Les Confidences (Lamartine)/Livre 4

Chez l’auteur (Œuvres complètes tome 29p. 57-85).


LIVRE QUATRIÈME



I


Je vous ai parlé d’une autre scène d’enfance, restée vivement imprimée dans ma mémoire à l’origine de mes sensations. Comme elle vous peindre en même temps la nature de l’éducation première que j’ai reçue de ma mère, je vais aussi vous la décrire.

C’est un jour d’automne, à la fin de septembre ou au commencement d’octobre. Les brouillards, un peu tempérés par le soleil encore tiède, flottent sur les sommets des montagnes. Tantôt ils s’engorgent en vagues paresseuses dans le lit des vallées qu’ils remplissent comme un fleuve surgi dans la nuit ; tantôt ils se déroulent sur les prés à quelques pieds de terre, blancs et immobiles comme les toiles que les femmes du village étendent sur l’herbe pour les blanchir ai la rosée ; tantôt de légers coups de vent les déchirent, les replient des deux côtés d’une rangée de collines, et laissent apercevoir par moments entre eux de Grandes perspectives fantastiques éclairées par des traîãées de lumière horizontales qui ruissellent du globe à peine levé du soleil. Il n’est pas bien jour encore dans le village. Je me lève. Mes habits sont aussi grossiers que ceux des petits paysans voisins ; ni bas, ni souliers, ni chapeau ; un pantalon de grosse toile écrue, une veste de drap bleu à longs poils, un bonnet de laine teint en brun, comme celui que les enfants des montagnes de l’Auvergne portent encore, voilà mon costume. Je jette par-dessus un sac de coutil qui s’entrouvre sur la poitrine comme une besace à grande poche. Cette poche contient, comme celle de mes camarades, un gros morceau de pain noir mêlé de seigle, un fromage de chèvre, gros et dur comme un caillou, et un petit couteau d’un sou, dont le manche de bois mal dégrossi contient en outre une fourchette de fer à deux longues branches. Cette fourchette sert aux paysans, dans mon pays, à puiser le pain, le lard et les choux dans l’écuelle où ils mangent la soupe. Ainsi équipé, je sors et je vais sur la place du village, près du portail de l’église, sous deux gros noyers. C’est là que, tous les matins, se rassemblent, autour de leurs moutons, de leurs chèvres et de quelques vaches maigres, les huit ou dix petits bergers de Milly, à peu près du même âge que moi, avant de partir pour les montagnes


II


Nous partons, nous chassons devant nous le troupeau commun dont la longue file suit à pas inégaux les sentiers tortueux et arides des premières collines. Chacun de nous, à tour de rôle, va ramener les chèvres à coups de pierres quand elles s’égarent et franchissent les haies. Après avoir gravi les premières hauteurs nues qui dominent le village, et qu’on n’atteint pas en moins d’une heure au pas des troupeaux, nous entrons dans une gorge haute, très-espacée, ou l’on n’aperçoit plus ni maison, ni fumée, ni culture.

Les deux flancs de ce bassin solitaire sont tout couverts de bruyères aux petites fleurs violettes, de longs genêts jaunes dont on fait les balais ; çà et là quelques châtaigniers gigantesques étendent leurs longues branches à demi nues. Les feuilles brunies par les premières gelées pleuvent autour des arbres au moindre souffle de l’air. Quelques noires corneilles sont perchées sur les rameaux les plus secs et les plus morts de ces vieux arbres ; elles s’envolent en croassant à notre approche. De grands aigles ou éperviers, très-élevés dans le firmament, tournent pendant des heures au-dessus de nos têtes, épiant les alouettes dans les genêts ou les petits chevreaux qui se rapprochent de leurs mères. De grandes masses de pierres grises, tachetées et un peu jaunies par les mousses, sortent de terre par groupes sur les deux pentes escarpées de la gorge.

Nos troupeaux, devenus libres, se répandent à leur fantaisie dans les genêts. Quant à nous, nous choisissons un de ces gros rochers dont le sommet, un peu recourbé sur lui-même, dessine une demi-voûte et défend de la pluie quelques pieds de sable fin à sa base. Nous nous établissons là. Nous allons chercher à brassées des fagots de bruyères sèches et les branches mortes tombées des chãtaigniers pendant l’été. Nous battons le briquet. Nous allumons un de ces feux de berger si pittoresques à contempler de loin, du pied des collines ou du pont d’un vaisseau, quand on navigue en vue des terres.

Une petite flamme claire et ondoyante jaillit à travers les vagues noires, grises et bleues de la fumée du bois vert que le vent fouette comme une crinière de cheval échappé. Nous ouvrons nos sacs, nous en tirons le pain, le fromage, quelquefois les œufs durs, assaisonnés de gros grains de sel gris. Nous mangeons lentement, comme le troupeau rumine. Quelquefois l’un d’entre nous découvre à l’extrémité des branches d’un châtaignier des *gousses de châtaignes oubliées sur l’arbre après la récolte. Nous nous armons tous de nos frondes, nous lançons avec adresse une nuée de pierres qui détachent le fruit de l’écorce entr’ouverte et le font tomber à nos pieds :

Nous le faisons cuire sous la cendre de notre foyer, et si quelqu’un de nous vient à déterrer de plus quelques pommes de terre oubliées dans la glèbe d’un champ retourné, il nous les apporte, nous les recouvrons de cendres et de charbons, et nous les dévorons toutes fumantes, assaisonnées de l’orgueil de la découverte et du charme du larcin.

A midi on rassemble de nouveau les chèvres et les vaches couchées déjà depuis longtemps au soleil sur la grasse litière des feuilles mortes et des genêts. A mesure que le soleil, en montant, a dispersé les brouillards sur ces cimes éclatantes et tièdes de lumière, ils se sont accumulés dans la vallée et dans les plaines. Nous voyons seulement surgir au-dessus les cimes des collines, les clochers de quelques hauts villages, et à l’extrémité de l’horizon les neiges rosées et ombrées du mont Blanc, dont on distingue les ossements gigantesques, les arêtes vives et les angles rentrants ou sortants, comme si on était à une portée de regard.

Les troupeaux réunis, on s’achemine vers la vraie montagne. Nous laissons loin derrière nous cette première gorge alpestre, où nous avions passé la matinée. Les châtaigniers disparaissent, de petites broussailles leur succèdent ; les pentes deviennent plus rudes ; de hautes fougères les tapissent ; et là, les grosses campanules bleues et les digitales pourprées les drapent de leurs fleurs. Bientôt tout cela disparaît encore. Il n’y a plus que de la mousse et des pierres roulantes sur les flancs des montagnes.

Les troupeaux s’arrêtent là, avec un ou deux bergers. Les autres, et moi avec eux, nous avons aperçu depuis plusieurs jours, au dernier sommet de la plus haute de ces cimes, à eûté d’une plaque de neige qui fait une tache blanche au nord, et qui ne fond que tard dans les étés froids, une ouverture dans le rocher qui doit donner entrée à quelque caverne. Nous avons vu les aigles s’envoler souvent vers cette roche ; les plus hardis d’entre nous ont résolu d’aller dénicher les petits. Armes de nos bâtons et de nos frondes, nous y montons aujourd’hui. Nous avons tout prévu, mêmes les ténèbres de la caverne. Chacun de nous a préparé depuis quelques jours un flambeau pour s’y éclairer. Nous avons coupé dans les bois des environs des tiges de sapin de huit ou dix ans. Nous les avons fendues dans leur longueur en vingt ou trente petites lattes de l’épaisseur d’une ligne ou deux. Nous n’avons laissé intacte que l’extrémité inférieure de l’arbre ainsi fendu, afin que les lattes ne se séparent pas, et qu’il nous reste un manche solide dans la main pour les porter. Nous les avons reliées, en outre, de distance en distance, par des fils de fer qui retiennent tout le faisceau uni. Pendant plusieurs semaines nous les avons fait dessécher en les introduisant dans le four banal du village après qu’on en a tiré le pain. Ces petits arbres ainsi préparés, calcinés par le four et imbibés de la résine naturelle au sapin, sont des torches qui brûlent lentement, que rien ne peut éteindre, et qui jettent des flammes d’une rongeur éclatante au moindre vent qui les allume. Chacun de nous porte un de ces sapins sur son épaule. Arrivés au pied du rocher, nous le contournons à sa base pour trouver accès à la bouche tortueuse de la caverne qui s’entrouvre au-dessus de nos fronts. Nous y parvenons en nous hissant de roche en roche, et en déchirant nos mains et nos genoux. L’embouchure, recouverte par une voûte naturelle d’immenses blocs buttés les uns contre les autres, suffit à nous abriter tous. Elle se rétrécit bientôt, obstruée par des bancs de pierre qu’il faut franchir, puis, tournant tout à coup et descendant avec la rapidité d’un escalier sans marches, elle s’enfonce dans la montagne et dans la nuit.

Là, le cœur nous manque un peu. Nous lançons des pierres dont le bruit lent à descendre remonte à nos oreilles en échos souterrains. Les chauves-souris effrayées sortent à ce bruit de leur antre, et nous frappent le visage de leurs membranes gluantes. Nous allumons deux ou trois de nos torches. Le plus hardi et le plus grand se hasarde le premier. Nous le suivons tous. Nous rampons un moment comme le renard dans sa tanière. La fumée des torches nous étouffe, mais rien ne nous rebute, et, la voûte s’élargissant et s’élevant tout à coup, nous nous trouvons dans une de ces vastes salles souterraines dont les cavernes des montagnes sont presque toujours l’indice et qui leur servent pour ainsi dire à respirer l’air extérieur. Un petit bassin d’eau limpide réfléchit au fond la lueur de nos torches. Des gouttes brillantes comme le diamant suintent des parois de la voûte et, tombant par intervalles réguliers, y produisent ce tintement sonore, harmonieux et plaintif, qui, pour les petites sources comme pour les grandes mers, est toujours la voix de l’eau. L’eau est l’élément triste. Super flumina Babylonis sedimus et flevímus. Pourquoi ? C’est que l’eau pleure avec tout le monde. Tout enfants que nous sommes, nous ne pouvons nous empêcher d’en être émus.

Assis au bord du bassin murmurant, nous triomphons longtemps de notre découverte, bien que nous n’ayons trouvé ni lions ni aigles, et que la fumée de bien des feux noircissant le rocher çà et la dût nous convaincre que nous n’étions pas les premiers introduits dans ce secret de la montagne. Nous nous baignons dans ce bassin ; nous trempons nos pains dans son onde ; nous nous oublions longtemps à la recherche de quelque autre branche de la caverne, si bien qu’a notre sortie le jour est tombé, et la nuit montre ses premières étoiles.

Nous attendons que les ténèbres soient encore un peu plus profondes. Alors nous allumons tous ensemble nos troncs de sapins par l’extrémité. Nous les portons la flamme en l’air. Nous descendons rapidement de sommets en sommets comme des étoiles filantes. Nous faisons des évolutions lumineuses sur les tertres avancés, d’où les villages lointains de la plaine peuvent nous apercevoir. Nous roulons ensemble jusqu’à nos troupeaux comme un torrent de feu. Nous les chassons devant nous en criant et en chantant. Arrivés enfin sur la dernière colline qui domine le hameau de Milly, nous nous arrêtons, sûrs d’être regardés, sur une pelouse en pente ; nous formons des rondes, nous menons des danses, nous croisons nos pas en agitant nos petits arbres enflammés au-dessus de nos têtes ; puis nous les jetons à demi consumés sur l’herbe. Nous en faisons un seul feu de joie que nous regardons lentement brûler en redescendant vers la maison de nos mères.

Ainsi se passaient, avec quelques variations suivant les saisons, mes jours de berger. Tantôt c’était la montagne avec ses cavernes, tantôt les prairies avec leurs eaux sous les saules ; les écluses des moulins, dans lesquelles nous nous exercions à nager ; les jeunes poulains montés à cru et domptés par la course ; tantôt la vendange avec ses chars remplis de raisins, dont je conduisais les bœufs avec l’aiguillon du bouvier, et les cuves écumantes que je foulais tout nu avec mes camarades ; tantôt la moisson, et le seuil de terre où je battais le blé en cadence avec le fléau proportionné à mes bras d’enfant. Jamais homme ne fut élevé plus près de la nature et ne suça plus jeune l’amour des choses rustiques, l’habitude de ce peuple heureux qui les exerce, et le goût de ces métiers simples, mais variés comme les cultures, les sites, les saisons, qui ne font pas de l’homme une machine a dix doigts sans âme, comme les monotones travaux des autres industries, mais un être sentant, pensant et aimant, en communication perpétuelle avec la nature qu’il respire par tous les pores, et avec Dieu qu’il sent par tous ses bienfaits.


III


Elles furent humbles, sévères et douces, les premières impressions de ma vie. Les premiers paysages que mes yeux contemplèrent n’étaient pas de nature à agrandir ni à colorer beaucoup les ailes de ma jeune imagination. Ce n’est que plus tard et peu à peu que les magnifiques scènes de la création, la mer, les sublimes montagnes, les lacs resplendissants des Alpes, et les monuments humains dans les grandes villes, frappèrent mes yeux. Au commencement, je ne vis que ce que voient les enfants du plus agreste hameau dans un pays sans physionomie grandiose. Peut-être est-ce la meilleure condition pour bien jouir de la nature et des ouvrages des hommes, que de commencer par ce qu’il y a de plus modeste et de plus vulgaire, et de s’initier, pour ainsi dire, lentement et à mesure que l’âme se développe, aux spectacles de ce monde. L’aigle lui-même, destiné à monter si haut et à voir de si loin, commence sa vie dans les crevasses de sa roche, et ne voit dans sa jeunesse que les bords arides et souvent fétides de son nid.

Le village obscur où le ciel m’avait fait naître, et où la révolution et la pauvreté avaient confiné mon père et ma mère, n’avait rien qui pût marquer ni décorer la place de l’humble berceau d’un peintre ou d’un contemplateur de l’œuvre de Dieu.


IV


En quittant le lit de la Saône, creusé au milieu de vertes prairies et sous les fertiles coteaux de Mâcon, et en se dirigeant vers la petite ville et vers les ruines de l’antique abbaye de Cluny, où mourut Abailard, on suit une route montueuse à travers les ondulations d’un sol qui commence à s’enfler à l’œil comme les premières vagues d’une mer montante. À droite et à gauche blanchissent des hameaux au milieu des vignes. Au-dessus de ces hameaux, des montagnes nues et sans culture étendent en pentes rapides et rocailleuses des pelouses grises où l’on distingue comme des points blancs de rares troupeaux. Toutes ces montagnes sont couronnées de quelques masses de rochers qui sortent de terre, et dont les dents usées par le temps et par les vents présentent : à l’œil les formes et les déchirures de vieux châteaux démantelés. En suivant la route qui circule autour de la base de ces collines, à environ deux heures de marche de la ville, on trouve à gauche un petit chemin étroit voilé de saules, qui descend dans les prés vers un ruisseau où l’on entend perpétuellement battre la roue du moulin.

Ce chemin serpente un moment sous les aulnes, a côté du ruisseau, qui le prend aussi pour lit quand les eaux courantes sont un peu grossies par les pluies ; puis on traverse l’eau sur un petit pont, et on s’élève par une pente tournoyant, mais rapide, vers des masures couvertes de tuiles rouges, qu’on voit groupées au-dessus de soi, sur un petit plateau. C’est notre village. Un clocher de pierres grises, en forme de pyramide, y surmonte sept ou huit maisons de paysans. Le chemin pierreux s’y glisse de porte en porte entre ces chaumières. Au bout de ce chemin, on arrive à une porte un peu plus haute et un peu plus large que les autres : c’est celle de la cour au fond de laquelle se cache la maison de mon père.

La maison s’y cache en effet, car on ne la voit d’aucun côté, ni du village ni de la grande route. Bâtie dans le creux d’un large pli du vallon, dominée de toutes parts par le clocher, par les bâtiments rustiques ou par des arbres, adossée à une assez haute montagne, ce n’est qu’en gravissant cette montagne et en se retournant qu’on voit en bas cette maison basse, mais massive, qui surgit, comme une grosse borne de pierre noirâtre, à, l’extrémité d’un étroit jardin. Elle est carrée, elle n’a qu’un étage et trois larges fenêtres sur chaque face. Les murs n’en sont point crépis ; la pluie et la mousse ont donné aux pierres la teinte sombre et séculaire des vieux cloîtres d’abbaye. Du côté de la cour, on entre dans la maison par une haute porte en bois sculpté. Cette porte est assise sur un large perron de cinq marches en pierres de taille. Mais les pierres, quoique de dimension colossale, ont été tellement écornées, usées, morcelées par le temps et par les fardeaux qu’on y dépose, qu’elles sont entièrement disjointes, qu’elles vacillent en murmurant sourdement sous les pas, que les orties, les pariétaires humides y croissent çà. et là, dans les interstices, et que les petites grenouilles d’été, à la voix si douce et si mélancolique, y chantent le soir comme dans un marais.

On entre d’abord dans un corridor large et bien éclairé, mais dont la largeur est diminuée par de vastes armoires de noyer sculpté où les paysans enferment le linge du ménage, et par des sacs de blé ou de farine déposés la pour les besoins journaliers de la famille. A gauche est la cuisine, dont la porte, toujours ouverte, laisse apercevoir une longue table de bois de chêne entourée de bancs. Il est rare qu’on n’y voie pas des paysans attablés à toute heure du jour, car la nappe y est toujours mise, soit pour les ouvriers, soit pour ces innombrables survenants à qui on offre habituellement le pain, le vin et le fromage, dans des campagnes éloignées des villes et qui n’ont ni auberge ni cabaret. A gauche, on entre dans la salle à, manger. Rien ne la décore qu’une table de sapin, quelques chaises et un de ces vieux buffets à compartiments, à tiroirs et à nombreuses étagères, meuble héréditaire dans toutes les vieilles demeures, et que le goût actuel vient de rajeunir en les recherchant. De la salle à manger, on passe dans un salon à deux fenêtres, l’une sur la cour, l’autre au nord, sur un jardin. Un escalier, alors en bois, que mon père fit refaire en pierres grossièrement taillées, mène à l’étage unique et bas où une dizaine de chambres presque sans meubles ouvrent sur des corridors obscurs. Elles servaient alors à la famille, aux hôtes et aux domestiques. Voilà tout l’intérieur de cette maison, qui nous a si longtemps couvés dans ses murs sombres et chauds ; voila le toit que ma mère appelait avec tant d’amour sa Jérusalem, sa maison de paix ! Voila le nid qui nous abrita tant d’années de la pluie, du froid, de la faim, du souffle du monde ; le nid où la mort est venue prendre tour a tour le père et la mère, et dont les enfants se sont successivement envolés, ceux-ci pour un lieu, ceux-la pour un autre, quelques-uns pour l’éternité… J’en conserve précieusement les restes, la paille, les mousses, le duvet ; et, bien qu’il soit maintenant vide, désert et refroidi de toutes ces délicieuses tendresses qui l’animaient, j’aime à le revoir, j’aime à y coucher encore quelquefois, comme si je devais y retrouver à mon réveil la voix de ma mère, les pas de mon père, les cris joyeux de mes sœurs, et tout ce bruit de jeunesse, de vie et d’amour qui résonne pour moi seul sous les vieilles poutres, et qui n’a plus que moi pour l’entendre et pour le perpétuer un peu de temps.


V


L’extérieur de cette demeure répond au dedans. Du côté de la cour, la vue s’étend seulement sur les pressoirs, les bûchers et les étables qui l’entourent. La porte de cette cour, toujours ouverte sur la rue du village, laisse voir tout le jour les paysans qui passent pour aller aux champs ou pour en revenir ; ils ont leurs outils sur une épaule, et quelquefois sur l’autre un long berceau où dort leur enfant. Leur femme les suit à la vigne, portant un dernier né à la mamelle. Une chèvre avec un chevreau vient après, s’arrête un moment pour jouer avec les chiens près de la porte, puis bondit pour les rejoindre.

De l’autre côte de la rue est un four banal qui fume toujours, rendez-vous habituel des vieillards, des pauvres femmes qui filent et des enfants qui s’y chauffent à la cendre de son foyer jamais éteint. Voila tout ce qu’on voit d’une des fenêtres du salon.

L’autre fenêtre, ouverte au nord, laisse plonger le regard au-dessus des murs du jardin et des tuiles de quelques maisons basses, sur un horizon de montagnes sombres et presque toujours nébuleux, d’où surgit, tantôt éclairé par un rayon de soleil orangé, tantôt du milieu des brouillards, un vieux château en ruine, enveloppé de ses tourelles et de ses tours. C’est le trait caractéristique de ce paysage. Si l’on enlevait cette ruine, les brillants reflets du soir sur ses murs, les fantasques tournoiements des fumées de la brume autour de ses donjons disparaîtraient pour jamais avec elle. Il ne resterait qu’une montagne noire et un ravin jaunatre. Une voile sur la mer, une ruine sur une colline, sont un paysage tout entier. La terre n’est que la scène ; la pensée, le drame et la vie pour l’œil sont dans les traces de l’homme. Là où est la vie, là est l’intérêt.

Le derrière de la maison donne sur le jardin, petit enclos de pierres brunes d’un quart d’arpent. Au fond du jardin, la montagne commence à s’élever insensiblement, d’abord cultivée et verte de vignes, puis pelée, grise et nue comme ces mousses sans terre végétale qui croissent sur la pierre et qu’on n’en distingue presque pas. Deux ou trois roches ternes aussi tracent une légère dentelure à son sommet. Pas un arbre, pas même un arbuste ne dépasse la hauteur de la bruyère qui la tapisse. Pas une chaumière, pas une fumée ne l’anime. C’est peut-être ce qui fait le charme secret de ce jardin. Il est comme un berceau d’enfant que la femme du laboureur a caché dans un sillon du champ pendant qu’elle travaille. Les deux flancs du sillon cachent les bords du ruisseau, et quand le rideau est levé, l’enfant ne peut voir qu’un pan du ciel entre deux ondulations du terrain.

Quant au jardin en lui-même, il n’en a guère que le nom. Il n’eût pu compter pour un jardin qu’aux jours primitifs où Homère décrit le modeste enclos et les sept prairies du vieillard Laërte. Huit carrés de légumes coupés à angles droits, bordés d’arbres fruitiers et séparés par des allées d’herbes fourragères et de sable jaune ; à l’extrémité de ces allées, au nord, huit troncs tortueux de vieilles charmilles qui forment un ténébreux berceau sur un banc de bois ; un autre berceau plus petite au fond du jardin, tressé en vignes grimpantes de Judée sous deux cerisiers ; voila tout. J’oubliais, non pas la source murmurante, non pas même le puits aux pierres verdâtres et humides : il n’y a pas une goutte d’eau sur toute cette terre ; mais j’oubliais un petit réservoir creusé par mon père dans le rocher pour recueillir les ondées de pluie ; et autour de cette eau verte et stagnante douze sycomores et quelques platanes qui couvrent d’un peu d’ombre un coin du jardin derrière des murs, et qui sèment de leurs larges feuilles jaunies par l’été la nappe huileuse du bassin.

Oui, voila bien tout. Et c’est la pourtant ce qui a suffi pendant tant d’années à la jouissance, à la joie, à la rêverie, aux doux loisirs et au travail d’un père, d’une mère et de huit enfants ! Voila ce qui sufíit encore aujourd’hui à la nourriture de leurs souvenirs. Voilà l’Éden de leur enfance où se réfugient leurs plus sereines pensées quand elles veulent retrouver un peu de cette rosée du’matin de la vie, et un peu de cette lumière colorée de la première heure, qui ne brille pure et rayonnante pour l’homme que sur ces premiers sites de son berceau. Il n’y a pas un arbre, un œillet, une mousse de ce jardin, qui ne soit incrusté dans notre âme comme s’il en faisait partie ! Ce coin de terre nous semble immense, tant il contient pour nous de choses et de mémoires dans un si étroit espace. La pauvre grille de bois toujours brisée qui y conduit et par laquelle nous nous précipitions avec des cris de joie ; les plates-bandes de laitues qu’on avait divisées pour nous en autant de petits jardins séparés et que nous cultivions nous-mêmes ; le plateau au pied duquel notre père s’asseyait avec ses chiens à ses pieds au retour de la chasse ; l’allée où notre mère se promenait au soleil couchant en murmurant tout bas le rosaire monotone qui fixait sa pensée à Dieu, pendant que son cœur et ses yeux nous couvaient près d’elle ; le coin du gazon, à l’ombre et au nord, pour les jours chauds ; le petit mur, tiède au midi, où nous nous rangions, nos livres à la main, au soleil connue des espaliers en automne ; les trois lilas, les deux noisetiers, les fraises découvertes sous les feuilles, les prunes, les poires, les pêches trouvées le matin toutes gluantes de leur gomme d’or et toutes mouillées de rosée sous l’arbre ; et plus tard le berceau de charmilles que chacun de nous, et moi surtout, cherchait à midi pour lire en paix ses livres favoris ; et le souvenir des impressions confuses qui naissaient en nous de ces pages, et plus tard encore la mémoire des conversations intimes tenues ici ou la, dans telle ou telle allée de ce jardin ; et la place où l’on se dit adieu en partant pour de longues absences, celle où l’on se retrouva au retour, celles où se passèrent quelques-unes de ces scènes intimes pathétiques de ce drame caché de la famille, où l’on vit se rembrunir le visage de son père, où notre mère pleura en nous pardonnant, où l’on tomba à ses genoux en cachant son front dans sa robe ; celle où l’on vint lui annoncer la mort d’un fille chérie, celle où elle éleva ses yeux et ses mains résignés vers le ciel ! Toutes ces images, toutes ces empreintes, tous ces groupes, toutes ces figures, toutes ces félicités, toutes ces tendresses, peuplent encore pour nous ce petit enclos comme ils l’ont peuplé, vivifié, enchanté pendant tant de jours, les plus doux des jours, et font que, recueillant par la pensée notre existence extravasée depuis, dans ces mêmes allées nous nous enveloppons pour ainsi dire de ce sol, de ces arbres, de ces plantes nées avec nous, et nous voudrions que l’univers commençât et finît pour nous avec les murs de ce pauvre enclos !

Ce jardin paternel a encore maintenant le même aspect. Les arbres un peu vieillis commencent seulement à tapisser leurs troncs de taches de mousse ; les bordures de roses et d’œillets ont empiété sur le sable, rétréci les sentiers. Ces bordures traînent leurs filaments où les pieds s’embarrassent. Deux rossignols chantent encore les nuits d’été dans les deux berceaux déserts. Les trois sapins plantés par ma mère ont encore dans leurs rameaux les mêmes brises mélodieuses. Le soleil a le même éclat sur les nues à son couchant. On y jouit du même silence, interrompu seulement de temps en temps par le tintement des angelus dans le clocher, ou par la cadence monotone et assoupissante des fléaux qui battent le blé sur les aires dans les granges. Mais les herbes parasites, les ronces, les grandes mauves bleues s’élèvent par touffes épaisses entre les rosiers. Le lierre épaissit ses draperies déchirées contre les murs. Il empiète chaque année davantage sur les fenêtres toujours fermées de la chambre de notre mère ; et quand par hasard je m’y promène et que je m’y oublie un moment, je ne suis arraché à ma solitude que par les pas du vieux vigneron qui nous servait de jardinier dans ces jours-là, et qui revient de temps en temps visiter ses plantes comme moi mes souvenirs, mes apparitions et mes regrets.


VI


Vous connaissez maintenant cette demeure aussi bien que moi. Mais que ne puis-je un seul moment animer pour vous ce séjour de la vie, du mouvement, du bruit, des tendresses qui le remplissaient pour nous ! J’avais déjà dix ans que je ne savais pas encore ce que c’était qu’une amertume de cœur, une gêne d’esprit, une sévérité du visage humain. Tout était libre en moi et souriant autour de moi. Je n’étais pourtant ni énervé par les complaisances de ceux à qui je devais obéir, ni abandonné sans frein aux capricieuses exigences de mes imaginations ou de mes volontés d’enfant. Je vivais seulement dans un milieu sain et salutaire de la plénitude de la vie, entre mon père et ma mère, et ne respirant autour d’eux que tendresse, piété et contentement. Aimer et être aimé, c’était jusque-la toute mon éducation physique ; elle se faisait aussi d’elle même au grand air et dans les exercices presque sauvages que je vous ai décrits. Plante de pleine terre et de montagne, on se gardait bien de m’abriter. On me laissait croître et me fortifier en luttant l’hiver et l’été contre les éléments. Ce régime me réussissait à merveille, et j’étais alors un des plus beaux enfants qui aient jamais foulé de leurs pieds nus les pierres de nos montagnes, où la race humaine est cependant si saine et si belle. Des yeux d’un bleu noir, comme ceux de ma mère ; des traits accentués, mais adoucis par une expression un peu pensive, comme était la sienne ; un éblouissant rayon de joie éclairant tout ce visage ; des cheveux très-souples et très-fins, d’un brun doré comme l’écorce mûre de la châtaigne, tombant en ondes plutôt qu’en boucles sur mon cou bruni par le hâle ; la taille haute déjà pour mon âge, les mouvements lestes et flexibles ; seulement une extrême délicatesse de peau, qui me venait aussi de ma mère, et une facilité à rougir et à pâlir qui trahissait la finesse des tissus, la rapidité et la puissance des émotions du cœur sur le visage ; en tout le portrait de ma mère, avec l’accent viril de plus dans l’expression : voila l’enfant que j’étais alors. Heureux de formes, heureux de cœur, heureux de caractère, la vie avait écrit bonheur, force et santé sur tout mon être. Le temps, l’éducation, les fautes, les hommes, les chagrins, l’ont effacé ; mais je n’en accuse qu’eux et moi surtout.


VII


Mon éducation était toute dans les yeux plus ou moins sereins et dans le sourire plus ou moins ouvert de ma mère. Les rênes de mon cœur étaient dans le sien. Elle ne me demandait que d’être vrai et bon. Je n’avais aucune peine à l’être : mon père me donnait l’exemple de la sincérité jusqu’au scrupule ; ma mère, de la bonté jusqu’au dévouement le plus héroïque. Mon âme, qui ne respirait que la bonté, ne pouvait pas produire autre chose. Je n’avais jamais à lutter ni avec moi-même ni avec personne. Tout m’attirait, rien ne me contraignait. Le peu qu’on m’enseignait m’était présenté comme une récompense. Mes maîtres n’étaient que mon père et ma mère ; je les voyais lire, et je voulais lire ; je les voyais écrire, et je leur demandais de m’aider à former mes lettres. Tout cela se faisait en jouant, aux moments perdus, sur les genoux, dans le jardin, au coin du feu du salon, avec des sourires, des badinages, des caresses. J’y prenais goût ; je provoquais moi-même les courtes et amusantes leçons. J’ai ainsi tout su, un peu plus tard, il est vrai, mais sans me souvenir comment j’ai appris, et sans qu’un sourcil se soit froncé pour me faire apprendre. J’avançais sans me sentir marcher. Ma pensée, toujours en communication avec celle de ma mère, se développait, pour ainsi dire, dans la sienne. Les autres mères ne portent que neuf mois leur enfant dans leur sein ; je puis dire que la mienne m’a porté douze ans dans le sien, et que j’ai vécu de sa vie morale comme j’avais vécu de sa vie physique dans ses flancs, jusqu’au moment où j’en fus arraché pour aller vivre de la vie putride ou tout au moins glaciale des collèges.

Je n’eus donc ni maître d’écriture, ni maître de lecture, ni maître de langues. Un voisin de mon père, M. Bruys de Vaudran, homme de talent retiré du monde, où il avait beaucoup vécu, venait nous voir une fois par semaine ; il me donnait d’une très-belle main des exemples d’écriture que je copiais seul et que je lui remettais à corriger à son retour. Le goût de la lecture m’avait pris de bonne heure. On avait peine at me trouver assez de livres appropriés à mon âge pour alimenter ma curiosité. Ces livres d’enfants ne me suffisaient déjà plus ; je regardais avec envie les volumes rangés sur quelques planches dans un petit cabinet du salon. Mais ma mère modérait chez moi cette impatience de connaître ; elle ne me livrait que peu à peu les livres, et avec intelligence. La Bible abrégée et épurée, les fables de La Fontaine, qui me paraissaient à la fois puériles, fausses et cruelles, et que je ne pus jamais apprendre par cœur ; les ouvrages de madame de Genlis ; ceux de Berquin, des morceaux de Fénelon et de Bernardin de Saint-Pierre, qui me ravissaient dès ce temps-la, la Jérusalem délivrée, Robinson, quelques tragédies de Voltaire, surtout Mérope, lue par mon père à la veillée : c’est la que je puisais, comme la plante dans le sol, les premiers sucs nourriciers de ma jeune intelligence. Mais je puisais surtout dans l’âme de ma mère ; je lisais à travers ses yeux, je sentais a travers ses impressions, j’aimais à travers son amour. Elle me traduisait tout : nature, sentiment, sensations, pensées. Sans elle, je n’aurais rien su épeler de la création que j’avais sous les yeux ; mais elle me mettait le doigt sur toute chose. Son âme était si lumineuse, si colorée et si chaude, qu’elle ne laissait de ténèbres et de froid sur rien. En me faisant peu à peu tout comprendre, elle me faisait en même temps tout aimer. En un mot, l’instruction insensible que je recevais n’était point une leçon : c’était l’action même de vivre, de penser et de sentir qui s'accomplissais sous ses yeux, avec elle, comme elle et par elle. C’est ainsi que mon cœur se formait en moi sur un modèle que je n“avais pas même la peine de regarder, tant il était confondu avec mon propre cœur.


VIII


Ma mère s’inquiétait très-peu de ce qu’on entend par instruction ; elle n’aspirait pas à faire de moi un enfant avancé pour son âge. Elle ne me provoquait pas à cette émulation qui n’est qu’une jalousie de l’orgueil des enfants. Elle ne me laissait comparer à personne ; elle ne m’exaltait ni ne m’humiliait jamais par ces comparaisons dangereuses. Elle pensait avec raison qu’une fois mes forces intellectuelles développées par les années et par la santé du corps et de l’esprit, j’apprendrais aussi couramment qu’un autre le peu de grec, de latin et de chiffres dont se compose cette banalité lettrée qu’on appelle une éducation. Ce qu’elle voulait, c’était faire en moi un enfant heureux, un esprit sain et une âme aimante, une créature de Dieu et non une poupée des hommes. Elle avait puisé ses idées sur l’éducation d’abord dans son âme, et puis dans Jean-Jacques Rousseau et dans Bernardin de Saint-Pierre, ces deux philosophes des femmes, parce qu’ils sont les philosophes du sentiment. Elle les avait connus ou entrevus l’un et l’autre dans son enfance chez sa mère ; elle les avait lus et vivement goûtés depuis ; elle avait entendu, toute jeune, débattre mille fois leurs systèmes par madame de Genlis et par les personnes habiles chargées d’élever les enfants de M. le duc d’Orléans. On sait que ce prince fut le premier qui osa appliquer les théories de cette philosophie naturelle à l’éducation de ses fils. Ma mère, élevée avec eux et presque comme eux, devait transporter aux siens ces traditions de son enfance. Elle le faisait avec choix et discernement. Elle ne confondait pas ce qu’il convient d’apprendre à des princes, placés au sommet d’un ordre social, avec ce qu’il convient d’enseigner à des enfants de pauvres et obscures familles, placés tout près de la nature dans les conditions modestes du travail et de la simplicité. Mais ce qu’elle pensait, c’est que, dans toutes les conditions de la vie, il faut d’abord faire un homme, et que, quand l’homme est fait, c’est-à-dire l’être intelligent, sensible et en rapports justes avec lui-même, avec les autres hommes et avec Dieu, qu’il soit prince ou ouvrier, peu importe, il est ce qu’il doit être ; ce qu’il est est bien, et l’œuvre de sa mère est accomplie.

C’est d’après ce système qu’elle m’élevait. Mon éducation était une éducation philosophique de seconde main, une éducation philosophique corrigée et attendrie par la maternité.

Physiquement, cette éducation découlait beaucoup de Pythagore et de l’Émile. Ainsi, la plus grande simplicité de vêtements et la plus rigoureuse frugalité dans les aliments en faisaient la base. Ma mère était convaincue, et j’ai comme elle cette conviction, que tuer les animaux pour se nourrir de leur chair et de leur sang est une des infirmités de la condition humaine ; que c’est une de ces malédictions jetées sur l’homme, soit par sa chute, soit par l’endurcissement de sa propre perversité. Elle croyait, et je le crois comme elle, que ces habitudes d’endurcissement de cœur à l’égard des animaux les plus doux, nos compagnons, nos auxiliaires, nos frères en travail et même en affection ici-bas ; que ces immolations, ces appétits de sang, cette vue des chairs palpitantes, sont faits pour brutaliser et pour endurcir les instincts du cœur. Elle croyait, et je le crois aussi, que cette nourriture, bien plus succulente et bien plus énergique en apparence, contient en soi des principes irritants et putrides qui aigrissent le sang et abrégent les jours de l’homme. Elle citait, à l’appui de ces idées d’abstinence, les populations innombrables, douces, pieuses de l’Inde, qui s’interdisent tout ce qui a eu vie, et les races fortes et saines des peuples pasteurs, et même des populations laborieuses de nos campagnes qui travaillent le plus, qui vivent le plus innocemment et les plus longs jours, et qui ne mangent pas de viande dix fois dans leur vie. Elle ne m’en laissa jamais manger avant l’âge où je fus jeté dans la vie pêle-mêle des collèges. Pour m’en ôter le désir, si je l’avais eu, elle n’employa pas de raisonnements; mais elle se servit de l’instinct qui raisonne mieux en nous que la logique.

J’avais un agneau qu’un paysan de Milly m’avait donné, et que j’avais élevé à me suivre partout comme le chien le plus tendre et le plus fidèle. Nous nous aimions avec cette première passion que les enfants et les jeunes animaux ont naturellement les uns pour. les autres. Un’our la cuisinière dit a ma mère en ma présence : « Madame, l’agneau est gras ; voila le boucher qui vient le demander : faut-il le lui donner ? » Je me récriai, je me précipitai sur l’agneau, je demandai ce que le boucher voulait en faire et ce que c’était qu’un boucher. La cuisinière me répondit que c’était un homme qui tuait les agneaux, les moutons, les petits veaux et les belles vaches pour de l’argent. Je ne pouvais pas le croire. Je priai ma mère. J’obtins facilement la grâce de mon ami. Quelques jours après, ma mère allant à la ville me mena avec elle et me fit passer, comme par hasard, dans la cour d’une boucherie. Je vis des hommes, les bras nus et sanglants, qui assommaient un bœuf ; d’autres qui égorgeaient des veaux et des moutons, et qui dépeçaient leurs membres encore pantelants. Des ruisseaux de sang fumaient çà et là sur le pavé. Une profonde pitié mêlé d’horreur me saisit. Je demandai à passer vite. L’idée de ces scènes horribles et dégoûtantes, préliminaires obligés d’un de ces plats de viande que je voyais servis sur la table, me fit prendre la nourriture animale en dégoût et les bouchers en horreur. Bien que la nécessité de se conformer aux conditions de la société où l’on vit m’ait fait depuis manger ce que tout le monde mange, j’ai conservé une répugnance raisonnée pour la chair cuite, et il m’a toujours été difficile de ne pas voir dans l’état de boucher quelque chose de l’état de bourreau. Je ne vécus donc, jusqu’à douze ans, que de pain, de laitage, de légumes et de fruits. Ma santé n’en fut pas moins forte, mon développement moins rapide, et peut-être est-ce à ce régime que je dus cette pureté de traits, cette sensibilité exquise d’impressions et cette douceur sereine d’humeur et de caractère que je conservai jusqu’à cette époque.


IX


Quant aux sentiments et aux idées, ma mère en suivait le développement naturel chez moi en le dirigeant sans que je m’en aperçusse, et peut-être sans s’en apercevoir elle-même. Son système n’était point un art, c’était un amour. Voila pourquoi il était infaillible. Ce qui l’occupait par-dessus tout, c’était de tourner sans cesse mes pensées vers Dieu et de vivifier tellement ces pensées par la présence et par le sentiment continuels de Dieu dans mon âme, que ma religion devint un plaisir et ma foi un entretien avec l’invisible. Il était difficile qu’elle n’y réussit pas, car sa piété avait le caractère de tendresse comme toutes ses autres vertus.

Ma mère n’était pas précisément ce qu’on entend par une femme de génie dans ce siècle où les femmes se sont élevées à une si grande hauteur de pensée, de style et de talent dans tous les genres. Elle n’y prétendit même jamais. Elle n’exerçait pas son intelligence sur ces vastes sujets. Elle ne forçait pas par la réflexion les ressorts faciles et élastiques de sa souple imagination. Elle n’avait en elle ni le métier ni l’art de la femme supérieure de ce temps.

Elle n’écrivait jamais pour écrire, encore moins pour être admirée, bien qu’elle écrivît beaucoup pour elle-même et pour retrouver dans un registre de sa conscience et des événements de sa vie intérieure un miroir moral d’elle-même où elle se regardait souvent pour se comparer et s’améliorer. Cette habitude d’enregistrer sa vie, qu’elle a conservée jusqu’à la fin, a produit quinze à vingt volumes de confidences intimes d’elle à Dieu, que j’ai en le bonheur de conserver et où je la retrouve toute vivante quand j’ai besoin de me réfugier encore dans son sein.

Elle avait peu lu, de peur d’effleurer sa foi si vive et si obéissante. Elle n’écrivait pas avec cette force de conception et avec cet éclat d'images qui caractérisent le don de l’expression. Elle parlait et écrivait avec cette simplicité claire et limpide d’une femme qui ne se recherche jamais elle-même, et qui ne demande aux mots que de rendre avec justesse sa pensée, comme elle ne demandait à ses vêtements que de la vêtir et non de l’embellir. Sa supériorité n’était point dans sa tète, mais dans son âme. C’est dans le cœur que Dieu a placé le génie des femmes, parce que les œuvres de ce génie sont toutes des œuvres d’amour. Tendresse, piété, courage, héroïsme, constance, dévouement, abnégation d’elle-même, sérénité sensible, mais dominant par la foi et par la volonté ce qui souffrait en elle : tels étaient les traits de ce génie élevé que tous ceux qui l’approchaient sentaient dans sa vie et non dans ses œuvres écrites. Ce n’est que par l’attrait qu’on se sentait dominé auprès d’elle. C’était une supériorité qu’on ne reconnaissait qu’en l’adorant.


X


Le fond de cette âme, c’était un sentiment immense, tendre et consolant de l’infini. Elle était trop sensible et trop vaste pour les misérables petites ambitions de ce monde. Elle le traversait, elle ne l’habitait pas. Ce sentiment de l’infini en tout, et surtout en amour, avait dû se convertir pour elle en une invocation et en une aspiration perpétuelle à celui qui en est la source, c’est-à-dire à Dieu. On peut dire qu’elle vivait en Dieu autant qu’il est permis à une créature d’y vivre. Il n’y a pas une des faces de son âme qui n’y fût sans cesse tournée, qui ne fût transparente, lumineuse, réchauffée par ce rayonnement d’en haut, découlant directement de Dieu sur nos pensées. Il en résultait pour elle une piété qui ne s’assombrissait jamais. Elle n’était pas dévote dans le mauvais sens du mot ; elle n’avait aucune de ces terreurs, de ces puérilités, de ces asservissements de l’âme, de ces abrutissements de la pensée qui composent la dévotion chez quelques femmes, et qui ne sont en elles qu’une enfance prolongée toute la vie, ou une vieillesse chagrine et jalouse qui se venge par une passion sacrée des passions profanes qu’elles ne peuvent plus avoir.

Sa religion était, comme son génie, tout entière dans son âme. Elle croyait humblement ; elle aimait ardemment ; elle espérait fermement. Sa foi était un acte de vertu et non un raisonnement. Elle la regardait comme un don de Dieu reçu des mains de sa mère, et qu’il eût été coupable d’examiner et de laisser emporter au vent du chemin. Plus tard, toutes les voluptés de la prière, toutes les larmes de l’admiration, toutes les effusions de son cœur, toutes les sollicitudes de sa vie et toutes les espérances de son immortalité s’étaient tellement identifiées avec sa foi, qu’elles en faisaient, pour ainsi dire, partie dans sa pensée, et qu’en perdant ou en altérant sa croyance, elle aurait cru perdre à la fois son innocence, sa vertu, ses amours et ses bonheurs ici-bas, et ses gages de bonheur plus haut, sa terre et son ciel enfin ! Aussi y tenait-elle connue à son ciel et à sa terre. Et puis, elle était née pieuse comme on naît poëte ; la piété, c’était sa nature ; l’amour de Dieu, c’était sa passion ! Mais cette passion, par l’immensité de son objet et par la sécurité même de sa jouissance, était sereine, heureuse et tendre comme toutes ses autres passions.

Cette piété était la part d’elle-même qu’elle désirait le plus ardemment nous communiquer. Faire de nous des créatures de Dieu en esprit et en vérité, c’était sa pensée la plus maternelle. A cela encore elle réussissait sans systèmes et sans efforts et avec cette merveilleuse habileté de la nature qu’aucun artifice ne peut égaler. Sa piété, qui découlait de chacune de ses inspirations, de chacun de ses actes, de chacun de ses gestes, nous enveloppait, pour ainsi dire, d’une atmosphère du ciel ici-bas. Nous croyions que Dieu était derrière elle et que nous allions l’entendre et le voir, comme elle semblait elle-même l’entendre et le voir, et converser avec lui it chaque impression du jour. Dieu était pour nous comme l’un d’entre nous. Il était né en nous avec nos premières et nos plus indéfinissables impressions. Nous ne nous souvenions pas de ne l’avoir pas connu ; il n’y avait pas un premier jour où on nous avait parlé de lui. Nous l’avions toujours vu en tiers entre notre mère et nous. Son nom avait été sur nos lèvres avec le lait maternel, nous avions appris à parler en le balbutiant. A mesure que nous avions grandi, les actes qui le rendent présent et même sensible à l'âme s’étaient accomplis vingt fois par jour sous nos yeux. Le matin, le soir, avant, après nos repas, on nous avait fait faire de courtes prières. Les genoux de notre mère avaient été longtemps notre autel familier. Sa figure rayonnante était toujours voilée à ce moment d’un recueillement respectueux et un peu solennel, qui nous avait imprimé à nous-mêmes le sentiment de la gravité de l’acte qu’elle nous inspirait. Quand elle avait prié avec nous et sur nous, son beau visage devenait plus doux et plus attendri encore. Nous sentions qu’elle avait communiqué avec sa force et avec sa joie pour nous en inonder davantage.