Les Contemporaines (1884)/La petite Laitière

LA PETITE LAITIÈRE



Rarement voit-on de jolies filles parmi celles qui approvisionnent la capitale : j’ai fait souvent cette reflexion. Est-ce que le sang serait moins beau dans le Parisis qu’ailleurs ? Je ne le crois pas : mais quelqu’un à qui je fis part un jour de mon observation, me répondit : Les mœurs sont si corrompues dans ce pays-ci, que dès qu’on y voit une fille d’une figure passable, elle est enlevée sur-le-champ ; les laides seules continuent tranquillement leur négoce ou leur travail… Je trouve cette raison satisfaisante, et ma Nouvelle ne servira qu’à prouver combien elle est juste.

Suzon, la petite laitière, venait tous les jours avec un petit cheval bai brun, fort joliment arrangé, par la rue du faubourg Saint-Honoré jusqu’à la Place Vendôme, qu’elle ne passait jamais. Elle avait un juste de poulangis gris blanc, un jupon de molleton à raies rouges et blanches ; une capote de baracan brun ; une croix d’or ; des bas de laine toujours propres, et des sabots en hiver. Mais il fallait voir comme elle était faite, sous ces habits de village ! tout était tiré à quatre épingles ; sa taille aurait tenu dans les dix doigts ; sa marche était agréable ; le son de sa voix d’une douceur angélique : quand il faisait crotté, elle avait sa jupe rattachée par une agrafe, ce qui laissait voir la finesse de sa jambe ; ses sabots mêmes, toujours bien faits, n’avaient rien de grossier ; les pelisses en étaient propres ; en un mot, tout en elle était appétissant.

Un jour que Suzon approchait de la Place Vendôme, elle fut abordée par un grand homme sec, dont la perruque ronde et plaquée n’avait qu’un rang : il était vêtu de brun foncé ; mais l’étoffe était belle ; ses bas étaient liés sur le genou ; ce qui, joint à ses longues jambes grèles, lui donnait à peu près l’air d’un héron ; il portait encore des souliers carrés, avec de petites boucles moins grandes que celles des jarretières d’au jourd’hui. — Ma fille (dit cet homme à Suzette), pour une laitière, vous êtes trop coquette, et cela n’est pas séant ; vous pouvez donner des tentations même aux honnêtes gens, et à plus forte raison aux libertins. — Je crois, monsieur (répondit Suzette en riant d’une manière charmante), que les honnêtes gens et les libertins de ce pays-ci ont de bien plus belles dames que moi pour les tenter ! — Non, ma chère enfant, non ; elles n’ont pas cette fraîcheur, cette santé, ces belles dents blanches, ce coloris, cette haleine… En s’exprimant ainsi, le papelard s’approchait de si près, que la petite laitière fut obligée de se retirer. — Écoutez-moi, ma petite : voilà quelque temps que je vous remarque, et que je roule dans ma tête de faire quelque chose pour vous. Je ne vous crois pas riche ; vous serez charmée d’avoir une bonne place dans une maison sùre, où l’on vous mettra au fait de ce qu’il faut savoir, avec douceur et bonté. Je sais une maison où l’on vous prendrait pour femme de charge ; vous savez ce que c’est ? — Oui, monsieur ! — Et où l’on vous donnerait deux cents écus de gage. — Ah ! monsieur ! je vous serais bien obligée, et ma mère vous remercierait bien. Mais une si belle place sera bien difficile à avoir ! — Non ; car j’en dispose. Parlez-en à votre mère, et venez me voir demain toutes deux : voilà ma demeure, à cette porte cochère. Suzon fit une révérence, et remercia le grand homme sec de ses bontés ; ensuite elle continua de crier son lait, avec sa voix agréable, et douce comme sa liqueur.

Tandis qu’elle était en conversation avec le cafard, il y avait au-dessus de leur tête, à un entresol grillé, un jeune homme aimable, neveu du vieillard. Il avait environ vingt ans : mais son oncle l’avait toujours retenu, au point que jamais il n’était sorti sans lui ; jamais il n’avait parlé seul aux domestiques mâles ou femelles ; il ne connaissait personne, et il végétait dans une ignorance si complète, que frère Philippe aurait été un connaisseur, comparé à lui. De Neuilli, soigneusement renfermé, avait trouvé le secret, au risque de se tuer, de grimper sur les pointes de fer qui garnissaient une fenêtre dormante de l’entresol, et de voir dans la rue ; il remarquait Suzon depuis le même temps que son oncle, parce qu’elle ne venait seule que durant une maladie qu’avait sa mère : auparavant, elle était la couturière du village ; c’était elle qui avait le meilleur goût pour les justes, les casaquins, etc. ; elle avait même tenté de réformer, dans la partie du Parisis où elle vivait, le mauvais goût de ces vilaines basques larges, qui tombent sur le derrière, et qui donnent à la démarche un air si maussade et si lourd ; elle avait essayé de faire prendre aux paysannes des environs de Paris, le goût des cauchoises ou des provençales ; mais elle n’avait réussi qu’avec quelques jeunes filles d’une jolie figure ; toutes les laides avaient conservé le mauvais goût, comme plus analogue à leur laideur. Le jeune et très innocent de Neuilli avait donc remarqué Suzon : mais il n’avait pas encore démêlé s’il la regardait avec plaisir ou avec indifférence. La conversation de son oncle avec elle, dont il n’avait pas perdu un mot, lui donna quelques lumières confuses ; il sentit qu’il serait charmé si la jolie laitière demeurait à la maison, et, dans son intérieur, il forma, pour la première fois de sa vie, le projet de lui parler seul à seule. Il nourrit cette idée avec complaisance lorsque Suzon fut éloignée, et, à dîner, quelque envie qu’il eût de parler d’elle à son oncle, il n’en dit mot.

Le vieillard, qui savait à quel point son neveu était ignorant, résolut de ne pas l’exposer à voir Suzon, quand elle serait chez lui : outre qu’il était convaincu que le jeune homme ne savait pas encore la différence qu’il y a d’un sexe à l’autre, puisqu’il ne lui en avait jamais parlé, il avait eu si grand soin d’écarter de ses lectures tout ce qui avait trait aux femmes, même de la manière la plus indifférente, qu’il se persuada qu’il ne les avait pas encore imaginées. Le motif de cette conduite n’avait (dit-on), rien de raisonné : c’était une suite du préjugé, où sont une infinité de gens, que l’amour est le plus grand des crimes aux yeux de la divinité : sans être dévots, ils admettent machinalement cette maxime, et la prêchent, comme le flûteur de Vaucanson répétait les sons qu’on lui avait appris. Cependant l’oncle du jeune de Neuilli pouvait avoir encore un autre motif : il était le tuteur du jeune homme, il jouissait de sa fortune et il s’en servait, unie à la sienne, à satisfaire des goûts très coûteux : sous une apparence de régularité, M. Desgrands menait une vie modestement voluptueuse : revenu depuis longtemps des plaisirs d’ostentation, il ne voulait plus qu’une nourriture succulente, des jouissances tranquilles, et des filles innocentes : il les quittait, dès que lui-même les avait corrompues, et il s’en débarrassait. Il avait surtout la plus grande répugnance pour les femmes mariées, quelque belles, et quelque régulières qu’elles fussent, non par un principe de vertu, mais par une sorte de dégoût que lui inspirait toute femme qui avait passé par d’autres mains. Tels étaient l’oncle et le neveu, lorsque la jolie laitière vint comme elle l’avait promis, le lendemain, avec sa mère, qui commençait à se porter assez bien pour faire le voyage.

Avant d’entrer chez M. Desgrands, la laitière s’informa : on lui dit que c’était un homme de bien. Or ce terme a deux acceptions à Paris ; il signifie un homme riche et un honnête homme : ce fut dans le premier sens qu’on l’entendit, en parlant à la laitière ; on croyait que c’était tout ce qu’elle avait besoin de savoir, car, malgré son hypocrisie, le tartufe en avait tant fait qu’il était connu. Si la laitière eût expliqué qu’elle avait intention de mettre chez lui sa fille, peut-être se fût-on ouvert davantage ; mais contre l’ordinaire des gens de sa sorte, elle fut discrète.

Les informations prises, la mère et la fille, après avoir vendu leur lait, entrèrent chez M. Desgrands, qui les reçut en cafard. Il prit un air modeste et capon devant la mère ; il fit ses propositions avec désintéressement et froideur ; il séduisit par là une femme et une fille simples ; elles acceptèrent. Il fut convenu que Suzon s’en retournerait avec sa mère après dîner, et qu’elle reviendrait le lendemain, pour être installée. Le cafard ne voulait pas qu’on le crût pressé, quoi qu’il brûlât d’envie de voir chez lui l’aimable Suzette.

Le lendemain, la jolie laitière arriva : son cri doux et presque harmonieux attira de Neuilli à sa fenêtre grillée. Il vit entrer Suzette dans la maison, et il courut, par un petit escalier particulier, à un troisième, qui donnait sur la cour, et qui était directement au-dessus de l’appartement de son oncle : ce fut de là qu’en s’allongeant comme il put, il vit la jolie laitière entrer chez M. Desgrands avec sa mère. Il aurait bien voulu entendre ce qui allait se dire : mais c’était l’impossible. Il descendit par son petit escalier, qui n’était que pour lui, et il alla préter l’oreille à une porte condamnée. Il entendit quelque chose, lorsque la mère parlait, parce qu’elle criait en conversant, comme les gens de village ; mais il ne put comprendre un mot de ce que dirent son oncle et Suzette. Il aurait encore bien voulu voir : mais il n’y avait pas la moindre ouverture. L’amour est le père de l’invention, même dans les esprits les plus bornés. De Neuilli pensa que c’était du bois que cette porte, et qu’il pouvait y faire un trou. Il n’avait pas d’instrument : il se servit de son couteau, qui heureusement était pointu, et, à force de le tourner, il lui donna l’effet d’une vrille. Il travaillait ainsi, tandis qu’on parlait, au risque d’être entendu : l’ouvrage avançait peu ; cependant il avançait. De Neuilli ne fit pas autre chose : il continua sans interruption jusqu’à l’heure du dîner. Son oncle avait alors quitté son cabinet, et il avait été installer Suzon. Au lieu de faire venir de Neuilli dîner, suivant son usage, il lui apporta sa portion dans sa chambre. Le jeune homme, qui était encore à son trou, n’eut que le temps d’accourir, et de feindre qu’il venait d’étudier. Son oncle lui dit de dîner, et se retira. De Neuilli porta ses plats à côté de la porte, et il mangea en travaillant. Il se fit jour enfin, et il vit dans le cabinet. Il s’aperçut que le couvert y était mis, et qu’il n’y avait encore personne. Il agrandit son trou le plus qu’il lui fut possible, afin de mieux voir, et s’étant aperçu que son bonheur voulait qu’il eût percé sous un petit médaillon de bronze, large comme un écu de six livres, il s’en réjouit machinalement ; il prit une allumette, pour le soulever, lorsqu’il voudrait voir. Enfin il entendit entrer, et il vit que c’était son oncle avec Suzette.

— Ah ! çà, ma fille (dit le cafard), nous voilà seuls enfin, et votre mère est partie ! Nous allons dîner ensemble, ce qui sera tous les jours, à moins que je n’aie du monde ; nous causerons, et je vous détaillerai, mon aimable fille, les vues que j’ai à votre sujet. Vous êtes charmante : mais je ne regarde pas vos attraits d’une manière profane ; je me contente de les admirer comme l’ouvrage le plus parfait de la nature et de la divinité. Je suis riche : je ne tiens à personne dans le monde, quoique j’aie un neveu ; mais les liens de l’amitié sont plus forts que les liens du sang. D’ailleurs, mon neveu est un imbécile, qui ne l’aurait cependant pas été, si je ne l’avais pas retenu dans l’ignorance ; il ne sait pas même qu’il y a des femmes au monde ; il ignore tout ; il n’a jamais parlé qu’à moi. J’attends qu’il ait vingt-cinq ans, pour en faire un capucin. J’aurai par ce moyen sa fortune et la mienne, dont je disposerai pour la rendre bien riche, bien riche, une jolie fille qui voudra s’attacher à moi solidement. Je ne lui assurerai pas moins de vingt-cinq mille livres de rentes, si elle sait le mériter par son affection pour moi, et son dévouement à toutes mes volontés. Je vous le répète, ma fille, je ne ressemble pas aux mondains. Il est de ces gens-là, qui ne pourraient voir cette jolie bouche sans avoir envie de la baiser : ces jolis… sans y vouloir toucher : cette taille fine, sans la vouloir presser… (En s’exprimant ainsi, le papelard faisait tout ce qu’il disait qu’on ne pouvait s’empêcher de faire ; mais d’une manière si discrète cependant, que Suzon n’avait pas la peine de se défendre). Ils se mirent à table, et M. Desgrands servit à la jolie laitière ce qu’il y avait de meilleur. Elle mangea fort sobrement ; elle paraissait intimidée de se voir seule avec un homme. Après le dîner, le papelard l’emmena auprès du feu, où il tâcha de la prendre sur ses genoux : Suzon ne le voulut jamais permettre. Il la laissa libre : mais il eut avec elle une conversation très détaillée.

— Ma fille, lui dit-il, je ne suis plus jeune, et c’est un père que vous devez voir en moi. Je vous avouerai que, si je n’avais que trente ans, je voudrais être votre amant. Oh ! que ne donnerais-je pas pour avoir l’âge de mon nigaud de neveu ! Comme je saurais faire usage du temps que perd cet automate ! Car vous ne sauriez vous figurer à quel point il est sot, bête, insensible ! c’est une brute… Cependant, si vous me contentez… nous verrons… je sacrifierai tout pour vous, je vous en avertis… Mon neveu est riche… vous seriez la maîtresse, avec ce nigaud-là… Je serais homme à vous le faire épouser dans cinq ou six ans d’ici. (Suzon était la dixième à qui le vieillard faisait la même promesse et c’était ordinairement ce qui avait adouci les cruelles : car il leur faisait ensuite voir son neveu, au moyen d’une portière, qui donnait de son appartement dans la pièce grillée de l’entresol ; et comme de Neuilli était beau garçon, les pauvres dupes du cafard se laissaient prendre à sa figure. Il paraît que la principale raison de son oncle, pour l’élever comme il le faisait, était de s’en servir à cet infame usage : d’aill’eurs on verra par la suite si c’était véritablement son neveu). En conséquence de sa promesse, le vieillard quitta Suzon pour aller dans l’en tresol : et, comme de Neuilli n’y était pas, il le sonna, suivant son usage, pour le faire descendre. Lorsque le jeune homme fut où le désirait son oncle, celui-ci, qui était retourné dans son appartement auprès de Suzette, leva une portière, et fit voir à la jeune fille un garçon fait au tour, dont tout l’extérieur était charmant. Pour la première fois, de Neuilli, attentif à tout, s’aperçut de cette portière que venait de lever son oncle ; mais il n’en fit pas semblant : au contraire, il feignit d’être fort occupé d’un balle qu’il faisait bondir au plancher, pour se donner de l’exercice après son dîner. — Il dit que je suis un sot (pensa-t-il) : il peut avoir raison ; mais c’est plus son ouvrage que le mien : nous verrons si je m’instruirai mieux seul que par ses leçons. La portière se referma, et aussitôt le jeune homme courut à son trou de la porte du cabinet. M. Desgrands y rentrait avec la jolie laitière. — Vous voyez, ma fille, que c’est un fort beau garçon ! Oui, monsieur. — Je vous le donnerai, je vous le répète, si je suis content de vous. — Je ferai tout ce qu’il faudra pour vous contenter, monsieur. — Ah ! voilà qui est charmant, et vous êtes la première qui m’ayez parlé avec cette sincérité. — Je ne suis pas dissimulée, mon sieur. — Allons, ma belle fille, vous serez contente de moi, soyez en sûre. Il voulut l’embrasser, mais Suzette, qui entendait ses discours d’une tout autre manière, se défendit, et le cafard comprit qu’il n’était pas encore temps.

De son côté, de Neuilli, en voyant les entreprises du vieux satire, connut le sentiment de la jalousie : il frémit d’indignation : et, machinalement, il dit tout haut : — Elle ne sera pas pour toi ! Il fut entendu : mais le vieillard crut qu’il jouait, et qu’il parlait seul : pouvait-il deviner la vérité ? Le jeune homme comprit que le vieillard allait sortir. Il alla s’en assurer, en grimpant sur les pointes de fer ; il vit en effet sortir le carrosse, derrière lequel était l’unique laquais de la maison.

Dès que de Neuilli présuma que Suzon était seule, il courut à la portière, et à force de chercher les moyens de l’enlever, il y parvint : un homme pouvait y passer : cependant de Neuilli ne l’osa pas. Il remonta dans son escalier, et regarda par le trou fait avec son couteau. Il vit Suzon seule, qui arrangeait du linge. — Suzette ! Suzette ! — Qui m’appelle ? — Moi. — Qui, vous ? — Moi, de Neuilli. — Je ne vous connais pas ! Où êtes-vous ! qui êtes-vous ? Le neveu de M. Desgrands. — Ah ? c’est vous, monsieur ? et où êtes-vous ? — Ici. — Où donc ? — Descendez ou mon oncle m’a montré à vous, et nous allons nous parler. — Qu’avez-vous à me dire ? — Ah ! mille choses, que je n’ai jamais dites, allez ; je ne suis pas si sot que le croit mon oncle, allez ; jolie Suzon, que je vous parle. J’y vais donc : mais il faudra bien prendre garde de n’être pas vus de votre oncle ! — Nous ne le serons pas. Suzon sortit du cabinet, et de Neuilli vola au-devant d’elle.

Il fut arrivé le premier à l’entresol, ouvrit la por tière, et sauta dans la pièce où Suzon allait entrer : elle l’y trouva. Elle fit un petit mouvement de crainte. — Je vois donc enfin un objet aimable, que mon imagination et mes songes m’ont mille fois présenté ! (s’écria de Neuilli). Être jeune et charmant, je vous aimerai toute ma vie ! Il lui prit les mains qu’il baisa ; il la serra dans ses bras, mais sans faire aucune entreprise. Suzon lui demanda, comment il était chez son oncle ; d’où vient qu’il était enfermé ! Le jeune homme n’en savait pas la raison ; mais il raconta la chose : — Je suis toujours dans cet appartement, d’où je sors à l’instant pour la première fois, depuis que j’ai la connaissance. Il n’est jamais entré que mon oncle auprès de moi : c’est lui qui m’a apporté mes habits ainsi que ma nourriture, lorsque je n’ai pas mangé avec lui ; et lorsque j’y mange, il ouvre une porte qui donne sur l’escalier au troisième, par où il me fait descendre dans son appartement. J’ai quelquefois été fort longtemps sans manger avec lui, et ce n’était pas par punition ; car je ne lui avais rien fait. Il ne m’a jamais parlé de créatures comme vous, et j’ignore encore comment on vous nomme. — Je suis une fille. — Ah ! le joli être qu’une fille ! une fille ! le joli mot ! une fille… j’en ai aperçu de bien moins jolies que vous dans la rue, et qui ne m’ont surpris que par la singularité de leur habillement désagréable. — C’était apparemment de vieilles femmes. — Et qu’est ce qu’une autre espèce que j’ai vue, qui avait une longue barbe, un habit brun, les jambes nues, et toute vêtue de la même étoffe ? Était-ce une vieille femme aussi ? Suzette éclata de rire : — Eh non ; c’était un homme, c’était un capucin. — Ah Dieu ! et voilà donc ce que mon oncle veut me faire un jour. Il m’a dit plusieurs fois, que lorsqu’il en serait temps, je sortirais de ma prison, pour avoir le bonheur d’être… ce que vous dites… Mais, il vous a parlé de moi, mon oncle ? — Oui, monsieur, répondit Suzette en rougissant. Il vous a dit qu’il me donnerait à vous ? — Oui, monsieur. — En serez-vous bien aise ? et que ferez-vous de moi ? — J’en ferai… mon maître : je vous regarderai comme mon bienfaiteur, et je vous chérirai comme mon mari. — J’entends bien ce que c’est que bienfaiteur : mais, mari, qu’est-ce ? Ici, Suzette fut fort embarrassée ! Un mari… un mari, monsieur… Mais qui est-ce qui ne sait pas ce que c’est qu’un mari ? — Moi, Suzon, moi ; je n’en sais en vérité rien. — Un mari, c’est un homme… qui a une épouse. — Une épouse ? Hé ! qu’est-ce qu’a voir une épouse ? C’est, par exemple, être marié avec une fille ; vivre avec elle, manger, boire, parler, loger… dormir. — Et si j’étais marié avec vous, nous dormirions ensemble, la nuit ? — Oui, monsieur. Ah ! ma Suzon ! marions-nous ! C’est ce que fera votre oncle, s’il est content de moi… Mais je vous avouerai que je ne sais trop ce qu’il entend, par être bien content de moi ? — Il voudrait peut-être que vous dormissiez avec lui ? Suzette rougit plus qu’elle n’avait encore fait : mais de Neuilli n’y faisait aucune attention, et il la trouvait seulement plus jolie dans ces moments ; il lui pressait les mains dans les siennes. — Ah ! je n’y dormirai jamais (reprit-elle enfin, avec un soupir). On ne doit dormir qu’avec son mari, et je puis vous jurer, qu’il n’y a que vous au monde que je voudrais qui le fût. De Neuilli sauta de joie, sans trop savoir pourquoi. — Je vous aime bien ! (dit-il). Et moi aussi (répondit Suzon). — Que vous êtes jolie ! — Et vous, que je vous trouve aimable ! Vous n’êtes pas sot comme votre oncle le dit. — Non ; mais je commence à me douter que je suis bien ignorant ! mais vous m’instruirez. Je sais déjà ce que c’est qu’une fille, une femme, un capucin, un mari, une épouse. N’y a-t-il pas encore quelque chose de pressé à savoir ? Vous ne savez pas ce que c’est qu’un amant ? — Oh ! pour celui-là, non ! mais le mot est joli ! — C’est un jeune homme comme vous, qui aime bien une fille, et qui veut être son mari. — En ce cas, ma Suzon, je suis votre amant en attendant que je sois votre mari… Mais vous, n’avez-vous pas aussi un nom, en attendant que vous soyez mon épouse ? — Vous avez bien plus d’esprit que votre oncle ne l’imagine (dit Suzon transportée ; car le jeune homme lui plaisait beaucoup) ! Oui, et je serai charmée de le porter pour vous : je suis votre maîtresse. — Une maîtresse ? Ce nom est joli ! Vous êtes fille ! vous êtes maîtresse ! vous serez épouse ! tous ces noms-là sont doux ! Moi je suis amant, je serai mari… Oui, je serai votre mari, ma Suzette ; je dormirai avec vous… Ah ! quel plaisir ! que vous êtes aimable ! comme votre compagnie m’amusera ! je sens que je vais lapréférer à tout ! — Et moi aussi, je préférerai la vôtre à tout… Mais j’entends un carrosse ! — C’est mon oncle ! il n’a pas été longtemps ! Rentrez vite ! — Adieu, ma maîtresse ! — Au revoir, mon cher amant ! Ah ! Suzette ! le joli nom !… Baissez la coulisse. — Elle ne veut pas aller ! — Le voici ! La coulisse heureusement céda en ce moment aux efforts réunis des deux amants, et M. Desgrands entra, comme Suzette toute tremblante la recouvrait de la tapisserie.

Que faisiez-vous là (lui dit-il) ? — J’arrangeais cette tapisserie, qui n’allait pas bien depuis que vous avez levé la coulisse. — Voyons ? Il leva la tapisserie, et vit que la coulisse n’était pas close jusqu’au bas. Il fit de vains efforts pour la faire descendre, et il prit le parti de la laisser : mais il envoya chercher un serrurier par son laquais : il fit raccommoder la coulisse, et on y mit un cadenas dont M. Desgrands prit la clef. Ce trait donna de l’humeur à Suzon, et ne la disposa pas à contenter le cafard. Cependant elle n’en témoigna rien.

La coulisse était si mince qu’on entendait tout ce qui se disait, de la prison grillée du jeune de Neuilli, dans la pièce où son oncle était resté avec la jolie laitière. Le jeune homme s’était éloigné en entendant raccommoder la coulisse ; mais il était revenu aussitôt après sur la pointe du pied. — Dites-moi si vous ne l’avez pas levée (disait le vieillard à Suzon) : j’ai des raisons pour le savoir. — Non, monsieur, je vous assure. Prenez garde ! je le saurai ! Si vous avez de la défiance, monsieur, il est inutile que je reste ici. Non, ma pouponne : mais si mon neveu vous avait vue, il fau drait que je le susse. — Je vous assure que je n’ai pas touché à votre coulisse pour l’ouvrir. Je vous crois. Montons là-haut dans mon cabinet. J’ai à vous parler.

Ils montèrent, et de Neuilli courut à sa porte condamnée. En entrant, il s’aperçut que Suzon se fâchait. — Je n’aime pas ces badinages-là, monsieur, et une autre fois, je ne monterai jamais la première. — Mon enfant, rassurez-vous ; c’est un mouvement involontaire, et je n’y entendais pas finesse… Ah çà, Suzon, vous êtes jolie : vous savez la promesse que je vous ai faite de vous donner mon neveu, si j’étais content de vous : je ne veux pas vous laisser dans le doute sur ce que j’attends de votre complaisance. Je vous aime : vous êtes jolie et neuve ; je n’aime que les filles de votre espèce ; des paysannes dont le sang est pur, et qui jouissent d’une santé ferme. Sans être infirme, les médecins m’ont ordonné, si je voulais vivre long temps, de faire la recette du bon roi David… Je vais vous expliquer cela. (Il lui parla tout bas à l’oreille). — Jamais, jamais, monsieur (s’écria Suzon). Si c’était pour cela que vous me vouliez, il n’y avait qu’à le dire tout de suite, je ne vous aurais pas trompé. — Mais, ma fille, songez-vous qu’il n’y a aucun mal dans ce que je vous propose, et qu’il ne s’agit que d’être auprès de moi ? — N’importe, monsieur ; je ne trouve pas cela bien ; et je ne saurais y consentir. — Quoi ! pas même par l’espérance d’épouser mon neveu ? Monsieur votre neveu m’en voudrait un jour, de m’être conduite comme vous le demandez : d’ailleurs, monsieur, s’il faụt vous le dire, j’ai bien de la peine à croire que vous vouliez donner monsieur votre neveu à une pauvre laitière ! — Vous ne devez pas en être surprise, ma fille : ayant besoin d’une jeune personne pour ce que je vous ai dit, je sens que j’exige d’elle un sacrifice qu’il faut payer : qui vouliez-vous que je prisse ? une bourgeoise ? une fille de condition ? j’en serais rebuté : je ne pouvais m’adresser qu’à une pauvre fille, mais jolie comme vous. En vous voyant la première fois, j’ai dit : Voilà mon affaire. Je ne m’attendais pas à des difficultés ; car je suis si honnête homme, que c’est pour récompenser la fille qui prolongera mes jours, que j’élève mon neveu comme je le fais : j’en serai toujours le maître, et il en passera par ce que je voudrai : il reconnaîtra dignement ce qu’une jolie personne aura fait pour moi ; au lieu qu’élevé différemment, je n’en serais pas venu à bout. — Cherchez une autre personne, monsieur ; pour moi je me retire. — Attendez quelques jours : consultez demain votre mère, et déterminez-vous d’après ses avis. Suzon, après bien des difficultés, consentit enfin d’attendre sa mère. Il était tard ; on servit le souper, et le vieillard se mit à table avec la jolie laitière. On mangea encore dans son cabinet, et, au sortir de table, il mena Suzon dans la chambre de la coulisse, où il la laissa.

De Neuilli épiait toutes les démarches de son oncle : dès qu’il le vit de retour dans son cabinet, qui était aussi sa chambre à coucher, il revint à la coulisse, pour causer avec Suzon. Elle l’entendit ; et elle lui dit qu’elle comptait bien s’en aller le lendemain. — Et pourquoi (lui dit l’amoureux jeune homme) ? Je mourrai d’ennui, si je cesse de vous voir ! — Voulez vous donc que je dorme avec votre oncle ? — Oh non ! j’aimerais mieux mourir ! — D’ailleurs, nous ne pour rons plus nous voir ; il a fait mettre un cadenas à la coulisse et il en a pris la clef. — Je l’ai entendu (ré pondit le jeune homme), mais je ne m’en embarrasse pas. En même temps, comme il était très fort, il ébranla si bien la coulisse, qu’il la partagea en deux. Il entra dans la chambre de Suzon, qui était prête à se mettre au lit, et il la surprit au point de l’effrayer. Elle le repoussa. — Laissez-moi auprès de vous, lui dit-il : je vous aime trop pour vous quitter ; mon oncle en dira ce qu’il voudra, je ne vous quitterai plus. — Ecoutez, lui dit la jeune fille ; vous avez cassé la coulisse ; demain votre oncle découvrira tout, Faisons une chose ; ce n’est pas votre père, après tout ; il faudra qu’il vous rende un jour votre bien : Je m’en irai demain dès le matin, aussitôt que ma mère sera venue : sortez par ici, et tâchez de vous esquiver ; vous irez du côté du faubourg Saint-Honoré… Qu’est-ce que le faubourg Saint-Honoré ? … Mon Dieu, je ne songeais plus que vous ne savez rien !… Eh bien, faisons mieux : je sais le chemin quoiqu’il soit nuit, je n’aurai pas peur avec vous : sortons, s’il est possible, à présent, et allons-nous en chez ma mère. — De tout mon ceur ! (dit le jeune homme).

Ils ouvrirent la porte de la chambre, descendirent l’escalier ; et apercevant de la lumière dans la loge du portier, Suzon fit cacher de Neuilli dans l’ombre, et, sans se montrer, elle cria : — Le cordon ! Le portier le tira aussitôt, sans réflexion : Suzette poussa de Neuilli devant elle, et ils sortirent ainsi, sans être vus : ils gagnèrent le faubourg. Lorsqu’ils furent vis-à-vis la rue d’Anjou, ils entendirent courir derrière eux. On nous poursuit ! (dit Suzette) : je connais ici une femme de nos pratiques, qui demeure au quatrième ; montons-y bien vite. Ils se jetèrent dans cette maison, Suzette sachant le secret de la porte d’entrée, et ils allèrent chez la bonne femme, que la laitière avait instruite le matin du bonheur de sa fille.

— Ah mon Dieu ! mon enfant ! vous voilà ! et où allez-vous à l’heure qu’il est avec ce joli monsieur-là ? Ah ! ma bopne dame ! le monde est bien trompeur ! — Je m’en suis doutée, sur ce que votre mère m’a dit ce matin… Et ce monsieur, qui est-il ? — Je vous dirai ça, madame : allez, ça vous étonnera bien ! mais, pour le moment, monsieur ne se soucierait pas que je vous parle de lui… Aurez-vous bien la bonté, madame Lanternier, de permeitre que j’attende ici ma mère jusqu’à demain ? Oui, ma chère enfant, volontiers ! ça me faisait déjà de la peine de ce que vous vous en alliez avec un grand jeune homme : mais dès que vous voulez attendre ici votre mère, je n’ai plus rien à dire. Allons, vous coucherez avec moi, et monsieur, dans ce petit lit, qu’occupe mon fils, quand il vient en semestre. Il est sergent, dà ! et il s’est distingué. Avez-vous soupé ? — Mon Dieu, oui, madame Lanternier ! et très bien. — Allons, mon enfant, ça étant, couchons-nous ; car il se fait tard.

Il faut ici faire le portrait de la vieille. Elle avait une robe de laine, couleur de tabac ; un mantelet d’étamine ; une coiffe de taffetas, fort passée, couvrait sa tête à peu près comme les calottes des vieillards de comédie ; sa chaussure ressemblait assez à des sandales ; et quoiqu’elle ne fût pas pauvre, dans toute la rigueur du mot, elle avait l’air misérable. Enfin, elle avait une de ces figures hommasses, ridées, quasi barbues, qui marquent l’absence de toutes les grâces du second sexe.

On se disposait à se mettre au lit : de Neuilli regardait stupidement les deux femmes se déshabiller. On n’y faisait d’abord aucune attention ; mais enfin la vieille jeta les yeux sur lui. — Couchez-vous donc, monsieur, et ne nous regardez pas comme ça ! On dirait que vous n’avez jamais vu personne se coucher ! Suzon se mit à rire. Pour de Neuilli, sans être honteux, comme il était accoutumé à être obéissant, il se déshabilla. Mais lorsqu’il fut presque nu, et à l’instant où Suzon venait de se mettre au lit, il s’approcha d’elle pour lui dire : — Elle va dormir avec vous, et j’en suis bien fâché ! mais songez à votre promesse, ce n’est pas elle qui sera votre mari. Que diable venez-vous nous conter ! (s’écria la vieille, tandis que Suzon éclatait de rire, et fut très longtemps sans pouvoir se calmer). — Je vois que c’est une plaisanterie, (dit la vieille Lanternier) ; allons, mes enfants, dormons. Bonsoir, monsieur ; tranquillisez-vous ; je suis femme, et je ne saurais être le mari d’une fille, tant jolie soit — Vous êtes femme, madame ! Ah ! tant mieux ! je vous avais crue un capucin. À ce mot Suzon pensa mourir de rire. Pour la vieille, qui n’y entendait rien, elle trouvait cela très singulier ! mais enfin elle se confirma dans sa première idée, que le jeune homme aimait à rire. On s’endormit enfin, et les deux jeunes gens ne s’éveillèrent qu’au grand jour.

Aussitôt que Suzon entendit une laitière, qui précédait toujours sa mère d’un quart d’heure, elle sauta hors du lit, s’habilla, et, sans prendre le temps de couvrir une gorge charmante, elle alla éveiller de Neuilli. — Vite, vite, levez-vous ! voici ma mère ! Le jeune homme sortit d’entre les draps un peu immodestement ; ce qui scandalisa la bonne Lanternier, qui lui dit que ça passait la plaisanterie. De Neuilli la regarda stupidement : elle crut qu’elle se moquait d’elle, et elle lui dit : — Fi ! le sale ! Le pauvre jeune homme ne savait où il en était : il regarda Suzon, qui, malgré sa rougeur, fut obligée de lui aller parler à l’oreille. — Ne vous fâchez pas contre lui, madame, dit Suzette : quand vous saurez tout, vous ne lui en voudrez pas.

Lorsque Suzette et son camarade furent habillés, ils descendirent au devant de la laitière : sa fille courut l’embrasser ; lui raconta tout ce qui s’était passé ; lui expliqua ce qu’était le jeune homme : comme il avait été élevé ; comme ils s’étaient vus ; comme ils s’étaient échappés : comme elle devait l’épouser, dès qu’il aurait vingt-cinq ans, comme elle comptait faire rendre le bien à l’oncle hypocrite, etc. La mère fut émerveillée de tout ce qu’elle entendait, et de l’esprit de sa fille. Il fut conclu que Suzon s’en retournerait au village avec de Neuilli et la première laitière ; tandis que la mère irait vendre son lait, et savoir ce qui se passait à l’hôtel Desgrands. — Mais ma mère ( dit l’ingénieuse Suzon), il me vient une idée : personne neconnait encore M. de Neuilli ; si nous ne le montrions chez nous qu’en fille ! ça serait bien plus sûr ! — T’as raison, ma fille ! Aussitôt Suzette fit entendre à son amant qu’elle l’habillerait comme elle, afin qu’il ne fût pas reconnu. Elle remonta chez la bonne Lanternier avec sa mère ; on prit en deux mots les arrangements ; la laitière alla vendre son lait, et chargea celle avec qui elle voulait d’abord renvoyer sa fille, de lui faire tenir le plus propre des habits de Suzette, dans la matinée. On l’eut à midi. Suzon mit la main à l’æuvre, pour ce qui n’allait pas bien, et habilla son amant tout comme elle. Ce ne fut pas sans de grandes explications de la part du jeune de Neuilli, pour savoir s’il ne deviendrait pas fille, et s’il pourrait toujours épouser sa maîtresse : Suzon le rassura, en lui disant qu’elle serait bien fachée qu’il ne fût plus garçon.

Cependant la vieille laitière était allée vendre son lait. Dès que son cri eut frappé le tympan de l’oreille du vieux Desgrands, il appela tout son monde, et les envoya l’un après l’autre chercher la laitière, sans avoir la patience d’attendre que le premier envoyé fût de retour. Hé bien, madame, votre fille ? — C’est moi qui vous en demande des nouvelles, monsieur ? Que fait-elle ? — Elle n’est pas retournée chez vous ? — Non, monsieur. — Ah mon Dieu ! où sont-ils allés !… Madame, ils se sont sauvés cette nuit, elle et mon neveu. — Votre neveu ! monsieur ! — Oui, mon neveu ; un neveu que j’avais. — Je ne le connais pas. Mais, mon sieur, ma fille est sage, et elle ne s’enfuirait pas comme ça ; vous me la cachez. — C’est mon maudit portier qui leur a ouvert la porte ! Peut-être le coquin est-il de concert avec eux ! — Vous me trouverez ma fille, monsieur ! — Paix ! la bonne ! — Mais, monsieur ! je veux ma fille ! — On la découvrira ; et mon petit scélérat de neveu… Moi qui l’avais si bien élevé !… Tenez, venez voir, la laitière ; ils ont fait fracture ! Il la mena dans la chambre de la coulisse. Ensuite, il lui raconta comment le portier, après avoir ouvert, ayant fait réflexion qu’il ne savait pas qui était sorti, avait appelé les domestiques : personne ne manquait. Il avait alors été à son maître, qui était d’abord descendu à la chambre de Suzon, où il ne l’avait pas trouvée. Toute la maison avait couru après eux, du côté que le portier avait entendu marcher en sortant ; mais on n’avait pu les rattraper. La laitière pleura sa fille ; elle se lamenta : le vieillard lui donna vingt-cinq louis, en attendant, lui dit-il, afin de l’apaiser. Elle sortit assez contente, et vint rejoindre sa fille et de Neuilli, qu’elle trouva en laitière, et elle les emmena tous deux à son village.

Ce fut alors que l’ignorant jeune homme se crut au comble de ses vœux. Il ne quittait pas Suzon, qui travailla de son métier de couturière, et qui montra même à son amant, pour le mieux cacher. Elle avait soin de ne le laisser parler à personne ; son ignorance surtout en était le motif, et elle le lui fit goûter. Quant à la mère de Suzon, elle retournait journellement à Paris. Dès le lendemain, elle apprit à M. Desgrands qu’elle avait sa fille chez elle. — Et mon neveu ? — Il s’est caché, à ce que m’a dit Suzon, pour s’instruire ; et il ne veut plus revenir chez vous. Il dit que vous avez abusé de votre pouvoir sur lui ; que si vous faites la moindre démarche à son sujet, il ira se plaindre, et vous déshonorera. M. Desgrands fut effrayé : il erut, en entendant ce que lui disait la laitière, que son neveu s’était consulté ; qu’il avait quelqu’un qui prenait ses intérêts. Il alla lui-même prendre conseil : — Un homme (dit-il au jurisconsulte) avait un neveu, qui mourut. Comme cet homme a des raisons pour avoir ce neveu, il lui a substitué le fils d’une pauvre femme dont il acheta l’enfant. Ce neveu prétendu s’est enfui, et va sans doute faire rendre compte à l’oncle : Que peut faire celui-ci ? Peut-il lui dire : Vous n’êtes pas mon neveu ; la preuve, c’est que je vous ai supposé ! — Oui (répondit le juris consulte), il le peut ; et les collatéraux rentreront dans leurs droits. Quant à l’oncle, monsieur le procureur général rendra plainte contre lui ; on le décrétera, et le moins qui puisse lui arriver, sera d’aller aux galères. Et s’il avait eu des motifs criminels pour supposer cet enfant, il pourrait bien être pendu ; c’est suivant. L’hypocrite Desgrands n’eut pas besoin d’en apprendre davantage ; il se retira, très résolu à rendre compte à son faux neveu, à la première réquisition. Il pria la laitière, qu’il voyait tous les jours, d’assurer son neveu, qu’il ne lui en voulait pas, et qu’il le recevrait toujours avec plaisir. Le jeune de Neuilli ne s’en fia pas (ou plutôt Suzon pour lui ; car cette jeune fille l’adorait) aux discours de son oncle : Suzon voulut lui parler elle-même. Mais de Neuilli, qui, en s’éclairant tous les jours avec elle, devenait jaloux, ne voulut pas permettre qu’elle y allât sans lui. Il fut donc décidé, qu’on irait tous les trois, la mère, la jolie laitière, et sa fausse camarade. On partit un lundi matin, et on arriva sur les huit heures à la porte de M. Desgrands. Suzon cria. Le cafard n’entendit pas plus tôt le son de sa voix qu’il parut à la croisée, d’où il invita la mère et la fille à monter. Mais, voyant avec elles une troisième laitière, il leur demanda, si c’était la seur de Suzon. Justement (répondit la mère). Elles entrèrent toutes trois. De Neuilli, quoiqu’il eût alors vingt et un ans, était fort bien en fille : il plut à son oncle, qui lui demanda s’il serait aussi revêche que sa sœur ? — Encore plus, répondit le jeune homme, d’un ton de voix qui le fit reconnaître). Le papelard fut tout honteux. — C’est mon neveu, je crois (dit-il à la laitière) ? — Oui, monsieur, c’est lui-même : voilà l’habit qu’il porte de puis qu’il est chez nous. Comment il vit donc avec Suzon ? Il y vit honnêtement et comme une camarade : j’ai l’œil au reste ; d’ailleurs, ma fille est sage. Écoutez, mon neveu ( dit le papelard), je vois que vous aimez Suzette : à quel prix voulez-vous mon consentement pour l’épouser ? Quelle remise me ferez vous sur vos revenus ? — Aucune ; vous n’en méritez pas : toute la grâce que je puis vous faire, après la manière indigne dont vous m’avez élevé, c’est de ne pas me plaindre. Je vous le promets, si tout à l’heure, vous me donnez votre consentement par écrit ; si vous me rendez mon bien ; et si vous me faites, pour les revenus, un titre, qui ne sera valable qu’après vous. Le faux oncle consentit à tout, après avoir tâché d’avoir meilleure composition : il donna son consentement par écrit ; un état des biens de son neveu ; une reconnaissance des revenus qu’il lui devait ; et celui-ci s’engagea, par-devant le notaire qui dressa son contrat, à ne répéter l’article des revenus, qu’après le décès de son oncle.

Tout étant arrangé, de Neuilli, qu’une année de séjour auprès de Suzon avait suffisamment instruit, prit un logement à Paris convenable à sa fortune ; il y retint la laitière et sa fille ; on travailla aux préparatifs de son mariage, et quinze jours après celui de la visite de son oncle, il épousa Suzette la jolie laitière.

Cette aventure n’a pas fait beaucoup de bruit, par le soin qu’a pris l’oncle de l’étouffer. On prétend que pour empêcher son neveu supposé de parler de la manière dont il l’avait élevé, il a jugé, à propos de l’instruire de la supposition. Peu de temps après, le cafard mourut, sans avoir rien révélé dans ses derniers moments, comme il était à craindre qu’il ne le fît, et le faux neveu a exclu tous les autres héritiers. Mais on prétend qu’ayant trouvé, dans les papiers de M. Desgrands, des preuves de sa véritable origine, il a résolu, non de se priver de sa fortune, mais de faire annuellement des restitutions aux parents les moins riches du vieillard. C’est ce qu’il exécute fidèlement. Il vit heureux avec Suzon, qui lui prouve tous les jours sa tendresse et sa reconnaissance.

Heureux celui qui peut faire la fortune de sa femme, et se donner cet avantage précieux, qu’elle tienne tout de lui ! Il est véritablement homme : au lieu que celui qui tient sa fortune de son épouse, n’est qu’un vil esclave.