Les Contemporaines (1884)/Les trois belles Charcutières


LES TROIS BELLES CHARCUTIÈRES



Un homme, très mal marié, devint amoureux d’une jeune fille de son voisinage, dont les grâces et le bon goût doublaient au moins les charmes. Elle se nommait Victoire P—not : il n’y eut jamais de femme plus attrayante, quoiqu’on pùt aisément en trouver une plus belle. C’était une grande blonde, à taille courte, et par conséquent ayant la démarche aisée ; ses cheveux étaient d’un agréable doré ; ses couleurs vives la faisaient paraître au milieu de ses compagnes comme une belle rose. Elle savait si bien choisir ce qui lui allait, qu’il n’y eut jamais de femme mieux mise, quoiqu’elle n’eût que des étoffes communes, surtout de la toile à petits carreaux rouges. Elle n’était pas d’une condition relevée ; elle était la fille d’une menuisière, veuve depuis longtemps.

Cette jolie fille fut recherchée en mariage par un charcutier, qui l’épousa. Son premier adorateur en fut au désespoir : mais il n’était pas libre : il dévora ses regrets, et se tut.

Deux ans après le mariage de sa maîtresse, il devint veuf. Nouveaux regrets de ce que l’aimable menuisière s’était mariée trop tôt. Mais elle avait une sœur cadette, qui, moins grande que sa sœur, moins brillante, était cependant très aimable. Elle avait copié le goût de son ainée ; elle se l’était rendu propre : elle avait le teint délicat, une blancheur de lis ; elle n’avait pas autant de grâces que Victoire, mais elle était aussi jolie : surtout elle avait comme sa sœur un goût exquis pour sa chaussure. Telle qu’elle était, le riche veuf ne trouva pas de fille qui lui plût autant. Il alla chez la Jolie Charcutière, ainée de la gentille Isabelle, et après s’être fait connaitre par son nom, par sa place et par sa fortune, il la pria de s’intéresser pour lui auprès de sa jeune sœur. Victoire, enchantée qu’un aussi bon parti se présentat pour Isabelle, le remercia de l’honneur qu’il faisait à sa cadette et elle ajouta : — Nous nous aimons tendrement, ma sœur et moi ; elle vient ici tous les dimanches, tenir ma place au comptoir, pour que je puisse sortir : elle ne manquera pas dimanche prochain ; nous causerons de cela ensemble, et lundi je vous dirai ce qu’elle aura pensé de votre honnête proposition. M. Dequène (c’est le nom du veuf) soupira, et, portant sur celle qui lui parlait des regards humides, il lui répondit : — Mon bonheur dépend de vous, madame : je remets entre vos mains le sort du plus dévoué des hommes à vos moindres volontés. Ce langage surprit Victoire.

Isabelle alla effectivement chez sa sœur le dimanche suivant, et la jolie charcutière s’acquitta de la commission dont elle s’était chargée.

M. Dequène vint le lundi, comme on le lui avait recommandé. Dès que la jolie charcutière le vit, elle lui sourit obligeamment. Il en tira un bon augure. — Mettez-vous là, lui dit-elle, nous allons causer. — Il s’assit, et comme il était l’heure de la journée où l’on est le plus tranquille dans ces sortes de boutiques, ils ne furent pas interrompus.

— Ma seur a demandé à vous voir avant que de me répondre. Elle s’est d’abord informée si vous étiez de l’état de mon mari, et sur ma réponse que non, elle refusait absolument. J’ai parlé alors de votre fortune, un peu de votre figure ; enfin, j’ai dit, que si j’étais à sa place, vous seriez mon choix. Ce mot l’a frappée… En ce cas, ma petite sœur, je sais combien vous m’aimez ; disposez de mon sort : mariée par vous, je crois que je serai heureuse… Voilà son dernier mot. — Est-il bien vrai, madame, que si vous étiez à la place de votre jeune sœur, vous auriez accepté ma foi ? — C’est ce qu’il est inutile de vous assurer. Prêt à devenir votre beau-frère, c’est une douceur pour moi que cette assurance. — Je vous réponds donc, monsieur, que j’ai dit ce que je pensais. Vous n’imaginez pas à quel point cette disposition de votre part m’intéresse ! Vous rappelez-vous comme je vous regardais, en passant devant vous, lorsque vous demeuriez chez vos parents ? Je ne vous le cache plus ; je vous adorais ; mais j’étais marié pour lors : vous l’êtes aujourd’hui ; je ne saurais vous appartenir comme époux ; que je vous appartienne au moins comme beau-frère : c’est mon vœu le plus ardent. — Je me félicite, monsieur, de procurer à ma sœur un parti aussi avantageux ! — Je l’aimerai, madame, soyez-en sûre ; mais ma belle-sœur me sera bien chère !… Je veux, quand je serai entré dans votre alliance, que ma fortune soit commune entre vous et moi : le lien qui va m’unir à votre sœur légitimera ma conduite, et la rendra estimable aux yeux de tout le monde. J’aspire à cet heureux instant ; daignez le hâter. Victoire rougit, baissa la vue et soupira, mais imperceptiblement : — Ah Dieu ! j’étais aimé ! (pensa le futur beau-frère en se levant). Le second entretien qu’eut Dequène avec la jolie charcutière, accéléra le mariage. Isabelle, invitée à goûter par sa sœur, arriva comme Dequène allait se retirer : on le pria de revenir dans une heure. En son absence, les deux sœurs s’expliquèrent, et la jeune Isabelle, contente de la figure et des manières du prétendu, donna son aveu. Victoire en instruisit Dequène à son retour ; on goûta. Isabelle fut ravissante, Victoire un peu concentrée ; mais son teint avait cet éclat de la rose, qui la rendait si belle quand elle était fille. Dès le même soir elle prévint sa mère, et, dans le mois, Isabelle devint madame Dequène.

La nouvelle épouse avait naturellement du goût pour le commerce de sa sœur, à cause d’une belle charcutière qu’elle connaissait, dont tout le monde admirait les grâces, et elle se trouvait au comble de la joie quand elle pouvait servir au comptoir. L’aînée avait eu ce goût dans les premières semaines de son mariage ; mais il s’était ralenti ; ce fut pis encore, lorsque Dequène lui eut fait connaître qu’elle aurait joui d’un sort beaucoup plus relevé, si elle avait différé son mariage de deux ans ! elle prit du dégoût non seulement pour son commerce, mais encore pour son mari. Sous le prétexte des présents de noces, son beau-frère lui avait donné des brillants, des étoffes charmantes, etc. Elle se fit faire des robes du dernier goût ; elle priait son beau-frère de la mener aux spectacles, aux promenades. Il ne demandait pas mieux ; et comme Isabelle était charmée de rester à la boutique de sa sœur, où elle faisait la ménagère et servait en joli déshabillé blanc, son aînée avait toute liberté.

Cette fréquentation journalière ranima les sentiments de M. Dequène ; elle en fit naître de pareils dans le cœur de la jolie charcutière ; ils s’adorèrent, ils se le dirent, et ces deux imprudents ne se donnèrent pas la peine de déguiser leur flamme criminelle. Ce n’est pas cependant qu’ils se livrassent aux derniers excès ; la jolie charcutière évita une chute trop honteuse ; mais elle vécut mal avec son mari, dont elle n’aimait pas le nom (il s’appelait Maillot), et dont elle voulut enfin absolument se séparer, malgré les représentations de son beau-frère. Cette démarche scandaleuse fit un mauvais effet, non sur l’esprit d’Isabelle qui ne pouvait croire le mal de sa sœur, mais dans l’opinion du public.

Voilà donc la jolie charcutière tout entière à sa passion. Elle occupa une petite maison dans un faubourg et ce fut Dequène qui fournit à sa dépense. Sa fortune y suffisait heureusement ! et il eut l’adresse de faire passer tout ce qu’il donnait à sa belle-sœur, par les mains de sa femme.

Les choses demeurèrent deux années dans cet état.

Ce fut alors qu’Isabelle, un peu plus avancée en âge, considérant la conduite de sa sœur, qui lui enlevait son mari, et la laissait des semaines entières avec le charcutier, ouvrit enfin les yeux et prêta l’oreille aux discours qu’on tenait autour d’elle. Son beau-frère était bel homme, il était privé de sa femme ; il osa offrir ses vœux à l’aimable Isabelle. Mais la jeune personne fut effrayée de l’image qui s’offrit à son esprit, et du désordre affreux dans lequel on lui proposait de donner…

Le même jour, elle alla où demeurait sa sœur, qu’elle trouva causant avec M. Dequène. Elle ne dissimula pas le sujet de sa visite ; elle leur dit naïvement la proposition que venait de hasarder Maillot. La jolie charcutière regarda son beau-frère la larme à l’œil : — Que faire ? — Il n’est qu’un parti sage à prendre (répondit Isabelle) ; retournez chez vous, réunissez-vous à votre mari, et laissez-moi le mien. — Es-tu jalouse (reprit la sæur aînée) ? — Je ne l’ai point été jusqu’à cet instant : mais enfin j’ouvre les yeux et je vois que je suis absolument négligée de mon mari, comme tu négliges le tien, et que c’est la raison des propositions que mon beau-frère m’a faites aujourd’hui. Que voulez-vous que je fasse, tous deux ? — Ma chère femme, répondit Dequène, je vous tromperais, si je vous disais que je n’adore pas votre sœur : c’est par amour pour elle que je vous ai recherchée ; oui, je l’adore ; elle est ma première et ma seule inclination. Notre malheur à tous trois a fait qu’elle s’est mariée avant que je fusse libre : j’ai voulu lui tenir par quelque endroit ; je vous ai donc épousée, pour être son beau-frère : comme sa sœur, loin de m’être indifférente, vous êtes ce que j’ai de plus cher après elle. Ne me faites pas un crime de mes sentiments ; ils sont involontaires : daignez me le pardonner, ma chère Isabelle ! La jeune épouse ne répondit que par des larmes ; sa sœur l’imita. Enfin l’aînée prit la parole. — J’aime ton mari autant que j’en suis aimée (dit-elle à sa cadette) ; donne-moi du temps pour me surmonter et continue de vivre comme tu l’as fait jusqu’à présent. Nous n’avons encore rien à nous reprocher que nos mutuels sentiments, ton mari et moi ; je te le jure, et nous sommes incapables de jamais de venir plus criminels. — J’y consens (répondit Isabelle) : je vois aussi dans ma sœur et dans mon mari ce que j’ai de plus cher au monde : mais je ne resterai pas avec mon beau-frère. — Pourquoi non (reprit la jolie charcutière) ? tu es à l’abri des chutes. — Peut-être ! ton mari m’a toujours paru si aimable. — À ce mot de sa cadette, l’aînée fit un soupir et regarda Dequène. — N’y a-t-il aucun moyen (lui dit-elle) ? — Non, mon amie, aucun : nous sommes liés par une chaîne de fer ; rien ne peut la rompre, que la mort.

Les larmes des deux sœur recommencèrent à ce mot fatal. On voyait dans les yeux égarés de l’aînée le désir du plus affreux des crimes ; et peut-être, si Dequène n’avait pas reçu l’éducation qui distingue les honnêtes gens, peut-être le crime d’une Lescombat allait-il se renouveler ! Mes bonnes amies (dit le mari d’Isabelle aux deux sœur), pourquoi nous désoler ? N’avons nous pas de moyens d’être heureux ? Si vous voulez m’en croire, nous vivrons tous quatre ensemble ; nous n’aurons qu’une maison et qu’une table. — C’est ce que je demande ! (s’écria l’aimable Isabelle) : je ne suis pas jalouse de ce que vous aimiez une sœur qui m’est chére, mais je suis fâchée de ce que nous menons une vie malheureuse, tandis que nous avons tout ce qu’il faut pour la rendre agréable. La jolie charcutière fut du même avis que sa sœur ; on prit dans la maison de Maillot un appartement pour Dequène et son épouse, on eut la même table, on ne se quitta plus.

Ce remède n’eut cependant pas l’effet qu’on en attendait : au contraire, à table, ou dans les entretiens particuliers, Dequène était toujours avec l’aînée, tandis que son beau-frère s’en dédommageait avec la cadette. Ce dernier était bel homme, comme on l’a dit, il était coiffé en petit-maître : l’aisance ou la fortune de M. Dequéne mettait les deux ménages réunis en un, lui permettait de quitter le costume peu agréable de son état ; enfin Isabelle était presque encouragée par son mari, qu’une passion impérieuse dévorait. On ne sait trop ce qui fût arrivé, lorsque les deux seurs firent une double connaissance.

Un jour, les deux couples allèrent au salon du Louvre voir les tableaux : Dequène avait un livre ; sa belle sœur le tenait par un bras, et semblait craindre de le quitter ; sa femme était de l’autre côté appuyée sur l’épaule de son beau-frère. Dans cet instant, ce dernier aperçut derrière lui deux sœurs, du même commerce, filles d’une veuve, propriétaire de la boutique la plus achalandée de la ville. Il les salua. Elles n’avaient pas de livre. — Je suis ( leur dit le charcutier), avec ma femme, mon beau-frère et ma belle-sœur ; mettez vous avec nous ; M. Dėquène est très instruit ; non seulement il nous lira le livret, mais il nous donnera toutes les explications que nous voudrons. Dequène, qui l’entendit, se retourna, et voyant deux jeunes personnes mises avec goût, dont l’une surtout avait des grâces infinies (c’était la belle charcutière qu’admirait sa femme), il seconda poliment l’offre de son beau-frère. Il mit l’ainée de ces deux sœurs à son côté, son beau-frère prit l’autre avec Isabelle, ils se placèrent tous trois devant Dequène, et il commença les explications, qui satisfirent également les quatre dames. Après le salon, Dequène ramena tout le monde dans sa voiture, et comme il fallait donner place aux deux étrangères, il mit sa belle-sœur sur ses genoux et le mari de cette dernière prit Isabelle.

Le chemin qu’on tenait demandait qu’on descendit les deux seurs à leur porte en passant : mais comme elles occupaient le fond de la voiture, Dequène crut qu’il était de la politesse de les mener à sa demeure, où il les retint par divers amusements jusqu’au souper.

Porcie-Adélaide, l’aînée des deux seurs, était une belle brune : mais ce mot ne rend qu’imparfaitement tout ce qu’elle valait. On sait quel est à Paris le costume des femmes de son état ; il approche de celui des bouchères, qui, sans être distingué, a une certaine grâce très piquante : celui d’Adélaïde, ce jour-là, était un mélange de la mise bourgeoise, et de celle des femmes de bouche ; il avait un charme qu’il est impossible d’exprimer. La propreté la plus recherchée en était la base ; sa robe était d’un brun qu’on nomme puce depuis quelques années, parce que cette couleur lui allait à merveille ; elle avait un tablier de taffetas noir, à bavette, qui rehaussait la blancheur naturelle de son teint ; en un mot elle était charmante, et la noblesse de sa figure, un coloris tendre et brillant en augmentait encore le prix de ses appas.

Sa sœur Rosette-Julie n’était pas aussi bien ; au premier coup d’œil on la jugeait laide : mais elle avait de la douceur, de l’esprit et des grâces ; avec cela une fille de dix-huit ans peut toujours passer.

On se mit à table de bonne heure. Les deux sœurs y furent charmantes ; l’ainée surtout, qui surpassait la jolie charcutière pour la beauté, fit une prodigieuse impression sur Dequène, et la cadette enchanta le beau-frère. On se divertit comme des gens qui se plaisent ensemble, et onze heures sonnaient quand les deux sœurs prièrent instamment de leur permettre de se retirer. Les hommes les ramenèrent dans la voiture de M. Dequène. Seuls avec ces jeunes personnes, ils achevèrent de connaître leur mérite. Mais ils ne témoignèrent leur admiration que d’une manière générale, et par des compliments, tels qu’on a coutume d’en faire aux femmes. Ils les prièrent de devenir les amies de leurs épouses, en leur représentant que toutes les convenances se trouvaient réunies. Les deux sœurs, à qui les épouses en avaient dit autant, promirent de profiter des offres obligeantes qu’on leur faisait. On arriva ; le mari de la jolie charcutière, en remettant les belles, raconta comment on s’était trouvé au salon et comment on avait passé la boutique, sans en avertir les deux sœurs, afin de pouvoir les retenir à souper. La maman reçut les excuses de ses filles, et remercia son confrère, ainsi que Dequène, en leur disant à tous deux les choses les plus gracieuses. Ils s’en revinrent très contents, sans se douter peut-être encore de leur nouveau goût : mais ils s’aperçurent bientôt qu’une inclination violente n’en préserve pas toujours.

Durant la nuit Dequène ne songea qu’à la belle et provocante Adélaïde : le charcutier ne pensa qu’à Julie. Le lendemain les beaux-frères furent tous deux également moins empressés à voir leurs belles-sœurs. Pour la première fois Dequène eut envie de sortir sans la sœur de sa femme, et le mari de cette dernière sans Isabelle. Leurs pas se retournèrent naturellement, par un chemin différent, du côté de la demeure de la belle charcutière, et ils se rencontrèrent à la porte, avec quelque étonnement. Mais enfin, ils entrèrent ensemble : ils trouvèrent Adélaïde et Julie dans le comptoir : elles les reçurent avec l’aimable sourire de la connaissance, et les prièrent de se placer à côté d’elles. C’était ce que demandaient les beaux-frères. La conversation s’anima ; on parla galanterie, et comme Dequène commençait à prendre du goût pour Adélaïde, et qu’il avait beaucoup d’esprit, il en montra infiniment. Il invita les deux sœurs à faire une partie de promenade, le vendredi suivant, à une jolie maison de campagne qu’il avait. Elles y consentirent, après qu’on en eut parlé à leur mère, qui donna son aveu.

Ce jour fut attendu avec d’autant plus d’impatience par les deux frères, qu’ils n’osèrent retourner chez les charcutières avant le jeudi soir, pour savoir l’heure du départ. Elle fut fixée à six heures du matin. Dequène vint les prendre dans sa voiture ; il les mena chez lui, où sa femme, sa belle-sœur ainsi que son beau-frère se trouvèrent prêts, et l’on sortit de la ville. Il y avait à cette maison de campagne, qui n’était qu’à deux lieues de Paris, un jardin charmant. Après avoir déjeuné chacun selon son goût, on alla se promener : on se sépara dans les différentes routes, on s’égara même : seulement Dequène ne perdit pas de vue la belle Adélaïde. Il la joignit seule enfin, bien sûr, à ce qu’il croyait, de n’être à portée d’être entendu ni vu de personne. — Adorable Adélaïde, lui dit-il, je me félicite de votre connaissance de la manière la plus complète : vous êtes la seule personne au monde qui soit capable de me guérir de la passion la plus enracinée, la plus malheureuse, et, en même temps la mieux fondée : car celle que j’aime a tout pour elle, esprit, grâces, beauté, vertus. Comment se peut-il, monsieur Dequène, qu’ayant une femme charmante, vous soyez amoureux d’une autre ? — J’aime tendrement ma femme et c’est encore elle que j’aime dans une autre elle-même. Daignez m’entendre. J’aimais ma belle-sæur avant d’être veuf : elle se maria : j’épousai sa sœur, uniquement pour lui être allié, la nommer ma sœur, et la voir tous les jours : mais ce qui devait soulager ma douleur a fortifié ma passion. J’ai adoré celle que je ne devais regarder qu’avec une tendresse fraternelle : j’ai osé le dire : mon cœur s’est partagé entre les deux sœurs, et nous sommes tous trois malheureux. Je n’avais encore rien vu d’assez aimable dans le monde pour me captiver entièrement que ma belle-sœur et ma femme : mais la première fermait à l’autre l’entrée de mon cœur. Enfin, je vous ai trouvée, et j’ai senti que je pouvais vous aimer autant que j’aime ma belle-sœur : daignez vous prêter à ma faiblesse, souffrez mon hommage, du moins jusqu’à ce que le charme qui m’attache à elle soit rompu : alors vous ferez ce qu’il vous plaira, mais je serai délivré d’une passion qui me tourmente et qui me rend misérable. Je voudrais pouvoir vous obliger ; répondit la belle charcutière ; mais je suis moi même la victime d’une passion malheureuse ; votre confiance est de nature à exciter la mienne ; je ne vous déguiserai rien ; écoutez-en l’histoire ; car j’aime à en parler aux âmes sensibles, qui connaissent le pouvoir de l’amour, et qui compatissent à ses faiblesses : lorsque vous me connaitrez parfaitement, nous nous donnerons peut-être mutuellement de bons conseils.


HISTOIRE DE LA IIe BELLE CHARCUTIÈRE


« Il y a environ six ans queje fis la connaissance d’un huissier-priseur : c’est un beau jeune homme, rempli de talents, et qui doit avoir une fortune un jour, outre ce que lui rapporte son cabinet. Mais cette fortune dépend d’un oncle qui désapprouva l’inclination de son neveu. J’étais si tendrement aimée de ce dernier que la défense vint trop tard. Comme il avait prévu cet obstacle, avant de m’en parler, il s’était efforcé de me déterminer à une démarche inconsidérée, qui devait m’attacher à lui pour jamais. Je m’étais rendue à ses raisons ; je devins enceinte, et je mis au monde un fils. Ma mère et ma sœur en furent au désespoir : mais, comme aux choses faites il n’y a point d’autre remède que la prudence, elles se déterminèrent à garder un profond secret. On m’avait envoyée dans un quartier fort éloigné, chez une habile sage-femme, à laquelle j’étais inconnue ; l’enfant fut baptisé sous le nom de son père et de sa mère, mais sans danger pour la réputation de l’un et de l’autre. Je passai pour malade à la maison, pendant ce temps-là qui fut très court. On me rapporta un soir en litière, je fus mise dans mon lit, et je reçus quelques visites dès le lendemain.

» Mon rétablissement fut un peu long à cause de mes chagrins et du transport. Mon amant, néanmoins, me montrait les sentiments les plus généreux : aux serments d’un attachement éternel, il joignait tous les soins que peut rendre un mari adorateur de sa femme. J’oubliai mes peines ; je voyais souvent mon fils, et quand nous le visitions ensemble, le père et moi, c’était une journée si délicieuse, qu’elle effaçait des mois de tourments. Je me comportais cependant avec une certaine réserve à l’égard de cet homme chéri : il en fut peiné. Je sentis qu’au fond il avait raison de se plaindre, et je n’eus d’autre excuse à lui donner que la crainte de causer du chagrin et de l’embarras à ma mère. Je fis si bien valoir ces deux raisons qu’elles le convainquirent. Nous fûmes ensemble comme le frère et la sœur durant plus de deux années. Mais enfin, une forte passion amène des occasions… où les meilleures résolutions se démentent… J’eus une nouvelle faiblesse, et une fille lui doit le jour…

» J’engageai mon amant à prévenir ma mère de bonne heure, pour adoucir le coup. Il y consentit, et ses respects, la tendresse qu’il lui marqua, l’adoucirent effectivement, au point qu’elle n’en fut affectée que relativement à l’offense faite à Dieu. Elle m’en parla, mais avec bonté, en me représentant que, déjà liée par ma première faiblesse, je l’étais doublement par la seconde.

» D’après cela, monsieur, outre que vous êtes marié, vous voyez qu’il m’est impossible de vous seconder dans la bonne intention de rompre le charme qui vous attache à votre belle-sour : il faudrait mettre dans ma confidence, et mon amant, et ma mère, ou leur donner de moi l’opinion la plus odieuse. Mais vous avez votre femme, qui est jeune, aimable, et qui, tout considéré, vaut au moins votre belle-seur : attachez vous à elle : ne la quittez pas ; occupez-vous de ses attraits et vous verrez qu’en voulant la trouver aimable, vous la trouverez charmante. Elle a beaucoup des traits de sa sœur ; envisagez-la d’abord sous ce point de vue : son aînée a un goût particulier dans sa façon de se mettre, qui est au-dessus de ce qu’on peut voir de mieux ; attachez-vous à le faire prendre à votre femme qui l’a déjà en partie : dans peu de temps vous en verrez les effets : ne quittez pas votre femme pour son aînée, mais rendez Isabelle comme sa sœur Victoire ; ensuite adorez-la ; vous aurez ainsi la douce satisfaction de n’avoir pas changé, en vous remettant dans votre devoir… »




En cet endroit, la belle Adélaïde fut interrompue par deux voix qui se firent entendre à quelque distance. C’était le charcutier et Julie. Ce dernier venait apparemment de témoigner ses amoureux désirs à la sœur de la belle charcutière ; mais elle ne s’y était pas rendue, et comme il devenait trop pressant, elle avait parlé très haut, en le menaçant d’appeler. Il lui demandait pardon, et se montra si soumis qu’il parvint à la déterminer à s’asseoir, tout proche du buisson de rosiers derrière lequel étaient Adélaïde et Dequène, qui abandonnèrent leur entretien pour écouter celui des deux autres :



HISTOIRE DE LA TROISIÈME CHARCUTIÈRE


Vous voulez que je vous écoute ! (disait Julie au mari de la jolie charcutière) mais que ne savez-vous si je n’ai pas une inclination ? Je ne saurais le croire, mademoiselle ! votre réputation est établie, et les bruits n’ont regardé que mademoiselle votre sœur ! Vous vous tromperiez par là : je vais être franche : mon cœur est donné depuis deux ans, quoique je n’en aie encore que dix-huit. Mon amant est de notre état ; c’est un de nos garçons. Je ne sais si vous l’avez vu ? C’est un beau brun, de votre taille, ayant de l’esprit, de la gaité, de bonnes mœurs, et surtout de la tendresse pour moi. Je ne doute pas qu’il n’eût préféré ma sœur : mais s’étant aperçu qu’elle était prise, il vint à moi. La manière dont il m’offrit son cœur est singulière. — Mademoiselle Julie (me dit-il), je ne dirai pas que vous êtes une beauté ; mais vous êtes aimable par vous-même, et vous le paraissez doublement, quand on remarque les traits de ressemblance que vous avez avec mademoiselle votre sœur aînée : c’était d’elle que j’étais amoureux en entrant chez vous : c’était pour la voir et l’obtenir plus aisément que je me suis fait charcutier : je ne croyais pas que cet effronté d’huissier-priseur viendrait se faufiler dans votre boutique : mais enfin, la chose est faite ; je n’aurais jamais mademoiselle Adélaide, et je ne saurais m’en consoler qu’en vous ayant à sa place. — Je me mis à rire. Mais, comme je le trouvais aimable, je consentis à devenir son pis aller. Nous devinmes bons amis : à la fin, il m’aima de bonne foi, et m’ayant témoigné qu’il goutait beaucoup une mise de petite maîtresse, je devins soigneuse de me parer, et surtout j’imitai ma sœur : ce qui fit un si grand plaisir à mon amoureux, qu’un vendredi, que nous étions seuls dans la boutique, lui et moi, il m’emmena dans la salle du fond, et après mille promesses, une sorte de violence, il… cueillit… ma rose. — Votre rose (s’écria le charcutier) ! — Hélas ! oui. J’en fus bien fâchée, craignant qu’il ne m’aimât plus. Voici, en effet, ce qu’il me dit : J’ai voulu éprouver votre sagesse ; vous avez succombé ; à présent je veux une autre épreuve, savoir que vous ne serez facile avec personne qu’avec moi. Il a fallu en passer par là, et j’aimerais mieux mourir que de faire la moindre faute ; car je serais perdue ; surtout après ce qui m’est arrivé.

» Il continua de mettre à l’épreuve ma complaisance pour lui, tandis que je le rendais témoin, soit de mes rigueurs pour les autres garçons, à qui je parle toujours de mauvaise humeur, soit de ma fierté envers tous nos voisins et toutes nos connaissances. Je devins grosse enfin ; j’en avertis mon amoureux, qui me dit qu’il fallait le cacher. Je fis ce qu’il souhaitait, et vers le sixième mois, il obtint de ma mère qu’elle me laissât aller chez la sienne, qui demeure à six lieues d’ici. J’y allai donc. Cette bonne femme, qui est fort à son aise dans son village, savait mon secret ; elle me soigna de son mieux, me fit prétexter différentes maladies, et me garda jusqu’à mes couches, sous le nom d’une jeune dame de Paris, que sa mauvaise santé pendant sa grossesse obligeait de rester à la campagne. Je mis au monde une fille fort heureusement, et la mère de mon amoureux la fait élever, ainsi qu’un petit garçon que j’ai encore eu, il y a environ six mois, à l’insu de ma mère et de ma sœur.

» Voilà ma situation, monsieur. Jugez si je ne serais pas une misérable d’aller vous écouter, et d’exposer mes enfants à être abandonnés de leur père ? Si donc j’ai un conseil à vous donner, c’est de vous attacher à votre femme : et quoique vous m’ayez fait la confidence qu’elle aime votre beau-frère, au point que vous croyez qu’ils ont manqué ensemble à l’honneur ; néanmoins, elle est si aimable, qu’il faut bien lui pardonner quelque chose. Vous y êtes d’autant plus intéressé, que madame Dequène, quoique vous ne lui déplaisiez pas, ne vous a rien accordé, qu’elle ne vous accordera jamais rien, et que, d’ailleurs, cela causerait un horrible scandale, si vous vous comportiez comme vous m’avez dit en avoir eu l’envie. Parlez à votre beau-frère : reprenez chacun vos femmes, et nous garderons nos amoureux, ma sœur et moi : car j’ai vu, aussi bien que vous, que M. Dequène cherchait à en conter à ma sœur. »


Lorsque Julie eut achevé son histoire, Dequène ne put retenir un éclat de rire, qui fut entendu par la raconteuse et le charcutier. Ils se levèrent précipitamment pour voir qui c’était : et dans le même instant, Isabelle et sa sœur ainée parurent ensemble : elles avaient entendu les deux histoires : la jolie charcutière, sœur d’Isabelle, était rouge et paraissait fort animée ; elle lança quelques sarcasmes aux deux sœurs, qui venaient de faire leur confidence à son beau-frère et à son mari ; elle regarda surtout le premier avec fureur, et des larmes de rage coulèrent de ses yeux. Pour Isabelle, sa conduite fut absolument différente : elle embrassa les deux sœurs et leur jura une éternelle amitié.

On s’en retourna dans la maison pour souper. Mais lorsqu’on se fut mis à table, on n’aperçut pas la belle-sœur de M. Dequène. On l’appela, on la chercha ; elle était disparue. Le divertissement fut troublé par l’inquiétude que causa son absence ; on laissa la table servie, et l’on s’en revint à Paris où l’on arriva sur les dix heures et demie du soir : le temps des recherches ayant tenu plus longtemps que n’aurait fait le souper. Mais en arrivant à la boutique de la jolie charcutière, on fut trés étonné de la voir dans son comptoir, habillée en marcharde de son état, occupée à vendre à ses pratiques. Elle était adorable sous ce costume, qui lui allait mieux que tout autre. Qu’elle est belle ! — dit Dequène en soupirant. — Elle l’entendit. — C’en est fait (lui répondit-elle fort bas) : de ce moment, je rentre dans mon devoir : mais aimez votre femme : elle est ma sœur, et je vous déclare, que si jamais vous lui êtes infidèle, je vous poignarde, et moi en suite : je vous le jure sur mon âme. Et moi, je vous jure sur la mienne de vous obéir. Je suis contente (reprit la jolie charcutière, avec un léger sourire).

Depuis ce moment, la volonté ferme de s’attacher à sa femme, de la part de M. Dequène ; celle de s’attacher à son mari, que le dépit fit prendre à la jolie charcutière, ont produit leur effet : M. Dequène aime sincèrement son épouse : la jolie charcutière souffre son mari, et lui donne des enfants. Quant à Porcie-Adélaïde et à Rosette-Julie, elles ont été la dupe de leur complaisance pour leurs amants. La première, abandonnée formellement du sien, est encore fille : cet homme vil et méprisable à tous égards, a senti qu’il pouvait trouver un parti plus avantageux du côté de la fortune, et, faisant céder l’amour au plus bas intérêt, il a cessé de voir la mère intéressante de ses deux enfants : il s’est marié. Adélaïde en a été au désespoir : pendant longtemps, elle ne pouvait le voir passer sans s’évanouir. Mais le traître fut encore plus malheureux : en quittant la plus belle des filles, il avait compté sans son hôte, c’est-à-dire, sans l’amour. Adélaïde était plus aimable encore qu’elle n’était belle ; il n’a pu ni l’oublier ni la remplacer. Ce qui a mis le comble à son désespoir, c’est qu’il a vu, par la conduite d’Adélaïde, comme il était véritablement aimé : elle ne change pas ; elle excuse un perfide ; elle dit que la constance est encore au fond de son cœur ; mais qu’il est au-dessus des forces d’un homme de la sentir toujours avec la même vérité. Cependant elle ne veut pas lui parler, et la maison lui est défendue.

Quant à Rosette-Julie, son amant, d’épreuves en épreuves, lui fit quatre enfants : il n’a été content que lorsqu’il a été sûr d’être le seul homme qu’elle fût capable d’écouter : et l’on peut dire, que pour une fille qui faisait des enfants, il n’en fut jamais de plus sage.

L’amour est une passion cruelle, involontaire ; mais un ferme courage la dompte enfin. Heureux ! heureux mille fois, celui qui n’a que des amours avoués par la vertu !


On m’a donné le canevas de deux autres belles charcutières qui n’avaient pour elles qu’une coquetterie outrée : on assure qu’elles n’étaient point sages ; mais je crois qu’on les a calomniées, en disant qu’on les faisait venir pour douze francs : l’ainée est morte femme de bijoutier ; la cadette, devenue chapelière, a fait faire banqueroute à son mari.