ces questions que je viens d’indiquer ne se posaient guère pour les Athéniens. Tous, je crois, prenaient la même sorte de plaisir à une comédie d’Aristophane ou à une tragédie de Sophocle. Il faudrait aujourd’hui deux esthétiques du théâtre : celle des simples et celle des malins. M. Sarcey a merveilleusement écrit la première. Je ne tenterai même pas d’esquisser la seconde : tout me fuirait entre les doigts et je serais fort embarrassé de fonder des règles sur des caprices de dégoûtés.
Où M. Sarcey échappe presque à toute critique, c’est dans les fragments qu’il a écrits çà et là de l’histoire du théâtre. La genèse de l’opérette, la définition du genre, les causes de son éclosion, de son succès, de sa décadence, voilà, pour n’apporter qu’un exemple, ce qu’il a déduit et exposé dans la perfection.
Les origines de l’opérette, il les voit dans l’opéra-comique et dans le vaudeville à couplets et il nous fait brièvement l’historique de ces deux variétés :
Mais, ajoute-t-il, ne me demandez pas à quel jour précis elles se sont constituées… Je me souviens qu’un des étonnements de mon enfance, c’était que, par un jour d’orage, on ne se trouvât jamais sur la limite exacte où cessait la pluie. Mon rêve eût été d’avoir une épaule mouillée et l’autre à sec. Ce n’est que plus tard, en y réfléchissant, que j’ai senti l’impertinence de mon désir. Les choses ne commencent guère ni ne finissent d’un coup net et précis.
Le moment qui s’est trouvé favorable à l’éclosion de l’opérette, ça été le second Empire : 1º l’opérette rendait aux Parisiens, sous une nouvelle forme, deux genres abolis et sourdement regrettés : l’opéra-comique et le vaudeville à couplets ; 2º elle était en harmonie secrète avec les mœurs et les goûts du jour : entre ce genre nouveau et l’esprit du public tel que l’avait fait le second Empire, il y avait de nombreux points d’attache. Le public avait alors d’évidentes dispositions à la blague, à l’outrance, au dégingandage. M. Sarcey définit ces trois termes. Il s’est toujours piqué d’être un moraliste : sa définition de la blague ne dément point cette innocente prétention.
La blague est un certain goût, qui est spécial aux Parisiens et plus encore aux Parisiens de notre génération, de dénigrer, de railler, de tourner en ridicule tout ce que les hommes, et surtout les prudhommes, ont l’habitude de respecter et d’aimer ; mais cette raillerie a ceci de particulier que celui qui s’y livre le fait plutôt par jeu, par amour du paradoxe que par conviction : il se moque lui-même de sa propre raillerie. Il blague.
Il blague la patrie et au besoin il mourrait pour elle ; il blague l’amour filial et pleure quand on lui parle de sa vieille mère. Il blague les beautés de l’Italie et se mettrait à genoux devant un Raphaël. Il y a dans la blague un certain mépris, très légitime d’ailleurs, pour les admirations convenues, pour les phrases toutes faites ; et à ce mépris se joint le plaisir de crever les ballons gonflés de vent, de se sentir supérieur en se prouvant qu’on n’est pas dupe.
C’est le bon côté de la blague. Mais elle en a de fâcheux : la blague donne à l’esprit l’habitude de ne plus compter avec le vrai ni avec le faux, de chercher partout matière à raillerie. Il arrive fort souvent que le blagueur de profession, pris à son propre piège, ne distingue plus lui-même ce qui est bien de ce qui est mal, ce qui est juste de ce qui est inique ; il se grise de sa propre parole, il se fausse l’esprit et se dessèche le cœur.
Cette sorte d’esprit a de tout temps existé en France. Elle s’est aiguisée, exaspérée dans les premières années du second Empire.
Le vrai créateur de l’opérette fut M. Hervé ; les maîtres, Offenbach et MM. Meilhac et Halévy. Ici se place un très fin et très brillant parallèle entre la musique de la Dame Blanche, chère à nos grands-pères, et celle d’Orphée aux enfers, entre les sentiments que ces deux musiques expriment ou éveillent. Je ne puis me retenir de citer un passage de ce feuilleton, vraiment enlevé :
Comparez, pour voir, toute cette partition de Boïeldîeu à ce fameux quadrille d’Orphée aux enfers qui a emporté dans son tourbillon frénétique toute notre génération. Vous l’entendez chanter à votre oreille, n’est-ce pas ? Est-ce qu’aux premiers sons de cet orchestre il ne vous semble pas voir toute une société se levant d’un bond et se ruant à la danse ?
Elle réveillerait des morts, cette musique. Comme ces rythmes tantôt sautillants, tantôt furieux, avaient l’air d’être faits pour communiquer une trépidation morale aussi bien que physique à tout ce public de désaccordés, pour qui la vie n’était qu’une manière de danse macabre ! Au premier coup d’archet qui sur la scène mettait en branle les dieux de l’Olympe et des Enfers, il semblait que la foule fût secouée d’un grand choc et que le siècle tout entier, gouvernements, institutions, mœurs et lois, tournât dans une prodigieuse et universelle sarabande.
Les pages de cette vivacité et de ce mouvement ne sont point rares chez M. Sarcey : il m’a paru qu’il n’était que juste de le rappeler. Je suis d’ailleurs persuadé qu’on trouverait dans ses feuilletons épars et trop nombreux quelque chose comme la Poétique expérimentale d’Aristote, reprise, élargie, appuyée sur une masse énorme d’œuvres dramatiques, sur tout ce qui a été écrit pour le théâtre. Cela vaudrait certes la peine d’être réuni en un corps, condensé, ordonné et complété ; car M. Sarcey a, sur ces matières, précisé et jeté dans la circulation une foule d’idées dont beaucoup de critiques se servent sans le dire, et même ceux qui les combattent. Que M. Sarcey se décide enfin à nous donner ce livre qu’il nous doit et qu’il nous a promis : autrement, les méchants diront qu’il doute de la bonté de son œuvre critique, et cela me peinera, car je la sens bonne et solide comme son auteur.