Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 19p. 33-43).
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V

« Mais peut-être n’ai-je pas vu ou n’ai-je pas compris quelque chose ? » me disais-je souvent. « Il n’est pas possible que cet état de désespoir soit propre aux hommes. » Et je cherchais une explication à mes questions dans toutes les connaissances acquises par l’homme.

J’ai cherché péniblement, longtemps, énergiquement, non par une vaine curiosité ; j’ai cherché douloureusement, opiniâtrement, jour et nuit. Je cherchais comme l’homme qui prie cherche son salut ; et je ne trouvais rien.

Je cherchais dans toutes les sciences et non seulement je ne trouvais rien, mais j’acquérais la conviction que tous ceux qui, comme moi, avaient cherché dans la science, n’y avaient non plus trouvé rien. Et non seulement ils n’y avaient trouvé rien, mais ils avaient reconnu nettement que cela même qui m’avait conduit au désespoir : l’insanité de la vie, était l’unique connaissance qui fût indiscutable, accessible à l’homme.

Je cherchais partout, et — grâce à ma vie passée dans l’étude, grâce aussi à ce que, par mes relations avec le monde des savants, j’avais vu de près des savants appartenant aux branches les plus diverses de la science, et qui ne refusèrent pas de me révéler leurs connaissances — j’appris, et par les livres et par les conversations, tout ce que la science répond aux questions de la vie.

Longtemps, je ne pus croire que la science ne répondît rien de plus à ces questions que ce qu’elle y répond. Après avoir constaté l’importance et le sérieux du ton avec lequel la science affirme ses propositions, qui n’ont rien de commun avec les questions de la vie humaine, pendant longtemps il me sembla qu’il y avait quelque chose que je ne comprenais pas. Pendant longtemps je fus intimidé devant la science. Il me semblait que la non-concordance des réponses avec mes questions n’était pas imputable à la science, mais à mon ignorance. Mais, pour moi, ce n’était pas une plaisanterie, un amusement ; il s’agissait de toute ma vie, et, bon gré mal gré, je fus amené à la conviction que mes questions étaient les seules légitimes et devaient se trouver à la base de toute science ; que ce n’était pas moi, avec mes questions, qui étais fautif, mais la science, si elle avait la prétention de répondre à ces questions.

Ma question, celle qui, à l’âge de cinquante ans, me conduisait au suicide, était la question la plus simple ; tout homme, depuis l’enfant stupide jusqu’au vieillard le plus sage, la porte en son âme. Sans cette question, la vie est impossible, comme je l’ai éprouvé moi-même.

Cette question, la voici : « Que sortira-t-il de ce que je fais aujourd’hui, de ce que je ferai demain, que résultera-t-il de toute ma vie ? »

Ou, sous une autre forme : « Pourquoi me faut-il vivre, désirer quelque chose, faire quelque chose ? »

Ou encore : « Dans ma vie y a-t-il un but quelconque qui ne sera pas détruit par la mort inévitable qui m’attend ? »

À cette unique question, diversement exprimée, j’ai cherché une réponse dans la science humaine. Relativement à cette question, j’ai trouvé que tout le savoir humain se partage en deux hémisphères aux deux extrémités opposées desquelles se trouvent deux pôles : l’un négatif, l’autre positif, mais que ni à l’un ni à l’autre, il n’y a de réponse aux questions de la vie.

Tout un groupe de sciences semblent même ne pas admettre cette question. En revanche, elles répondent nettement et clairement à leurs propres questions spéciales. C’est le groupe des sciences expérimentales, à la limite extrême desquelles se trouvent les mathématiques.

Les sciences de l’autre groupe admettent la question, mais n’y répondent pas. C’est le groupe des sciences spéculatives ; à leur limite extrême se tient la métaphysique.

Depuis ma première jeunesse, les sciences spéculatives m’intéressaient ; puis ce furent les sciences mathématiques et naturelles qui m’attirèrent ; et, jusqu’à ce que ma question se posât clairement devant moi, tant qu’elle ne se formula pas d’elle-même en moi, exigeant constamment une solution, jusque-là je me contentai de ces semblants de réponses que donne la science.

Tantôt, dans le domaine des sciences expérimentales, je me disais : « Tout se développe, se différencie, marche vers la complexité et le perfectionnement, et il y a des lois qui guident cette marche. Toi, tu es une partie de l’entier. Ayant compris l’entier, autant que possible, et la loi du développement, tu comprendras aussi ta place dans cet entier et tu te comprendras toi-même. » Quelque honte que me coûte cet aveu, il fut un temps où je paraissais me satisfaire de cette réponse. C’était le temps où moi-même je me développais et me compliquais. Mes muscles grandissaient et se fortifiaient ; ma mémoire s’enrichissait ; la capacité de la pensée et de la compréhension augmentait. Je croissais et me développais, et tant que je sentais en moi cette croissance, il était naturel pour moi de penser que c’était là cette loi universelle qui me donnerait les solutions des questions de ma vie. Mais, le temps venu, ma croissance s’arrête. Je sens que je ne me développe plus, mais que je me rétrécis ; mes muscles faiblissent, mes dents tombent. Je m’aperçus alors que cette loi non seulement ne m’expliquait rien, mais qu’elle n’avait jamais existé et ne pouvait exister ; j’avais pris pour la loi ce que j’avais trouvé à certaines époques de ma vie. J’examinai plus sévèrement la définition de cette loi, et je compris clairement qu’une loi de développement infini ne peut exister. Je compris clairement que dire : tout se développe, se perfectionne, se complique, se différencie, dans l’espace et le temps infinis, ne veut absolument rien dire. Ce sont des mots dénués de signification, car, dans l’infini, il n’y a ni complication, ni simplicité, ni avant, ni après, ni pire ni mieux.

Mais le principal, c’est que ma question personnelle : « Que suis-je, moi, avec tous mes désirs ? » restait ainsi sans aucune réponse. Et je compris que ces sciences sont très intéressantes, très séduisantes, mais qu’elles ne sont exactes et claires qu’en raison inverse de leur applicabilité aux questions de la vie. Moins elles sont applicables aux questions de la vie, plus elles sont exactes et claires ; plus elles essayent de donner les réponses aux questions de la vie, plus elles deviennent vagues et moins attrayantes. Si l’on a recours à une branche de ces sciences qui veulent répondre aux questions de la vie — à la physiologie, à la psychologie, à la biologie, à la sociologie, — on y trouve une pauvreté de pensée stupéfiante ; le vague le plus complet, une prétention, que rien ne justifie, à la résolution de questions sur lesquelles elles ne sont pas compétentes, et les contradictions incessantes d’un penseur avec les autres, quand ce n’est avec soi-même.

Si l’on s’adresse à l’une des branches des sciences qui ne se préoccupent pas de la solution des questions de la vie, mais qui répondent à des questions scientifiques spéciales, on admire la force de l’esprit humain, mais on sait d’avance qu’il n’y a pas de réponse aux questions de la vie. Ces sciences négligent tout simplement ces questions. Elles disent : « Nous n’avons pas de réponse, nous ne nous occupons pas de ce que tu es, pourquoi tu vis, mais si tu veux connaître les lois de la lumière, des combinaisons chimiques, du développement des organismes, si tu as besoin de connaître les lois des corps, leur forme et la relation entre le nombre et la quantité ; s’il te faut connaître les lois de ton esprit, à tout cela nous avons des réponses claires, précises et indiscutables. »

En général, le rapport des sciences expérimentales envers la question de la vie, peut être exprimé ainsi :

Question : Pourquoi est-ce que je vis ?

Réponse : Dans un espace infiniment grand, dans un temps infiniment long, des parties infiniment petites se modifient dans la complication infinie ; et quand tu comprendras les lois de ces modifications, tu comprendras pourquoi tu es sur la terre.

Souvent, dans le domaine spéculatif, je me disais : « Toute l’humanité est et se développe d’après les principes moraux de l’idéal qui la guide. Cet idéal s’exprime dans la religion, dans les sciences, les arts, dans les formes de l’État. Il devient de plus en plus élevé et l’humanité marche vers le bonheur suprême. Moi, je suis une partie de l’humanité, par conséquent, ma vocation consiste à contribuer à la connaissance et à la réalisation de l’idéal humain. » Et durant tout le temps de l’affaiblissement de mon esprit, je m’en contentais. Mais dès que la question de la vie se posait clairement en moi, toute cette théorie s’écroulait d’un coup. Sans parler de cette inexactitude, en quelque façon déloyale, avec laquelle les sciences de ce groupe donnent pour conclusions générales les conclusions déduites de l’étude d’une petite partie de l’humanité ; sans parler des contradictions réciproques des gens d’opinions différentes sur la définition de l’idéal humain, sans parler de tout cela, l’étrangeté, pour ne pas dire la stupidité, de cette opinion, consiste en ce que, pour répondre à la question qui se pose à chaque homme : « Que suis-je ? » ou : « Pourquoi est-ce que je vis ? » ou : « Que dois-je faire ? » l’homme doit, avant tout, résoudre cette question : « Qu’est-ce que c’est que la vie de toute l’humanité ? » alors que, de l’humanité, il ne connaît qu’une toute petite partie en une période de temps infiniment petite. Pour comprendre ce qu’il est, l’homme doit comprendre auparavant ce qu’est toute cette humanité mystérieuse, formée des mêmes hommes que lui-même, et qui ne se comprennent pas.

Je dois avouer qu’à une certaine époque, j’ai cru à cela. J’avais toujours, alors, un idéal favori qui justifiait mes caprices, et j’essayais d’inventer une théorie me permettant d’envisager mes caprices comme la loi de l’humanité. Mais aussitôt qu’en toute sa clarté pénétrait en mon âme la question de la vie, cette réponse tombait en poussière. Et de même qu’avec les sciences expérimentales j’avais compris qu’il y a de vraies sciences et des demi-sciences qui tâchent de donner une réponse à des questions pour lesquelles elles ne sont pas compétentes, de même, dans ce domaine, j’ai compris qu’il y a une série entière de sciences, les plus répandues, qui tâchent de répondre à des questions qu’elles ne sauraient résoudre. Les demi-sciences de ce domaine — les sciences juridiques, sociales, historiques — s’efforcent de résoudre la question de l’humanité, et chacune le fait à sa manière.

Mais, de même que dans le domaine des sciences expérimentales, l’homme qui se demande sincèrement : « Comment dois-je vivre ? » ne peut se contenter de la réponse : « Étudie dans l’espace infini les changements infinis d’après le temps, et la complication des parties infinies, et alors tu comprendras ta vie », de même, l’homme sincère ne peut pas être satisfait de la réponse : « Étudie la vie de toute l’humanité, dont nous ne pouvons connaître ni le commencement ni la fin, et dont nous ne connaissons qu’une infime partie, et alors tu comprendras ta vie. »

Comme dans le domaine des sciences expérimentales, ces demi-sciences sont d’autant plus entachées d’obscurité, d’inexactitude, de stupidité, de contradiction, qu’elles s’écartent de leurs propres questions.

Le problème d’une science expérimentale est une conséquence naturelle de phénomènes matériels. Que la science expérimentale y introduise la question de la cause finale, il n’en résulte que du galimatias.

Le problème d’une science spéculative consiste à comprendre l’essence de la vie, indépendamment des causes. Que la science spéculative y introduise l’examen des phénomènes sociaux et historiques, il n’y aura plus qu’absurdité.

La science expérimentale ne donne une connaissance positive et ne montre la grandeur de l’esprit humain, que lorsqu’elle n’introduit pas dans ses études la cause finale. Au contraire, la science spéculative n’est science et ne montre la grandeur de l’esprit humain que lorsqu’elle écarte totalement les questions des phénomènes de causes et n’envisage l’homme que par la cause finale. Telle est, dans ce domaine dont elle est le pôle, la science métaphysique ou la philosophie.

Cette science pose nettement la question : « Que suis-je ? qu’est l’univers ? Pourquoi suis-je, et pourquoi est l’univers ? » Et depuis qu’elle existe, elle donne toujours la même réponse.

Que le philosophe appelle essence de la vie, qui est en moi et en tout ce qui existe, les idées, la substance, l’esprit ou la volonté, il ne veut dire qu’une même chose : que cette essence existe, que je suis cette essence. Mais pourquoi existe-t-elle ? il n’en sait rien, et s’il est un penseur sincère, il ne répond pas. Je demande : « Pourquoi cette essence existe-t-elle ? Que résultera-t-il de ce qu’elle est et sera ? » Et la philosophie non seulement ne répond pas à cette question, mais elle-même la pose. Si elle est la vraie philosophie, tout son travail ne consiste même qu’à poser clairement cette question ; et si elle se tient fermement à ce problème, alors à la question : « Que suis-je, moi, et qu’est tout l’univers ? » elle ne peut répondre que ceci : « Tout et rien ». Et à la question : «  Pourquoi ? » elle doit répondre : « Pourquoi ?… Je ne sais pas. »

De sorte qu’on a beau retourner ces questions théoriques de la philosophie, on n’obtient rien de semblable à une réponse. Et cela, non parce que dans son domaine, précis, expérimental, la réponse ne se rapporte pas à ma question, mais parce qu’ici, bien que tout le travail intellectuel soit dirigé précisément vers ma question, il n’y a pas de réponse. Au contraire, c’est la même question qui revient sous une forme plus compliquée.