Les Contemporaines (1884)/Les Épouses par quartier

LES ÉPOUSES PAR QUARTIER



Un homme âgé d’environ trente-deux ans, qui jouissait d’une fortune acquise par son travail, secondé par le bonheur, mit en un même jour vingt mille écus sur un corsaire de vingt canons, commandé par un bon officier ; prit deux ternes secs à la loterie royale ; alla jouer gros jeu à l’hôtel d’un ambassadeur ; et fit l’acquisition d’un terrain dans un bon endroit. Tout réussit également : ses fonds quadruplèrent sur le corsaire ; ses deux ternes sortirent à la loterie ; il gagna mille louis au jeu, sans aider à la fortune ; son terrain tripla de valeur au bout d’un an, parce qu’il fut mis en rue : de sorte qu’il se trouva tout à coup, de pauvre, aisé, et d’aisé, fort riche. Son âme n’avait pas une certaine étendue : il ne désirait ni les honneurs, ni l’importance ; il ne voulait qu’être heureux : Or, après y avoir bien réfléchi, les femmes lui parurent seules capables de faire le bonheur de l’homme. Il examina le mariage, le célibat, la coquetterie masculine, c’est-à-dire, l’usage de voltiger, en payant, de belle en belle. Le mariage lui parut avoir des inconvénients sans remède ; le célibat n’en avait pas de moins grands, qui devaient augmenter chaque année ; la coquetterie exigeait des talents, et elle avait ses peines. Il en revint au mariage, dans la médiocrité. Il chercha celle qui lui conviendrait, et il la trouva. Mais elle ne fut pas seule. On sait que chaque étage a ses beautés, et qu’en parcourant les classes, on remarque dans chacune quelque jeune personne à qui, dans son caur, on donne la palme, et dont on dit tout bas : — Si j’étais riche, j’épouserais cette jolie fille-là. Si on en a vu plusieurs également aimables, on s’occupe de toutes agréablement. Les sens et le cœur s’embrasent ; on les désire toutes : le manque de fortune fait que cela n’est pas de conséquence : mais si l’on est riche, on est tenté de se satisfaire, de séduire, etc. Or M. de Valenclos avait été pauvre, et il était riche.

La première belle fille qu’il remarqua n’était pas d’une condition bien relevée : c’était la fille d’un bourrelier : mais c’était une brune piquante, qui, sous ses habits de grisette, avait une sorte de goût qui séduisait. — Voilà une jolie fille (pensa de Valenclos) ! mais comme Paris est grand, et que je pourrai en trouver une plus jolie, je pensé, qu’il ne faut pas me déterminer encore : cependant mettons-la sur nos tablettes ; j’y reviendrai, si je ne trouve rien qui me flatte davantage.

Jusque-là c’était penser fort sagement !… Il continua ses recherches ; et, un soir qu’il passait à pied dans la rue de la Ferronnerie, il aperçut dans la boutique d’un balancier une blonde charmante ; taille de nymphe, sourire des Grâces, chevelure touffue et bien plantée. — Celle-ci vaut mieux (pensa-t-il) ; il me semble qu’une blonde me plairait mieux qu’une brune ; la couleur de ses cheveux est plus riante… Cependant sondons-nous encore ! qui me presse ?

Il continua sa route, après cet examen, et il écrivit sur ses tablettes la demeure et le nom du père de la blonde : il se proposait de comparer les deux belles, et de se déterminer d’après un mûr examen.

Il le fit ; et loin de se décider, il fut plus embarrassé que jamais. En voyant la brune, sa vivacité, son œil noir, ses cheveux comme le jais, qui faisaient ressortir la blancheur de sa peau, etc., il se décidait pour elle. Mais dès qu’il avait revu l’aimable blonde, il renonçait à la brune, pour jusqu’au lendemain : c’était une nonchalance aimable et tendre ; une beauté de carnation ; une perfection dans la taille ; un charme dans le son de voix, etc., auquels il ne pouvait renoncer.

Il demeura dans cette incertitude environ un mois. Mais un jour qu’il passait dans la rue Saint-Antoine, il entrevit dans la boutique d’un gainier un minois d’environ quinze ans, le plus séduisant qu’il soit possible d’imaginer. Cette troisième belle n’était ni brune ni blonde ; elle avait des cheveux cendrés, fins, garnis, les plus beaux qu’on puisse voir : la forme de son visage était ronde, et si agréable, qu’elle inspirait un sentiment profond ; on l’avait toujours présente à l’imagination. Je me déterminerai pour celle-ci (pensa de Valenclos). Et il se crut si bien décidé, qu’il demanda le nom du père, de la mère et de la jeune fille, à une fruitière du voisinage. — Le père se nomme M. Percin (répondit cette bonne femme) ; la mère ma dame Percin, la fille mademoiselle Amable Percin. De Valenclos ne remit qu’au lendemain les démarches à faire pour obtenir Amable, et il se proposa de parler lui-même : avec sa fortune et l’offre d’un mariage, il sentait qu’on ne pouvait hésiter.

Le lendemain, vers les dix heures, il se mit en route pour aller chez le gainier Percin. Comme il passait par la rue de la Vannerie, il aperçut devant lui une jeune fille charmante, en petit casaquin blanc à la polonaise. Il en eut presque de l’humeur. De ma vie (se dit-il en lui-même), je n’ai vu tant de jolies filles ! il me semble qu’elles se donnent le mot pour prolonger mon indétermination : je ne veux pas regarder celle-ci. Une voiture, qui obligea la jeune personne à se ranger, força de Valenclos de la considérer. Elle était ravissante : jamais la Nature n’avait rien formé d’aussi joli, d’aussi provocant, d’aussi voluptueux, que son nez en l’air : elle était faite à peindre ; elle avait une gorge arrondie, qu’annonçait un reflux assez fort ; les plus vives couleurs ; une belle chevelure châtain foncé ; la taille en guêpe, comme les Comtoises, mais sans maigreur ; en un mot c’était une de ces jolies filles propres à tourner la tête à l’homme le plus sage. — Que je suis charmé d’être encore libre (pensa de Valenclos) ! voilà certainement mon vainqueur. Il résolut de ne pas quitter la jeune fille, qu’il ne l’eût vue rentrer chez elle, et qu’il ne sût qui elle était. Il la suivit jusqu’à la rue de la Poterie, où elle entra chez un vitrier. Il la vit ôter son mantelet, et il ne douta pas qu’elle ne fût chez elle. Il passa : mais après avoir fait une centaine de pas, il revint, et entra chez le vitrier où la jeune personne était encore.

— J’ai de l’ouvrage (dit-il au père) à une maison près de Ménilmontant : il faudrait voir cela ; quand y pourrez-vous venir ? Je veux me servir de vous ; un de mes amis m’a fait votre éloge ? — Quand il vous plaira, monsieur. — Est-ce là mademoiselle votre fille ? — À votre service, monsieur. — C’est moi, au contraire, qui voudrais être au sien. — Vous êtes bien bon, monsieur !… Pétronille, faites donc la révérence. La jeune fille, plus spirituelle que son père, ne trouvait pas qu’il y eût la matière à révérence : mais elle obéit. — Comptez-vous marier bientôt cette jolie personne là ? — Oh ! monsieur ! la marier ! c’est une morveuse. — Elle est charmante !… Avez-vous un parti en vue ?… Ma belle, avez-vous un amant ? — Je voudrais bien voir qu’elle eût un galant à son âge (dit une femme assez sale qui sortit de l’arrière-boutique) ; elle aurait affaire à moi, qui suis sa mère. — Je voudrais le savoir de vous, aimable Pétronille ! — Je n’ai encore songé qu’à faire mon devoir envers mes parents, monsieur. — Voilà une réponse si sage, si digne d’une jolie personne comme vous, qu’elle me détermine. Je connais pour mademoiselle un parti, qui jouit de quinze mille livres de rentes (Valenclos en avait soixante). — Qui l’épousera, monsieur (dit la vitrière) ? — Sans doute, et sous peu de jours. — En face de l’église ? — À dix heures du matin, si vous le voulez… Cependant, il ne le faudrait pas, je crois, à cause de la rumeur que cela ferait, et qui serait désagréable pour l’homme, ainsi que pour votre fille elle-même. — En ce cas (répondit la vitrière), il n’y a rien à risquer : mais je mets pour condition, que le monsieur ne parlera jamais à ma fille que sous mes yeux jusqu’au mariage ? — Le monsieur, c’est moi-même, et je me soumets à la condition. — La connaissance est bientôt faite ! (reprit la mère). — J’ai des raisons qui ne sont qu’à moi et qui n’influent en rien sur ma conduite avec votre fille. Me voilà déterminé : je vais me faire connaître. M. de Valenclos, qui n’était pas bien aise que dans ses connaissances intimes on sût qu’il allait épouser la fille d’un pauvre vitrier, ne donna pas sa demeure ordinaire, mais il indiqua une maison au faubourg Saint-Denis, où il allait passer dans la retraite le temps qu’il donnait à ses affaires, et à la culture d’un petit jardin qu’il aimait passionnément : il était regardé dans ce quartier comme un bourgeois aisé, il s’y était fait estimer. Il se proposait de former sa femme dans cette solitude, qui n’en serait pas une pour elle, et de la montrer ensuite brillante, et douée de mille talents, parmi ses égaux en fortune. Les informations que fit le vitrier, ou plutôt sa femme, donnèrent la meilleure opinion du gendre futur. Ainsi les difficultés se réduisirent aux arrangements ordinaires. M. de Valenclos les fit avantageux à la future ; il lui donna des robes, des bijoux : toute la dépense roula sur lui ; on publia les bans ; et un mardi matin, à six heures, le mariage fut célébré : la noce se fit avec les parents de la fille, et quelques connaissances que le marié avait au faubourg.

Ce fut ainsi que se terminèrent assez brusquement les incertitudes, où la beauté de ses trois premières maîtresses avait jeté M. de Valenclos. Il aima tendrement sa nouvelle épouse, dont les charmes se développèrent après le mariage : elle avait le son de voix d’une douceur angélique, et l’âme comme la voix. Il s’occupait à la former, et les soins qu’il lui donnait augmentèrent son penchant ; il était heureux enfin, lorsqu’un jour, qu’il était sorti pour ses affaires, il se trouva vis-à-vis la boutique de sa jolie bourrelière.

Elle en sortait justement, en petit déshabillé, son mantelet serré sur sa taille. — Susanne ( lui cria sa mère) ! tu oublies tes gants ! Et elle les lui donna. Le cœur battit à de Valenclos en revoyant le premier objet qui lui avait plu. « Qu’elle est charmante (pensa-t-il) ! Elle est mieux que ma femme !… J’ai mal fait : je me suis trop pressé ! » Il suivit la jolie bourrelière jusque chez un mercier, où elle allait faire une emplette. Il attendit qu’elle en sortit ; il ne pouvait se lasser de la voir. Il la suivit de nouveau, et, au bout d’une rue, il profita d’un embarras pour lui parler. — Monsieur votre père est bourrelier, ma charmante voisine (il employait exprès cette expression) ? — Oui, monsieur. Permettez-moi de vous y accompagner ; j’ai à lui parler. Vous me faites honneur, monsieur. — Une aussi charmante personne que vous en fait à tout le monde. On doit bientôt vous marier, sans doute ? — Je l’ignore, monsieur. — Je sais pourtant, moi, que vous avez un amant, qui vous adore. — Vous êtes plus instruit que moi, monsieur. — Vous ne connaissez personne, jolie comme vous êtes, qui vous fasse la cour ? — Personne, monsieur, qui se soit adressé à moi.

On arriva. M. de Valenclos parla au bourrelier d’ouvrages qu’il avait réellement à faire, et il le quitta en promettant de revenir le lendemain.

De retour chez lui, M. de Valenclos ne trouva plus à sa femme les mêmes charmes qu’auparavant : il éprouva du dégoût ; les caresses de cette charmante épouse lui devinrent à charge ; il ne fut occupé que de sa jolie bourrelière. Il ne dormit pas et fut agité toute la nuit ; et si, vers le matin, le sommeil appesantit sa paupière, ce fut pour lui montrer dans un songe, plus séduisant que la réalité même, sa belle brune souriant à sa tendresse. Il se rendit chez elle dès les huit heures du matin. En route, il était tout de feu. Il trouva l’aimable Susanne en robe de petit taffetas ; elle allait à une noce. L’arrivée de M. Valenclos retarda le départ des parents de la belle. Après qu’il eut donné la liste des ouvrages qu’il avait à faire, il sentit qu’il ne pouvait se séparer de Susanne : il offrit d’être son paranymphe, et de la conduire. Le bourrelier accepta, et l’amant vit une journée délicieuse à passer. On monta tous quatre dans un remise, et on alla droit à la paroisse. De Valenclos s’empara de la jolie bourrelière, il lui donna la main, se mit à côté d’elle, et ne la quitta plus. Tout le monde remarqua son assiduité : il s’aperçut qu’elle blessait un peu le bourrelier et sa femme : il les prit en particulier, et les assura qu’il ne demandait pas mieux que d’être leur gendre. Les bonnes gens répandirent cette nouvelle dans l’assemblée, pour s’en faire honneur : ce fut une sorte d’engagement pour l’imprudent prometteur, qui, loin de reculer, chercha dans sa tête les moyens de réaliser ce qu’il avait promis. Comme, en allant à la noce, il n’avait pas voulu se faire connaître, il s’était donné le nom de Saintornant : il avait des fonds tout prêts ; il résolut d’acheter une jolie maison, située du côté du Marché aux chevaux, et de s’y établir sous son nouveau nom, d’épouser Susanne, et de s’arranger de façon, qu’en se supposant des affaires, il pût être absent un temps suffisant pour gouverner son autre maison du faubourg Saint-Denis. L’ivresse où le mit la noce, et les charmes qu’y déploya Susanne, un peu de retour dont elle paya sa tendresse, le confirmèrent dans son coupable dessein. Il sortit sur les cinq heures, pour aller chez le notaire qui avait l’adjudication ; il mit son enchère, sous son nouveau nom de Saintornant, et revint trouver sa belle.

Il entra sans bruit, et tâcha de la découvrir sans être aperçu. Elle était assise, seule, pensive, rêveuse, inquiète. Un jeune homme vint à côté d’elle, et voulut lui parler : elle se leva pour aller se placer ailleurs. Saintornant, enchanté, courut à elle, et la pria de lui pardonner une courte absence, qu’il n’avait pas voulu lui annoncer en sortant, de peur de troubler ses plaisirs. Un aimable sourire l’assura qu’il était pardonné. Le reste de la soirée fut encore plus agréable que ce qui avait précédé ; l’on ne se quitta qu’à deux heures du matin, et Saintornant redevenu de Valenclos, s’en retourna chez sa première femme.

Le lendemain, il s’occupa de son acquisition qui fut consommée avant qu’il retournât auprès de sa belle : la maison était magnifique, et toute meublée : il y fit préparer un superbe souper ; ensuite, s’étant rendu chez le bourrelier, il trouva qu’on l’attendait pour partir. Il était tard, et le dîner était servi, quand ils arrivèrent. Suivant l’usage parmi les gens du commun, c’étaient les convives qui faisaient les frais du lendemain : chacun s’était cotisé la veille à l’exception de M. de Saintornant, dont on s’était caché pour cette opération, ne voulant pas donner une mince idée des mariés à un homme comme il faut, dont la présence honorait toute l’assemblée : mais le bourrelier, homme de cœur, avait déclaré que, l’ayant amené, il voulait payer pour lui : ce qui avait amené une contestation générale. En voyant arriver le bourrelier et sa compagnie si tard, on avait eu peur de l’avoir choqué : mais on fut agréablement surpris, lorsque, s’étant mis à table, il demanda un moment d’audience : Messieurs (dit-il à l’assemblée), M. de Saintornant qui nous honore encore au jourd’hui de sa présence, est venu hier ici, en impromptu ; il ne s’y attendait pas ; et en voyant l’honnête réception que vous lui avez tous faite, surtout les mariés, il n’a songé qu’au plaisir qu’il trouvait dans la compagnie : mais hier, à l’heure de son absence, il a pensé à nous faire l’honneur de nous inviter chez lui, dès ce même jour : cependant tout n’a pu être disposé pour nous recevoir qu’aujourd’hui dans l’après-dîner : c’est ce qui fait que nous allons dîner ici, pour nous rendre aussitôt dans la maison de M. de Saintornant, où il y aura bal, instruments, rafraîchissements, et souper ensuite vers les minuit, pour reprendre le bal jusqu’au jour. M. de Saintornant, messieurs et dames, tous, chers parents et amis, supplie la compagnie, par ma bouche, d’accepter son invitation, tout étant préparé ; n’ayant d’autre regret que de n’avoir pu nous faire commencer la journée chez lui : il prie les mariés d’être persuadés de son affection pour eux, et du désir qu’il a de leur prouver son amitié, dont il m’a prié d’être son garant ! Dès que le bourrelier eut cessé de parler, il s’éleva une acclamation générale d’acceptation, avec des applaudissements, et les mariés quittèrent leur place pour venir remercier M. de Saintornant, qui vola au-devant d’eux pour leur en éviter la peine. On dina avec une gaieté folle, causée par l’espérance des plaisirs qu’on attendait ; Susanne surtout fut charmante ; elle reçut des compliments de tout le monde sur son bonheur prochain, qui n’était plus un mystère pour la compagnie ; on partit au lever de table, et on trouva les choses encore au-dessus de ce qu’on les imaginait.

En effet, de Saintornant, qui voulait donner de lui une bonne opinion à sa maîresse, avait retenu la petite troupe de l’Ambigu-Comique, pour jouer chez lui, sur un petit théâtre portatif, la jolie pantomime de la Force de l’amour et de l’amitié, les scènes des Comédiens de bois, l’Ile de la frivolité, et une fable dramatique, intitulée, la Cigale et la Fourmi. En entrant dans la maison, il se trouva un portier qui donna des billets à chaque personne gratis : un suisse indiquait l’entrée du spectacle ; en un instant tout fut allumé ; la toile se leva, et les comédiens de bois jouèrent leur farce : la petite pièce suivit ensuite la fable drama tique ; puis la pantomime. Tous les spectateurs furent enchantés. Dans les entr’actes, des garçons limonadiers servirent le café, que le bourrelier avait empêché de prendre à la maison où l’on avait dîné, des liqueurs et d’autres rafraîchissements de toute espèce. Après le spectacle, comme il n’était que cinq heures, on entra dans un beau jardin, qui avait l’air d’une guinguette, où chacun prit ce qu’il voulut : on y forma des danses auprès de trois orchestres qui jouaient. À ce divertissement, si bien proportionné au goût de la compagnie, lorsque le jour tomba, il en succéda un autre : la salle où l’Ambigu-Comique avait joué, se trouva préparée pour le bal, que les mariés engagèrent M. de Saintornant à ouvrir avec Suzanne. On dansa jusqu’à minuit, qu’on revint dans le jardin, où le souper était servi sous des toiles, dans la grande allée. La chère y fut délicate, et les mets les plus excitants y furent servis avec profusion. On tint la table jusqu’à cinq heures du matin, que tout le monde voulut se retirer, personne ne se trouvant en état de danser. Ce fut ainsi que se termina la noce, qui fit un honneur infini au bourrelier, parce qu’elle répandit dans toutes ces connaissances une idée avantageuse des richesses de son gendre futur.

Malgré le risque qu’il y avait à courir, de Saintornant était devenu si épris de la jolie bourrelière qu’il l’épousa, en se donnant quinze mille livres de rentes. Les fêtes de sa noce furent calquées sur celle où il avait assisté, et tout y fut encore plus magnifique.

Le voilà donc bigame. Il fut d’abord heureux, à quelques inquiétudes près, qui lui donnaient quelquefois d’assez mauvais moments. Il avait prétexte un voyage en prenant congé de la jolie vitrière, sa première femme, et lui écrivait régulièrement toutes les semaines, en datant et timbrant lui-même ses lettres de différentes villes. Quant aux réponses, il la priait de les envoyer par la petite poste à l’adresse d’un ami qu’il avait proche le Marché aux chevaux, lequel devait les lui faire parvenir. Cet ami était une nouvelle connaissance de Saintornant, qu’il avait prié de lui remettre toutes les lettres qui lui seraient adressées sous le nom de Valenclos.

Au bout du temps fixé pour son prétendu voyage, de Saintornant en désirait la fin : il se mourait d’envie de revoir madame de Valenclos, dont l’absence l’avait rendu de nouveau amoureux. Prêt à prendre son premier nom, et à se rendre auprès d’elle, il prévint sa nouvelle épouse d’un voyage nécessaire pour ses affaires dans un pays qu’il désigna. Madame de Saintornant en fut très affligée : mais enfin ses parents lui firent entendre qu’un homme riche comme son mari, avait des affaires bien autrement importantes que les gens de leur classe. Elle se rendit, en disant néanmoins à son époux : Je vous aimerais mieux avec moins de richesses, puisqu’elles vous forcent à me quitter ! Ce tendre langage émut de Saintornant ; mais, la veille, il avait revu à l’écart sa première femme : elle était charmante, et il la réadorait : il ne voulut pas différer. Après les plus tendres adieux de la part de Suzanne, il partit en poste, s’arrêta le soir de la première journée, revint à Paris la nuit même, et le lendemain sur les huit heures arriva chez madame de Valenclos, qui le reçut avec transport.

Mais le bonheur du volage, à cette reprise, fut plus court encore que la première fois : quinze jours lui rendirent la tiédeur, quoique sa femme n’eût qu’un défaut, et qu’il l’eût vivement redésirée : ce fut simplement un effet de la satiété. Cependant son goût n’étant pas encore revenu pour sa seconde femme, il flottait dans une sorte d’indifférence pour toutes deux. Il pensa qu’il n’avait pas été assez longtemps absent, et que six mois, au lieu de trois, lui eussent peut-être donné assez de ressort pour aimer sa femme un mois entier. Tandis qu’il était dans ces idées, un soir qu’il se promenait déguisé dans les rues de Paris, précaution qu’il prenait depuis sa bigamie, le hasard le conduisit devant la porte de la jolie balancière. Cette vue ranima ses feux amortis : il sentit, ou crut sentir, que c’était celle-là qui l’eût rendu parfaitement heureux. — J’ai fait deux folies, au lieu d’une (se dit-il en lui même) : mes deux femmes ensemble ne valent pas cette jolie personne. Il demanda son nom, qu’il ne savait pas encore, en s’adressant à un señor Capatero. — Cette jolie balancière d’ici près (dit le Savetier) ? Oui. Est-ce que vous voulez lui donner un bouquet ? — Oui. — Elle le mérite bien, dà ! — Oui. Vous serez marié, car vous dites toujours oui. — Oui. — Il est, ma foi, cocasse, ma femme ! Oui. — Eh bien, elle se nomme comme la fête de demain. — Oui ! — Oui, monsieur, oui ; connaissez-vous l’Almanach ? — Non. — Miracle ! il a dit non, ma femme !…. Eh bien ! elle se nomme Anne, Nanette, ou Annette, comme on lui dit chez elle ; et, de plus, mademoiselle Tarandin. — Bien obligé, l’ami : voilà six francs pour votre peine, et la manière honnête dont vous m’avez répondu. — Grand merci, Monsieu’ ! Vous savez pourtant dire autre chose que oui ! — Mais ce mot est celui que je dis le plus volontiers, l’ami. — Tant mieux ! vous ne refusez personne.

Le lendemain, ou le soir même, M. Oui (car il résolut de prendre ce nom, et de se donner un nouveau domicile, près la barrière du Trône), écrivit une lettre à M. Tarandin, maître balancier, où il lui marquait que, dans l’après-dinée, un homme, qui était lui-même, irait lui demander sa fille en mariage : qu’il lui écrivait, pour abréger les préliminaires de la connaissance, en lui disant par écrit, qu’il était encore jeune, et qu’il avait quinze mille livres de rentes, outre une occupation avantageuse, et qui en valait dix mille par an. Si cette lettre fit plaisir au balancier, ainsi qu’à sa femme ; si elle flatta leur fille, qui, étant jolie et le sachant fort bien, fut enchantée de devoir sa fortune à sa seule beauté, elle les surprit encore davantage ! M. Oui, qui s’imagina que sa fortune n’était faite que pour son bonheur, voulut essayer de ce troisième mariage, et se rendre trigame, pour voir comment cela ferait. Il avait si bien réussi avec la jolie bourrelière qu’il espéra s’en tirer de même avec la jolie balancière : il plaignit le sort des hommes qui n’ont qu’une femme, et s’étonna comment ils pouvaient s’y tenir.

Lorsqu’il jugea que sa lettre devait avoir produit son effet, et que la sensation qu’elle avait causée devait être plus calme et plus réfléchie, il se rendit chez le balancier, après néanmoins avoir fait préparer sa maison du faubourg Saint-Antoine, où il fixa son domicile sous le nom de M. Oui. Je suis, monsieur (dit-il en entrant), l’homme qui vous a écrit : j’ai ouï parler du mérite de mademoiselle votre fille avec éloge, par des personnes sûres, que je ne vous nommerai pas : je m’en suis assuré par moi-même, et mes yeux ont vu combien elle est aimable : je me présente pour vous la demander en mariage ; j’ai quinze mille livres de rentes ; je suis assez riche pour elle et pour moi ; je ne vous demande pas de dot ; toutce que je désire, c’est que le mariage se fasse sans éclat, à cause de ma famille, qui est puissante, et que je ne voudrais pas désobliger. Le balancier prit quelques jours pour les informations au sujet de M. Oui, riche bourgeois de la rue Charenton. Or comme ce M. Oui avait commencé par faire quelques aumônes, et à rendre différents services à ses voisins, tout le monde chanta ses louanges, et le balancier se trouva le plus heureux des hommes de lui donner sa fille. Le mariage se fit de grand matin, et madame Oui, au retour de l’église, monta en voiture avec son père, sa mère, et deux voisins seulement, pour se rendre chez son mari, où l’on passa la journée fort agréablement ! mais sans qu’il y eût de danses.

M. Oui se voyant possesseur de l’aimable blonde, se trouva des sensations nouvelles : tous les jours sa séduisante Annette lui paraissait plus adorable. Il aimait naturellement les blondes, aussi s’attacha-t-il plus fortement à la jolie balancière qu’à ses deux autres femmes, et son goût pour elle alla si loin qu’il en fut presque effrayé. Mais, au plus fort de sa passion, il sentit qu’il avait encore dans le cœur quelque chose pour les deux premières. D’un autre côté, ses embarras croissaient avec le nombre de ses femmes ; au lieu d’être un homme de jour, il était un homme de nuit, et il n’osait plus se montrer, même dans les quartiers les plus éloignés, de peur d’y rencontrer quelqu’un de connaissance.

Il chercha dans sa tête un moyen d’arranger son séjour à Paris, avec son absence relative à celles de ses femmes qu’il ne voyait pas : mais c’était une chose très difficile, et qui d’ailleurs ne pouvait être que momentanée. En attendant qu’il trouvât un prétexte tel quel, il songea qu’un déguisement serait un moyen de sûreté. En conséquence, il changea entièrement sa façon de se mettre, et lorsqu’il était hors de la maison, il se couvrait le visage d’un emplâtre qui le défigurait. Mais cela ne parait pas aux autres difficultés, et ne lui donnait pas la liberté de vaquer à certaines affaires qui demandaient sa présence.

Tandis qu’il était dans cet embarras, déjà si grand, il revit la quatrième beauté qui lui avait plu. Il venait de sa demeure au Trône, et il allait à la Grève, un soir d’hiver, sur les sept heures, quand il aperçut la jolie gaînière au comptoir occupée à vendre des ouvrages de la profession de son père. L’impression qu’elle avait déjà faite sur lui se renouvela vivement. — Elle est la mieux des quatre (pensa-t-il) ; les beaux cheveux ! quel charmant sourire ! la jolie bouche ! les beaux yeux ! Il regretta vivement en ce moment de n’être pas en Turquie : — J’épouserais encore celle-ci ; je réunirais mes quatre femmes dans une même maison ; je serais au milieu d’elles comme un sultan, ou du moins, si j’étais forcé d’avoir une maison particulière pour chacune, je n’aurais pas à craindre les lois ! Empressées à me plaire par la rivalité, elles en seraient et plus tendres et plus soumises : au lieu que dans nos mœurs, les femmes sont hautaines, impérieuses, acariâtres, etc. Les miennes, dont j’ai fait la fortune, sont douces encore, parce qu’elles n’ont pas eu le temps de prendre un ton : mais cela viendra bientôt, et si, dès aujourd’hui, elles connaissaient ma conduite, ne les verrais-je pas se réunir toutes trois contre moi, comme des furies !… Au reste, après ce que j’ai déjà fait, que risqué-je de me satisfaire entièrement ? En achevant će monologue, le trigame entra dans la boutique du gaînier, où il se mit à marchander différents ouvrages : il se donna pour un riche fabricant de couteaux et de lames d’épées, dont la manufacture était à Langres. On entra en pourparler d’une emplette considérable de gaînes et de fourreaux, pour faire un envoi dans les colonies. M. Oui, qui se métamorphosa sur-le-champ, en M. Eustache Dubois, parla sérieusement ; il avait occasion de faire réellement un envoi de cette espèce, et il pouvait donner au gaînier Percin un débouché pour tous ses garde-boutiques. Sa proposition fut accueillie. Il revint plusieurs fois pour conclure ou faire faire les articles qui manquaient, et, à chaque visite, il se trouvait plus amoureux de la jolie Amable Percin. Ré solu de l’épouser aussi, et de se rendre ainsi tessarigame, il prit ses précautions, et acheta un quatrième logement au faubourg Saint-Honoré, où il fit transporter toutes ses marchandises de coutellerie, ainsi que les gaines. Ce fut alors qu’il demanda au gaînier sa fille en mariage. La proposition fut acceptée avec transport, et le mariage ne tarda pas à être célébré.

M. Eustache Dubois employa les précautions nécessaires pour quitter sa troisième femme, et prolonger son absence d’avec la première et la seconde. Il se livra ensuite à son goût pour la quatrième, tant qu’il dura ; c’est-à-dire, environ deux mois : car sa passion ayant plusieurs objets, elle était moins tenace que lorsqu’elle n’en avait qu’un seul. Au bout de ce terme, ses autres femmes commencèrent à lui revenir dans l’esprit ; il se rappela toute la tendresse de la jolie vitrière : les charmes, provocants de l’aimable bourrelière ; la douceur de la jolie balancière, et les tendres adieux qu’elle lui avait faits en la quittant. Ces ressouvenirs diminuèrent l’enchantement, et M. de Valenclos-Saintornant-Oui-Eustache Dubois fut moins heureux avec quatre femmes que s’il n’en avait eu qu’une seule : tout ce qu’elles avaient de charmes et de qualités tournait à son supplice, par la privation où il était continuellement : dès qu’il avait eu deux jours une d’elles, il en désirait une autre qu’il ne pouvait avoir. Mais ce n’était là que la moindre partie de son tourment : il n’osait plus se montrer nulle part ; il était exposé, dans tous les quartiers de Paris, à rencontrer, mal à propos, des connaissances de trois de ses femmes : chaque matin en se levant, il ignorait si, le soir, il serait maître de se retirer chez lui, et s’il ne serait pas logé dans une prison.

Mais une situation plus cruelle que tout cela atten dait encore le tessarigame ; c’est la jalousie, ce poison qui change en épines déchirantes les roses de l’amour. Un soir, il vint dans l’esprit à M. Eustache Dubois ( qui était prêt à prétexter un voyage pour s’éloigner de la jolie Amable Percin, et se rapprocher de la jolie vitrière), de passer, déguisé, devant les portes de ses trois autres femmes. Il prit un fiacre, et se fit conduire au faubourg Saint-Marcel, où demeurait la jolie bourrelière. Il vit les fenêtres de sa maison très illuminées. Il descendit de fiacre, et, s’étant approche de la porte, il demanda si ce n’était pas là chez M. de Saintornant ? — Oui, monsieur (lui répondit le portier). — Pourrais je avoir l’honneur de lui parler ? — Il est absent. — On m’a dit qu’il y était ? — On vous a trompé : mon maître fait des caravanes de trois, de six mois, et on ne sait ce qu’il devient pendant ce temps-là. — Et madame, puis-je la voir ? — Non ; madame a du monde. — Mais encore ne pourrais-je pas lui dire un mot ? — Quand madame a ce monde-là, personne ne peut en trer. Ce sont donc des gens de grande considération ? — Je le crois ! c’est un officier, cousin de madame, qui a fait déjà son chemin dans les troupes, quoiqu’il soit jeune : mais il est si bel homme ! — Parbleu ! j’entrerai, n’en déplaise à M. l’officier. — Non, vous n’entrerez pas ! et si vous vous obstinez, je vais appeler les autres domestiques. Il les appela en effet, et le jaloux de Saintornant fut obligé de se retirer, de peur que ses gens ne le traitassent comme Actéon le fut par ses chiens, ou qu’en le prenant au collet, ils ne fissent tomber l’emplâtre qui le masquait, et ne le reconnussent.

Ce fut alors qu’il sentit le cruel tourment de la jalousie ! son amour-propre blessé lui fit prendre les plus terribles résolutions contre une épouse infidèle : il se proposait de lui tout ôter, et de la réduire à la situation où il l’avait trouvée chez son père. Il remonta dans son fiacre, et se fit conduire au faubourg Saint- -Antoine, chez sa femme la jolie balancière. Tout était coi dans la maison. Il frappa. — M. Oui ? — Il est absent. Madame ? Elle soupe en ville. — L’affaire est pressée il faut absolument que je la voie ce soir. — Où voulez-vous que je la trouve ? elle est sortie en fiacre, comme elle fait presque tous les soirs, et je ne sais à quelle heure elle reviendra. — N’y a-t-il pas une femme de chambre, quelqu’un en un mot, qui soit plus instruit que vous ? La femme de chambre suit madame, qui a besoin d’elle, pour la déshabiller et la rhabiller, quand elle couche en ville. — Quand elle couche en ville. — Oui, sans doute, une ou deux fois par semaine ; et c’est aujourd’hui un des jours ; ainsi, vous ne sauriez la voir. Mais laissez votre adresse ou écrivez un mot que vous cachèterez ; madame le lira dès qu’elle sera de retour, et elle ira chez vous sur-le champ. — Elle ira chez un jeune homme ? — Oui ! Voilà tout ce que je puis pour votre service.

M. Oui, aussi jaloux que M. de Saintornant, fut obligé de s’en retourner comme il était venu.

Tandis qu’il tenait le fiacre, M. Eustache Dubois le fit aller au faubourg Saint-Honoré. Il y arriva aux environs de minuit. C’était chez sa dernière femme, qui le croyait en campagne pour ses manufactures de lames, et qu’il n’avait quittée que depuis huit jours. Il renvoya son fiacre, et ne frappa point : mais il se glissa par le jardin, au moyen d’une clef qu’il avait. sur lui, et vint au pied des fenêtres de la chambre de sa femme, où il y avait encore de la lumière. Il entendit rire, chanter, se divertir. Il ouvrit avec sa clef une porte d’escalier dérobé qui conduisait chez madame : il monta doucement, et parvint à mettre le nez à une porte entr’ouverte. Il vit la jolie gaînière avec sa famille, qui se divertissait, ou plutôt, qui achevait de se divertir. Le gaînier et la femme étaient ivres ; les autres personnes de sa compagnie à peu près de même, à l’exception d’un jeune faraud, qui faisait les yeux doux à madame Eustache Dubois. Tout le monde sortit ; le jeune faraud aida au père et à la mère à monter en fiacre, et quand tout le monde fut parti, le tessarigame le vit revenir.

— Enfin nous en voilà débarrassés, ma chère Amable ! (dit le jeune homme). Mais il faut prendre garde ! ne t’a-t-on pas vu rentrer ? — Personne ; pas même ta femme de chambre. — C’est bon. — Que nous serions heureux, si tu voulais ! tu as un mari d’or, de s’en aller comme ça pour des trois mois ! Et tu dis que ça arrivera souvent ? — Tous les ans, plutôt deux fois qu’une. — Le bon homme !… Je t’en voulais de l’avoir pris ! mais je ne t’en veux plus… — Je t’avouerai, mon ami, que j’ai regret à le tromper : il en a trop bien agi avec moi. — Ne t’a-t-il pas eue tout seul ces trois mois passés ? — C’est vrai ! mais il en agit si bien ! je t’aimerai toujours ; mais tenons nous en là, mon cher Guérin ! — Ma foi non ! c’est de la viande creuse que ça — ! En même temps, il embrassa la belle Amable, qui se défendit un peu. Mais elle allait céder, lorsque le mari s’écria d’une voix terrible : « Tu es mort ! Malheureux ! » En même temps il lâcha un coup de pistolet. (Car depuis que de Valenclos était coupable, et qu’il avait à craindre, il portait des armes à feu, pour sa défense, en cas d’accident.) Guérin ne fut pas tué du coup, mais il eut l’épaule cassée : Amable s’évanouit et M. Eustache Dubois (ou M. Oui, etc.), n’ayant plus rien à redouter de ses entreprises amoureuses, se retira. — Voilà au moins trois de mes femmes infidèles (pensa-t-il en s’en retournant au faubourg Saint-Denis) ; et voilà ce que j’ai gagné de plus clair à mes mariages !… Épions la quatrième, et si elle est la seule qui m’aime, fixons-nous à elle… Mais il faudra laisser les trois quarts de mon bien aux trois autres, si je ne veux pas me découvrir moi-même !… J’ai fait là une belle équipée ! Triplement, et peut-être quadruplement ce que les autres hommes ne sont qu’une fois, il faudra de plus que je sois dépouillé… Voilà un triste sort !… Il arriva chez sa première femme avec ces tristes réflexions.

Elle était au lit : mais il était si plein de ses visions cornues, qu’il voulut entrer auprès d’elle, au risque de l’éveiller. La belle vitrière reposait chastement. — Hélas ! se dit en lui-même le pauvre de Valenclos, si je n’avais épousé qu’elle, je n’aurais pas en ce moment un triple panache ! Il se mit au lit auprès de sa véritable épouse, et il dormit, ou pesta, le reste de la nuit.

Le lendemain, il dit à sa femme qu’une affaire indispensable l’obligeait à faire un voyage, mais qui serait fort court. Pétronille parut très affligée du départ de son mari, qui, touché de sa tendresse, la consola par les plus vives caresses et les discours les plus obligeants. Il partit, et après avoir pris le déguisement nécessaire, il se rendit au faubourg Saint-Honoré pour voir quelle contenance ferait la perfide Amable. Il arriva sur les deux heures, à celle de se mettre à table pour dîner. Toute la maison était tranquille, comme la veille. Il monta rapidement chez sa femme, et il la trouva dans son appartement, qui achevait sa toilette. Il n’y avait aucune marque de tristesse sur son visage ; loin de là, dès qu’elle aperçut son mari, elle se leva précipitamment et vint se jeter à son cou. M. Eustache Dubois lui rendit ses caresses, voulant l’éprouver. Elle fut à dîner d’une gaieté ravissante. Il dissimula, et tâcha de l’éloigner de son appartement, sous quelque prétexte. Il en visita toutes les pièces, et trouva dans une, des linges ensanglantés, qui avaient servi à panser Guérin. Il parcourut toute la maison, mais sans se faire remarquer. Enfin, il découvrit que le galant était dans la chambre de la fidèle soubrette de sa quatrième femme : le chirurgien qu’il vit entrer, et qu’on lui cachait avec adresse, lui facilita cette découverte.

Sûr de son fait, il conçut pour Amable Percin le plus profond mépris, et la haine la plus violente : mais il s’observa. Vers le soir, il dit qu’il souperait en ville, afin de terminer une affaire. Sa femme s’en plaignit obligeamment, et il fut tenté de la croire sincère. Mais au lieu d’aller où il avait dit, il revint sur ses pas, et se glissa par le petit escalier, où il se mit à portée de voir et d’entendre. Il entrevit sa femme et la suivante, qui conversaient ensemble : — Mon mari, mon mari ! (disait Amable) ; je ne croirai jamais que ce soit lui. — C’est donc votre laquais, qui lui est tout dévoué, qui vous épie tous les jours, et qui sans doute lui rend compte de toutes vos actions pour recevoir ses ordres. Peut-être est-ce ce misérable !… Ce que tu sais est-il prêt ! — Oui, Madame. — On assure qu’on l’a vu il y a huit jours dans le faubourg Saint-Denis ; mais qu’on n’a pu savoir où il entrait ? — Oui, madame, on l’a vu. — Voilà une étrange nouvelle ! — Il y a du micmac là-dessous : cet homme-là est ou, un espion pour les Anglais, ou un voleur, ou un frappeur de fausse monnaie, et vous êtes en conscience obligée de le dénoncer. — Allons, m’y voilà résolue. Dès qu’il sera de retour, tu avertiras l’exempt de venir la première nuit, vers les une heure du matin. — Oui, madame. — Tu veilleras jusqu’à cette heure-là, et tu l’introduiras, sans bruit, jusqu’à ma chambre, s’il est couché auprès de moi ! — Laissez-moi faire ! je voudrais déjà qu’il fût pris. — Voilà de jolies personnes (pensa M. Eustache Dubois) ! On me fait cocu : ensuite on me soupçonne de trois crimes capitaux, pour lesquels on me dénonce !… Misérable ! d’avoir épousé quatre femmes ! si j’échappe au sort que l’une me prépare, sans doute je tomberai dans les embûches de l’une des trois autres !…

Il quitta sur-le-champ cette demeure où il ne faisait pas bon pour lui, et il alla tout de suite au Trône, chez la jolie balancière, Annette Tarandin, qui découchait deux fois par semaine.

Il ne s’adressa pas au portier, comme la première fois : il se glissa par une entrée connue de lui seul, et telle qu’il en avait fait pratiquer à ses quatre demeures, afin de pouvoir s’évader en cas d’accident. Il alla par cette route jusqu’à son cabinet, d’où il passa dans sa chambre, et enfin sur l’escalier. Il vit arriver sa femme de ville. Elle était accompagnée d’un cavalier. Ils entrèrent dans l’appartement de la dame, dont le boudoir n’était sé paré du cabinet du mari que par une cloison. M. Oui s’y renferma.

— J’ai fait réflexion à ce que vous m’avez dit, madame : mais il est nécessaire de prendre des précautions ! si cet homme est bigame, il faut découvrir adroitement si vous êtes la première ou la seconde femme ; dans le premier cas, éclater ; les tribunaux seront pour vous ; dans le second, vous taire, et faire votre main. — C’est ce que je saurai dès demain. — On dit que c’est la fille d’un bourrelier du faubourg Saint-Germain, et par conséquent une grisette, comme vous voyez. Ce qui me fait rire, c’est le nom de M. Oui, qu’il s’est donné avec moi, tandis qu’on m’assure qu’il se nomme M. de Saintornant, qui est un très beau nom que je me propose de prendre… C’est apparemment une petite fille dont il sera devenu amou reux après notre mariage ? — Je le pense comme vous, madame : cependant agissez avec prudence. En ache vant ces mots, le conseiller prudent hasarda quelques libertés, et on lui dit, avec beaucoup de bonté, qu’il se pressait trop. On servit, les deux amants soupèrent tête-à-tête : et comme M. Oui, pour sa commodité, avait ménagé une ouverture secrète dans la cloison, propre à passer un homme, précisément à la ruelle du lit, il se glissa jusque auprès d’une petite table, où les amants débarrassaient eux-mêmes les mets dont ils avaient mangé ; il y prit ce qu’il voulut, emporta une bouteille de vin, choisit les plus beaux fruits, et se re tira heureusement chez lui, où il soupa. Au sortir de table, les deux amants se disposèrent à se mettre au lit. Ils y furent en peu de minutes : le galant voulait laisser les lumières ; la belle n’en permit qu’une. Au premier instant où la jalousie de M. Oui fut sérieusement intéressée, il entra dans la chambre par sa portière, alla prendre la lumière, et s’approcha du lit le pistolet à la main. Annette poussa un cri perçant ! Le galant, qui n’était pas en état de défense, demanda la vie. — Je te la donne : habille-toi et sors. Si tu fais un mouvement qui me déplaise, tu es mort. Le galant obéit, et sortit, conduit par l’époux ; tandis que la femme était encore évanouie. Elle revint à elle apparemment lorsque les deux hommes furent sortis, car elle sauta du lit en chemise, et alla se cacher dans celui de sa femme de chambre.

Cependant le mari conduisait le galant par le petit escalier : là, considérant que cet homme allait le dénoncer, dès qu’il serait libre, au lieu de le faire sortir, il le fit descendre par surprise dans un caveau, où il l’enferma. Ensuite il rentra chez sa femme. Il fut très fâché de ne pas la retrouver ! Il était important qu’il lui parlât néanmoins. Il la chercha partout sans la pouvoir découvrir. Il crut qu’elle était sortie de la maison. Il passa le reste de la nuit dans les alarmes, et, au jour, il resta dans son cabinet, où il se tint caché dans une armoire en boiserie, inconnue à tout le monde.

Dans la matinée, il vit d’abord entrer la femme de chambre, qui regarda curieusement partout. Elle alla ensuite chercher sa maîtresse, qui descendit en tremblant, et qui, au moindre bruit, poussait un cri de frayeur. Une heure après, il vit entrer le balancier et sa femme, que leur fille avait sans doute envoyé chercher, et il entendit ce qu’on se proposait de faire. On pilla la maison : ensuite, on enfonça la porte de son appartement, et on vint jusqu’à son cabinet, qu’on força. On fouilla partout, excepté dans la cachette introuvable où était le tessarigame. On ne trouva pas d’argent, ni de papiers d’affaires ; il avait eu soin de les enlever. Mais on trouva l’escalier dérobé, et sa femme dit : C’est par là qu’il sera venu. De là il fut aisé d’entendre les cris du prisonnier. On le délivra. Tout le monde s’éloigna ensuite, et, au bout d’une heure, M. Oui n’entendit plus rien. Il sortit de sa cachette, et il vit que tout était ouvert. Il examina s’il pouvait sortir par le jardin, et, n’y voyant personne, il s’échappa. Il avait toujours quelque déguisement : il se rendit au Marché aux chevaux, à son autre demeure, où il s’aperçut que ses deux femmes étaient réunies : mais la balancière fut la dupe de son imprudence ; car la bourrelière, qui était la plus ancienne, la traita fort mal, et lui prouva qu’elle était la femme légitime. Cette dernière avait aussi son galant, qui prit vivement ses intérêts : les parents de madame de Saintornant furent avertis ; ils vinrent avec main forte, et tout cela fit un éclat fâcheux. La justice, informée de la bigamie, se mêla de l’affaire : on reconnut le bigame par les biens qui composaient les revenus des deux ménages ; son vrai nom fut découvert dans la même journée. Il le sut, heureusement, et il se sauva chez sa première femme, non pour y rester, mais pour prendre tout son comptant et s’enfuir.

En entrant chez elle, comme elle ne l’attendait pas, il la vit en tête-à-tête avec un galant… Au lieu de s’amuser à les punir, comme il le pouvait, puisqu’il les voyait, et qu’il n’en était pas vu, il ne songea qu’à mettre la main sur son trésor. Mais il ne trouva rien. Il preta l’oreille pour lors, et il entendit le galant qui disait : — C’est vous qui êtes la plus ancienne, tout est découvert ; il en avait quatre ; mais tout vous appartient : il ne s’agit plus que de ne pas l’effaroucher, afin de le faire prendre ici, où il ne va pas manquer de revenir cette nuit. À ces mots, de Valenclos transporté de fureur voulut mettre un de ses pistolets en état de tirer : mais le bruit fut entendu : sa femme et le galant s’enfuirent de la pièce où ils étaient, en criant au secours. De Valenclos ne jugea pas à propos d’attendre qu’on forçât son cabinet : il s’évada par l’escalier dérobé, et sortit de chez lui, fort mal vêtu, et très peu fourni d’argent. Il écrivit à ses quatre femmes, sous un nom supposé, de se trouver dans un endroit qu’il leur indiquait ; avec la clause, que si elles n’étaient pas absolumeut seules, l’inconnu qui avait à leur parler ne se découvrirait pas. Elles y vinrent et il se montra : — Recevez mes adieux, leur dit-il : je vous ai trompées, il est vrai ; mais avec de la prudence, nous aurions été tous heureux. Une seule (c’est la vitrière) fut touchée de l’état où elle le voyait : elle lui tendit la main, en signe de pardon, et lui offrit de l’argent. Mais comme il craignait d’être trahi par quelqu’une d’elles, il partit sans oser attendre la somme. — Je vous laisse ma fortune, leur dit-il à toutes quatre ; elle est à vous ; usez en mieux que moi… Il sortit du royaume dans cette triste situation, et il alla trainer sa misère dans la Hollande, d’où il s’embarqua, pour passer comme simple soldat dans l’Amérique républicaine : c’est là qu’il a perdu inglorieusement la vie dans une escarmouche.

Tel a été le sort d’un homme qui, avec une seule femme, aurait pu, si l’on veut, être ce que sont tant d’autres qui ne s’en pendent pas, mais non au point qu’il l’a été ; qui aurait pu voir dissiper une partie de sa fortune, par les dépenses folles d’une femme, mais non en perdre la totalité : qui enfin aurait pu avoir une coquette, mais qui n’aurait pas été à la fois la victime de quatre hypocrites. Concluons, que dans notre pays c’est bien assez d’une femme ; et celui qui se plaint de ce qu’on ne peut en avoir deux, ressemble à Garo ; si les citrouilles étaient venues sur les chènes, il avait le nez écrasé.