Les Contemporaines (1884)/Le Misogyne

LE MISOGYNE, OU L’ENNEMI DES FEMMES


« Mon frère a trente-cinq ans. Tu es la première femme sur laquelle il ait jeté les yeux. Dès l’enfance, il abhorrait notre sexe ; il le fuyait avec des marques non seulement de dédain ou de dégoût, mais d’aversion, portée jusqu’à l’horreur. Il faut cependant en excepter ma mère, mes deux seurs et moi : tu nous as vues hier ici toutes trois ensemble. L’origine de ce sentiment contre nature vient, à ce qu’on prétend, d’une gouvernante d’enfant, qu’avait pris notre mère, dont l’haleine était insupportable. On ne fit pas assez d’attention à ce défaut, d’autant plus dangereux que cette fille, qui était presque rousse, avait la mauvaise manière de baiser continuellement l’enfant sur la bouche : on devrait absolument interdire ce genre de caresse avec les enfants, qui ne peut avoir que des suites désagréables et même dangereuses. L’enfant prit sa gouvernante en horreur ; il ne pouvait supporter d’être avec elle. On en conclut qu’il souffrait, ou qu’il était très maussade : ce fut cette dernière idée qui prévalut, parce que l’enfant paraissait jouir d’une bonne santé.

» À cinq ans, on l’ota des mains de sa gouvernante, pour le donner au précepteur qui devait l’élever. Cet homme s’appliqua de tout son pouvoir à seconder l’éloignement que son élève montrait pour les femmes, dont il lui disait continuellement du mal (nous exceptées) : il les peignait comme des êtres incommodes, dégoûtants, sujets à mille infirmités ; il les tournait en ridicule, en lui faisant arrêter son attention sur les plus vieilles et les plus sales des femmes du commun, soit à la campagne, soit dans les marchés de Paris. Il s’aplaudissait de cette conduite, et on pensait presque de la même manière que lui chez nous. Le comte devint grand, il devint homme, avec ces dispositions.

» Ce fut alors qu’on s’aperçut des tristes effets de son éducation : il avait un caractère sauvage, qui le faisait fuir dès qu’il y avait des femmes étrangères à la maison. Il leur manquait d’égards, et passait devant elles en fuyant sans les saluer. On l’en reprit : il en parut honteux. Il se défendit cependant, en citant l’exemple d’un certain Charles XII, roi de Suède, qui avait à peu près les mêmes dispositions, ainsi que celui d’un roi de France, père de Louis XIV.

» Il parvint ainsi jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans, sans que notre père, qui vivait alors, y fit grande attention. Mais entre cet âge et trente ans, l’occasion de le marier avantageusement se présenta. C’était avec une riche héritière, ni belle, ni laide ; mais ayant, outre sa fortune, d’excellentes qualités : le seul défaut qu’elle eût, c’était de manquer de certaines grâces, précisément de celles qui expriment dans les femmes la délicatesse du corps ; elle avait de gros bras rouges ; une jambe renflée par le bas, et un pied rond qui n’était pas mignon. Avec la prévention de mon frère, ce n’était pas ce qu’il lui fallait. Aussi marqua-t-il la répugnance la moins contrainte. Il nous dit, à mes sœurs et à moi, qu’il aimerait mieux mourir que d’épouser une pareille femme. — Si elle vous ressemblait, ajouta t-il, peut-être m’y déterminerais-je : mais tout en elle est repoussant, et elle me ferait mourir de dégoût : rien n’est agréable ni dans elle, ni sur elle ; la parure la plus recherchée ne fait que l’enlaidir ; elle est sans goût, ou du moins l’espèce de goût qu’elle a, cadrant avec ses traits, ne me présente rien que de rebutant ; il faudrait que les femmes fussent des sylphides comme vous, pour que je pusse les supporter. Ce langage nous surprit ; car mademoiselle Desglands ( c’est le nom de la prétendue) passait, dans l’opinion de tout le monde, pour une grosse maman très appétissante ; elle avait de belles couleurs ; une blancheur éblouissante ; de beaux yeux ; une jolie bouche : nous ne concevions rien à la répugnance de mon frère ; il n’était aucune de nous qui n’eût volontiers changé de figure avec cette demoiselle.

» Mon père fut encore plus surpris. Il ne pouvait concevoir le dégoût de mon frère, et il lui supposa une inclination secrète. Après l’avoir vivement querellé, il le fit observer et l’observa lui-même. On ne découvrit rien : le comte ne voyait que des jeunes gens et fuyait même ceux qui avaient des maîtresses.

D’après sa conduite bien éclairée, mon père, certain qu’il ne voyait aucune femme, et l’entendant souvent dire, que s’il en prenait une, il voulait qu’elle ressemblât à ses sœurs, surtout à Diane (c’est moi), il le crut dévoré d’un amour illégitime pour son propre sang. Comme cette matière était très délicate, il chercha secrètement les moyens de découvrir la vérité : sans m’en prévenir, mon père m’ordonna de me promener seule dans le jardin, ou de rester dans ma chambre, dans la mise la plus voluptueuse. Il envoyait ensuite mon frère, tantôt me chercher à la promenade, ou causer avec moi dans ma chambre, et il nous examinait. Mais à la promenade du jardin, mon frère faisait sa commission à la hâte, sans marquer le moindre désir de m’entretenir en particulier, ou de me conduire dans les endroits solitaires ; il me parlait de choses indifférentes : et si pour me conformer aux ordres de mon père, dont j’ignorais le vrai motif, je lui faisais quelques caresses, il me les rendait en frère, sans aucune émotion. Dans ma chambre, il était encore plus sérieux : il aimait beaucoup ma mise ; il remarquait, le bon goût de ma parure ; il m’en faisait compliment mais sans donner la moindre marque de passion : il ne demandait, quand nous étions seuls, qu’à me faire quelque lecture de livres de physique, ou sur l’art militaire, qu’il étudiait alors.

» Mon père fut convaincu par là que son fils n’avait aucune sorte de passion dans le cœur. Il le pressa plus vivement d’épouser mademoiselle Desglands : le comte ne répondit que par un refus absolu, qu’il motiva le plus respectueusement qu’il lui fut possible.

» On lui proposa encore d’autres partis d’un genre de beauté différent : mais il a toujours constamment refusé ; il déclara même au dernier, qu’il abhorrait les femmes ; qu’il attendait que le sort lui en présentat une qui lui plût, et qui le fit revenir de son antipathie contre elles.

» J’avais souvent fait une observation singulière ! c’est que, dès que mon frère entendait jouer de la vielle, il courait à la croisée. Si c’était un homme, il revenait : si c’était une femme, laide ou jolie, vieille ou jeune il restait à la fenêtre jusqu’à ce que la vielleuse fùt hors de sa vue : j’avais observé cela, mais sans y arrêter mon attention. Depuis la mort de mon père, différentes remarques nouvelles du même genre m’ont frappée : enfin, il y a huit à dix jours, qu’on parlait à table de Margarita, il prêta toute son attention à ce discours ; il interrogea même celui qui parlait, sur les mœurs de cette fille. Les réponses qu’on lui fit ne ralentirent point sa curiosité, lui qui ne pouvait auparavant entendre un mot sur les femmes dont la conduite n’est pas régulière. J’ai su qu’il avait cherché à la voir. Ce fut toi, ma fille, qu’il rencontra, au lieu de ta seur aînée : malgré ta fraicheur, l’innocence répandue sur ton visage, il te croyait telle qu’on avait dépeinte Marguerite : c’est la raison de cette espèce de surprise que tu as dù remarquer dans son air, en te parlant.

» Avant-hier il nous dit : J’ai vu Margarita, ou plutôt Perle sa jeune sœur : il faudra demain vous habiller en simple bourgeoise, et venir toutes trois avec vos maris chez le traiteur du Boulevard, où elle joue le plus ordinairement : vous m’en direz votre avis. Je veux faire quelque chose pour cette jeune personne, supposé qu’elle le mérite, et qu’elle vous plaise autant qu’elle m’a plu. Nous fûmes surprises de ce langage nouveau : En mon particulier, j’en fus enchantée, parce qu’il m’annonçait une heureuse révolution dans les idées de mon frère, et qu’il se réconciliait avec notre sexe. Nous ne manquàmes pas d’avoir la complaisance qu’il nous demandait, comme tu sais, ma fille : nous t’avons trouvée charmante, et tu m’as inspiré une tendre amitié, à moi surtout.

» À présent, ma chère fille, je voudrais te donner mes avis : veux-tu me promettre de te conduire avec mon frère par nos conseils ? — De tout mon cœur, lui répondis-je, chère madame ! car si je vous ai inspiré de l’amitié, je ne saurais vous exprimer quel attachement vous me donnez pour vous, par votre bonté à mon égard — ! Et je l’embrassai de moi-même. — Parle-moi sincèrement, reprit-elle : je ne crois pas que tu aies pu conserver… la qualité… de fille… dans ton état ?… Je ne vous entends pas bien, madame : je suis fille. — Je veux dire si tu n’as jamais… aucun homme n’a-t-il ?… Ecoute ; je suis une femme… tu m’entends bien ?… dis-moi cela, tout bas à l’oreille ?… — Jamais, jamais, madame. — Mon Dieu ! quand cela serait ! dans ta position… Je veux absolument savoir la vérité ; je le veux, comme ta plus tendre amie, la plus attachée : je le veux : point de mauvaise honte, point de mystère ! — Comme à Dieu même, ma chère madame ; je suis telle que j’étais en sortant du sein de ma mère, de ce côté-là : ma mère n’était pas femme à nous livrer, ni ma sœur, ni moi ; et si elle fermait les yeux sur quelque chose de la part de ma pauvre sœur, c’est que ni elle ni moi ne croyions ce qu’on en a dit. Ainsi, je vous parle comme à Dieu même ; c’est la vérité : s’il y a des preuves qui l’assurent, je me soumets à toutes, pourvu que ce soit par vous et des femmes, mais en votre présence ; car je n’ai confiance qu’en vous au monde. J’accepte, dit-elle, et à l’instant. J’ai dans ma voiture les personnes qu’il me faut. — Elle les fit avertir par ma bonne… L’examen me fut avantageux. Ma protectrice m’embrassa cent fois, en me demandant même pardon, et m’assurant qu’elle m’avait crue, mais qu’elle n’agissait pas pour elle seule.

» — À présent, ma chère fille, ajouta-t-elle, voici les avis que j’ai à te donner : tâche de rendre mon frère bien amoureux ! l’assurance qu’il va recevoir de moi est propre à te l’attacher : elle était nécessaire pour consolider ses dispositions à ton égard ; mais en le rendant amoureux, conserve ta vertu : fais-le revenir, au sujet des femmes, d’un de ses motifs de répugnance, celui de l’inconduite : si tu n’étais pas ce que tu es, c’est-à-dire vierge, ta réserve ne lui paraîtrait pas naturelle ; au lieu qu’à présent, il ne pourra l’attribuer à des motifs étrangers : ta beauté lui a fait surmonter le dégoût physique ; détruis, par la sagesse incorruptible, le dégoût moral. Je te réponds de ton sort : tu seras mon amie, et ta fortune surpassera tes espérances. Je veux tâcher de trouver par la suite une femme aussi aimable que toi ; je l’habillerai sous ce costume qui lui plaît ; elle sera ton égale, mais il ne le saura pas d’abord, et nous la lui ferons épouser. Qu’en dis-tu ? Ne veux-tu pas que ton bienfaiteur soit heureux un jour, qu’il ait des enfants qui perpétuent son nom, et qui relèvent sa famille ? Je te jure, ma petite Perle, qu’eux et moi non seulement nous t’ai merons, mais que nous te respecterons comme notre généreuse bienfaitrice ! — Tout ce que vous voudrez, m’écriai-je, trop charmante dame ! je ferai tout : parlez, ordonnez : votre petite Perle est toute à vous. Charmante enfant ! me dit-elle en me caressant, je n’espère qu’en toi ; c’est toi qui vas me rendre un frère adoré. Souviens-toi bien : tendre et réservée ; voilà ta devise. Du reste, tout ce que tu voudras ; accepte tous ses présents : loin de les trouver trop considérables, j’y ajouterai les miens… Il va venir : je veux l’attendre : je veux te caresser devant lui : tu passeras de mes bras dans les siens…

» À cet endroit de notre conversation, on entendit arriver le comte. Sa sœur me prit sur ses genoux, et ce fut dans cette attitude qu’il nous trouva. Elle est charmante, elle est… tout ce que tu peux désirer (lui dit-elle)… Je viens à l’instant de m’en assurer, c’est une âme naïve et pure autant que généreuse : aime-la, sans craindre ni ruses, ni fausseté, ni aucun de ces vices cruels qui empoisonnent le plus doux des sentiments : si la recevoir des mains de ta sœur chérie, comme tu m’as quelquefois nommée, peut lui donner un nouveau prix, je te la remets. Le comte me prit un baiser, me quitta, se mit aux genoux de sa sœur. Tu ne fus jamais si adorable qu’en ce moment, lui dit-il : mais toi-même, rends grâces à cette jolie Perle, c’est elle qui épure mes sentiments pour toi : ils ne sont ce qu’ils doivent être que de ce moment. La sœur du comte rougit à ce discours de son frère, en lui disant : Je ne saurais me fâcher d’un pareil aveu, puisque vous ne le faites qu’après votre guérison, et qu’auparavant jamais votre conduite n’a rien eu de répréhensible…… Puis, me regardant : — Perle, me dit-elle, ce qu’il vient de dire donne une nouvelle force à mes conseils, et les rend même plus absolus. (Bas à mon oreille.) Fais-toi bien aimer, fût-ce pour toi-même, entends-tu, ma fille ?…… Ah Dieu ! qui l’aurait cru ? comme le cœur humain s’égare ! (Haut.) Mon frère, je dîne ici avec vous deux : cette enfant me plaît et m’est aussi chère qu’à vous : je n’ai jamais rien vu de si aimable, de si touchant, avec autant d’innocence… (Me faisant lever et marcher.) Elle est pétrie de grâces ! pas un défaut ! pas un de ses mouvements qui ne soit enchanteur !… Comme elle est faite !… Perle, reviens m’embrasser… Elle me fit un million de caresses, en me disant tout bas : — Rends-les moi, creusons l’impression dans son cœur : après l’aveu qu’il vient de me faire, je sens qu’en t’aimant et en te caressant, je te rendrai plus chère au comte : mais va, je suis mon cœur, tu me charmes…

» Je ne vous répète pas la millième partie des choses de cette espèce que me dit cette aimable dame. Nous dinâmes tous quatre ; car ma bonne mangeait avec moi. Nous nous promenames ensuite, et ma charmante amie ne nous quitta qu’à huit heures, qu’elle me laissa avec son frère, en me disant : — Laisse agir ton aimable naïveté ; soigne ta parure élégante et simple ; ne néglige pas l’instrument qui lui plaît ; surtout un peu de sévérité, si ses caresses deviennent trop vives, mais sans humeur ; que la pudeur le repousse, mais que le sourire demeure sur tes lèvres : Adieu, ma Perle ; je me trouve la plus heureuse des femmes, de ce que tu es aimée de mon frère : Je le chéris…… mais comme je le dois. Adieu, petite magicienne, tu me retiens plus que je ne voudrais. Adieu, adieu.

» Elle partit, cette chère bonne amie, que je ne de vais plus revoir !… Mes larmes coulent à son souvenir…

» Le comte, resté seul avec moi, ne me mit pas dans le cas de suivre tous les conseils de sa seur ; il me parlait plutôt en père qu’en amant : c’était un ton de bonté si naturel, qu’il me touchait au delà de toute expression. — Ma sœur, par ses caresses, vient de te donner un charme nouveau, me dit-il ; mais, chère fille, il se ressent de ce qu’elle m’inspire : je suis ton frère, comme je suis le sien, et non moins tendre pour toi que pour elle. Tu m’as fait connaître un sentiment, tu as développé un goût, qu’elle seule avait excité auparavant dans mon cœur : mais j’avais eu la force de les régler, je les réglerai de même avec toi. Dans six mois, à dater d’aujourd’hui, je te dirai ce que j’ai dès à présent déterminé de faire à ton égard. En attendant, je te montrerai l’attachement le plus tendre, et une reconnaissance bien méritée. Tu m’as rendu à moi-même ; c’est un bienfait que je n’oublierai de ma vie. Adieu, ma Perle ; je te laisse avec ta bonne : sois heureuse et tranquille, si tu veux que ton meilleur ami le soit.

» Ce fut ainsi qu’il me quitta. Le lendemain je ne le vis pas, ni son aimable sœur : j’en fus d’autant plus peinée, que je les attendais tous deux. Le jour suivant, ils ne parurent pas non plus. Mon inquiétude fut alors extrême, et je priai ma bonne, si elle savait quelque moyen d’avoir de leurs nouvelles, de l’employer. Je m’informai aussi de ma sœur. Tout m’inquiétait ; j’étais d’un accablement extraordinaire. Ma bonne me dit de prendre patience jusqu’au lendemain. Nous ne vimes encore personne le troisième jour ; et je m’aperçus que ma bonne elle-même devenait très inquiète. Elle sortit sur les cinq heures, en me promettant de n’être absente que jusqu’à six : elle n’était pas de retour à huit. Ce fut alors que mes alarmes augmentèrent. Les larmes me vinrent aux yeux, et je me promenais par la salle comme une folle, ouvrant et fermant les croisées, comme si j’avais dû la voir venir dans l’obscurité. Enfin, à neuf heures, j’entendis le bruit d’une voiture. Le domestique ouvrit la porte cochère, et elle entra. Je courus au-devant. Ma bonne en descendit, et me fit signe de la main de m’éloigner. — Eh ! pourquoi, pourquoi donc ? lui dis-je. Elle me répondit qu’il le fallait. Je remontai, tournant à tout moment la tête ; car je m’éloignais bien malgré moi ! Je vis alors ma bonne, et une autre femme, descendre quelque chose, comme un corps mort, de la voiture, et le porter à deux, dans la chambre qu’on appelait celle de Monsieur, parce que le comte l’occupait lors qu’il séjournait à la maison. Je fus glacée d’effroi, et je m’enfuis machinalement. Quand elles eurent mis ce cadavre sur le lit, ma bonne vint à moi. — Chère enfant, me dit-elle, nous n’avons plus d’espoir qu’en vous ; montez dans la voiture qui nous a amenées, et venez avec nous chercher votre protecteur. Il est au désespoir ; il ne veut rien entendre : mais à votre nom, que je viens de lui prononcer, il a paru se calmer un peu. — Qu’est-il donc arrivé, ma chère bonne ? — Vous le saurez assez tôt. Venez. Je partis avec les deux femmes. Nous descendîmes chez la sœur chérie du comte, où je le trouvai pâle, défiguré, étendu sur un tapis encore taché de sang. À côté de lui était son beau-frère, soutenu par un vieux laquais, et son ancien instituteur, qui fondait en larmes. — Monsieur le comte, dit ma bonne, voilà votre Perle qui vient vous voir. Je courus à lui sans attendre sa réponse. Je me jetai sur une main qu’il me tendait ; je la couvris de baisers et de pleurs, et je lui dis : Cher papa ! quelle est donc cette douleur, et qui la cause ? Cher comte, dites-le-moi, que je vous console !… Parlez-moi donc, cher papa !… Parlez à votre fille… — Oui, oui, tu l’es, me répondit-il vivement. Viens, viens, ma Perle… Sa bouche a été là… Et il prit un baiser sur la mienne. — Elle a pressé ces mains… Il pressait les miennes. — Elle est morte : elle ne vivra plus que dans mon cœur et dans les traits de ma Perle… Que veux-tu faire de moi, ma fille ?… Tiens, voilà son sang !… J’étais hors de moi en apprenant la mort de ma bien-aimée : mais à ce mot, voilà son sang ! je m’évanouis et tombai aux pieds du comte, sur ce même tapis, qui en était encore teint. Le comte me releva dans ses bras. — Voilà une autre victime ! frappe, dit-il à son beau-frère ; bourreau jaloux, frappe ! Tu m’as vu aux genoux de ma sœur, non lui déclarer une coupable flamme, mais la remercier de ses bontés pour cette enfant ! La voilà mourante ; frappe ! voilà l’objet de mon amour, frappe donc, bourreau ! Ta main n’est-elle plus armée par les furies, pour frapper tout ce que la nature a formé d’aimable : frappe !… Et il me découvrit le sein en me présentant à son beau-frère. Je reve nais à moi, vivement agitée par le comte, qui ne se possédait pas. — Donne-moi plutôt la mort que je te demande à genoux, lui répondit enfin son beau-frère ! — Je m’en garderai bien ! tu ne souffrirais plus !… Ô ma sœur ! Ô la plus parfaite des créatures humaines, voilà le sang qui a passé par ton cœur noble et pur ; le voilà répandu sur le parquet, de la main du mari que tu as aimé !… À ce mot, l’époux de ma bien-aimée poussant un cri déchirant, et se jetant aussitôt sur l’épée du comte, il allait s’en percer lui-même. On le retint, et on l’emmena. — Va ! lui dit le comte, elle t’aimait, et à ce titre, je ne saurais te haïr, tout son meurtrier que tu es ! Va, je ne te hais plus… Mais, je suis au désespoir ! Le beau-frère fut entraîné hors de la pièce, quoiqu’il voulůt revenir vers le comte, pour se jeter à ses pieds.

» Pendant tout cela, j’étais demi-morte : ma bonne me faisait respirer des sels, dans les bras du comte, qui, tout en parlant, me pressait contre sa poitrine. Il fit ensuite plus d’attention à moi. Ne me quitte pas, ne me quitte jamais, chère fille, me dit-il : la douleur, le désespoir semblent respecter ta présence : tu m’as sauvé deux fois du crime ; tu es un ange de Dieu, que sa bonté m’a envoyé… Mais enfin, tu souffres !… Soulageons-la ; occupons-nous d’elle !… Elle restera là, dans cette pièce, à côté de la mienne ; elle occupera la chambre de ma sœur ; je la verrai en elle. Il m’y conduisit lui-même, ou plutôt il m’y porta.

» Cette maison appartenait à sa sœur : elle lui revenait par sa mort. Il a voulu l’occuper. On a caché au public la cause de cette mort cruelle. Le médecin de la maison donna des ordonnances, suivit la maladie, que la dépouille de ma chère bien-aimée était déjà sous le voile de la mort : j’appris le même jour, de la bouche du comte, que ma sœur n’existait plus. Je prends cet instant, me dit-il, parce que la pitié que tu as pour moi doit t’engager à modérer ta propre douleur.

» Qu’ajouterai-je à ce récit ? Le comte fit tendre en noir la pièce où sa sæur avait été tuée : il y fit déposer son corps embaumé sous une espèce de dais, et il passe là ses jours, sans voir personne au monde que moi : moi seule, je lui porte à manger, et je mange avec lui ; je partage ses larmes, et je le détermine à vivre. Il exige que je sorte, que je prenne l’air, toujours sous ce costume, qui lui plaît. Quelquefois cependant, on me pare des habits de sa sœur chérie. Il me dit alors les choses les plus tendres. Il m’assure tous les jours, que l’instant où je perdrais la vie serait le dernier de la sienne.

» Nous vivons ainsi depuis six ans. Il y en a deux, que le comte me dit : Ma fille, tu as vingt ans bientôt ; ta jeunesse s’écoule avec moi, et tu passes le temps propre à trouver un mari. Tous les instants que tu m’as donnés ont augmenté ton mérite et mes obligations : il faut que tu reçoives de moi-même ce que je t’empêche de trouver, un mari. — Je n’en veux pas ! lui dis-je, la larme à l’œil. — Tu me refuses ! — Ah ! je ne l’accepterais pas non plus… Mais votre tendre et chère sæur… Elle m’avait dit… — Je le sais ; mais elle m’avait promis le secours de son amitié ; je n’ai plus que toi au monde, ma Perle. — Eh bien ! (m’écriai-je, en me jetant dans ses bras), soyez donc le maître : aussi bien, je souffrirais trop à vous refuser. — Ce mot m’enchante, répondit-il. J’y vois de l’amour, ce sentiment qui doit toujours faire le bonheur ou le malheur de ma vie. Il appela ma bonne. — Je vais remplir vos væux à tous ; j’épouse ma Perle ; mais je ne veux pas que le bruit s’en répande dans le monde : cherchez-moi des témoins inconnus : vous assisterez à la cérémonie, vous et mon domestique de confiance ; vous serez les seuls de la maison qui en serez instruits. Puis, se tournant vers moi : — Perle, vous vous ressouvenez que je vous dis un jour, que dans six mois je vous dirais ce que j’avais déterminé à votre sujet ? Le cruel malheur que je ne prévoyais pas a empêché l’effet de cette promesse : mais apprenez, ma chère fille, que dès ce moment, j’avais formé la résolution ferme de vous épouser, supposé que vous en fussiez digne. Vous l’êtes plus que je n’eusse osé l’espérer, infiniment plus ; et je m’honore, en vous unissant à ma destinée. Je ne lui répondis que par des larmes de reconnaissance.

» Notre mariage s’est fait. Le comte, depuis ce moment, semble moins accablé ; il se livre quelquefois à la joie, aux plaisirs légitimes ; il rit avec moi… Mais il ne veut pas sortir de son tombeau, comme il l’appelle : sa sœur est morte dans cette chambre ; il n’en veut plus sortir ! mais il me jure tous les jours que je le rends heureux ; que je satisfais tous ses goûts ; qu’il ne trouve de plaisir qu’à me voir, et à s’occuper du souvenir de sa sœur chérie. Il y a six mois que j’ai augmenté les sujets de consolation qu’il veut bien recevoir de moi ; c’était sans doute le plus efficace ; je lui ai donné un fils, et il m’a juré, à sa naissance, qu’il sortirait de son tombeau dès que cet enfant serait en état de l’accompagner.

» Je lui ai dit que vous m’aviez parlé. Il en a paru satisfait, c’est par ses ordres que je suis entrée dans tous les détails qui le concernent. Il est flatté de l’idée que notre histoire passera jusqu’aux extrémités de l’Europe, et même à la postérité, dépouillée de tout le fabuleux (c’est son expression) ; surtout, il veut qu’on sache un jour que j’ai été mariée à un homme de qualité, et que mes mœurs ont toujours été pures. »


J’assurai la Jolie Vielleuse que je rendrais fidèlement son récit, sans y rien changer, et je la quittai, ravi de l’avoir connue.


Lettre d’envoi à l’auteur des Contemporaines.


Monsieur :

Vous verrez, par cette histoire, la vérité de l’aventure de la trop célèbre Marguerite, qui a été connue de tout Paris, et même des étrangers. Cette fille fut tuée d’un coup d’épée, comme on l’a dit, par un jeune libertin. J’ai voulu vous éviter la peine d’approfondir cette aventure, à laquelle vous auriez sûrement pensé. Mais ce n’est pas tout ; un de mes amis, étudiant en médecine, qui a demeuré fort longtemps dans la rue du-Foin-Saint-Jacques, y a connu l’héroïne d’une autre historiette, que la bassesse de sa condition ne vous fera pas dédaigner. C’est une jolie ravaudeuse, au jourd’hui femme d’un architecte. Ces sortes d’historiettes sont très utiles, en ce qu’elles prouveront aux jolies filles, qu’il est une autre route que le libertinage pour faire fortune à Paris même. J’espère que vous tirerez deux Nouvelles de ce que je vous envoie. Je vous prie de me croire, avec la considération due à vos occupations et à vos mœurs, Monsieur,

Votre, etc. Clerval.