Les Contemporaines (1884)/La perfide Horlogère

LA PERFIDE HORLOGÈRE



La province est souvent étonnée, en entendant parler des ruses et des noirceurs des femmes de Paris. Et plût à Dieu qu’on pût détruire ces bruits scandaleux, en les rangeant dans la classe des chimères ! Mais ils ne sont que trop bien fondés, et puisque nous ne pouvons pas en laver notre siècle et la capitale, effrayons du moins celles qui seraient tentées de se rendre coupables, en mettant sous leurs yeux les suites affreuses du crime de félonie, de trahison, d’oppression même envers le chef qu’ont donné aux femmes la nature et la loi.



Théodosie-Louise-Dorin, née de parents honnêtes dans la bourgeoisie, perdit son père de bonne heure, et demeura sous la conduite d’une mère qui l’aimait tendrement, sans être aveugle sur son compte. Elle était fille unique. Sa jeunesse évaporée avait quelquefois effrayé sa mère ; mais on la rassurait, en lui représentant que ces sortes de caractères devenaient plus rassis que d’autres. La mère cherchait à se le persuader, quand après un examen sérieux du caractère de sa fille, elle s’aperçut que ce n’était pas évaporation, mais penchant au libertinage. Dès l’âge de onze ans, Théodosie provoquait un jeune écolier, son cousin germain paternel, et plus agé qu’elle de quatre ans, à faire des choses… qui marquaient ou un goût effréné pour les plaisirs de l’amour, ou une corruption précoce.

Elle perdit ainsi la fleur qui ne renait jamais : son cousin l’aimait éperdument ; sa passion croissait avec l’âge : mais chez Théodosie, c’était tout le contraire. À peine avait-elle douze ans, qu’elle comptait déjà trois amants favorisés, dont un était un homme de près de cinquante ans. Elle se conduisit avec assez d’adresse pour cacher ses déportements à sa mère, jusqu’à ce qu’ayant voulu avoir un quatrième adorateur, qui lui promettait des présents de son goût, elle se vit obligée de mettre dans sa confidence une petite cuisinière de la maison, âgée d’environ dix-huit ans. La familiarité qui s’établit entre la jeune maîtresse et la servante, frappa la mère de Théodosie ; elle fit des remontrances à sa fille. Mais celle-ci n’en tint compte : ce qui fit que la mère renvoya la cuisinière. Cette fille qui perdait une excellente condition, fut au désespoir, et pour tâcher de regagner sa maîtresse, elle lui dévoila une partie de la conduite de Théodosie ; s’offrant de l’épier au lieu de la favoriser. Madame Dorin vérifia ce que lui apprepait sa servante, et, s’en étant convaincue, elle n’en renvoya pas moins la domestique, et mit Théodosie au couvent.

Cette veuve infortunée se crut alors tranquille. Mais il n’y avait point de clôture qui fût capable de contenir sa fille : soit temperament, soit désir de braver les lois les plus saintes, et de secouer le frein sacré des bonnes mæurs, elle ne s’occupa, dans sa retraite, qu’à corrompre ses compagnes. C’est ainsi que de crédules parents croient éloigner leurs filles de la séduction, en les mettant dans un monastère, tandis qu’ils les livrent à une société plus dangereuse mille fois, que celle qu’elles pourraient trouver à la maison paternelle ! Théodosie ne s’en tint pas là : les hommes lui étaient devenus nécessaires. Séductrice dangereuse, elle attaqua ceux que les devoirs de la religion approchaient d’elles, et elle n’obtint que trop aisément un coupable succès. Le double scandale que donnait sa conduite la fit bientôt connaître : les supérieures la séquestrèrent : elle feignit de se repentir, et, forcée de se borner au second genre de libertinage, elle s’en facilita les moyens par la plus adroite hypocrisie.

Ce fut dans ces circonstances qu’elle perdit sa mère. Prête à rendre le dernier soupir, cette mère infortunée s’occupa des véritables intérêts de sa fille, par une substitution générale de ses biens : laissant néanmoins la liberté à un sieur Beaucousin, qu’elle lui donnait comme tuteur, de lever la substitution, afin de former un établissement plus avantageux à sa fille.

Aussitôt que madame Dorin eut fermé les yeux, Théodosie demanda instamment à sortir du couvent, pour venir demeurer chez son tuteur. Cet homme y consentit. Elle y fut à peine, qu’elle chercha d’abord à gagner sa confiance par une perfide douceur. Comme elle était de la plus jolie figure, elle y parvint avec quelque adresse. Dès qu’elle s’en aperçut, elle n’attendit pas qu’on lui tendit des pièges ; ce fut elle qui entreprit de faire tomber son tuteur dans le crime, et elle y réussit. Les bords de la coupe de l’iniquité sont ordinairement frottés de miel. Beaucousin se crut le plus heureux des hommes d’être aimé de sa pupille. Mais il ne se doutait pas, malgré son expérience, qu’elle ne l’avait amené là que pour le tyranniser et le rendre malheureux.

En effet, dès qu’il eut succombé, Théodosie changea de caractère : ce ne fut plus cette fille modeste et tendre ; mais une élourdie, une inconséquente, une dissipée ; elle ne goûta plus que les plaisirs bruyants ; surtout les bals nocturnes : elle excéda si fort le bonhomme, qu’il fut obligé de la laisser aller seule une partie du carnaval. Elle passa les nuits à danser : elle fit connaissance de ces petits-maîtres efféminés qui courent les bals, et elle en écouta autant qu’il s’en présenta. Elle se respecta si peu, croyant n’être jamais connue, qu’ils finirent par se la renvoyer l’un à l’autre, et qu’il y en eut deux qui lui firent les propositions les plus avilissantes, seulement pour la mortifier. Mais ils furent trompés dans leur attente ! elle les prit au mot et leur accorda ce qu’ils demandaient, se fiant sur sa beauté, qui n’avait rien à craindre en se montrant sans voile. Les fats en furent éblouis, et le récit qu’ils en firent à leurs camarades donna une nouvelle vogue à Théodosie, qui eut ainsi de quoi assouvir son penchant au libertinage.

Le carnaval passé, elle se trouva incommodée. Elle ignorait la nature de son mal. Heureusement pour elle, que le médecin de son tuteur, était un homme aussi célèbre qu’habile, et plus vertueux encore qu’habile et célèbre, à qui l’on doit le plus sûr des remèdes contre la syphilis ; le docteur Guilbert de Préval vit Théo dosie, et connut aussitôt le genre de son indisposition. Il lui prescrivit des remèdes efficaces, et non seulement il travailla sérieusement à lui rendre la santé du corps, mais, nouvel Astruc, il tâcha de l’effrayer salutairement, en lui faisant envisager les suites affreuses de son inconduite. Théodosie, épouvantée, parut convertie : elle recevait avec des larmes, sans doute sincères, les remontrances de son vertueux médecin ; elle prenait les remèdes avec autant de confiance que d’exactitude ; elle fut beaucoup plus tôt guérie qu’il ne le comptait lui-même. Il s’en aperçut, mais croyant être plus utile à sa malade, en paraissant moins habile, il ne l’en avertit pas : il la laissa dans le doute, et lui fit continuer longtemps des boissons qui ne pouvaient qu’affermir ses mœurs et sa santé. Mais la nature avertit Théodosie de sa guérison complète, et trahit son prudent médecin. Elle reprit les plus belles couleurs ; les désirs revinrent ; l’habitude ne faisait que les rendre plus ardents ; elle ne pouvait plus se contenir. Qui croit-on qu’elle attaqua, dans le doute où elle était encore ? Son médecin. Elle le pria, moitié honteuse, moitié pétillante de luxure, de faire usage de sa science, pour lui procurer ce qu’elle désirait. Ce ne fut que par d’épouvantables menaces que lui répondit le docteur. Théodosie fit semblant d’en être effrayée, et, dès le lendemain, elle sut engager un jeune homme à l’essai désiré. Dès qu’elle se fut convaincue, par le témoignage de ce premier favorisé, qu’elle jouissait d’une santé parfaite, elle voulut recommencer son train de vie. Mais une circonstance assez naturelle suspendit pour quelque temps ce torrent prêt à se déborder.

Un homme jouissant d’une fortune honnête, appelé Macé, faisait en gros le commerce d’horlogerie et de bijouterie. Il vit Théodosie chez son tuteur, et la trouva charmante : il fit parler. Le tuteur, qui soupirait après le moment d’être débarrassé d’une pupille aussi casuelle, ne se fit pas presser ; il offrit de lui-même d’anéantir la substitution, et de remettre entre les mains de Macé la dot absolument libre. Toutes les difficultés étant ainsi levées, avant que d’être formées, le mariage fut décidé, conclu, célébré en dix-huit jours. Macé adora son épouse ; il ne lui vint pas dans la pensée de lui faire un crime de certains goûts, poussés un peu loin ; au contraire, il les regarda comme un effet de l’amour réciproque de sa jeune compagne ; il la satisfit autant qu’il fut en son pouvoir.

Il était en boutique, dans un des quartiers de Paris les plus fréquentés. La beauté de la jeune marchande fixa les regards de tous ces libertins désouvrés, qui sont à l’affût des objets nouveaux, pour s’en amuser un moment. Macé fut surpris de cette affluence, que sa femme paraissait encourager. Il avait en Lorraine une nièce dans la misère : il aimait beaucoup sa sœur, mère de cette malheureuse ; il lui demanda sa fille, pour en faire la compagne et l’aide de son épouse. Elle arriva : Macé la fit habiller comme sa femme elle même, leur recommanda de vivre bonnes amies, étant à peu près toutes deux du même âge, et d’une agréable figure. Il eut lieu d’être satisfait, du moins en apparence ; car au bout du premier mois, Brunchaut Lemire fut si chère à madame Macé, qu’elle ne pouvait plus la quitter. C’étaient toujours de petits secrets à se dire, accompagnés de sourires mystérieux, de petits coups sur les mains ou sur la joue, de la part de Théodosie, etc. Macé fut enchanté de cette bonne intelligence, entre une épouse adorée, et une nièce qui lui tenait lieu de la plus aimée de ses sœurs : ainsi, tranquille sur le compte de sa femme, il ne s’occupa que de son commerce, qui était florissant. En effet, sa boutique ne désemplissait pas : mais c’étaient plutôt des galants que des acheteurs. Bientôt la belle horlogère fit un choix ; il tomba sur un M. Billetout, qui avait une charge assez considérable dans sa province. Cet homme trouva le secret d’intéresser ; il fut préféré à tous ses rivaux, et ses visites devinrent régulières. Macé était confiant ; mais la familiarité de sa femme avec cet étranger devint si frappante que, malgré la présence de la nièce, les voisins en parurent scandalisés. Macé, instruit par eux, défendit sérieusement à M. Billetout de revenir chez lui, et se vit même obligé de le mettre à la porte. Cependant il ne maltraita pas une épouse qu’il chérissait : il la croyait innocente ; ou du moins, elle n’était coupable, à ses yeux, que d’une imprudence de jeunesse. Il pria sa nièce de veiller sur la conduite d’une tante plus jeune qu’elle, et de l’avertir de ce qui se passerait. Macé fut trahi et non servi par sa nièce.

La maison était interdite à M. Billetout par le mari ; mais la femme eut soin de l’en dédommager. Pour lui faire savoir s’il pouvait entrer, lorsque l’horloger était occupé ou absent, il y avait un cartel de pendule, qu’on voyait à travers les carreaux ; une aiguille placée à la main, indiquait combien il y avait de temps que le mari était sorti : celle des minutes était sur l’heure où il devait rentrer. Billetout se réglait là-dessus, et, tandis qu’il était avec sa maîtresse, la nièce faisait le guet sur la porte, pour les avertir. Malgré cette attention, les voisins qui s’apercevaient de l’intrigue, entraient souvent dans la maison, en profitant d’un instant où la nièce était occupée où distraite ; souvent même on l’appelait exprès d’une boutique voisine : et quoiqu’elle n’y demeurât qu’un instant, c’en était assez pour qu’on surprît la jeune horlogère et son galant dans une posture très indécente.

Macé, rebattu des propos qu’il entendait journellement, crut qu’on en voulait à sa femme, par jalousie de leur prospérité : il quitta le quartier marchand où il demeurait, pour aller dans une rue plus tranquille (Grenelle Saint-Honoré), où il se mit par haut, ne voulant plus faire son commerce en boutique. Ce nouveau genre de vie laissait une liberté presque absolue à Théodosie et à Brunebaut : elles en profitèrent pour aller briller au Palais-Royal une partie des après-dîners : elles s’y rendaient ordinairement seules, s’embarrassant très peu de la décence ; et comme elles étaient bien mises, qu’elles avaient une parure fort riche, se servant des bijoux du magasin, sous prétexte de les montrer, on les prenait pour des filles entretenues, et on leur parlait sur ce ton. Billetout fut oublié, dès qu’elles virent un certain monde : on leur fit quelques propositions, que Brunehaut seule accepta pour son compte, de l’aveu de Théodosie : quant à cette dernière, comme elle était la plus belle, elle fut aussi la plus difficile : elle voulait qu’on réunit les grâces, la jeunesse, la beauté, la fortune. Insensée ! elle ignorait qu’un homme qui a tous ces avantages, n’a pas besoin d’entretenir une maîtresse !

Enfin madame Macé crut avoir trouvé ce qui lui convenait, dans un petit-maître doré, nommé Caux-Pin-d’Antin. Sans faire attention à l’indécence de la manière dont elle se liait, puisque c’était une connaissance de rencontre dans un jardin public, elle accueillit ce jeune homme, et souffrit qu’il la reconduisit chez elle. M. Caux fut sans doute agréablement surpris, en voyant qu’il avait affaire à une bourgeoise, dont au moins l’état et la maison étaient honnêtes ; car il n’avait d’abord pris les deux amies que pour des filles ; il devint plus respectueux en apprenant leur nom : et il changea son projet de s’amuser une heure, en celui de faire une connaissance. Théodosie s’aperçut de l’idée favorable que son nouveau galant prenait d’elle, et y fut assez peu sensible : que lui importait comment on la regardât, pourvu qu’on satisfit son penchant au libertinage, et qu’on aidât à ses folles dépenses ? Aussi montra-t-elle dès ce premier soir une étourderie et une inconséquence dignes d’une Laïs. Brunehaut la secondait : leurs discours, leurs jeux indécents, tout semblait démentir ce qu’annonçait leur maison. M. Caux ne savait qu’en penser, lorsqu’une domestique affidée vint leur annoncer la rentrée de Macé. — C’est mon mari, que cet ours, dit Théodosie : il faut nous laisser ; nous nous reverrons demain. On aura soin de vous dire les heures où vous pourrez venir : car c’est un jaloux, qu’il sera délicieux de du per de toutes les manières. Ce langage fit connaitre à M. Caux qu’il avait affaire à une femme mariée. Il sortit par une porte secrète, en promettant de se trouver de bonne heure au Palais-Royal.

Cette connaissance se fortifia très promptement : Macé en fut instruit et voulut y mettre ordre. Occupé de cette idée, il quitta sa femme le 29 avril 1781, à deux heures, et à quatre heures et demie du soir, il la surprit dans les bras de M. Caux, habillée absolument comme les Grâces. Une pareille vision ne fut jamais agréable pour un mari : il en est qui, dans ces occasions, immolent plus d’une victime. Macé sut se modérer ; il mit à la porte le galant, sans user envers lui d’une formule que les circonstances eussent rendue excusable ; et, quant à sa femme, il se borna, dans ce moment cruel, à de fortes représentations, accompagnées d’une menace de la faire mettre au couvent pour six mois. Quelque autorisé que fùt Macé à parler de la sorte à son épouse, les femmes de Paris sont, pour la plupart, trop hautaines pour le supporter. Aussi la coupable horlogère en fut-elle cruellement blessée ! et Brunehaut, nièce de son mari, le fut encore davantage.

Cette dernière n’était plus chez son oncle : elle en était sortie sous prétexte de s’occuper pour son compte à raccommoder de la dentelle, dans le vrai, elle étaitlogée et entretenue par un homme : mais dès le même soir, Théodosie l’instruisit de son malheur, par un mot de lettre, qu’elle la pria de brûler. Brunehaut fulmina. Elle fit dire à sa tante et sa complice, que c’était le moment d’en venir à ce qu’elles avaient déjà projeté ; qu’elle était trop timide, et que si elle ne se hâtait pas, elle était perdue. Il avait été question entre ces deux femmes, de mettre de faux poinçons chez Macé ; d’avertir en sous main les contrôleurs de la marque d’or et d’argent, et de perdre par ce moyen un mari incommode. La perfide nièce fit sur-le-champ les démarches : elle savait apparemment où se procurer les faux poinçons, et elle les envoya, vers les onze heures, à la perfide Théodosie, qui les cacha où ils devaient être trouvés. Avant de se coucher, elle fit la lettre d’avis pour le directeur de la marque ; elle la fit transcrire par un commissaire qu’elle paya largement, et lui dit où il devait la porter.

Le lendemain, ne voyant pas arriver les captureurs, elle en eut de l’inquiétude : elle écrivit à Brunehaut la lettre suivante.


Je n’ai encore rien vu. Viendront-ils ? Ah ! ma chére Brunehaut ! que je t’ai d’obligations ! il n’y a que toi dans le monde qui puisse servir son amie avec tant de zèle ! Aussi en conserverai-je un éternel souvenir. J’embrasse ma meilleure amie. Adieu : fais-moi réponse.


Cette lettre fut interceptée par Macé. Mais l’inno cence n’est pas soupçonneuse ; il ne comprit rien à ces mots fatals : Je n’ai encore rien vu ! Viendront-ils ?

Ils vinrent en effet le lendemain. Macé, qui n’avait rien à craindre, vit entrer sans effroi ces officiers, si redoutables aux coupables. Sûrs de son crime, ils en agirent d’abord avec lui, comme avec un homme convaincu. Il fut arrêté, lié, garrotté. La surprise de Macé fut extrême ! Il demanda la raison du traitement qu’il éprouvait. — Vous la saurez bientôt, lui répondit-on.

On chercha ; l’on trouva, et Macé confondu, sentit trop tard, qu’un ennemi secret et domestique voulait le perdre. On fit un procès-verbal qui dura vingt-huit heures. Le malheureux Macé emprisonné chez lui, traité comme le plus vil des hommes, voyait ourdir la trame de sa honte et de sa ruine. Les officiers trompés, sans être les comlices d’une abominable trahison, la servaient, en croyant faire leur devoir.

Durant cette scène cruelle, à quoi s’occupait la digne épouse de Macé ? Elle faisait emporter pour plus de vingt mille livres d’effets en bijoux, en linge, en vaisselle d’argent. Elle ne laissa rien à son mari que deux chemises, qui sans doute échappèrent à sa vue. L’infâme nièce de l’infortuné recevait en dépôt les effets, les serrait, tandis que l’épouse, regardant sa propre maison comme une ville prise d’assaut, la pillait elle-même. On transporta ce vol, le plus coupable de tous, dans une chambre louée sous le nom de la détestable Brunehaut, afin que le mari, s’il triomphait un jour, ne pût rien réclamer.

Cependant Macé fut ignominieusement traîné en prison, jeté dans un cachot, et mis au secret le plus rigoureux, pendant plus de cinq mois.

À l’instant où il partit, sa coupable moitié était encore occupée à s’emparer de tout ce qu’elle pouvait prendre, et elle donnait ses larcins par une fenêtre du premier, à Brunehaut, qui était à celle de la maison voisine. Macé les aperçut, et il eut la douleur de voir la joie briller sur le visage de cette épouse et de cette nièce dénaturées. — Adieu ! cria-t-il à la première : mais ne t’enorgueillis pas de ton triomphe ! il sera court ! Il a été plus long qu’il ne le pensait, l’infortuné ! tant il est vrai que la vérité, voilée par le mensonge, se débarrasse difficilement des enveloppes qui la cachent ! Tandis que Macé calomnié était privé de la lumière, son infâme calomniatrice, triomphante et libre, satisfaisait son penchant pour la lubricité : ses plaisirs, ni ceux de sa complice, ne furent pas troublés par la mort de la mère de Brunehaut, qui, saisie en apprenant le malheur de son frère, et la part qu’y avait eue sa fille, se sentit mortellement frappée, et mourut en chargeant de malédictions une enfant dénaturée. Théodosie profita du désastre qu’elle avait causé, pour attaquer Macé en séparation de biens. Son but, en perdant son mari, était d’être parfaitement libre ; et en réclamant sa dot, qui était considérable, d’user de cette liberté de la manière qui lui plairait davantage. Elle ne s’en tint pas à une réclamation devant les tribunaux, elle voulut engager les parents de son mari à solliciter un ordre du roi, pour le faire enfermer, parce, leur disait-elle, qu’il est coupable, et qu’il ne peut manquer d’être pendu, si on ne pare le coup. Malgré ces menées, la famille du prisonnier demeura tranquille ; on commençait à connaitre Théodosie.

Dans le temps qu’elle s’agitait ainsi pour perdre son mari, elle apprit par l’imprudente faiblesse d’un ami de Macé, que, malgré le secret le plus rigoureux, il était parvenu à écrire à quelqu’un. Aussitôt, effrayée, et craignant que la vérité ne sortit du cachot de son mari, elle fit donner avis au magistrat que le prisonnier écrivait. Heureusement pour elle, que le juge ne sut pas d’où lui venait cet avis ; pénétré d’indignation, il aurait écrasé sous le pouvoir de la loi un monstre parricide. Il se contenta de faire resserrer davantage le prisonnier. Mais le trait de noirceur et de cruauté de l’horlogère fait frissonner ; il surpasse tous les autres, quelque affreux qu’ils soient. En effet, dans un mouvement de fureur, un frénétique qui se bat peut pousser dans l’eau son adversaire : mais si ce malheureux veut en sortir, et qu’il l’y replonge, l’indignation succède à la terreur, on déchirerait ce tigre féroce.

Après avoir fermé sur son mari la porte de fer de son cachot, Théodosie et Brunehaut ne s’occupèrent qu’à jouir. En six mois, elles dissipèrent les vingt mille francs qu’elles avaient volés, ruinèrent Caux, ainsi que l’amant de la nièce, qui les abandonnèrent, et les laissèrent fort embarrassées. Il fallut avoir recours à d’autres. On alla faire des connaissances au Palais Royal, et après plusieurs essais dans une soirée, qui ne produisirent pas grand chose, on prit enfin dans les filets de Vénus un M. Doillot, homme riche et âgé, qui, s’il ne promettait point l’agréable, devait au moins donner l’utile et le nécessaire. C’est ainsi que le crime était déjà puni par l’avilissement, avant même que les lois protectrices des honnêtes citoyens eussent mis en liberté le vengeur légal des déportements de la perfide horlogère.

Doillot, séduit par les attraits de Théodosie, se chargea de son entretien. Il la garda quelques mois, au bout desquels, rebuté de ses fréquentes demandes, et davantage encore de ses allures (ce fut son expression), il résolut de la quitter. Mais comme il demeurait dans un quartier où elle était connue pour la femme de Macé, sans y être encore aussi déshonorée qu’elle le méritait, il voulut s’en faire honneur ; il se vanta de l’avoir quand il la voulait, et ne déguisa pas le motif qui la lui faisait abandonner. Ces bruits parvinrent aux oreilles de Macé, qui n’était plus alors au secret, et ils devinrent la base principale d’un mémoire qu’il fit dresser, et signer, tant par sa famille que par celle de Théodosie, pour demander contre cette femme et contre Brunehaut un ordre du roi qui les confinât dans un couvent.

Cependant M. Doillot quitta son infidèle et insatiable maîtresse. Ce fut alors que les deux amies, ou plutôt les deux complices, se réunirent dans une maison de la rue des Deux-Écus, dont les appartements ont deux issues et deux escaliers. Chacun de ces appartements a quatre pièces, qui forment le fond de la cour. La tante et la nièce trouvèrent cette habitation très commode ; elles la louèrent, cachèrent la porte de communication, et parurent, aux yeux de leurs connaissances non communes, avoir chacune un petit appartement de deux pièces, avec un cabinet de toilette. Cet arrangement pris, elles firent des connaissances au Palais-Royal, qui surpassèrent leurs espérances : elles les trouvèrent si avantageuses, que ne pouvant se résoudre à en perdre aucune, elles se proposèrent de les tromper toutes. Elles n’en avaient pas moins de six chacune : tous étaient des gens riches et âgés, un peu avares, et par conséquent allant au ménage. Elles parurent désintéressées à chacun d’eux : elles demandèrent seulement une grâce, c’est que, tenant à une famille qui avait du crédit, elles priaient qu’on ne les vît qu’à certaines heures qu’elles donnèrent, et jamais aux promenades publiques, où elles recommandèrent instamment qu’on ne les regardát pas. Ces arrangements pris, elles employèrent, dans le particulier, les moyens les plus efficaces pour conserver leurs conquêtes, et elles y réussirent assez bien. Si, par hasard, on venait à sonner chez l’une d’elles, tandis qu’un adorateur s’y trouvait, il ne pouvait s’en apercevoir, car les sounettes étaient disposées de manière que celle dont le cordon était à la porte de Théodosie, répondait à l’appartement de Brunehaut, et de même pour l’autre : en conséquence on se débarrassait sur le-champ de l’amant incommode, qu’on faisait sortir par l’appartement de l’amie, sous prétexte qu’il fallait lui dire bonjour ou bonsoir. Celle entre les mains de qui la compagne remettait l’homme qui la quittait, n’avait garde de le laisser retourner, ni de le garder trop longtemps, elle s’en débarrassait bientôt sous quelque prétexte. Cependant celle chez qui on paraissait avoir sonné admettait le nouveau venu, qui ne trouvait personne et ne pouvait se douter de rien. Mais comme il arrivait souvent que les deux amies avaient compagnie en même temps, ce cas avait été parovu ; les deux hommes qui avaient la même heure se connaissaient ; ils croyaient chacun être les seuls adorateurs des deux belles, et ils n’étaient pas surpris de se voir quelquefois ensemble, car ces cas étaient rares : cependant ils étaient possibles, et ils se rencontrèrent quelquefois. Ce manège dura plusieurs mois.

Enfin un jour, un des six amants de Théodosie, ayant été obligé d’attendre un peu de temps, après avoir sonné, crut qu’elle était sortie, et passa de l’autre côté pour sonner chez Brunehaut. Dans le moment qu’il montait, il rencontra celui qui sortait de chez Théodosie, que Brunehaut reconduisait, en l’assurant qu’il avait tort d’avoir des soupçons sur la conduite de son amie : que c’était une femme exemplaire, et qui ne respirait que pour lui. Ce langage singulier fit reculer celui qui montait ; il entra dans un cabinet d’escalier, pour ne pas être reconnu, laissa passer son rival, le suivit dehors, et le reconnut parfaitement pour un richard de la rue de Richelieu. Il remonta ensuite chez Théodosie. À peine eut-il sonné, que la porte s’ouvrit. Vous êtes déjà venue, lui dit-elle ; j’étais occupée, et j’ai différé un instant, mais vous étiez disparu quand on a ouvert : j’en suis désespérée ! ce sont d’heureux moments dont rien ne me dédommagera. L’amant l’écouta d’un air tranquille, et sans marquer aucun soupçon. Cependant il observait tout, et il lui fut facile, d’après ce qu’il avait vu, de trouver les vestiges d’un prédécesseur : il eut cent mille petites preuves, sans en avoir une décisive. Il ne dit rien : mais il sortit bien déterminé à n’avoir aucun doute le lendemain.

Pour cet effet, il plaça dans un cabinet en face de la maison où demeurait sa maîtresse, un laquais intelligent, qu’il chargea d’examiner tout ce qui entrerait dans l’allée, et de savoir à quel étage on sonnerait. Il désigna cependant à peu près les personnes. Le laquais fut exact. Il ne vit pas descendre de carrosse un homme en grosse perruque, avec la canne à bec de corbin, qu’il ne le suivit et ne le vit entrer. Il en compta six pour chez Brunehaut, et cinq pour chez Théodosie. Il sut en même temps les noms et les demeures par les domestiques, qui tous se trouvèrent de sa connaissance. M. Santus de Montrouge (c’est le nom du curieux), instruit en gros de ce qu’il avait envie de savoir, voulut encore avoir des détails ; il fit avertir, par son fidèle laquais, la femme de chambre commune aux deux amies, de venir lui parler : quand il la tint, il lui déclara qu’il était instruit ; qu’il la ferait mettre à l’Hôpital, avec ses maîtresses, si elle ne lui déclarait la vérité ; si, au contraire, elle était sincère, il lui rendrait service ; mais qu’elle songeât bien à ne le pas trahir, en avertissant les deux friponnes. Il lui exposa ensuite ce qu’il savait, et demanda le reste. La fille ne lui cacha rien. Ce fut alors que, bien au fait de tout, M. Santus de Montrouge prit le parti de s’amuser d’une femme de cette espèce, au lieu de se fâcher. Il fit une lettre circulaire pour tous les co-associés, qu’il fit imprimer dans la forme des billets d’invitation des communautés. Elle était conçue en ces termes :

M.

Vous êtes prié de vous trouver demain jeudi 23 du courant, 5 heures de relevée, rue des Deux-Écus, maison de mademoiselle · · · · · · · · appartement de madame Macé et de mademoiselle Brunehaut, pour y délibérer sur une affaire importante, concernant votre communauté.


L’adresse de chacun de ces avis était bien spécifiée, avec tous les noms, toutes les qualités de celui à qui on l’envoyait, le nom de sa rue, et le n° de son hôtel : de manière que lorsque chacun d’eux, après l’avoir reçu, étonné de la formule et de l’avis en lui-même, recourait à la suscription, il ne pouvait douter qu’il ne fût la personne à laquelle ce billet s’adressait : d’ailleurs, tous connaissaient madame Macé et mademoiselle Brunehaut. Le premier qui eut l’avis était un homme en place, amant de Théodosie. Après avoir lu, il se prit à rire : Ma communauté ? ma communauté ? On me prend pour un cordonnier, apparemment ! Puis, réfléchissant sur le lieu indiqué, il ne savait que penser. Il regarda son adresse : — C’est bien à moi !… C’est cette folle de Brunehaut qui veut s’amuser : elle est quelquefois plaisante ! J’irai, cela me vaudra les Italiens ou Nicolet. Les autres en dirent à peu près au tant : l’heure était la même pour tous, ils se trouvèrent au rendez-vous ensemble. M. Santus de Montrouge qui tenait le fil d’archal, les reçut au bas de l’escalier. C’est moi qui vous ai fait l’invitation, messieurs, leur dit-il ; ainsi je ferai les honneurs. Il en disposa six au bas de l’escalier de Théodosie et six à celui de Brunehaut. Ils montèrent tous ensemble. On vint aux deux portes à la fois : ce furent Théodosie et Brunehaut elles-mêmes qui ouvrirent, leur femme de chambre étant absente. — C’est vous, monsieur, dirent elles chacune à celui qui se présentait : soyez-le bien venu ! mais je vous attendais plus tôt. Le premier entra, et comme on allait fermer la porte, le second se présenta. Les friponnes étonnées demeuraient interdites, lorsqu’un troisième vint augmenter leur embarras. Le quatrième parut avant qu’elles eussent pu dire un mot. Au cinquième, elles sentirent bien qu’elles étaient démasquées ; ce que leur confirma l’arrivée du sixième. Les six hommes qui se trouvaient dans chaque appartement, se mirent à rire en disant : — Je ne m’attendais pas à si bonne et si nombreuse compagnie ! Grâce à madame, dont le mérite a tant d’amateurs. Ensuite l’auteur de la lettre circulaire ouvrit la porte de communication, et les deux assemblées n’en firent qu’une chez Théodosie, où l’on fit passer Brunehaut. Le maître des cérémonies, qui portait toujours la parole, demanda aux associés, les uns après les autres, s’ils n’étaient pas amant favorisé, payeur et supposé unique de telle des deux beautés ? Chacun répondit en détaillant ses titres. — Il s’agit de voir à présent, dit l’orateur, comment nous concilierons les intérêts de chacun des actionnaires, pour le bien qu’ils possédaient par indivis : s’ils continueront la communauté, où s’ils prendront tel autre parti qui leur paraîtra profitable ? Le premier qui parla répondit qu’il renonçait à l’objet en litige, qu’il reprenait ses fonds, et se retirait. Tous en dirent autant. Chacun reprit ce qu’il avait donné, tant en meubles que robes, argent, bijoux, etc. Au moyen de quoi les deux friponnes se trouvèrent aussi dénuées que le jour qu’elles vinrent au monde. Des tapissiers furent mandés pour détendre ; un fripier s’empara des robes, et les bijoux rentrèrent dans la poche de chacun de ceux qui les avaient donnés. On se partagea les objets mixtes, achetés par les deux belles, du produit de leur casuel, comme indemnité des choses qui ne se retrouvaient plus. Théodosie et Brunehaut étaient au désespoir. Il n’y avait pas à résister, ni à se fâcher contre douze hommes, tous riches et puissants. L’exécution se fit donc sans qu’elles ouvrissent la bouche, au seul bruit de leurs sanglots. Lorsque les chambres furent parfaitement nues, et les deux friponnes en mauvais casaquin, les hommes leur dirent adieu en les persiflant.

Cependant l’un d’eux fut touché de compassion. — Que ferons-nous de ces misères ? dit-il à ses associés : Rendons-les à ces deux pauvres diablesses : ce sont deux mauvais sujets ; elles n’ont plus d’autres ressources qu’un mauvais lieu, où elles seront sans doute dès ce soir : n’ayons pas à nous reprocher de les y avoir précipitées ; pour moi, je leur rends ma part. Et moi. Et moi, dirent tous les autres. On fit tout remonter, tout replacer ; on leur rendit l’argent, les bijoux, mais en leur recommandant d’être plus raisonnables à l’avenir.

Cette restitution était à peine achevée, qu’on vit entrer un huissier, un exempt, dix recors, et un com missaire. L’ail vigilant de la police, excité par les plaintes de Macé contre une indigne épouse, observait depuis longtemps toutes les démarches de Théodosie ; sa conduite était connue ; mais comme le scandale n’était pas public, malgré sa vertueuse sévérité, la gardienne des citoyens, et la protectrice de leur sûreté, respectait la liberté civile, dans celle qui était indigne d’en jouir : mais elle ouvrit ses oreilles aux plaintes d’un mari cruellement offensé, trahi, livré, par sa félone épouse. Elle appuya elle-même les accusations qu’il formait contre sa femme, en prouvant aux magistrats le libertinage de Théodosie. Pour découvrir la vérité, il ne faut qu’un fil, qui conduise dans l’inextricable labyrinthe du cœur humain. Dès que Thémis l’eut saisi, elle vit les motifs de la fausse accusation de Théodosie dans sa conduite subsequente : elle appela la vérité, sa sœur, vierge comme elle, et la vérité lui prêta son flambeau. Thémis éclairée fit usage de sa puissance ; elle brisa les fers de l’innocent, et lui mit son glaive en main. C’était l’horloger qui conduisait l’escorte qui vient d’arriver. Macé justifié, libre, obtint le même jour l’ordre pour séquestrer sa femme et sa nièce, et ayant aussitôt découvert leur demeure, il le fit mettre à exécution. Elles furent enlevées en présence des douze actionnaires, qui les virent partir pour les Madelonnettes, où elles sont encore. Qui sème le crime moissonnera le châtiment.



Le mémoire sur lequel j’ai composé cette Nouvelle m’a été remis par un homme sûr. Puissent les deux coupables héroïnes rougir d’elles-mêmes en la lisant, et changer du fond du cœur !