Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 19p. 16-23).
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III

Je vécus ainsi, m’adonnant à cette folie, durant six années encore, jusqu’à mon mariage. À cette époque je partis à l’étranger. La vie en Europe et mes rapports avec les hommes avancés et les savants européens, m’affermirent de plus en plus dans cette croyance au perfectionnement en général, qui avait été la mienne, et que je retrouvais chez eux aussi. Cette croyance prit en moi la forme habituelle, celle qu’elle revêt chez la majorité des gens instruits de notre temps. Elle s’exprimait par le mot « progrès ». Il me semblait alors que ce mot signifiait quelque chose. Je ne comprenais pas encore que, tourmenté comme tout homme qui pense, par cette question : Comment dois-je vivre pour vivre le mieux possible ? et y répondant : Vivre en accord avec le progrès, je répondais exactement comme un homme dont la barque est emportée par les vagues, et qui, à cette question essentielle et unique pour lui : « Où faut-il se diriger ? » répondrait indirectement : « Les vagues me portent là-bas. »

Alors je ne remarquais pas cela.

Parfois, rarement, le sentiment, non la raison, se révoltait en moi contre cette superstition générale de notre temps, grâce à laquelle les hommes se cachent à eux-mêmes leur incompréhension de la vie. Ainsi, pendant mon séjour à Paris, la vue d’une exécution capitale me montra la fragilité de ma confiance dans le progrès. Quand je vis la tête se détacher du corps et, séparément, tomber dans le panier, je compris, non par la raison, mais par tout mon être, qu’aucune théorie sur la rationalité de l’ordre existant et du progrès, ne pouvait justifier un tel acte. Si même tous les hommes de l’univers, s’appuyant sur n’importe quelle théorie, depuis la création du monde, trouvaient cela nécessaire, je saurais, moi, que c’est mal, par conséquent, que ce n’est pas là le progrès ; que ce n’est pas ce que disent et font les hommes qui décide de ce qui est bien ou mal, mais que c’est moi, avec mon cœur, qui puis en juger.

Une autre circonstance, où j’eus conscience de l’insuffisance pour la vie de la foi dans le progrès, me fut donnée par la mort de mon frère. Intelligent, bon, sérieux, il tomba malade tout jeune encore, souffrit plus d’une année et mourut douloureusement sans avoir compris pourquoi il avait vécu et encore moins pourquoi il mourait. Aucune théorie ne put fournir de réponse à ses questions, ni aux miennes, pendant sa lente et cruelle agonie.

Mais ces occasions de doute étaient rares, et, en réalité, je continuais à vivre n’ayant d’autre croyance que la foi dans le progrès. « Tout se développe et je me développe ; mais pourquoi cela ? on le verra. »

C’est ainsi que j’aurais dû formuler ma croyance. Revenu de l’étranger, je m’installai à la campagne et résolus de m’occuper des écoles de paysans. Cette occupation m’était particulièrement agréable ; je n’y trouvais pas ce mensonge, qui m’était devenu évident et me sautait aux yeux pendant mes années de doctorat littéraire. Ici aussi j’agissais au nom du progrès, mais déjà je l’envisageais en critique. Je me disais que certaines manifestations du progrès sont assez bizarres, et qu’il faut laisser une grande latitude aux gens primitifs, aux enfants des paysans, leur permettant de choisir la voie du progrès qu’il leur plaira. Mais en réalité je tournais toujours autour de ce même problème insoluble, qui consistait à enseigner, sans savoir quoi. Dans les hautes sphères de l’activité littéraire, je comprenais qu’on ne peut enseigner sans savoir quoi, car j’avais vu que tous enseignaient des choses différentes, et n’arrivaient à se cacher mutuellement leur ignorance que par des discussions entre eux. Ici, avec les enfants des paysans, je crus pouvoir tourner cette difficulté en laissant les enfants apprendre ce qu’ils voudraient.

Ce m’est étrange, à présent, de me rappeler comment je biaisais pour réaliser mon désir d’enseigner, sachant très bien, au fond de mon âme, que je ne pouvais enseigner rien de ce qu’il fallait, l’ignorant moi-même. Après une année passée à m’occuper de l’école, je partis pour la seconde fois à l’étranger, afin d’y apprendre le moyen d’arriver à instruire les autres, tout en ne sachant rien soi-même.

Il me sembla avoir appris cela à l’étranger, et, armé de toute cette sagesse, l’année de l’émancipation des serfs je retournai en Russie, où, ayant accepté la fonction d’arbitre territorial[1], je me mis à enseigner le peuple ignorant dans les écoles, et les gens instruits dans une revue que je commençai à éditer. Il me semblait que tout allait bien. Cependant je sentais que je n’étais pas tout à fait sain d’esprit et que cela ne pouvait durer longtemps. J’en serais peut-être venu alors à ce désespoir auquel j’arrivai quinze ans plus tard, si je n’avais envisagé un autre côté de la vie, que je ne connaissais pas encore et qui me promettait le salut : c’était la vie de famille.

Une année durant je m’occupai de l’arbitrage territorial, des écoles et de la revue, et j’étais très affligé, car je m’y perdais de plus en plus. La lutte perpétuelle nécessitée par mes fonctions de conciliateur me devint si pénible, mon activité dans les écoles se manifesta si vaguement, mon travail dans la revue, le désir d’enseigner, en même temps que de me cacher à moi-même ma propre incapacité, me devint si répugnant, que je tombai malade moralement plutôt que physiquement. J’abandonnai tout et m’en fus dans les steppes, chez les Bachkirs, respirer l’air, boire le koumiss et vivre de la vie animale.

À mon retour, je me mariai. Les conditions nouvelles d’une vie de famille heureuse me détournèrent complètement de toute recherche du sens général de la vie. Toute ma vie, en ce temps-là, se concentra sur ma famille, ma femme, mes enfants, et, par conséquent, sur les moyens d’augmenter mes ressources. Mon aspiration au perfectionnement, remplacée déjà auparavant par l’aspiration au perfectionnement en général, au progrès, cédait nettement la place à mon désir d’avoir, pour moi et ma famille, une vie très confortable. Ainsi passèrent quinze ans encore. Bien que je considérasse la littérature comme une bagatelle, pendant ces quinze années, je continuai cependant à écrire.

Je connaissais la séduction qu’exerce la littérature : l’appât du gain énorme et des applaudissements qui récompensent un mince travail. Et je vis dans la littérature le moyen d’améliorer ma situation matérielle, d’étouffer dans mon âme toutes les questions sur le sens de ma propre vie, et de la vie, en général.

J’écrivais, enseignant ce qui était pour moi l’unique vérité : qu’il fallait vivre de manière à se rendre soi-même et sa famille le plus heureux possible.

Ainsi je vécus. Mais il y a cinq ans, quelque chose d’étrange commença à se manifester en moi. D’abord ce furent des moments d’étonnement, d’arrêt de la vie, comme si je ne savais pas comment vivre, ni que faire ; et je devenais inquiet et triste. Ces moments passés, je continuais à vivre comme auparavant. Par la suite ces moments de perplexité devinrent de plus en plus fréquents, mais toujours sous la même forme. Ces arrêts dans la vie s’exprimaient toujours par les mêmes questions : Pourquoi ? Eh bien ? Et après ?

D’abord il me sembla que c’étaient là des questions inutiles, sans but. Il me parut que tout cela était connu et que si je voulais un jour m’occuper de les résoudre, ce ne serait guère difficile, qu’alors je n’en avais pas le temps mais que je trouverais la réponse dès que je le voudrais. Mais les questions se posèrent de plus en plus fréquemment. De plus en plus pressantes elles exigeaient une réponse ; et, comme des poings retombant toujours sur la même place, ces questions sans réponse finirent par former une tache noire. Il m’arriva ce qui arrive à quiconque tombe malade d’une maladie intérieure mortelle. D’abord paraissent les symptômes infimes du mal, auxquels le malade ne fait point attention ; ensuite ces symptômes se montrent de plus en plus souvent et se résument en une souffrance unique et continue. La souffrance augmente et le malade n’a pas le temps de se retourner qu’il reconnaît que ce qu’il prenait pour une indisposition est ce qui a pour lui le plus d’importance au monde : la Mort.

Voilà ce qui m’arriva. Je compris que ce n’était pas une indisposition accidentelle, mais quelque chose de très grave, et que si la même question se répétait toujours, alors il fallait y répondre. Et je tâchai de le faire. Les questions paraissaient si absurdes, si simples, si enfantines ! Mais aussitôt que j’y touchai et que j’essayai de les résoudre, je fus immédiatement convaincu que, premièrement, ces questions n’étaient ni enfantines ni stupides, que c’étaient les questions les plus sérieuses et les plus profondes de la vie, et, deuxièmement, que j’aurais beau y réfléchir, je ne pourrais les résoudre. Avant de m’occuper de mon domaine de Samara, de l’éducation de mon fils, de la rédaction d’un livre, je devais savoir pourquoi je ferais tout cela. Tant que je ne saurais pas pourquoi, je ne pourrais rien faire, je ne pourrais pas vivre. Au milieu de mes idées sur l’organisation de mes affaires, qui me préoccupaient beaucoup à cette époque, tout d’un coup il me venait en tête cette question : « Eh bien ! tu auras six mille déciatines dans le gouvernement de Samara, trois cents chevaux. Et après ? » Et j’étais tout à fait déconcerté et ne savais plus que penser. Ou bien, dès que je commençais à réfléchir à la manière d’élever les enfants, je me disais : « Pourquoi ? » Ou quand je me demandais comment le peuple pourrait arriver au bien-être, tout à coup je me disais : « Et qu’est-ce que cela me fait ? » Ou quand je pensais à cette gloire que me valaient mes ouvrages, je me disais : « Eh bien ! tu seras plus célèbre que Gogol, Pouschkine, Shakespeare, Molière, que tous les écrivains du monde ; et après ? » Et je ne pouvais rien répondre, rien.

Les questions n’attendent pas, il faut y répondre tout de suite. Si l’on ne répond pas, on ne peut pas vivre. Et de réponse, point. Je sentis que le sol sur lequel je me tenais debout se dérobait, qu’il n’y avait plus rien où je pusse me retenir, que ce dont je vivais n’était plus, et que je n’avais rien pour le remplacer.


  1. Fonction instituée lors de l’émancipation des serfs, pour régler les différends entre les paysans affranchis et les propriétaires.