Les Contemporains/Deuxième série/J.-J. Weiss

Société française d’imprimerie et de librairie (Deuxième sériep. 249-271).

J.-J. WEISS[1]

L’impression que nous a laissée M. Sarcey — sa personne, sa critique et son style — est une impression de rotondité. Or rien de plus facile à embrasser d’un regard que ce qui est rond. Ce qui est rond est simple. Ce qui est rond est un, ayant un centre. La définition de M. Sarcey, l’exposition de ses théories étaient chose aisée. Il est beaucoup moins facile d’enserrer dans des formules qui les contiennent l’esprit ondoyant et brillant et les opinions multiples de M. J.-J. Weiss, même si l’on s’en tient à sa critique dramatique.

Quand on vient de parcourir, comme j’ai fait, dans la Revue bleue[2] et dans le Journal des Débats les trois années de critique dramatique de cet ancien professeur qui a été journaliste, conseiller d’État, directeur des affaires étrangères, et qui est resté un fantaisiste, sinon un bohème, un « inclassable », sinon un déclassé, on est charmé, ravi, ébloui : mais on est aussi déconcerté, ahuri, abasourdi. Tant d’esprit, de verve, d’imagination drolatique ! Tant de philosophie ! tant d’observations, de vues en tout sens et sur toutes choses ! Mais, en même temps, des affirmations si imprévues ! des préférences si excessives, si insolentes et si légèrement motivées ! une critique si capricieuse ! des théories si peu liées entre elles ! Plus on est amusé par ces échappées de verve, et moins on se sent capable de résumer, d’expliquer, de ramener à un semblant d’unité les sentiments littéraires de M. J.-J. Weiss. Et quand on serait parvenu à tirer le critique au clair, l’homme resterait, plus complexe et plus surprenant encore.


I

Cherchons du moins à saisir pourquoi M. Weiss est à ce point insaisissable. En détournant un peu de son sens le vieil axiome que « l’homme est la mesure des choses », on pourrait dire que chaque critique est lui-même la mesure des œuvres qu’il apprécie ; car, quoiqu’on fasse, une œuvre est bonne, ou mauvaise selon qu’elle plaît ou déplaît à celui qui la juge. Malgré cela, il peut se rencontrer tel système de critique, tel ensemble de jugements qui vaille pour d’autres encore que pour celui qui les a formulés, qui « fasse autorité », comme on dit. Mais il y faut, je crois, deux conditions.

Le critique, d’abord, doit avoir ou se donner les sentiments, la disposition d’esprit de la majorité des « honnêtes gens » et des lettrés — ou même de la foule dans certains cas où la foule est compétente, — en sorte que sa mesure particulière ait des chances d’être aussi celle du grand nombre. Mais surtout, s’il est vrai qu’il ne puisse appliquer aux ouvrages de l’esprit une autre mesure que la sienne, il faut du moins qu’il n’en ait qu’une ; car, s’il en a plusieurs, il n’en a plus. Un bon critique n’a point de lubies ; il se défie des caprices, des impressions d’une heure ; il ne change pas d’aune et de toise comme de chemise. En mesurant une œuvre, il se souvient de toutes celles qu’il a déjà mesurées : il porte en lui une sorte d’étalon immuable. Il demeure le même en face des œuvres multiples qui lui sont soumises : et c’est pour cela que l’on comprend les raisons de tous ses jugements et qu’ils peuvent former un corps de doctrine.

Or il s’en faut que la critique de M. Weiss observe toujours ces conditions. Il a continuellement des opinions particulières, et il semble qu’il s’applique à les avoir aussi particulières qu’il se peut. De plus, ces opinions particulières, je ne dirai pas qu’elles sont quelquefois contradictoires, mais enfin on ne voit pas toujours comment elles s’ajustent entre elles ni comment elles pourraient se rattacher à quelque théorie générale de l’art. Lui-même, la plupart du temps, ne prend pas la peine de les motiver, comme s’il craignait d’en diminuer par là le piquant. M. Weiss a tout ce qu’on voudra : l’esprit, la sagacité, la profondeur ; mais, par-dessus tout le reste, il a « l’humeur » au sens où on l’entendait au siècle dernier. Il est très souvent « l’homme qui a des idées à lui » et qui serait fâché qu’elles fussent à d’autres.


II

Je feuillette ses chroniques : elles sont gaies, charmantes, ingénieuses, éloquentes. Quand il veut bien démonter une pièce, c’est merveille comme il en dégage l’idée première, comme il en saisit le fort et le faible, comme il met le doigt sur le point où le drame dévie. S’il est obligé de répéter après d’autres des vérités connues, il semble qu’il les découvre, tant il sait les rajeunir par la vivacité de l’impression, par le style, par l’accent. Son érudition littéraire et historique est considérable et des plus sûres : elle lui fournit mille rapprochements d’une justesse inopinée et frappante. Dès que la pièce étudiée prête à quelques réflexions sur l’histoire des mœurs, le voilà parti là-dessus, et je ne connais pas de moraliste mieux informé, plus acéré ni plus clairvoyant. Tout cela devrait lui suffire ; mais non : il y a chez lui, comment dirai-je ?… une imperceptible envie de nous étonner. Et voilà pourquoi, de moment en moment, éclatent comme des pétards des affirmations soudaines, absolues, déconcertantes, jetées avec d’autant plus d’assurance qu’elles sont plus contestables, et jetées presque toujours au courant et au détour d’une phrase, comme si ces assertions aventureuses étaient vérités reconnues et indiscutables.

Il s’agit du Juif errant d’Eugène Sue : « Prise en soi, la scène du pôle nord entre le Juif errant et la Voix de Dieu produit un effet de religieuse terreur. Il y a de l’Eschyle là dedans. » De l’Eschyle ? diable ! — « M. Claretie avait contre lui (dans Monsieur le Ministre) d’abord son sujet, vrai sujet de haute comédie. » Voilà qui va bien. «…Seul sujet de haute comédie, avec Rabagas et Dora, auquel les gens du métier aient songé dans ces douze dernières années. » On se demande : Est-il donc décidément impossible d’en trouver un quatrième, en cherchant bien ? — « M. Émile Augier est de la grande série qui part du Menteur. » Voyons la grande série. « La grande série, c’est Racine (les Plaideurs), Molière, Regnard, Le Sage, Marivaux, Destouches, Sedaine, Beaumarchais et, après une longue interruption, Augier. » Destouches dans la grande série ? C’est bien extraordinaire ! Et pourquoi cette interruption si longue dans la grande série ? Et qu’est-ce qu’il faut donc pour être de la grande série ? Car M. Weiss oublie de nous le dire. — Il déclare un peu plus loin que, seul parmi les poètes du XIXe siècle, Augier « trouverait grâce devant La Fontaine et Parny ». La Fontaine et Parny ? comme on dit : Corneille et Racine ? Et ce n’est point un lapsus, car ailleurs il appelle Parny « l’un des poètes les plus absolument poètes de la littérature européenne…, Parny, ce délice ». Bien étrange, cette exaltation de Parny ! Et si vous croyez que M. Weiss se soucie de nous l’expliquer ! — Au reste, ce fervent de Parny est ravi, transporté par la Tour de Nesle, non seulement par le drame, mais par le style. « Le récit de Buridan : En 1293, la Bourgogne était heureuse, est comme le récit de Théramène du grand Dumas. L’ampleur du tout y est superbe et chaque phrase y produit sensation. » Voyez-vous M. Weiss frémir devant « la noble tête de vieillard » ? — On se souvient qu’il y a quelques années, quand la Comédie-Française donna Œdipe, tout le monde fit cette réflexion que c’était un excellent mélodrame. Mais personne ne le cria plus haut que M. Weiss : « C’est du d’Ennery ! c’est du Bouchardy ! Cela ressemble à la Tour de Nesle, à la Nonne sanglante, à Lucrèce Borgia ! Œdipe parle comme Didier et Buridan !… La dramaturgie de Sophocle est en réalité beaucoup moins éloignée de celle de Bouchardy et de d’Ennery que de celle de Racine et de Corneille. » Et il ajoutait : « N’en rougissons pas pour Sophocle : qui sait ce qu’eût été Bouchardy si, en ses jeunes ans, il avait grandi, comme Sophocle, sous l’aile de la muse, » etc.

Vous voyez comment sous cette plume une impression juste et neuve s’enfle, s’exagère, se tourne en fantaisie. M. Weiss a l’admiration naturellement hyperbolique. — Tout le monde convient que l’exposition de Bajazet est des plus habiles : si M. Weiss la rencontre en chemin, elle devient la merveille unique entre toutes ». — On sait que Perrault fut un esprit curieux et original, et nous goûtons tous la grâce parfaite des Contes de fées. Mais, pour M. Weiss, Perrault est « l’un des beaux génies de son siècle ». Les quarante pages des Contes sont « les plus nourries de choses et de notations diverses, les plus légères d’allure qu’on ait écrites dans notre langue ».(M. Weiss fait une terrible consommation de superlatifs absolus.) Puis voici un mystère : « Perrault en écrivant les Contes, fit du pur moderne… Oh ! que tout dans ces contes est bien en effet spontané et moderne ! » Pourquoi « moderne » ? en quoi « moderne » ? C’est que « moderne » est piquant. Nous voyons un peu après que « Perrault contraste avec l’ensemble du XVIIe siècle en ce qu’il est en ses contes un poète de la maison, des choses familières, domestiques, intimes, comme de l’enfance ». C’est sans doute en cela qu’il est « moderne ». Mais l’est-il donc à l’exclusion de tous ses contemporains ? Quelle rage de découverte et d’invention dans toute cette critique !

Et quels massacres des opinions enseignées et convenues ! — Voilà deux siècles qu’on célèbre Tartufe comme le chef-d’œuvre des chefs-d’œuvre. « N’était le parti pris d’école et presque de faction, écrit M. Weiss, on conviendrait que le Tartufe n’est amusant d’aucune manière. » — La critique traditionnelle exalte la bonté de Molière : M. Janet dégage de son théâtre la plus saine morale et la plus correcte ; écoutez M. Weiss :

…Il est des choses sacrées sur lesquelles il faut être délicat à outrance ; la société du XVIIe siècle ne l’était guère, et Molière pas du tout. Molière n’avait pas seulement la profonde immoralité qui est l’attribut commun et très probablement la condition d’activité des grands observateurs de l’homme et de la nature humaine. Il n’avait pas seulement ce qu’on peut appeler la dureté de l’âme générale et l’inhumanité, défaut commun chez les écrivains et les personnages célèbres de son temps, seul défaut saillant d’un siècle où bien décidément le caractère et l’esprit français ont atteint leur point de perfection et d’équilibre. Il avait encore une certaine grossièreté de sentiment moral et des instincts de mauvais sujet qui lui appartenaient bien en propre et à quoi correspondait, dans son style, un goût marqué pour les grossièretés de langage.

S’est-on assez extasié sur les femmes de Molière, Éliante, Elmire, Henriette, sur leur bon sens, leur franchise, leur belle santé morale ! M. Weiss nous déclare qu’il se sent « peu de penchant pour elles ».

— Il semblait entendu, établi par une infinité de professeurs et de critiques qu’Esther était une fort belle élégie, mais un drame assez faible : M. Weiss l’appelle « un des plus vigoureux en sa suavité qui existent ». — L’usage est de mettre Athalie au-dessus d’Esther : « J’ai, dit M. Weiss, la faiblesse de préférer Esther à Athalie. » — L’usage est de répéter que l’action dramatique manque un peu dans Bérénice. « Il y a au contraire un drame, le plus douloureux, le plus fier, le plus délicat des drames. Élégie tant que vous voudrez, mais élégie souverainement dramatique. »

Puis ce sont des rapprochements de noms et d’idées propres à troubler les esprits timides. — « On pourrait admirer, au troisième acte de Ma camarade, une psychologie racinienne. » — « Pour l’élan du geste il n’y a eu de nos jours, avec Thérésa, que Rachel, et encore ! » — « Le truc du brigadier dans la Champenoise, c’est un des trucs de l’Ars amatoria d’Ovide. » — « Le prologue d’Amphitryon contient en germe Orphée aux enfers et la Belle Hélène. » — À propos d’Un chapeau de paille d’Italie : « Voilà la filiation : Molière, Paul de Kock, Labiche. » — Le drame d’Antony, étant un drame psychologique, « tient de la méthode du XVIIe siècle et des tragiques grecs », etc., etc.

Qu’il soit bien entendu que je ne conteste point la justesse ni de ces admirations paradoxales ni de ces rapprochements imprévus. Je cherche seulement à me rendre compte du singulier attrait de la critique de M. Weiss, à démêler par quel don ou par quels procédés il nous étonne. Je vois d’abord que, là où il est de l’avis de la majorité, il rafraîchit et fait siennes les opinions consacrées par l’extraordinaire vivacité de son impression. En outre, s’il saisit dans une œuvre quelque côté qui n’ait pas encore été aperçu ou signalé, il le met si violemment en lumière, il oublie si bien tout le reste que sa découverte prend tout de suite je ne sais quel air d’élégante impertinence et semble un défi à la sécurité des bonnes gens qui croient ce qu’on leur a dit et qui n’inventent rien. Comme M. Renan, à qui il ressemble par plus d’un point malgré la différence des tempéraments, M. Weiss affecte de ne voir et de ne présenter à la fois qu’un aspect des questions, et c’est par là qu’il nous surprend et nous intéresse si fort. Et qu’on ne dise point que le procédé est facile ; car ces aspects nouveaux, c’est bien lui qui les découvre ; nous n’y aurions jamais songé sans lui ; et c’est chose si rare et si précieuse que d’avoir dans la critique littéraire, où la tradition est encore si puissante, des impressions et des vues vraiment personnelles ! Quand, après nous être divertis aux fusées de M. Weiss, nous retranchons de l’expression de ses jugements ce qui s’y mêle toujours de fantaisie, d’outrance et d’humeur, notre sentiment total sur l’œuvre qu’il a étudiée ne s’en trouve pas moins modifié et enrichi. Il a dans ses caprices d’imagination une sagacité qui voit loin, et de ses feux d’artifice il reste toujours autre chose que du papier brûlé.


III

Rien de plus vivant que cette critique. C’est un esprit qui se livre. La véhémence de ses affirmations n’est jamais pédantesque, au lieu que souvent la modération étudiée de tel critique sage et pondéré sue la pédanterie. La façon dont M. Weiss considère le théâtre n’a rien d’étroit, de scolaire, de « livresque ». Il sait la vie, il sait l’histoire ; il connaît les hommes, ceux d’autrefois et ceux d’aujourd’hui. Beaucoup de choses l’attirent et l’occupent autour et à propos des ouvrages qu’il examine. Il est aussi curieux des mœurs des hommes qu’entêté du beau. À chaque instant on sent qu’il n’a pas toujours fait de la critique et qu’il ne se croyait pas né spécialement pour en faire. À propos d’un mauvais drame de Ponson du Terrail, il nous trace de Henri IV, envisagé par certains côtés secrets, un portrait, avec preuves à l’appui, qu’il est impossible d’oublier. «…Il faut donc conclure, pour Henri IV jeune ou vieux, à un fonds ingénu de vilenie bestiale qu’il dominait moins dans son âge mûr et sa vieillesse, mais qui, au temps de sa jeunesse, n’étant point revêtu par la gloire, choquait plus en sa nudité. » — À propos de Kléber, drame militaire, il développe ingénieusement et magnifiquement « le rêve oriental de Napoléon ». — À propos du Nouveau Monde, de M. Villiers de l’Isle-Adam, le joli portrait des derniers précieux de la littérature contemporaine, et que je voudrais citer tout entier !

…Le théâtre est proprement le tombeau des malins et la fin des cénacles… Ah ! dans tout autre domaine que le théâtre il est aisé d’appliquer des principes de cénacle… On conçoit gigantesque. On turlupine les maîtres reconnus et acceptés, et on ne s’est pas seulement donné la peine de les comprendre. On est impressionniste, expressionniste, luministe et immenséiste. On fait de la peinture intransigeante, de la statuaire récalcitrante, de la musique insociable, des romans réfractaires, sans pieds ni tête, où les ateliers du haut de Montmartre et les capharnaüms du boulevard Saint-Michel reconnaissent avec exaltation la vie comme elle est, exactement, superbement comme elle est !…

Je ne sais si personne de notre temps a eu plus d’esprit que M. Weiss. Et il a les deux sortes d’esprit : celui qui est comme la fleur du bon sens et celui qui est comme la fleur de l’imagination ; celui qui consiste à saisir des rapports inattendus entre les idées, et celui qui réside dans l’imprévu abondant des images. Il a de l’esprit comme Voltaire et comme Henri Heine, et il en a comme la neveu de Rameau, avec quelque chose de plus élégant dans le débraillé. Relisez les bouffonneries que lui ont inspirées les querelles de Sarcey-Perrin, Sardou-Uchard et Dumas-Jacquet, et toutes ses sorties contre les « notaires » de la Comédie-Française. Dans les portraitures d’acteurs et d’actrices il est impayable. Et d’un sans-gêne ! Ce rédacteur d’un journal austère déshabille radicalement Mlle Marsy et Mme Paul Mounet, les détaille, les examine membre par membre. C’est d’une indiscrétion de talon rouge. Rappelez-vous aussi le petit croquis plus discret et non moins réjouissant de Mlle Alice Lavigne :

Est-ce du talent ? est-ce du chien ? Elle laisse tomber sa parole comme un plomb, elle lance sa jambe en équerre, elle jette et présente la main avec des circuits caressants de pattes de homard, et tout cède à des manières si distinguées ! Elle vous a des audaces d’une tranquillité ! et des surprises d’une effronterie ! et des ingénuités d’un raffinement ! Ça empoigne, ça assomme, ça abrutit. Je voudrais la voir, une fois, jouer l’École des femmes et la Chercheuse d’esprit. »

Parmi toutes ses autres originalités, M. Weiss s’est donné celle de traiter l’École normale de prison. «…Pour intellectuelle que soit une prison, c’est toujours une prison… La plus belle, la plus féconde, la plus riante de nos facultés, l’imagination s’y attriste… » Il ne nous paraît pas que la sienne se soit fort attristée à l’École, ni que cette prison l’ait comprimée plus qu’il ne fallait. Avec une syntaxe irréprochable, une extrême propriété de termes, un vocabulaire excellent, il vous a des hardiesses de style qui vont très volontiers (oh ! ce n’est point un reproche) jusqu’au mauvais goût le plus authentique et jusqu’au précieux le plus avéré. Racine serait fort étonné d’être admiré pour « ses à-fond d’une brutalité froide et la souplesse de ses dégagements ». Le Supplice d’une femme est « du trois-six d’éthique et d’émotion », et la Visite de noces est « de l’éthique absolue à cent degrés Gay-Lussac ». Et voici l’image qu’inspire à M. Weiss la vivacité d’allure de Ma camarade : « Le filament microscopique le plus tortillé de la joie et de la fureur de vivre ne se trémousse pas avec une vie plus furieuse et plus joyeuse que cette pièce. » Au fait, cela est très joli ; mais diable ! cela n’est pas d’une imagination anémiée. Et je ne vois pas non plus que l’École normale ait beaucoup gêné M. Weiss pour qualifier la Glu de « créature catapultueuse ».


IV

Mais au moins, dans toute cette critique capricieuse et fantasque (comme l’a été aussi, en apparence, la vie politique de M. Weiss) ne trouvons-nous point, à défaut d’une doctrine dont je ne regrette nullement l’absence, des sentiments plus persistants que les autres, des préférences ou des antipathies particulièrement tenaces ?

Les admirations de M. Weiss sont, comme on a vu, généreuses et variées. Il adore l’Athènes d’autrefois et ceux qui en ont exprimé l’âme, le Paris d’à présent et ceux qui en traduisent l’esprit. Il se pique de connaître Paris dans ses recoins ; il nous signale dans une chronique, tel restaurant voisin des Halles centrales ; il hante le boulevard Bonne-Nouvelle le samedi, le jour des juives : « Éblouissant, ce boulevard, de deux à quatre, quand les filles de Sion débouchent par essaims… » Il n’aime rien tant que le théâtre de Sophocle, sinon peut-être celui de Meilhac et Halévy. Sur Corneille et Racine, il s’abandonne à des effusions intransigeantes : nul n’a plus contribué que lui à mettre à la mode le parti pris très distingué de les admirer sans réserve, de tout voir chez eux, même des choses auxquelles il ne semble pas qu’ils aient beaucoup songé. Il découvre dans Polyeucte « tous les types et tous les phénomènes qui ont dû se produire durant les deux premiers siècles au cours de la révolution chrétienne ». Après avoir cité la strophe : « Tout l’univers est plein de sa magnificence…, » il ajoute : « Pour moi, quand je lis de tels vers, je ne sais que m’écrier : Hosannah ! hosannah ! » Tartufe ne l’amuse pas ; mais Amphitryon ! « La langue d’Amphitryon est la plus souple, la plus épanouie, la plus polie, la plus savoureuse, la plus riante, la plus pure qu’on ait écrite. » Quand il nous parle de Labiche, il n’y a plus que Labiche et son rire épique ; et quand il nous parle d’Octave Feuillet, il n’y a plus qu’Octave Feuillet et son délicieux romanesque, consolateur de l’homme dont le cœur est supérieur à sa fortune. Et chaque fois l’enthousiasme de M. Weiss est à son paroxysme. Ses admirations sont égales autant qu’elles sont diverses, et sont pourtant aussi perspicaces qu’elles paraissent effrénées : on ne saurait unir un esprit plus aigu à un délire plus abondant.

Mais, si son impression du moment le pénètre et le possède au point d’opprimer et de chasser presque ses souvenirs ; si toutes ses admirations sont, ou peu s’en faut, égales, étant toutes sans limites, il en est du moins quelques-unes qui le ressaisissent plus fréquemment et qui nous révèlent certaines préférences décidées et foncières.

En réalité, plus que Corneille, Racine et Molière, plus qu’Augier, Feuillet, Labiche et Meilhac, il aime Regnard, Gresset, Piron, Favart et Beaumarchais — et Scribe et Dumas père. Il a la prédilection la plus tendre pour le théâtre du XVIIIe siècle et du temps de Louis-Philippe. Pourquoi ? je ne saurais le dire. Voici quelques passages qui nous l’expliqueront tant bien que mal :

Il y avait alors (au temps de Louis-Philippe) une délicatesse et une générosité qui donnaient le ton à la littérature et le recevaient d’elle. Depuis, nous sommes revenus à une grossièreté de sens moral qui rappelle le XVIIe siècle et même la vieillesse de ce siècle, plus brutal et plus cru avec Dancourt, Le Sage et même Regnard, qu’il ne l’avait été en sa verdeur avec Molière et La Fontaine. Cette crudité a été la marque éminente de la littérature de l’époque de Napoléon III.


C’est là une de ses idées les plus personnelles et les plus chères, une de celles qu’il a le plus souvent développées, et dès janvier 1858, dans le plus long chapitre de ses Essais sur l’histoire de la littérature française. Il a d’ailleurs repris maintes fois et résumé ce chapitre célèbre :

…Le second Augier (celui des Effrontés, des Lionnes pauvres, etc.) est le produit d’un moment spécial de nos mœurs et de nos idées, et d’un moment triste. Ça été le moment du positivisme dur et brutal dont nous ne sommes pas sortis et qui a été l’un des fruits de la révolution de 1851. Ce moment s’est marqué dans Madame Bovary, dans les Faux bonshommes, le Demi-Monde, le Fils naturel, les écrits philosophiques et historiques de M. Taine, toutes œuvres que caractérisent la conception mécanique de l’âme humaine, un mépris superbe de l’homme, un style sec et tranchant, circonscrit dans la notation impassible des effets et des causes.

Ce passage et beaucoup d’autres du même genre nous font parfaitement comprendre les jugements portés par M. Weiss sur le théâtre de « l’époque actuelle ». Au fond, il n’aime d’Augier que ses comédies en vers. De Dumas fils, il n’aime sincèrement que la Dame aux camélias, et un peu Diane de Lys : le reste lui est désagréable. Il faut relire les deux études, d’une injustice pleine de sagacité, qu’il a consacrées à Dumas fils et à Flaubert dans ses Essais. Il s’insurge à la fois contre leur observation sans entrailles et contre l’immoralité de leur morale qui inflige au vice, froidement et sans un mot de plainte, un châtiment fatal comme lui. Il réclame pour Mme Bovary ; à plus forte raison réclamera-t-il pour Marguerite Gauthier. Le comique même de Meilhac et Halévy lui paraît cruel ; et, au contraire, quoiqu’il ne se méprenne assurément pas sur la valeur des œuvres, il a d’amples indulgences pour Nana Sahib, pour Formosa, pour la Famille d’Arbelles, pour les comédies de M. Delpit, préférant dans un drame, pourvu qu’il ait quelque vie et quelque envolée, l’absence d’observation à l’observation triste. Il est vrai que ces indulgences enveloppent peut-être quelque dédain. M. Weiss laisse échapper quelque part cet aveu que ce n’est pas un métier bien réjouissant « d’extraire des nouveautés du jour les maigres parcelles de littérature et de philosophie qu’elles peuvent contenir ».

En revanche, il ne peut approcher Regnard, Scribe ni Dumas père sans prendre feu (et je ne veux pas croire qu’il y ait quelque artifice dans cet échauffement). Il nous parle comme d’une chose toute simple et évidente « de la mollesse et de la pureté délicieuse de la versification de Regnard ». Nous apprenons qu’après Molière « trois écrivains bourgeois, Marivaux, Gresset, Piron, dont l’âme n’était tissue que de délicatesse, de fierté, de noblesse, de pensées honnêtes, avaient épuré et divinisé la scène comique ». M. Weiss nous dit ailleurs que « depuis qu’il sait lire, il a conçu pour ces deux prodiges, Dumas et Scribe, une passion infatigable et stupide ». Le Verre d’eau lui semble inspiré par « une vue supérieure des choses humaines » ; et il appelle enfin la « mixture Auber-Scribe » un « ferment divin où Scribe fournissait la magie des situations et Auber la magie de l’expression ».


V

Nous connaissons donc à présent les goûts dominants de M. Weiss et quelque chose même de son caractère. C’est d’abord une passion très vive, à la fois sincère et étudiée, pour certaines formes particulièrement élégantes de l’esprit français et pour les périodes où cet esprit a montré le plus de finesse et de grâce et aussi le plus de générosité. M. Weiss veut que cet esprit ait sa poésie, égale ou supérieure à toutes les autres.

Angle et Saxon, rends-toi (c’est M. Taine qu’il interpelle avec cette furie) ! Car enfin ose me soutenir que tes pirates saxons, avec ces affreux chants de guerre dont tu as infesté ton Histoire de la littérature anglaise, sont plus poètes que Regnard ! Ose encore définir la poésie comme Villemereux, en sixième, nous définissait l’ivresse : une courte folie. Écoute ceci, et dis-moi si l’esprit, le pur esprit, l’esprit tempéré et fin, l’esprit qui se contient et se gouverne, la plus intime essence de nous-mêmes enfin, gens de Paris, de Gascogne et de Champagne, ne peut pas être une source de poésie tout aussi bien que l’imagination exaltée, les passions furieuses, le cœur qui se ronge et l’hypocondrie !

Je n’aurai pas la candeur d’objecter qu’entre la sauvage hypocondrie d’un vieux poète saxon et l’esprit de Regnard il y a de la place ; que vraiment on peut rêver quelque chose au delà des fantaisies un peu courtes de Crispin, une vision, un sentiment de la vie et des choses qui nous heurte d’une toute autre secousse et nous insinue un tout autre charme ; qu’enfin il y a des gens qui ne sont point des barbares et que pourtant les vers du Légataire ne plongent point en extase ni ne mettent sens dessus dessous. Après cela, je ne vois pas pourquoi tel morceau de Regnard, de Marivaux, de Piron, ne serait point de la poésie aussi bien qu’une scène de Shakspeare, un chant de Dante ou une ode de Victor Hugo ; et pour ceux qui la goûtent par-dessus tout, cette poésie proprement française est, en effet, la meilleure.

Au reste, M. Weiss adore, je crois, non seulement cette poésie et cet esprit, mais la société où ils ont fleuri délicieusement. On devine chez lui cette arrière-pensée que, pour un homme de talent, il faisait bon vivre dans ce monde du dernier siècle : le mérite personnel s’y imposait peut-être mieux, y était traité avec plus de justice que dans une société démocratique, bureaucratisée et enchinoisée à l’excès (M. Weiss a très souvent des paroles amères sur la morgue des administrations et sur les sottises des concours et de l’avancement.)

Cette prédilection si décidée pour la poésie dramatique du XVIIIe siècle implique naturellement une profonde antipathie pour son contraire. On comprend maintenant que M. Weiss n’aime pas (encore qu’il l’estime fort dans quelques-unes de ses parties) la littérature positiviste et brutale des trente dernières années, l’observation désenchantée et sèche, la conception fataliste de la vie et des passions humaines. Car ce pessimisme dédaigneux détourne de l’action, et M. Weiss aime l’action. Ce lettré accompli ferait volontiers, on le sent, autre chose que de la littérature. Il a toujours rêvé d’être dans les affaires publiques. Il n’a fait qu’y passer, et je le soupçonne de ne s’en être pas entièrement consolé.

Il aime l’action, il aime la vie, il aime la force. S’il adore Scribe et Dumas, c’est assurément à cause de leurs œuvres, mais aussi par la raison qu’il admire tant Gambetta (et en général tous ceux qui ont joué un grand rôle dans l’histoire) : parce qu’ils ont été forts, puissants, féconds. Le beau de la vie, pour M. Weiss, n’est point de subir ou de copier la réalité, mais de la dominer, de la pétrir, soit en des œuvres d’art, soit par l’action matérielle ; c’est de lui imposer, dans la mesure où on le peut, la forme de son rêve. Il n’y a que cela d’intéressant au monde, puisque la vérité nous échappe et que ceux qui croient la tenir la voient si sombre. À l’action dans la vie correspond, dans l’art, le souci de l’idéal. M. Weiss, qu’on ne s’y trompe pas, est un fougueux idéaliste. Il n’aime pas seulement l’esprit, qui est, de toutes les façons de voir et d’exprimer les choses, celle dont on jouit le plus sûrement : il aime le romanesque, l’héroïque, l’impossible. Et l’on découvre aussi parfois, dans son esprit si lucide, une ombre de songerie germanique. Je suis bien forcé de recourir à la vieille formule, à celle dont se sert Retz essayant de définir La Rochefoucauld : il y a du je ne sais quoi dans J.-J. Weiss.


VI

C’est surtout ce je ne sais quoi que j’ai poursuivi à travers ses feuilletons dramatiques. J’ai insisté sur ses caprices et ses fantaisies ; je n’ai pas assez dit combien il a semé dans ces feuilletons de pages magistrales, aussi solides que brillantes, aussi profondes que spirituelles. Relisez les études sur Polyeucte, Esther, l’Étrangère, Diane de Lys, le Légataire, les Effrontés, Ruy Blas et le Jeu de l’amour et du hasard, etc. — Mais, là même où il ne fait que développer à sa manière et rajeunir le jugement de la tradition, il se glisse dans sa critique quelque chose d’aventureux, de fantasque, d’invérifiable. Toutes les fois qu’il parle d’une œuvre sur laquelle son sentiment ne m’est pas connu d’avance, j’ai cette impression, s’il l’exalte, qu’il aurait aussi bien pu la mépriser, et s’il la trouve médiocre, qu’il aurait aussi bien pu la juger admirable. Une chose lui plaît parce qu’elle lui plaît ; ne cherchez rien au delà. M. Weiss abonde en assertions subites, inexpliquées, et dont le contrôle est impossible. C’est le triomphe du « sens propre », suspect à M. Nisard. Et rien ne nous montrerait mieux que cette critique étincelante et décevante la vanité de la critique, si toutefois nous avions l’ingénuité de la considérer comme une science.

Mais rien aussi ne nous montre mieux à quel point la critique littéraire peut être une chose exquise et comme elle peut égaler en intérêt et quelquefois dépasser les œuvres mêmes sur lesquelles elle s’exerce. La comédie que nous donnait toutes les semaines l’esprit de M. Weiss valait mieux, neuf fois sur dix, que les comédies dont il nous rendait compte. À l’antique définition : Ars homo additus naturæ, on pourrait ajouter : Critica scriptor additus scriptori, ou quelque chose d’approchant. Le lecteur jouit et de l’œuvre critiquée et de son critique. Il saisit un reflet du monde dans un esprit, et de cet esprit dans un autre. Il voit comment un homme qui a vu et rendu le réel d’une certaine façon est à son tour compris et traduit par un autre homme. Comme l’artiste crée ses personnages, le critique crée en quelque manière et façonne l’artiste qu’il définit. Et le critique peut être à son tour défini, façonné, inventé par un autre critique. Tout homme est un miroir conscient du monde et des autres hommes. Aucun de ces miroirs ne donne exactement la même image ; mais quelques-uns seulement en donnent une tout à fait originale et qu’on retient. L’esprit de M. J.-J. Weiss est au premier rang de ceux-là : c’est un des miroirs les plus inventifs de notre temps.


  1. Essais sur l’histoire de la littérature française (1 vol. Calmann Lévy). — Chroniques dramatiques à la Revue politique et littéraire et au Journal des Débats (1882-1885).
  2. Voy. notamment les articles sur le Roi s’amuse, Fédora, Un roman parisien (de M. Octave Feuillet), la Tour de Nesle, dans la Revue des 4 novembre, 2 et 16 décembre 1882, 10 février 1883. La Revue des cours littéraires a publié des conférences de M. J.-J. Weiss sur Favart, Piron, Gresset, dans ses numéros des 18 février et 29 avril 1865.