Les Contemporaines (1884)/La Fille du Savetier du coin

LA FILLE DU SAVETIER DU COIN



Un jeune homme de l’Auxerrois était venu à Paris un peu au hasard. Il avait quitté la métropole des Bas-Bourguignons, où il était clerc de procureur, à la mort de sa mère, qui fournissait à son entretien, et qui l’aimait beaucoup. Son père, âgé tout au plus de quarante ans, et qui n’avait que ce fils, ne tarda pas à se remarier à une jeune personne de dix-huit, qui détesta de tout son cœur le fils du premier mariage. Le jeune De Billi, autant de chagrin du changement de son sort que pour tenter la fortune, s’embarqua un matin sur le coche d’eau, et, en trois jours et trois nuits, il arriva dans la capitale de la France. Comme il avait peu d’argent, il alla dans une gargote où l’on mangeait à quatre sous par tête, sans y comprendre le pain : il y soupa copieusement ; car cette grande ville de Paris est si admirablement ordonnée, qu’on y vit à tout prix : on lui servit un morceau de rôti assez bon, avec une salade ; encore eut-il l’option d’un autre second mets ; on lui rinça un verre très proprement, on mit sur la table un pot à l’eau qui tenait environ trois pintes, non sans lui demander s’il voulait du vin, et on lui coupa un gros morceau de pain, en lui annonçant qu’il y en avait pour six liards. De Billi était dans l’admiration de se voir si bien servi, et à si bon compte, sans autre incommodité que d’avoir à côté de lui des gens mal vêtus. Cependant il y avait moins de désagrément qu’on ne pense à cette compagnie ; toute l’assemblée, qui était fort nombreuse, et principalement composée de garçons tailleurs, mangeait sans sonner mot ; chacun y remplissait à la lettre le précepte du sage : Age quod agis ( Fais ce que tu fais). Après s’être rassasié, quoique clerc de procureur, De Billi appela l’hôtesse, grosse maman d’assez bonne mine, demanda ce qu’il devait, et paya la somme de cinq sous six deniers, pour laquelle on lui dit grand merci. Il s’informa ensuite d’un petit logement à bon marché. — Julie (dit l’hôtesse à une petite nièce fort jolie), conduisez monsieur là-haut, et montrez-lui nos cabinets vides. Julie prit une lumière, et mena De Billi par un escalier étroit et raboteux, à un sixièine étage, où elle lui fit voir des cabinets. Il en choisit un qui donnait sur la rue, et moyennant six livres par mois (les autres sur le derrière ne se louaient que quatre), il eut l’assurance d’être logé, couché, fourni de meubles, c’est-à-dire d’une table avec deux chaises, d’un miroir, d’un pot à l’eau, d’une cuvette, d’une serviette, et d’un pot de chambre, durant trente ou trente-un jours. On le pria de payer le demi-mois d’avance, d’inscrire son nom sur un petit registre que Julie avait sous le bras ; ensuite on lui remit une clef, on lui souhaita le bonsoir, et on s’en alla. De Billi fut très content, et il admira fort que dans une ville telle que Paris, l’on ne fût pas écorché comme dans les malheureuses auberges qui avoisinent la capitale. Il ignorait encore que la partie pauvre de la nation doit ces précieux avantages au magistrat de la police qui, en France, et surtout dans la capitale, est véritablement le père du peuple et la terreur des méchants. Il n’y a pas de pays dans le royaume et peut-être dans l’univers, où l’on puisse vivre à meilleur compte qu’à Paris, lorsqu’on veut se contenter du nécessaire. De Billi s’en convainquit les jours suivants ; il était servi avec autant de marques de zèle et de politesse que s’il eût payé sa chambre deux louis par mois, et qu’il eût mangé chez un restaurateur à un écu par tête.

Content de son sort et de sa liberté, il se proposa de voir Paris avant de se mettre chez un procureur. Il rechercha : toutes les curiosités de cette grande ville, et il alla particulièrement à l’audience du Parlement. On y plaidait une cause célèbre : celle des Veron, contre le comte de Morangiès : Me Vermeil avait un timbre sonore et nourri ; on s’apercevait à peine qu’il était diffus et peu solide. Me Linguet fut un foudre d’éloquence : tel qu’un torrent, il renversait le faible édifice de son adversaire ; et s’il n’avait pas raison, il séduisait tellement par sa véhémence qu’il’entraînait malgré la raison ; il l’accablait, s’il ne la persuadait pas. De Billi fut tellement enchanté de l’éloquence de ces deux avocats, qu’ilbrûla d’envie de courir la même carrière. Il résolut de faire son droit, et de s’appliquer avec tant de soin, qu’il pût devenir un jour lui-même un célèbre orateur. Il avait d’excellentes dispositions pour parler en public, tant à cause de la beauté de son organe et de la facilité de sa prononciation que par une certaine force, une certaine sensibilité, qu’on nomme entrailles dans les acteurs tragiques. Il trouva ce talent en lui-même, sans s’être jamais exercé ; car c’est l’instinct du génie que de sentir naturellement sa capacité, mais sans orgueil ; ce qui le distingue de l’aveugle présomption. De Billi prit ses inscriptions, se munit des livres nécessaires, alla tous les jours au Palais, y fit des connaissances et tâcha de travailler pour quelques procureurs. Il y parvint, et ceux qui l’employèrent furent si contents de sa manière claire, expéditive, qu’il eut autant d’ouvrage qu’il en pouvait faire. Avec ce petit gain, il vécut, mais il ne s’enrichit pas. Il parvint cependant à pouvoir prendre un petit appartement et une cuisinière.

Il passa de la sorte l’intervalle qui se trouve entre les inscriptions en droit, et la collocation sur le tableau des avocats, environ trois ans après qu’on est reçu dans cet ordre. Devenu jurisconsulte en titre, De Billi eut de la consistance ; un nouvel ordre de choses va se développer.

Quelques procureurs qui connaissaient la capacité du jeune avocat, lui donnèrent les sacs de certaines causes épineuses de l’audience de sept heures. De Billi les défendit si bien qu’il les gagna. Il faut pourtant dire qu’auparavant il s’assurait qu’elles étaient justes. Sa réputation se fit rapidement. Il se rendit non seulement redoutable dans ces combats épigrammatiques, qui se font pendant la tenue des bureaux, et tandis que les juges en sont aux opinions (sorte de petite guerre, pour laquelle il ne faut que des poumons et de la vivacité dans les reparties) ; mais encore par la solidité de ses raisonnements, son profond savoir, et l’à-propos de ses citations. Il n’y avait pas un jurisconsulte qu’il ne connût ; il n’oubliait pas le moindre petit passage qui fût en sa faveur ; il avait surtout le talent rare d’éviter les répétitions et les rabachages : son plaidoyer coulait de source. Il fit sensation, et, malgré sa jeunesse, il se vit bientôt chargé des grandes causes, aux audiences de dix heures. Ce fut alors que sa réputation devint sinon éclatante, du moins assurée. Il plut surtout à un magistrat respectable, livre vivant dans sa compagnie, qui, s’étant trouvé à son tour président de la chambre des vacations, fit dire à Me De Billi de venir lui parler. Ce magistrat lui proposa d’acquérir une charge qu’il lui désigna, et qui était propre à faire valoir ses talents. Pénétré de reconnaissance, Me De Billi ne répondit que par des remerciements. De retour chez lui, son premier soin fut de songer à faire les fonds nécessaires pour l’acquit de la charge : mais il ne s’en trouva que le tiers. Il se proposa d’avoir recours à quelques amis, qu’il alla voir le lendemain : mais aucun ne fut assez riche, ou assez généreux pour l’obliger. Il s’en revint très faché de ce contretemps.

Vis-à-vis la rue des Anglais, au coin de celle Jacinthe, il y avait, sous un petit couvert de toile cirée, qui se roulait le soir autour d’un bâton, un savetier, gros papa de bonne mine, s’il n’eût pas été si couvert de crasse, qu’on ne lui voyait de blanc que celui des yeux. Ce fut auprès de la boutique de ce maître savetier que De Billi s’arrêta, pour laisser passer un troupeau de bœufs. Il réfléchissait tout haut, comme font ordinairement ceux qui ont l’imagination vive, et il lui échappa de dire : — Comment faire ! si je ne ne fais pas la somme, un autre aura la charge, et je ne pourrai profiter de la bonne volonté du président ! Le savetier, qui levait le nez à tout moment de sur son ouvrage, entendit ces paroles ; il envisagea celui qui les prononçait, et voyant un fort joli garçon en cheveux longs, qui avait l’air d’un homme de robe, il prit la balle au bond, en répondant : — Hé ! quelle somme vous faudrait-il, monsieur l’avocat ? De Billi se retourna, et comme il était doux, poli envers tout le monde, il répondit au savetier : — Quand je vous le dirais, mon ami, ni vous ni moi n’en serions guère plus avancés. — Peut-être ? Êtes-vous garçon ? Je puis vous répondre à cela ; je suis garçon. — Vous pouvez bien me répondre quelle somme il vous faudrait ? — Certainement : vingt mille écus. — Cela fait soixante mille francs ! Avez-vous une maîtresse ? — Non, bonhomme : je ne songerai au mariage que quand j’aurai une maison faite. — C’est bien, dit-il ! Le savetier se leva, prit la main de M. De Billi, et, le regardant en face : — Vous êtes joli garçon ; vous me paraissez honnête homme : touchez là, je ferai votre affaire. — J’entends le badinage, mon ami (répondit le jeune avocat) ; et je sais que tout homme en vaut un autre ; ainsi je ne me fâche pas de ce que vous me dites : adieu ; je suis charmé que vous ayez du contentement et de la gaieté dans votre misère. — Tout ce que vous me dites me plaît (reprit le maître savetier) : mais je ne badine pas : je vais vous donner mon adresse : c’est aujourd’hui vendredi, demain samedi… après-demain dimanche… Venez me voir dimanche matin ; je demeure tout ici prés, cour du passage de la rue des Trois portes et de la Bûcherie ; demandez le père Lavale, maîitre savetier, on vous montrera l’escalier, et vous monterez au quatrième, où vous frapperez à la porte sur laquelle vous verrez collé un beau saint crépin-crepinian enluminé. N’y manquez pas, et comptez sur ma parole. En s’exprimant ainsi, maître Lavale serrait de sa main poissée la main de M. De Billi, qui le quitta en lui promettant de le voir.

Le jeune avocat comptait si peu sur ce que lui avait dit le savetier, qu’il fit encore le lendemain des démarches auprès du reste de ses connaissances : mais elles eurent le même succès que les premières. De Billi songea pour lors au savetier, et sans faire aucun fond sur ce que cet homme lui avait dit, il résolut de le voir, ne fût-ce que pour s’amuser.

Le dimanche matin, il ne manqua pas de se rendre chez le père Lavale. Il monta par un escalier plus mauvais que celui de sa première chambre garnie, obscur comme un four, et parvint au quatrième, où l’on commençait à recevoir un jet de lumière. Il vit l’image, et frappa doucement à la porte devant laquelle était un paillasson. On accourut aussitôt ; on tourna une clef en dedans, on tira deux gros verrous, et la porte s’ouvrit. Le jeune avocat, prêt à entrer, fut prié d’essuyer ses pieds. Il demeura interdit, en voyant une chambre frottée, des meubles très propres, et même riches, une belle tenture, des glaces, des commodes à dessus de marbre et à pieds dorés. Une petite vieille ratatinée lui demanda ce qu’il souhaitait. C’est ici chez M. Lavale, maître savetier ? — Oui, monsieur. — Y est-il ? — Oui, monsieur. À la seconde de ces deux questions, le père Lavale parut en robe de chambre, faite en pet-en-l’air, d’un ancien damas en fleurs, avec un antique bonnet de velours noir à fleurs d’or. — Hé ! c’est monsieur l’avocat ! Soyez le bien venu, mon cher ami ; car je vous regarde comme tel, dès que vous avez bien voulu me venir voir !… Femme, à déjeuner. Dites à votre fille qu’elle abrège sa toilette… Je ne vous attendais pas tout à fait si matin, mon cher avocat ; sans quoi vous m’auriez trouvé en perruque et en habit décent : mais vous m’excuserez. — Hé ! je vous demande en grâce de rester tel que vous êtes ( répondit Me De Billi). — Ah çà, gage que vous avez cru que je me gaussais, mon cher ami ! Je l’avoue, je l’ai pensé. — Je ne vous en aime que mieux d’être venu malgré ça. Vous m’avez paru si bon garçon, si honnète homme, que je me suis intéressé à vous comme à mon fils : d’abord à cause de votre mine ; ensuite, pour ce que vous m’avez dit. Mais, mon cher avocat, pour vous donner d’abord confiance en moi, tenez, venez voir. Le père Lavale ouvrit un tiroir de commode, où il y avait en bons effets, non seulement les vingt mille écus, mais près de quarante mille francs au delà. — Vous voyez que je ne vous ai pas menti, mon cher enfant ; mais j’ai encore un autre trésor à vous montrer, qui vaut au moins celui-là : vous allez me dire ce que vous en pensez dans un moment… Femmes ! êtes-vous prêtes, ainsi que le déjeuner ?…… Je sais que vous au tres gens comme il faut, vous avez un déjeuner différent de nous autres, et j’ai fait élever ma fille tout comme les gens de votre sorte ; vous prendrez du chocolat avec elle, pendant que ma femme et moi nous mangerons chacun notre petit paquet de couennes avec un morceau de jambon. Comme il achevait ces paroles, sa femme entra avec le chocolat ; elle était suivie de sa fille qui portait sur un plat d’argent le jambon et les couennes. Jamais surprise n’égala celle de Me De Billi, en voyant une grande jeune personne, faite au tour, belle comme une des Grâces, l’air modeste, qui lui fit avec grâce une profonde révérence. Elle parla, pour répondre aux compliments qu’il lui fit ; le son de sa voix fut doux et harmonieux ; ce qu’elle dit était spirituel et bien tourné : De Billi ne pouvait revenir de son étonnement. Elle lui servit sa tasse, et prit la sienne : le père et la mère commencèrent leur déjeuner : la conversation fut aussi polie qu’elle pouvait l’etre ; le bonhomme paraissait respecter sa fille, comme si elle eût été une dame fort au-dessus de lui ; la mère en usait de même, tandis que de son côté la jeune personne avait mille attentions pour tous deux, au point que le jeune avocat en fut attendri.

On ne parla que de choses indifférentes pendant le déjeuner : dès qu’il fut achevé, l’aimable Adélaide des servit. — Devant ma fille (dit alors le bonhomme), que je destine à entrer dans un état au-dessus du mien, je m’observe toujours comme vous venez de voir, et je préfère de ne rien dire, à mal parler. Mais que dites vous de mon Adélaïde ? — Elle est charmante. — Écoutez, mon cher avocat, quand je marierai ma fille, je quitterai aussitôt Paris et ma profession, pour aller passer le reste de nos jours, ma femme et moi, dans un joli petit bien que nous avons acheté à cinquante lieues d’ici : ce n’est pas que nous craignions que notre fille rougisse de nous : mais nous avons de la raison : elle aura des enfants de son mari, qui seront de l’état de leur père, et lui-même qui serait, supposons avocat, serait-il bien aise de voir son beau-père savetier ? Ainsi donc, je pense qu’en donnant du bien à notre fille, il ne faut pas le salir, mais le lui donner propre et glorieux, afin qu’elle s’en fasse honneur, et que ni son mari ni ses enfants ne rougissent d’elle. — Voilà qui est bien sensé, pour un homme de votre état, père Lavale ! Je vous déclare que j’admire ce que vous venez de dire, et que si vous étiez mon beau-père, je me ferais honneur d’être votre gendre, d’après le sage discours que vous venez de tenir. — Être votre beau-père, mon cher ami, est ce que je désire ; ç’a a été mon intention en vous invitant à déjeuner, et je suis convenu d’un signal avec ma femme et ma fille pour savoir si vous leur convenez comme à moi : elles l’ont fait, et vous leur convenez aussi. C’est pourquoi, voilà les vingt mille écus, et quelque chose en sus, et voilà ma fille, le tout à prendre ensemble. Car je vous connais : je vous fis suivre avant-hier par mon apprenti, et hier, je me suis informé de vous, dont on m’a dit tant de bien, que je vous prierais de prendre ma fille, fut-elle princesse. Ce langage honnête et tendre pénétra Me De Billi ; il fut également touché de la noblesse des sentiments du père, et de la beauté de la fille. Il donna sa parole au père Lavale, qui rappela l’aimable Adélaide. — Voilà ton mari, lui dit-il, puisqu’il t’agrée : tu seras mariée, non comme la fille du père Lavale, maître savetier, mais comme celle de M. Lavale, bourgeois de V***, où je vais me retirer avec ta mère. Quant à toi, ma chère fille, il convient que tu rentres au couvent, pour que tu en sortes le jour que tu iras à l’autel. Tout ce que j’en fais, n’est pas que je rougisse de mon état ; mais il faut avec le bien te donner l’honneur du préjugé ; c’est un devoir tout comme les autres soins paternels : mon état est honnête puisqu’il est utile à l’État ; mais il n’est pas honorable. Je le quitte pour toi, encore que je l’aime. Ainsi, ma chère fille, sans avoir de vanité, cache notre état : votre mariage se célébrera de façon et à une heure qui ne vous exposera pas en vue, et je veux que la noce se fasse à la campagne, dans une jolie petite maison que j’ai achetée à trois lieues d’ici, avec des terres qui en dépendent et que je vous donnerai en vous mariant… Quant à vous, mon gendre, vous avez besoin sur-le-champ đes vingt mille écus ; les voilà ; emportez-les, faites-en vos affaires, et revenez ou dîner, ou souper avec nous, selon que vous en aurez le temps. Le bonhomme Lavale voulut remettre les vingt mille écus à Me De Billi : mais l’honnête jeune homme refusa de s’en charger ; en disant, qu’il allait seulement traiter avec les personnes, comme les ayant en sa disposition. Il sortit en achevant ces mots, promettant de revenir le soir.

Il tint parole, autant par l’empressement de revoir la belle Adélaïde, que pour tout autre motif. À son arrivée, il fut reçu du bonhomme Lavale avec transport. — Eh bien ! et votre affaire ? — Elle est sûre, grâce à vos bontés. — Allons, mon cher ami, entrez là dedans : Adélaïde est seule ; causez ensemble. — De Billi le désirait avec ardeur : il était bien aise, avant de s’engager absolument, de connaître un peu celle qui allait être sa compagne pour la vie. Il entra donc auprès d’Adélaide, qui le reçut avec une modeste rougeur. — On me flatte du bonheur de vous appartenir bientôt, ma demoiselle (lui dit-il) : mais vous ne me connaissez pas : je n’ai pas, comme vous, un extérieur qui annonce autant de vertus et de qualités que de charmes : je n’ose vous demander ce que vous pensez de moi. — Beaucoup de bien, monsieur ; je n’ai rien vu en vous qui n’annonce l’homme aimable autant que l’honnête homme. D’ailleurs, monsieur, je sais par mon père que vous avez des mœurs ; c’est le principal. Quant à moi, je souhaite, qu’avant un mariage auquel vous paraissez vous disposer, en m’honorant de cet entretien, vous vous informiez de ce que j’ai été, de ce que je suis, de mes dispositions et de mon caractère. Mon père était déjà riche lorsque je suis venue au monde : ainsi, dès mon enfance, je fus considérée comme une fille destinée à faire un mariage honnête. J’ai été fort bien élevée au couvent de la Présentation : une religieuse, pleine de mérite, me prit en affection, et je lui dois ce que je suis : je sais faire presque tous les ouvrages de mon sexe : jouer de tous les instruments qui conviennent à une jeune personne, comme le clavecin, la harpe, la guitare ; la musique m’est familière ; la danse même ; je ne paraîtrai embarrassée nulle part où vous voudrez me mener. Je tâcherai d’être douce et complaisante, je vous en fais la promesse, et j’en contracte l’engagement. Tout cela me sera facile, parce que je vous avouerai que vous m’avez plu dès le premier coup d’œil. Ce n’est pas que j’aie déjà ce qu’on peut nommer de l’amour, du moins je ne le crois pas, mais je serais très fâchée de vous perdre, et je refuserais de me donner à un autre. Voilà pour mes dispositions. Quant à mon caractère, si j’en juge par le passé, j’espère qu’il vous conviendra : celle qui m’a élevée a tâché de le rendre souple ; elle me disait souvent : « Ma chère Adélaïde, vous êtes d’une condition peu relevée ; vous aurez un grand écueil à éviter ! c’est une sorte d’orgueil et d’insolence presque brutale, qu’ont les gens de basse extraction lorsqu’ils se voient riches : on dirait qu’ils s’efforcent de repousser tout le monde dans la fange d’où ils sortent, pour empêcher qu’on ne s’en retire comme eux. Prenez-garde à vous garantir de ce défaut, qui loin, de produire l’effet qu’en attendent ceux qui le contractent, en a un tout opposé ; on les humilie à chaque acte d’insolence qu’ils se permettent, et on se plaît à les replonger dans la boue. Vous feriez pire qu’eux, si vous donniez jamais dans ce vice : car un homme de condition vile, qui s’est enrichi par son industrie, paraît avoir du moins un sujet de vanité, en attribuant orgueilleusement ses succès à son mérite personnel : au lieu que vous, ma fille, qui devez tout au travail de votre père, et aux grâces que Dieu lui a faites, quel sujet d’orgueil auriez-vous ? Aucun ; il n’y a pas là d’industrie qui vous soit personnelle. Soyez donc modeste, douce, obligeante afin que ceux qui vous connaissent, ne vous replongent pas dans la bassesse de votre condition… J’espère ne m’écarter jamais de ces sages avis. — Vous m’enchantez, aimable Adélaïde, dit le jeune avocat. Pour répondre à votre confiance, par une réciproque, je vous dirai que de toutes les femmes que j’ai vues jusqu’à ce jour, vous êtes la première qui m’ayez plu d’une manière exclusive et complète. Mon premier sentiment ce matin a été la surprise ; le second, l’admiration : en cet instant, ce que vous venez de me dire fait naître dans mon caur l’attachement le plus tendre. Je vous chérirai, ma compagne ; je vous honorerai, mère de mes enfants ; vous me serez toujours chère et sacrée, sous ces deux titres respectables. Voilà aussi mes dispositions.

Adelaïde attendrie, emportée, par un mouvement de reconnaissance qui montrait toute la beauté, comme toute la naïveté de son âme, baisa la main de M. De Billi. Le jeune homme confondu, penché, se mit à ses genoux : le père Lavale entra dans ce moment : — À genoux ! lui demandez-vous pardon de quelque insulte ? — Lui, mon père ! m’insulter ! il me chérit. — Ah bon ! allons nous mettre à table. — Il y eut un souper délicat, ordonné par Adélaïde. À la fin du repas, le père Lavale se fit apporter par sa femme tous les ustensiles de sa profession, et s’étant tourné du côté du feu, il les y jeta l’un après l’autre, en cérémonie. — Me voilà purifié par le feu ( dit-il en riant à son gendre futur), et digne d’être votre beau-père. — Vous l’étiez auparavant, par vous-même, et par votre chère fille ( répondit le jeune avocat). — Oui, s’il suffit d’avoir bien acquis ce que je possède : le fondement de ma fortune est un service rendu. Un grand seigneur avait un domestique qu’il aimait beaucoup, lequel fut accusé par des jaloux de l’avoir volé : on avait trouvé les effets sur lui, et son maître ne pouvait s’empêcher de le croire coupable. C’est pourquoi considérant son ingratitude, et qu’il avait abusé de sa confiance et de son amitié, il fut aussi en colère contre lui qu’il l’avait aimé auparavant. Il le fit enfermer, et déclara que ne voulant pas le livrer à la justice, il le tiendrait entre quatre murailles pour le reste de ses jours, qui ne seraient pas longs. Ce qui fut exécuté. Je travaillais à côté de l’hôtel ; si bien que ne voyant plus le domestique, je m’en informai. J’appris son malheur par une pauvre fille qui servait dans les cuisines, laquelle me dit qu’elle soupçonnait le premier laquais et le cocher d’avoir tramé la perte du domestique bien-aimé, car elle les avait vus rire de son malheur. Je fus frappé de ce que me disait cette bonne fille, et j’entrepris de découvrir la vérité. Je me liai avec les accusateurs, je bus avec eux, et, feignant d’être pris de vin, je déraisonnai, puis je jetai comme au hasard le nom du domestique accusé dans la conversation, disant : on ne sait pas tout ; si l’on savait ce queje sais, il y a long temps que ce qui n’est pas serait, et que ce qui est ne serait pas : car… je m’entends ; et M. Grandchamp était… suffit… Tôt ou tard on n’a que ce qu’on mérite… mon père me l’a dit, ma mère me l’a dit, mon grand-père leur avait dit, ma grandmère le disait… ainsi c’est la vérité… Ces discours, et beaucoup d’autres, réjouissaient les deux méchants, et moi je les observais. Ils se regardèrent, sourirent, se parlèrent bas ; mais je les entendis. Dès que je les eus quittés, je fis en sorte de parvenir jusqu’au maître : « Mon seigneur, pardonnez la liberté que je prends de me présenter devant vous ; mais je suis le savetier d’à côté de votre hôtel, et par conséquent j’ai l’honneur d’être votre voisin ; et qui a bon voisin, a bon matin, comme on dit : ainsi donc, Monseigneur, c’est pour rendre service à mon prochain que vous me voyez prendre tant de liberté. Votre bon domestique, M. Grandchamp, est accusé, je crois, à faux ; il y a, sauf votre respect, du louche dans cette affaire-là ; et peut-être est-il, Monseigneur, que vous pourriez découvrir la vérité ? — Surpris de me voir et de m’entendre, car j’avais demandé avec instance à lui parler seul à seul, le seigneur me dit comment je savais ça ? Je lui contai ce que m’avait dit la jeune fille, et ce que j’avais fait, le priant de me garantir des deux méchants domestiques. — Oui, oui, — me dit-il tout joyeux. Et il me mena auprès de son fidèle domes tique, qu’il trouva mourant et au désespoir, lequel supplia son maître de faire venir devant lui ses faux accusateurs : ils furent aussitôt appelés, et Grandchamp les confondit aisément, parce qu’ils se crurent découverts. Le seigneur fut si transporté de joie d’avoir reconnu l’innocence de son bon domestique, qu’il me donna une bourse pleine d’or, et me fit une pension. Il m’a depuis protégé jusqu’à sa mort, en plaçant mes fonds avec les siens et ceux de son bon domestique, sur des vaisseaux qui ont réussi ; ce qui a produit la petite fortune que vous me voyez. »

Ce récit naif et sincère fit beaucoup de plaisir à l’avocat ; jusqu’à ce moment, il n’avait pas trop conçu comment un savetier était devenu si riche par des moyens légitimes : la confidence de son futur beau père le tranquillisa. Le mariage se fit dix jours après ; la charge fut payée ; De Billi exerça l’importante fonc tion à laquelle le président l’avait destiné ; les bonnes gens allèrent dans leur bien de Vermanton, où ils vivent honorablement, et la modeste Adélaïde est la meilleure des épouses.

On raconte cette histoire dans les provinces pour donner à la jeunesse l’envie de venir à Paris. La thèse qu’on veut prouver, c’est qu’il n’y a point de petit métier dans la capitale. Mais cette thèse est fausse, et l’on peut défier vingt des professions qui seront citées dans les douze volumes des Contemporaines communes, de s’enrichir par la plus exacte économie.