Les Confidences (Lamartine)/Livre 3

Chez l’auteur (Œuvres complètes tome 29p. 48-56).


LIVRE TROISIÈME



I


La fortune de mon grand-père, dans les intentions comme dans les usages du temps, avait dû passer tout entière à son fils ainé. Mais, les lois nouvelles ayant annulé les substitutions et supprimé le droit d’aînesse, et les vœux de pauvreté faits par mes tantes, sœurs de mon père, se trouvant non avenus devant la loi, la famille dut procéder au partage des biens. Ces biens étaient considérables, tant en Franche-Comté qu’en Bourgogne. Mon père, en demandant sa part comme ses frères et ses sœurs, pouvait changer d’un mot son sort et obtenir une des belles possessions territoriales que la famille avait à se partager. Sa scrupuleuse déférence pour les intentions de son père l’empêcha même de songer à les violer après sa mort. Les lois révolutionnaires qui supprimaient le droit d’aînesse étaient toutes récentes ; elles avaient encore à ses yeux, bien qu’il les trouvãt très-justes, une apparence de compression et de violence faite a l’autorité paternelle. En demander l’application en sa faveur contre son frère aîné lui paraissait un abus de sa situation. Il prit, sans se faire valoir, le parti de renoncer à la succession de son père et de sa mère, et de s’en tenir à la très-modique légitime que son contrat de mariage lui avait assurée. Il se fit pauvre, n’ayant qu’un mot à dire pour se faire riche. Les biens de la famille furent partagés. Chacun de ses frères et sœurs eut une large part. Il n’en voulut rien ; il resta, pour tout bien, avec la petite terre de Milly, qu’on lui avait assignée en se mariant, et qui ne rendait alors que deux ou trois mille livres de rente. La dot de ma mère était modique. Les traitements des places que son père et ses frères occupaient dans la maison d’Orléans avaient disparu avec la Révolution. Les princesses de cette famille étaient exilées. Elles écrivaient quelquefois a ma mère. Elles se souvenaient de leur amitié d’enfance avec les filles de leur sous-gouvernante. Elles ne cessèrent pas de les entourer de leur souvenir dans l’exil et de leurs bienfaits dans la prospérité.


II


Mon père ne se croyait pas relevé par la révolution de sa fidélité d’honneur à son drapeau. Ce sentiment fermait toute carrière à sa fortune. Trois mille livres de rente et une petite maison délabrée et nue à la campagne, pour lui, sa femme et les nombreux enfants qui commençaient à s’asseoir à la table de famille, c’était quelque chose de bien indécis entre l’aisance frugale et l’indigence souffreteuse. Mais il avait la satisfaction de sa conscience, son amour pour sa femme, la simplicité champêtre de ses goûts, sa stricte mais généreuse économie, la conformité parfaite de ses désirs avec sa situation, enfin sa religieuse confiance en Dieu. Avec cela, il abordait courageusement les difficultés étroites de son existence. Ma mère, jeune, belle, élevée dans toutes les élégances d’une cour splendide, passait avec la même résignation souriante et avec le même bonheur intérieur, des appartements et des jardins d’une maison de prince, dans la petite chambre démeublée d’une maison vide depuis un siècle, et dans le jardin d’un quart d’arpent, entouré de pierres sèches, où allaient se confiner tous les grands rêves de sa jeunesse. Je leur ai entendu dire souvent depuis à l’un et l’autre que, malgré l’exiguïté de leur sort, ces premières années de calme après la secousse des révolutions, de recueillement dans leur amour et de jouissance d’eux-mêmes dans cette solitude, furent, à tout prendre, les plus douces années de leur vie. Ma mère, tout en souffrant beaucoup de la pauvreté, méprisa toujours la richesse. Combien de fois ne m’a-t-elle pas dit, plus tard, en me montrant du doigt les bornes si rapprochées du jardin et de nos champs de Milly : « C’est bien petit, mais c’est assez grand si nous savons y proportionner nos désirs et nos habitudes. Le bonheur est en nous ; nous n’en aurions pas davantage en étendant la limite de nos prés ou de nos vignes. Le bonheur ne se mesure pas à l’arpent comme la terre ; il se mesure à la résignation du cœur, car Dieu a voulu que le pauvre en eût autant que le riche, afin que l’un et l’autre ne songeassent pas a le demander à un autre qu’à lui ! »


III


Je n’imiterai pas Jean-Jacques Rousseau dans ses Confessions. Je ne vous raconterai pas les puérilités de ma première enfance. L’homme ne commence qu’avec le sentiment et la pensée. Jusque-là, l’homme est un être, ce n’est pas même un enfant. l’arbre sans doute commence aux racines, mais ces racines, comme nos instincts, ne sont jamais destinées à être dévoilées à la lumière. La nature les cache avec dessein, car c’est là son secret. L’arbre ne commence pour nous qu’au moment où il sort de terre et se dessine avec sa tige, son écorce, ses rameaux, ses feuilles, pour le bois, pour l’ombre ou pour le fruit qu’il doit porter un jour. Ainsi de l’homme. Laissons donc le berceau aux nourrices, et nos premiers sourires, et nos premières larmes, et nos premiers balbutiements à l’extase de nos mères. Je ne veux me prendre pour vous qu’à mes premiers souvenirs déjà raisonnés.

Les deux premières scènes de la vie qui se représentent souvent à moi, dans ces retours que l’homme fait vers son passé le plus lointain pour se retrouver lui-même, les voici :


IV


Il est nuit. Les portes de la petite maison de Milly sont fermées. Un chien ami jette de temps en temps un aboiement dans la cour. La pluie d’automne tinte contre les vitres des deux fenêtres basses, et le vent, soufflant par rafales, produit, en se brisant contre les branches de deux ou trois platanes et en pénétrant dans les interstices des volets, ces sifflements intermittents et mélancoliques que l’on entend seulement au bord des grands bois de sapins quand on s’assoit à leurs pieds pour les écouter. La chambre où je me revois ainsi est grande mais presque nue. Au fond est une alcôve profonde avec un lit. Les rideaux du lit sont de serge blanche à carreaux bleus. C’est le lit de ma mère. Il y a deux berceaux sur des chaises de bois au pied du lit ; l’un grand, l’autre petit. Ce sont les berceaux de mes plus jeunes sœurs qui dorment déjà depuis longtemps. Un grand feu de ceps de vigne brûle au fond d’une cheminée de pierres blanches dont le marteau de la révolution a ébréché en plusieurs endroits la tablette en brisant les armoiries ou les fleurs de lis des ornements. La plaque de fonte du foyer est retournée aussi, parce que, sans doute, elle dessinait sur sa surface opposée les armes du roi ; de grosses poutres noircies par la fumée, ainsi que les planches qu’elles portent, forment le plafond. Sous les pieds, ni parquet ni tapis ; de simples carreaux de brique non vernissés, mais de couleur de terre et cassés en mille morceaux par les souliers ferrés et par les sabots de bois des paysans qui en avaient fait leur salle de danse pendant l’emprisonnement de mon père. Aucune tenture, aucun papier peint sur les murs de la chambre ; rien que le plâtre éraillé à plusieurs places et laissant voir la pierre nue du mur, comme on voit les membres et les os à travers un vêtement déchiré. Dans un angle, un petit clavecin ouvert, avec des cahiers de musique du Devin de village de Jean-Jacques Rousseau, épars sur l’instrument ; plus près du feu, au milieu de la chambre, une petite table à jeu avec un tapis vert tout tigré de taches d’encre et de trous dans l’étoffe ; sur la table, deux chandelles de suif qui brûlent dans deux chandeliers de cuivre argenté, et qui jettent un peu de lueur et de grandes ombres agitées par l’air sur les murs blanchis de l’appartement.

En face de la cheminée, le coude appuyé sur la table, un homme assis tient un livre à la main. Sa taille est élevée, ses membres robustes. Il a encore toute la vigueur de la jeunesse. Son front est ouvert, son œil bleu ; son sourire ferme et gracieux laisse voir des dents éclatantes. Quelques restes de son costume, sa coiffure surtout et une certaine roideur militaire de l’attitude attestent l’officier retiré. Si on en doutait, on n’aurait qu’a regarder son sabre, ses pistolets d’ordonnance, son casque et les plaques dorées des brides de son cheval qui brillent suspendus par un clou à la muraille, au fond d’un petit cabinet ouvert sur la chambre. Cet homme, c’est notre père.

Sur un canapé de paille tressée est assise, dans l’angle que forment la cheminée et le mur de l’alcôve, une femme qui paraît encore très-jeune, bien qu’elle touche déjà à trente-cinq ans. Sa taille, élevée aussi, à toute la souplesse et toute l’élégance de celle d’une jeune fille. Ses traits sont si délicats, ses yeux noirs ont un regard si Candide et si pénétrant ; sa peau transparente laisse tellement apercevoir sous son tissu un peu pâle le bleu des veines et la mobile rougeur de ses moindres émotions ; ses cheveux très-noirs, mais très-fins, tombent avec tant d’ondoiements et des courbes si soyeuses le long de ses joues, jusque sur ses épaules, qu’il est impossible de dire si elle a dix-huit ou trente ans. Personne ne voudrait effacer de son âge une de ses années, qui ne servent qu’a mûrir sa physionomie et à accomplir sa beauté.

Cette beauté, bien qu’elle soit pure dans chaque trait si on les contemple en détail, est visible surtout dans l’ensemble par l’harmonie, par la grâce et surtout par ce rayonnement de tendresse intérieure, véritable beauté de l’âme qui illumine le corps par dedans, lumière dont le plus beau visage n’est que la manifestation en dehors. Cette jeune femme, à demi renversée sur des coussins, tient une petite fille endormie, la tête sur une de ses épaules. L'enfant roule encore dans ses doigts une des longues tresses noires des cheveux de sa mère avec lesquelles elle jouait tout à l’heure avant de s’endormir. Une autre petite fille, plus âgée, est assise sur un tabouret au pied du canapé ; elle repose sa tête blonde sur les genoux de sa mère. Cette jeune femme, c’est ma mère ; ces deux enfants sont mes deux plus grandes sœurs. Deux autres sont dans les deux berceaux.

Mon père, je l’ai dit, tient un livre dans la main. Il lit à haute voix. J’entends encore d’ici le son mâle, plein, nerveux et cependant flexible de cette voix qui roule en larges et sonores périodes, quelquefois interrompues par les coups de vent contre les fenêtres. Ma mère, la tête un peu penchée, écoute en rêvant. Moi, le visage tourné vers mon père et le bras appuyé sur un de ses genoux, je bois chaque parole, je devance chaque récit, je dévore le livre dont les pages se déroulent trop lentement au gré de mon impatiente imagination. Or quel est ce livre, ce premier livre dont la lecture, entendue ainsi a l’entrée de la vie, m’apprend réellement ce que c’est qu’un livre, et m’ouvre, pour ainsi dire, le monde de l’émotion, de l’amour et de la rêverie ?

Ce livre, c’était la Jérusalem délivrée ; la Jérusalem délivrée traduite par Lebrun, avec toute la majesté harmonieuse des strophes italiennes, mais épurée par le goût exquis du traducteur de ces taches éclatantes d’affectation et de faux brillant qui souillent quelquefois la mâle simplicité du récit du Tasse, comme une poudre d’or qui ternirait un diamant, mais sur lequel le français a soufflé. Ainsi le Tasse, lu par mon père, écouté par ma mère avec des larmes dans les yeux, c’est le premier poëte qui ait touche les fibres de mon imagination et de mon cœur. Aussi fait-il partie pour moi de la famille universelle et immortelle que chacun de nous se choisit dans tous les pays et dans tous les siècles pour s’en faire la parenté de son âme et la société de ses pensées.

J’ai gardé précieusement les deux volumes : je les ai sauvés de toutes les vicissitudes que les changements de résidence, les morts, les successions, les partages apportent portent dans les bibliothèques de famille. De temps en temps, à Milly, dans la même chambre, quand j’y reviens seul, je les rouvre pieusement ; je relis quelques-unes de ces mêmes strophes à demi-voix, en essayant de me feindre à moi-même la voix de mon père, et en m’imaginant que ma mère est la encore avec mes sœurs, qui écoute et qui ferme les yeux. Je retrouve la même émotion dans les vers du Tasse, les mêmes bruits du vent dans les arbres, les mêmes pétillements des ceps dans le foyer ; mais la voix de mon père n’y est plus, mais ma mère a laissé le canapé vide, mais les deux berceaux se sont changés en deux tombeaux qui verdissent sur des collines étrangères ! Et tout cela finit toujours pour moi par quelques larmes dont je mouille le livre en le refermant.