Les Contemporaines (1884)/La jolie Fille de boutique

LA JOLIE FILLE DE BOUTIQUE



Un riche libraire, non de ceux qui vendent au public ces mortels poisons qu’on appelle romans ; tels surtout que la Nouvelle Héloïse, les contes de Voltaire, ceux de Marmontel, ou les ouvrages de Prévost, des pièces de théâtre, etc. ! mais un libraire sérieux, ne faisant que l’ancienne librairie, ou n’imprimant que des Lettres contre les spectacles, des Entretiens sur les romans, les rapsodies, de Carac… les radotages des mystiques, et d’autres bons livres. Ce riche libraire avait, par dévotion, une haute antipathie pour le mariage. Cependant, lorsqu’il sortait de chez lui, les jours du Seigneur ou des saints, il était enchanté de voir un jeune époux, tenant sur son bras la main délicate de son élégante épouse ; il lui sembla qu’une pareille compagnie était plus agréable qu’un livre de moëlle teologique, ou que l’Instruction de Pénitence, ou même que l’entretien d’un cafard. Mais, avant de prendre le parti du mariage, que la raison sollicitait, il consulta la tourbe de béats qui achalandait sa dévote boutique. — Vous n’y pensez pas, lui dirent-ils, mon cher frère ! Le siècle est trop corrompu ! il n’est plus possible de se sauver dans l’état du mariage. Vous ētes éclairé ; servez-vous de vos lumières pour embrasser l’état saint du célibat, qui est le plus parfait. — Mais j’ai besoin de quelqu’un à ma boutique. — Prenez un garçon. — Pour mon ménage ? — Prenez une gouvernante, mais d’un âge canonique.

Le libraire, qui s’appelait, je crois, Mignonquinlote (nom assez bizarre), trouva ce dernier conseil excellent ! Il s’informa quel était l’âge canonique des gouvernantes des laïques, dans un commerce quelconque ; et un casuiste un peu relâché lui dit que c’était de puis seize jusqu’à vingt-six ou trente ans : Parce qu’il faut (dit le docteur), dans toute boutique, fût-ce l’étal d’un boucher, une agréable figure, pour attirer les chalands. En homme sage, tel qu’il était, Augustin-Nolentin-Valentin-Justin-Potin-Faustin-Martin Mignonquinlote prit un juste milieu ; il choisit une gouvernante canonique de la plus charmante physionomie, âgée de vingt ans moins deux mois, brune, mais d’une blancheur éblouissante, gracieuse, douce, prude, mijaurée, sainte nitouche ; en un mot, ayant toutes les qualités et tous les défauts qui conviennent dans la maison de ceux que leur secte nomme les Honnêtes gens.

Cette charmante fille de boutique avait un nom de prédestinée ; elle se nommait Félicité Règneauciel. Une mise modeste, mais qui sentait l’aisance, couvrait moelleusement ses jeunes appas ; c’était du brun : mais la plus mondaine des filles de mode, qui aurait voulu tout subjuguer, n’aurait pas choisi une autre couleur, si elle avait eu le teint et le genre de beauté de Félicité ; sa modestie était un million de fois plus provocante que toute la coquetterie des fringantes beautés du Palais-Royal ; elle avait toujours une coiffe noire, mais c’était un moyen de faire ressortir davantage la blancheur de son teint, etc. Tous les cafards qui fréquentaient communément la boutique de Mignonquinlote virent Félicité avec indulgence : dans les commencements surtout, elle adoucissait le feu de ses beaux yeux noirs, en les voilant par deux longues paupières ; ce qui faisait que les regards pénétrants de la gent benoîte des tartufes, avait un temps suffisant pour plonger sur les trésors de blancheur que couvrait à deux tiers une respectueuse de taffetas noir. Tous les Honnêtes gens firent compliment au libraire de l’heureuse acquisition qu’il avait faite ; ils demandèrent son nom. Mignonquinlote le dit, et ce beau nom fut entendu avec ravissement. Il faut mériter la félicité céleste, ma fille, lui disait l’un. — Il faut vivre de manière que vous régniez un jour au ciel, lui disait l’autre. Comme vous régnez sur mon cœur, pensait tout bas un troisième. Mignonquinlote fut charmé de l’approbation qu’on donnait à sa conduite, et il en aima davantage l’aimable Félicité.

Un jour, en passant par le Palais-Royal, il y vit des femmes élégantes, dont les maris se pavanaient en les montrant (car un dévot ne regarde pas ces coquettes qui n’ont que des amants, et qu’on voit adossées à chaque arbre) : il pensa, en s’en revenant, que les Honnêtes gens n’achetant jamais les dimanches et fêtes, et ne venant pas à la boutique de leur libraire, Félicité pourrait bien être habillée comme les femmes mondaines, qui lui plaisaient tant. Dès le lendemain il manda une couturière ; non la dévote Collot, qui travaillait ordinairement pour les Honnêtes gens du sexe féminin, mais une toute mondaine, nommée mam’selle Raguidon. Mignonquinlote fit prendre à Félicité la mesure d’une jolie polonaise de taffetas vert ; il y voulut des bouffettes de rubans roses, des glands en or sur la croupe, et demanda cet habillement pour le samedi. Un cordonnier élégant fut chargé de la chaussure ; on fit emplette d’un bonnet chez la demoiselle Bertin ; et la plus renommée des coiffeuses fut retenue pour le samedi soir : les beaux cheveux de Félicité reçurent de cette main habile toute la culture dont ils étaient susceptibles : elle en avait prodigieusement, et sa coiffure fut une des plus élégantes et des plus hautes qui devaient briller le lendemain au Palais-Royal.

Le dimanche arrivé, dès qu’on eut dîné, un fiacre rasa la porte, afin que le voisinage n’y vît pas monter Félicité, qui s’y glissa, mise de façon à tout enchanter ; son maître l’y suivit, et, les deux portières levées, on partit : mais on les baissa lorsqu’on fut hors du quartier : il faut bien jouir de sa gloire. Or celle de Mignonquinlote était toute mondaine ; son cœur se gonfla d’orgueil, et il en sera puni. Quelqu’un, après avoir lu cette histoire, dira peut-être : Uue singulière puni tion ! en bonne raison, elle pourrait passer pour une récompense ! Mais ces gens-là ne songent pas qu’il faut apprécier les peines et les plaisirs des hommes d’après la façon de voir et de sentir de ceux qui les jugent.

Mignonquinlote fit descendre sa fille de boutique à la porte du Palais-Royal. Il lui donna la main, et ils entrèrent dans la promenade par l’allée du bassin. Le libraire avait des gants blancs, et paraissait conduire une mariée : sa figure bourgeonnée, comme celle de tous les dévots qui prennent le café avec beaucoup de sucre, ne l’embellissait pas ; il était aussi laid que Félicité Règneauciel était charmante. Elle l’était au point qu’elle fit sensation dans le jardin : tout le monde l’admira, et Mignonquiolote entendit de toutes parts : « Voilà une jolie personne ! décente, modeste, elle a tout pour elle ! » Ce fut alors qu’il éprouva un mouvement d’orgueil vraiment coupable, puisqu’il le ressentit d’après des louanges qui ne le regardaient pas du tout. Car, s’il avait eu l’ouïe assez bonne, il aurait entendu plusieurs jeunes gens se demander : Sait-on quel est ce paltoquet ? D’autres : — Ce magot est-il le père ou le mari de cette jolie personne ? Mais heureusement pour son amour-propre, Mignonquinlote n’entendit rien de tous ces insignifiants propos. Il nagea dans la joie et dans la gloire tant que dura la promenade ; mille fois il s’applaudit de mêler les consolations mondaines avec celles des dévots, et surtout il sentit que le plaisir et la gloire d’être, ou de passer pour le propriétaire d’une jolie femme, avait quelque chose de plus réel que toutes les chimères de la mysticité. La nature, en dépit des béats, ne perd jamais ses droits.

De retour chez lui, la mise de Félicité lui rendit sa fille de boutique plus chère ; il prit avec elle les manières polies qu’on a pour une femme aimable ; elle eut le haut bout, elle fut servie la première : le tendre sentiment, qui était la source de ces égards, s’augmentait par eux ; ils lui servaient d’aliment. Félicité, traitée avec respect, prit cette mignardise aimable qui affermit les droits de la beauté, dont elle double le charme, et Mignonquinlote enchanté, ravi, attendit impatiemment la fin du souper.

Lorsqu’on eut desservi, l’idolâtre qui était resté en extase devant l’ouvrage de ses mains, tomba aux genoux de Félicité. La belle, surprise de son action, ne sut d’abord qu’en penser : mais enfin, elle sourit. — Que vous êtes belle ! lui dit l’amoureux libraire ; oui, j’adore en vous la parfaite image de la Divinité ! Permettez, belle personne, que je baise humblement la poussière de vos pieds. Une main blanche comme les lis, douce, potelée, se hâta de relever l’humble adorateur. — Votre action est édifiante, lui dit Félicité ; elle me pénètre d’estime et de vénération pour vous qui êtes mon maître, et qui cependant paraissez l’oublier ! — Je ne le suis plus ! s’écria Mignonquinlote : Je vois en vous ce que le Ciel a formé de plus parfait ! Adorable Félicité ! vous régnez sur mon cœur à jamais ! En même temps il l’embrassa. Félicité se dégagea doucement de ses bras amoureux, en lui disant : « Modérez-vous, mon cher maître : je vous aime tendrement, mais comme un père ; daignez m’en servir : soyez pour moi un protecteur, un guide sage ; je répondrai à vos bontés par la plus respectueuse reconnaissance. »

Félicité (on doit en prévenir) ne mettait aucune finesse dans ses réponses ; elle était aussi naïve que vertueuse, et aussi vertueuse que belle : cette charmante créature, orpheline depuis longtemps, en butte aux rebuffades, chez une brocheuse, avant que d’entrer chez le libraire, se trouvait si heureuse depuis qu’elle y était, que son bon cœur éprouvait la plus vive gratitude ; elle disait donc ce qu’elle pensait. Mais ce discours enflamma Mignonquinlote, et le mit hors de lui-même. Céleste créature, s’écria-t-il, ton espérance ne sera pas trompée ! Oui, ma belle Félicité, je te servirai de père ; je ferai plus, je serai ton époux. Mais ma chère fille (je veux te donner ce nom en attendant que tu portes celui de ma femme), si je me mariais à présent, tous les Honnêtes gens déserteraient ma boutique : évitons cet inconvénient : sois toute à moi : la pureté de mes vues me rassure au sujet du crime ; Dieu sait que ce n’est qu’anticiper sur les droits de mari, et non commettre une fornication : la volonté des parties fait le mariage, que la bénédiction de l’Église déclare et confirme ; nous sommes mariés, dès cet instant, si ta volonté est conforme à la mienne. — Vous pouvez le croire, monsieur, répondit modestement Félicité. — En ce cas, je vais te faire les serments du mariage ; fais-les moi de même ! — Je ne les sais pas. Je vais te les apprendre. Mignonquinlote mêlant, comme les anciens chevaliers, la dévotion à l’amour, dévoré de désirs, enivré, emporté malgré lui, voulait bonnement tranquilliser sa conscience ; car il n’y avait aucune scélératesse dans son fait. Il amena Félicité devant un prie-Dieu, au-dessus duquel étaient les principales images qui doivent se trouver dans les maisons chrétiennes, avec celles de deux ou trois saints qui ne sont pas également reconnus de tout le monde, mais qui n’en sont que plus scrupuleusement honorés par leurs dévots. Là, il prit la main blanche de sa fille de boutique, et, la pressant tendrement, il lui dit : — Je vous jure et vous promets, devant Dieu et les Saints, dont vous voyez ici les images, et surtout devant le B. Pâis, de vous prendre publiquement pour femme, dès que je le pourrai, comme en ce moment je vous prends pour telle dans ma conscience… Faites-moi la question suivante, dit-il en s’interrompant : Augustin-Nolentin-Valentin-Justin-Potin-Faustin-Martin Mignonquinlote, prenez-vous pour épouse Félicité Règneauciel, ici présente ? Félicité fit la question, et Mignonquinlote répondit : Oui, je la prends pour légitime épouse. Ensuite il dit : Félicité Règneauciel, prenez-vous pour mari et légitime époux Augustin, etc. Mignonquinlote ici présent ? Oui, Monsieur, répondit la naïve Félicité. Que Dieu nous bénisse, et notre mariage, poursuivit l’amoureux libraire, sans se douter le moins du monde qu’il y eût de la profanation dans sa démarche ; au contraire, comme il sentait, au fond de son âme, qu’il avait une tentation violente, il tâchait d’écarter le crime, et croyait y réussir ; il faut au moins lui tenir compte de l’intention ; il n’était ni séducteur, ni même hypocrite : mais il avait tenté Dieu, en s’exposant à l’effet des charmes d’une jolie fille de boutique, en lui donnant des parures mondaines, qui étaient comme de l’huile jetée dans le feu, et il en est puni.

Après la cérémonie, Mignonquinlote ramena Félicité dans sa chambre, en lui disant : « Nous voilà véritablement époux, à la confirmation près, que nous sommes dans la ferme résolution d’obtenir le plus tôt possible : si par hasard la tentation devenait trop forte, nous serions du moins en sûreté du côté de la conscience ; ce qui serait une grande consolation pour nous ! » Félicité trouva ce raisonnement très bon. Mignon quinlote lui souhaita le bonsoir, et elle se mit au lit.

Elle y était à peine que la tentation qu’éprouvait Mignonquinlote se trouva au-dessus de ses forces : il vint gratter à la porte : « Ma chère femme, lui cria-t-il, je n’y puis résister ; je brûle ; nous sommes mariés, ouvre ; peut-être me calmerai-je auprès de toi ! Félicité vint ouvrir ; Mignonquinlote lui saisit la main, et la conduisit au lit où il se mit avec elle.

Un voile épais couvre les mystères de l’amour, il ne faut jamais avoir la témérité de le soulever.

Le lendemain, Félicité parut dans la boutique, le visage coloré d’une modeste rougeur ; elle en était cent fois plus belle, et tous les dévots furent enchantés de son air angélique. Son maître, en se levant, l’avait priée de se regarder comme la maîtresse, de donner ses ordres, et de gouverner la maison en conséquence : Félicité y consentit ; mais elle n’avait pas encore l’assurance d’une femme, et elle rougissait par réflexion toutes les fois qu’il lui échappait de parler en épouse : cependant cette manière d’hésiter lui allait, même à d’autres yeux que ceux de Mignonquinlote. Elle eut soin de rendre sa mise un peu plus distinguée ; son mari de conscience le lui avait recommandé ; elle s’était parée de ce qu’elle avait de mieux, et les ouvrières furent averties le même jour, afin de monter sa garde-robe, comme il convenait à la compagne de la couche de M. Mignonquinlote.

Les choses ainsi réglées entre le libraire et sa fille de boutique, ils vécurent longtemps dans une union parfaite : car les dévots ne sont pas inconstants en amour, et c’est la seule qualité qui souvent compense en eux mille défauts : quelquefois aussi leur constance est un vice ; quand ils haïssent, par exemple ; car ils ne pardonnent jamais. Cependant la tendre union des deux clandestins époux ne fut pas sans quelque scandale ; on en jasait dans le quartier, et le ministre des bonnes mæurs autant que de la religion, le curé, vint rendre visite à Mignonquinlote. Celui-ci, du ton de la vérité, l’assura qu’il ne se passait, entre sa fille de boutique et lui, que ce qui devait se passer. Il le pria d’examiner la conduite de cette fille, sa modestie, etc. Le pasteur ne put disconvenir que Félicité ne fût exemplaire ; et il exhorta ces deux bonnes âmes à souffrir patiemment la calomnie en leur disant : Vous serez heureur lorsque les hommes diront du mal de vous, qu’ils vous calomnieront et vous accableront d’injures… Depuis ce moment, ce fut lui-même qui ferma la bouche aux médisants, et qui rendit un excellent témoignage du libraire à toutes ses dévotes pratiques.

La jolie Félicité ne jouit cependant pas toujours d’une égale santé : sept fois en sept années, elle parut acquérir de l’embonpoint, et sept fois elle parut le perdre ; une pâleur plus ou moins grande, qui durait plus ou moins longtemps, suivait cet embonpoint passager ; ensuite elle redevenait aussi jolie qu’auparavant. La cause de ces vicissitudes n’est pas assez difficile à deviner pour qu’il soit nécessaire de l’expliquer. Mais qui se flattera que la liaison la plus paisible ne sera pas suivie d’alarmes !

Mignonquinlote avait à quatre lieues de Paris, dans un endroit retiré, une jolie maison de campagne, sous le nom de M. Gaudeamus, bourgeois de Paris, au Marais : c’était là que Félicité allait passer la crise qui séparait son embonpoint de sa paleur : c’était aussi dans ce lieu qu’était la jolie petite famille, composée de quatre garçons et de trois filles : celles-ci étaient les aînées. M. et madame Gaudeamus allaient souvent à cette maison, mais par un circuit : la gouvernante des enfants qu’on y tenait, et le jardinier qu’on y logeait avec sa femme, ne savaient pas la vraie demeure de leurs maîtres, qui jamais n’amenaient ni ne recevaient personne dans cet endroit. La vue de ces charmants enfants était un nouveau plaisir pour Mignonquinlote ; il aimait surtout à les voir caresser leur aimable mère, l’environner, la chiffonner, lui marquer leur tendresse de mille petites façons, proportionnées à leur âge. Le maître et la fille de boutique s’endormaient ainsi, assez heureux, pour ne pas chercher à changer de situation : mais l’orage grondait sur leur tête.

Un jour (on se lasse à la longue des précautions), un jour, Mignonquinlote et sa fille de boutique sortirent directement de chez eux, pour aller voir leurs chers enfants. Ils montèrent en fiacre à leur porte, allèrent jusqu’aux boulevards où ils trouvèrent une carriole qu’ils avaient mandée, et qui les attendait. Comme ils y montaient, il vint à passer deux dévots personnages de leur connaissance, qui remarquèrent les deux clandestins époux. Ils ne se montrèrent pas : mais cette carriole leur parut mystérieuse : non qu’ils se doutassent de la vérité ; mais ils présumèrent que le libraire était en partie avec sa fille de boutique, et ils prirent un très grand plaisir à s’en scandaliser. Ils laissèrent partir la voiture : mais la curiosité, qui est beaucoup. plus puissante sur les âmes dévotes que sur celles du vulgaire, leur suggéra de les suivre. Ils pensaient que la carriole n’allait qu’à quelque petite maison, ou dans quelque jardin du voisinage. Ils se tinrent constamment à quelque deux cents pas, et suivirent cette charrette, l’âme toute entière dans les yeux. Ils ne doutėrent pas qu’ils ne dussent voir du mal ; mais ils en étaient avides, comme les femmes les plus évanouisseuses le sont des exécutions de la Grève, qui les font frémir, et qu’elles brûlent de voir. Au bout d’une lieue, ils commencèrent à s’ennuyer : mais ils étaient venus trop loin pour retourner ; ils marchérent encore une lieue, qui leur parut très longue ! la troisième les mit aux abois : heureusement la charrette s’arrêta, et les deux cafards eurent le temps de se rafraichir. Ils s’informèrent où allait la carriole : on leur dit que c’était celle de M. Gaudeamus, qui avait une maison de cam pagne à Fontenay. Ils furent désolés de cette réponse, qui ne leur promettait plus le plaisir de se scandaliser ; car ils conjecturèrent que M. Gaudeamus était un ami de M. Mignonquinlote, qui envoyait sa carriole le chercher avec sa fille de boutique, pour leur faire passer les fêtes à la campagne. Ils étaient prêts à s’en revenir, lorsque le plus rusé des deux dit à l’autre : « Nous n’avons plus qu’une lieue à faire ; ne nous décourageons pas : quelque chose me dit qu’il y a un mystère : d’où vient la carriole de M. Gaudeamus ? n’est-elle pas venue jusqu’à la porte de M. Mignonquinlote ? — C’est, répondit l’autre, qu’il ne s’est pas soucié qu’on l’y vit monter avec sa fille de boutique. — À la bonne heure. Voyons, néanmoins : il y a quelque chose là-dessous ; mon bon ange me le dit ; il ne me trompe jamais. Nous aurons du moins la satisfaction d’applaudir à la pureté de la conduite de notre libraire (ici le camarade fit une grimace, qui signifiait, le triste plaisir ! ) sur laquelle j’ai depuis longtemps des soupçons, à cause des maladies annuelles de la fille de boutique. — Il est vrai, s’écria l’autre (en reprenant sa gaieté) ; vous m’y faites penser ! et je crains fort que Dieu ne soit offensé ici plus qu’on ne croirait ! Il faut savoir au juste chez quelles gens va M. Mignonquinlote, et si ce ne sont pas les complaisants de quelque intrigue criminelle. »

Les deux cafards continuèrent donc à suivre la voiture lorsqu’elle partit, et au bout de trois quarts d’heure, ils eurent la satisfaction de la voir s’arrêter à une fort jolie petite maison, qui avait un vaste jardin, au bout duquel, du côté du village, était la demeure du concierge, qui justement vendait du vin. Ils y entrèrent, s’informerent de M. Gaudeamus, dont ils avaient entendu parler (dirent-ils), comme d’un très honnête homme, mais qu’ils n’avaient pas l’honneur de connaître. — Il vient d’arriver, messieurs, leur répondit la femme du jardinier, avec madame son épouse, en carriole. — Vous vous trompez, dit un des dévots : ce n’est pas M. Gaudeamus qui vient d’arriver, mais un de ses amis. Cela me paraît difficile à croire, messieurs ! depuis huit ans que nous sommes jardiniers de M. et madame Gaudeamus, jamais personne de leur connaissance n’est entré dans cette maison ; monsieur et madame sa femme y viennent toujours seuls. — Nous sommes sûrs de ce que nous avançons, répon dirent les deux dévots, et nous savons que c’est un M. Mignonquinlote, libraire à Paris, qui vient d’arriver chez M. Gaudeamus, avec sa fille de boutique. La jardinière se mit à rire, et appelant une de ses filles, âgée de neuf à dix ans : « — Josette, lui dit-elle, va donc voir si ce n’est pas M. et madame Gaudeamus qui viennent d’arriver, et s’il y a quelque autre personne avec eux ? » La petite Josette y courut : elle revint au bout d’un demi-quart d’heure dire à sa mère qu’il n’était arrivé que M. et madame Gaudeamus. À ce rapport, les doutes qui venaient de s’élever dans l’esprit des deux dévots furent changés en certitude : ils comprirent que M. Mignonquinlote portait un faux nom à Fontenay, et qu’il y faisait passer sa fille de boutique pour sa femme. Ils s’informerent si M. et madame Gaudeamus avaient des enfants. Sept, leur dit la jardinière, et qui sont charmants. Sept ? — Oui, messieurs. — Il y a effectivement sept à huit ans que M. Mignonquinlote a sa fille de boutique (dit l’un des deux cafards à l’oreille de son camarade), et chaque année cette fille a disparu quelque temps, après une certaine apparence d’embonpoint. — Il y a ici du scandale ! monsieur Cretien ! — Certainement monsieur Pelard ! et il faut approfondir ce mystère d’iniquité, avant de nous en retourner à Paris ! Sept enfants ! le misérable ! Afin de se mieux assurer du scandale, après s’être rafraîchis, ils allèrent à la maison de M. Gaudeamus. Ils frappèrent à la porte, et le jardinier se présenta. — M. et madame Gaudeamus viennent d’arriver (dirent-ils) ; nous voudrions avoir l’honneur de leur parler. Cela n’est pas possible, répondit le jardinier ; ils ne sont ici que pour leurs affaires, et ils n’y reçoivent personne. — Ils sont avec leur petite famille ? — Oui, messieurs : ils n’ont que ces jours-ci, et ils ne veulent pas être interrompus. — À la bonne heure. — Ils sont sept enfants ? — Oui, messieurs c’est une bénédiction ; madame en a un tous les ans. Vous leur direz que M. Cretien et M. Pelard voulaient avoir l’honneur de les saluer et de les féliciter : mais que, puisqu’ils ne reçoivent personne, ce sera pour leur retour à Paris. Le jardinier laissa partir les deux personnages, et ne se pressa pas d’aller faire leur message ; il attendit l’heure du dîner.

Cependant Mignonquinlote et sa compagne s’amusaient avec leurs chers enfants : jamais ils n’avaient eu tant de plaisir à les voir jouer ensemble : il semble, lorsque le malheur nous menace, qu’il se fasse autour de nous un calme plus parfait, comme pour endormir davantage les malheureux mortels : à moins que ce ne soit une attention de la nature, pour les préparer au coup subit qui va les frapper. Quoi qu’il en soit, la matinée, jusqu’à l’heure de se mettre à table, fut délicieuse pour les deux clandestins époux : mais lorsque le jardinier vint leur servir le potage, il leur apprit qu’on était venu les demander, et ce qu’il avait répondu, conformément à leurs ordres de tout temps ; enfin les noms des deux personnages. Mignonquinlote parut frappé comme d’un coup de foudre : Félicité ne ne le fut pas moins, surtout quand elle entendit que les deux graves personnages savaient le nombre de ses enfants. Il fallut pourtant dissimuler en présence du jardinier et de la gouvernante. Mais lorsque Mignonquinlote et Félicité furent seuls, ils s’abandonnèrent à toutes leurs inquiétudes. Enfin, le libraire se leva courageusement, et vint prendre la main de Félicité : Je suis homme (lui dit-il fermement) ; c’est à moi de vous soutenir et de vous consoler : mon parti est pris : les dévots en diront tout ce qu’ils voudront : la véritable destination de l’homme est d’être bon père de famille, comme je le suis ; et si j’ai fait une faute, c’est d’avoir rougi de ce qui doit m’honorer. Réjouissons-nous ; caressons nos chers enfants ; dans peu, tout cela sera élevé sous nos yeux à Paris, et leur séjour à la campagne n’aura servi qu’à fortifier leur temperament. Félicité fut absolument rassurée par ce discours : elle alla caresser ses enfants, et le reste de la journée se passa dans le plus innocent des plaisirs. Mais le soir même on partit dans la carriole, emmenant avec soi tous les petits et les petites Mignonquinlote. On arriva sur les dix heures à Paris. Félicité était majeure depuis deux ans : dès le même soir, Mignonquinlote porta un ban à publier à son curé pour le lendemain, qui était un dimanche. Le pasteur, surpris de voir si tard une de ses ouailles, lui en demanda la raison. Quand on s’est égaré, reprit le libraire, et qu’on se retrouve, on ne doit pas différer un moment de reprendre la bonne route, de peur de s’égarer encore. Voilà nos bans : daignez me venir voir demain dans la matinée. » Le curé donna son heure à huit du matin, et Mignonquinlote se retira.

Cependant les deux béats n’avaient pas attendu le lendemain pour faire part de leur découverte à tout ce qu’ils connaissaient d’Honnêtes gens ; mais comme on ignorait le retour du libraire, les réprimandes furent remises au lundi. Le pasteur vint à l’heure indiquée. Il trouva Mignonquinlote au milieu de toute sa petite famille. Il parut d’abord surpris : mais le libraire ne lui donna pas le temps de faire des conjectures ; il l’instruisit naïvement de toute sa conduite, et le pria de l’aider à éviter le scandale. — Je vous approuve d’avoir cette idée, répondit le pasteur : vous avez fait profession de piété ; ne prêtons pas à rire aux libertins. Je vais réfléchir quelques heures à ce que nous avons à faire dans cette circonstance : venez me trouver en sortant de vépres ; je vous communiquerai ce qui m’aura paru le plus raisonnable.

Mignonquinlote n’y manqua pas. Il trouva son curé seul. — Dix personnes pieuses sont venues pour me parler de vous (lui dit-il) : votre affaire cause un mouvement étrange ; parmi les prétendus seuls Honnétes gens mais comme je me suis douté de ce qu’on avait à me dire, je n’y ai pas été pour eux. Voici mon avis. Le premier point, et le plus important, c’est d’éviter le scandale. Comment avez-vous vécu jusqu’à présent, dans votre maison, avec votre fille de boutique ? Avec la plus grande décence. Aucun de mes garçons ni ma cuisinière ne se doutent de notre intimité. Et à votre maison de campagne ? — Nous nous sommes donnés pour mariés : mais ni les garçons, ni la domestique, ne connaissent cette maison : ni la gouvernante des enfants, ni le jardinier de Fontenay, ne connaissent la maison de Paris, notre nom, ni notre commerce. Comment avez-vous déterminé une personne, qui paraît aussi honnête que Félicité, à satis faire une passion illégitime ? Le libraire ne cacha rien à son curé. Vous avez eu tort (répondit le pasteur), et vous avez commis un sacrilège ; mais la bonté de Dieu est grande : il ne s’agit que de se repentir et de réparer le mal. Que ne vous adressiez-vous à moi, comme un fils à son père ? Je vous aurais mariés secrètement, et j’aurais compati à votre faiblesse ; trop heureux de vous éviter un crime ! c’est un des devoirs de mon ministère, que de compatir aux faiblesses de mes brebis. Mais il ne s’agit plus de cela maintenant : je veux vous sauver l’honneur, ainsi qu’à la mère de vos enfants ; éviter le scandale que causerait votre conduite, en y donnant une certaine tournure, dans le cas où elle s’ébruitera. Votre ban est publié ; j’obtiendrai moi-même la dispense, et je vous marierai mardi, par une permission particulière. D’ici à ce moment je n’écouterai personne ; ma porte sera fermée à tout ce qui me sera suspect : faites-en autant : restez dans votre cabinet, et que vos garçons soient seuls dans la boutique : quant à Félicité, qu’elle aille dès ce soir, avec ses enfants, chez une de mes parentes, que j’ai déjà prévenue, sans la mettre au fait néanmoins du passé, ni du mariage futur : ainsi, que votre prétendue n’en parle pas : mardi, à quatre heures du matin, vous serez mariés, devant quatre témoins, connus de moi seul : vous paraîtrez ensuite dans votre boutique, votre femme et vous, comme à l’ordinaire ; mais vous mettrez vos enfants en pension dès qu’ils auront assisté à la cérémonie, afin qu’il n’y ait aucun éclat. Voilà mon plan. Mignonquinlote remercia le pasteur de sa bonté paternelle, et il promit de se conformer à tout ce qui venait de lui être prescrit.

Le jour suivant, le libraire ne parut pas dans sa boutique : les dévots y accoururent, le demandèrent, et jugeant, par les réponses, qu’il ne voulait point paraître, ils firent différentes questions fort indiscrètes. Mignonquinlote était dans un réduit obscur, d’où il écoutait tout ; il fut indigné des propos qu’il entendit tenir à quelques-uns de ces Honnêtes gens, lorsqu’ils étaient tête-à-tête, et qu’ils ne se croyaient qu’avec leurs pareils. Il résolut de lever la crète devant ces cafards, et de les confondre par sa fermeté. En conséquence, sans communiquer son dessein au pasteur, ni à sa future, il fit dire à chacun des dévots en particulier, par ses garçons, qu’il désirait avoir l’honneur de les entretenir à l’heure qu’il désigna. C’était au retour des fiançailles. Ils n’y manquèrent pas, et ils furent tous fort étonnés de se trouver réunis. Le libraire parut alors avec sa promise, et ses sept enfants : « Voilà ma femme et mes enfants, leur dit-il avec fermeté. Vous êtes tous des monstres, qui m’avez appris aujourd’hui à vous connaitre. Deux d’entre vous m’on suivi avant-hier, pour savoir où j’allais, et me diffamer : aujourd’hui, caché dans mon débarras à maculatures, j’ai entendu ce que vous vous êtes dit en particulier vous, vous et vous (il désigna tous ceux auxquels il s’adressait) : vous vous êtes démasqués, et je vous déshonore à mon tour, si vous osez parler ; car j’avais avec moi un témoin irrécusable. Je vous déclare que j’abjure votre système impie d’un célibat criminel ; que je regarde mes enfants comme sept belles actions, chacune plus méritoire devant Dieu que toutes vos cafarderies, qui ne sont que des crimes. Sortez, Honnètes gens prétendus : je ne veux plus ni de vous, ni de vos ouvrages, ni de votre pratique ; je préférerais de vendre des romans, pourvu que la morale en soit saine, à distribuer le fiel que vous répandez à flot dans vos ridicules productions. Voici ma secte (montrant sa femme) : et je m’y attache irrévocablement ; voici es prosélytes (montrant ses sept enfants), à qui j’apprendrai à se méfier de vous… Tu m’as converti, ma chère Félicité : tes charmes m’ont ouvert les yeux sur la vraie source du bonheur, et sur la vraie manière d’honorer la Divinité. » Les dévots furent très scandalisés de ce langage ! ils s’éloignèrent précipitamment, non sans injurier l’apostat (dans leur idée) qui venait d’abjurer le cagotisme. Ils se promirent de s’en venger.

Le lendemain, Mignonquinlote épousa Félicité. Tous ses enfants étaient à la cérémonie, et reçurent par elle le type sacré de la légitimité, qui les rendait citoyens. Au retour de l’église, le libraire se conforma aux conseils de son digne pasteur, en envoyant ses enfants dans une pension, où ils sont encore : de sorte qu’on ignore l’aventure de la jolie Fille de boutique. Le reste de la journée, le libraire et Félicité s’occupèrent de leur commerce, comme à l’ordinaire, et personne ne se douta de rien. Depuis ce moment, ils vivent heureux et tranquilles : tout le monde dit : Ils sont mariés ; mais on ne sait quand. Ce qui le fait présumer, c’est la conduite amicale que leur obligeant pasteur tient avec eux, parce qu’ils ont plus besoin que d’autres de sa familiarité. Que le ministère d’un curé est grand ! qu’il peut faire, et qu’il fait effectivement de bien ! Quel honneur, quel respect mérite celui qui, revêtu de ce titre sacré l’exerce, dignement !