Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 19p. 24-32).
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IV

Ma vie s’arrêta. Je pouvais respirer, manger, boire, dormir, car je ne pouvais point ne pas respirer, ne pas manger, ne pas dormir. Mais ce n’était pas la vie, car je ne sentais point de désirs dont la satisfaction me parût raisonnable. M’arrivait-il de désirer quelque chose, je savais d’avance que de mon désir, réalisé ou non, rien ne résulterait. Si une fée était venue et m’avait proposé de satisfaire chacun de mes désirs, je n’aurais su que lui demander. Si, dans un moment d’ivresse, je retrouvais non le désir mais l’habitude du désir, aussitôt redevenu calme, je savais que c’était une tromperie, qu’il n’y avait rien à désirer. Je ne pouvais même pas souhaiter de connaître la vérité, puisque je devinais en quoi elle consistait. La vérité était que la vie est une insanité. J’avais eu l’air de vivre, de marcher, et j’étais arrivé à l’abîme, et je voyais nettement que devant moi il n’y avait rien, sauf la mort. Et cependant on ne peut s’arrêter, ni revenir en arrière, ni fermer les yeux pour ne pas voir qu’on n’a rien devant soi, sauf les souffrances et la mort : l’anéantissement complet.

Il arriva que moi, homme bien portant et heureux, je sentis que je ne pouvais plus vivre. Une force invincible m’entraînait à me débarrasser d’une façon quelconque de la vie. Cependant on ne peut dire que je voulais me tuer. La force qui m’entraînait hors de la vie était plus puissante, plus complète, plus générale que mon désir. C’était une force semblable à mon ancienne aspiration à la vie, seulement en sens inverse. De toutes mes forces j’aspirais à me débarrasser de la vie. L’idée du suicide me devint aussi naturelle qu’autrefois l’idée du perfectionnement de la vie. Cette idée était si séduisante que je devais user de ruse envers moi-même pour ne pas la mettre à exécution trop hâtivement. Je ne voulais pas me hâter, uniquement parce que je voulais concentrer tous mes efforts à voir clair en moi. En cas d’insuccès, j’aurais toujours le temps de me tuer. Et voilà que moi, l’homme heureux, je me cachais à moi-même la corde, pour ne pas me pendre à la poutre, entre les armoires de ma chambre, où chaque soir je restais seul à me déshabiller ; je n’allais plus à la chasse avec mon fusil, pour ne point me laisser tenter par le moyen trop facile de me débarrasser de la vie. Je ne savais pas moi-même ce que je désirais. J’avais peur de la vie. J’aspirais à en sortir, et cependant j’espérais d’elle encore quelque chose.

Cela se passait à un moment où sous tous les rapports, j’avais ce qui est considéré comme le bonheur complet. Je n’avais pas encore cinquante ans. J’avais une épouse aimante et aimée, de bons enfants, un grand domaine, qui, sans aucune peine de ma part, s’élargissait et prospérait ; j’étais respecté de mes proches et de mes connaissances, plus que je ne l’avais jamais été ; les étrangers me comblaient d’éloges, et je pouvais croire sans fausse vanité que mon nom était célèbre. En outre, non seulement je n’étais ni fou ni malade mentalement, au contraire, je jouissais d’une force morale et physique, que j’ai rarement rencontrée parmi mes camarades. Physiquement, je pouvais travailler au fauchage tout comme les paysans ; intellectuellement, je pouvais travailler huit, dix heures de suite sans éprouver aucune suite fâcheuse de cette assiduité.

C’est dans cet état que j’arrivai à ne pouvoir plus vivre, et qu’ayant peur de la mort, je dus agir de ruse envers moi-même pour ne pas me priver de la vie.

Voici comment se résumait pour moi cet état d’âme : « Ma vie est quelque stupide et méchante plaisanterie qui m’est jouée par quelqu’un. »

Bien que je ne reconnusse point ce quelqu’un qui m’eût créé, cette idée que quelqu’un s’était moqué de moi, méchamment, stupidement, en me produisant au monde, était la forme la plus ordinaire de la représentation de mon état.

Involontairement, je me figurais que là-bas, quelque part, il y avait quelqu’un qui se frottait les mains en voyant comment moi, qui avais vécu, trente, quarante années, en travaillant, me développant, me fortifiant de corps et d’esprit, arrivé maintenant à ce sommet de la vie duquel elle se découvre toute, je restais là comme un imbécile, comprenant clairement qu’il n’y a, qu’il n’y eut rien dans la vie, et qu’il n’y aura jamais rien. Et ce quelqu’un rit…

Mais que ce quelqu’un, qui se moque de moi, existe ou non, je ne m’en sens pas plus à l’aise.

Je ne pouvais donner aucun sens raisonnable à aucune action de ma vie. Je m’étonnais seulement de n’avoir pas pu le comprendre dès le commencement. Tout cela est depuis si longtemps connu de tout le monde. Aujourd’hui ou demain viendront les maladies, la mort (elles sont déjà venues), pour des personnes aimées, pour moi, et il ne restera rien, rien que la pourriture et les vers. Mes œuvres, quelles qu’elles soient, seront oubliées tôt ou tard, et moi, je ne serai plus. Alors de quoi s’inquiéter ? Comment l’homme peut-il ne pas voir cela, et vivre, voilà ce qui est étonnant ! On peut vivre seulement pendant qu’on est ivre de la vie, mais aussitôt l’ivresse dissipée on ne peut se dispenser de voir que tout cela n’est que supercherie et supercherie stupide !

Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il n’y a rien de risible ni de spirituel en cela, c’est tout simplement cruel et stupide.

On connaît depuis longtemps ce conte oriental d’un voyageur surpris dans le désert par un animal furieux. Pour échapper à l’animal, le voyageur se précipite dans un puits très profond ; mais au fond de ce puits il voit un dragon, la gueule ouverte pour le dévorer. Et le malheureux, n’osant sortir pour ne pas être la proie de la bête féroce, n’osant descendre au fond du puits pour ne pas être dévoré par le dragon, se cramponne aux branches d’un buisson sauvage qui pousse dans une fente du puits. Ses mains faiblissent, il sent que bientôt il devra s’abandonner à la perte certaine qui l’attend des deux côtés. Mais il se cramponne toujours et s’aperçoit que deux souris, l’une blanche, l’autre noire, rongent le tronc du buisson auquel il est suspendu. Le buisson va être coupé… il tombera dans la gueule du dragon. Le voyageur voit cela et sait qu’il périra inévitablement. Mais pendant qu’il est ainsi suspendu il cherche autour de lui et découvre sur les feuilles du buisson des gouttes de miel. Il les atteint avec la langue et les lèche.

C’est ainsi que je me cramponne aux branches de la vie sachant que le dragon de la mort, prêt à me dévorer, m’attend inévitablement. Je ne puis comprendre pourquoi je me suis soumis à cette torture, et j’essaie de sucer ce miel qui, autrefois, me consolait. Mais ce miel ne me réjouit plus, et les souris, la blanche et la noire, jour et nuit rongent la branche à laquelle je m’accroche. Je vois distinctement le dragon, et le miel ne me paraît plus doux. Je ne vois qu’une chose : le dragon inexorable et les souris, et ne puis détourner d’eux mon regard. Et ceci n’est pas un conte, mais la vérité, vraie, indiscutable, compréhensible pour tous.

L’ancienne duperie des jouissances de la vie, qui étouffait l’horreur de la vision du dragon, ne m’abuse déjà plus. On a beau me dire : « Tu ne peux pas comprendre le sens de la vie, ne réfléchis pas, laisse-toi vivre », je ne puis faire cela, je l’ai fait trop longtemps déjà. Maintenant je ne puis point ne pas voir le jour et la nuit qui courent et me mènent à la mort. Je ne vois que cela, parce que cela seul est la vérité. Tout le reste est mensonge.

Ces deux gouttes de miel qui, plus longtemps que tout le reste, détournaient mes yeux de la vérité cruelle — l’amour de la famille et des lettres, — que j’appelais art — ne me sont plus douces.

« La famille, me disais-je… La famille, — la femme, les enfants — mais ce sont aussi des êtres humains. Ils se trouvent dans les mêmes conditions que moi : ils doivent vivre dans le mensonge ou regarder en face la vérité terrible… Pourquoi doivent-ils vivre ? Pourquoi les aimerais-je, les protégerais-je, les nourrirais-je ? Pour qu’ils connaissent le même désespoir qui est en moi, ou pour en faire des êtres stupides ? Les aimant, je ne puis leur cacher la vérité ; chaque pas dans la science les mène vers cette vérité ; et la vérité c’est la mort… »

L’art, la poésie ?… Longtemps, sous l’influence des louanges unanimes, j’ai essayé de me convaincre que c’était là un travail qu’on pouvait faire, malgré la mort qui anéantirait mes œuvres et leur souvenir. Mais bientôt je vis que cela aussi était une tromperie. Évidemment l’art est un ornement de la vie, un attrait de la vie. Mais la vie ayant perdu pour moi son attrait, comment pouvais-je la faire aimer par d’autres ? Tant que je n’ai pas vécu ma vie propre, mais une vie étrangère, avec ses exigences, tant que j’ai cru que la vie avait un sens, bien que je ne pusse le définir, les reflets variés de la vie dans la poésie et dans les arts, me donnaient de la joie. Il m’était agréable de regarder la vie dans ce miroir de l’art. Mais lorsque je commençai à chercher le sens de la vie, quand je sentis la nécessité de vivre moi-même, ce miroir me devint inutile, superflu, ridicule, insupportable. Je ne pouvais plus me consoler par ce que je voyais dans le miroir : une situation stupide et désespérée. C’était bien de m’en réjouir quand, au fond de mon âme, je croyais que ma vie avait un sens. Alors ce jeu de lumière de la vie — du comique, du tragique, du touchant, du beau, du terrible — m’amusait. Mais quand je sus que la vie est insensée et horrible, le jeu du miroir ne pouvait plus m’amuser. Je ne trouvai plus au miel aucune douceur, quand je vis le dragon et les deux souris rongeant mon appui.

Mais c’est peu encore. Si j’eusse simplement compris que la vie n’avait pas de sens, j’aurais pu n’en pas souffrir, me résigner au destin. Mais rien ne pouvait me tranquilliser. Si je m’étais trouvé dans la situation d’un homme vivant dans une forêt, qu’il sait sans issue, j’aurais pu vivre. Mais j’étais semblable à un homme égaré dans une forêt qui est saisi d’horreur parce qu’il s’est égaré, et qui court de tous côtés pour sortir sur la route, et ne peut s’arrêter, bien qu’il sache qu’à chaque pas il s’égare encore davantage.

Voilà ce qui était affreux ! Et pour me débarrasser de cette torture, je voulais me tuer. J’éprouvais l’horreur de ce qui m’attendait, je savais cette horreur encore plus terrible que la situation elle-même, mais je ne pouvais pas attendre patiemment la fin. Si convaincants que fussent ces raisonnements : quelque vaisseau du cœur finira par se rompre, quelque chose se brisera et tout sera terminé, je ne pouvais attendre la fin avec patience. La peur des ténèbres était trop grande, je voulais plus vite, plus vite, m’en délivrer à l’aide d’une corde ou d’une balle. Et ce sentiment m’entraînait irrésistiblement au suicide.