Les Confessions (Rousseau)/Livre X
a force extraordinaire qu’une effervescence passagère m’avait donnée
pour quitter l’Ermitage m’abandonna sitôt que j’en fus dehors. À peine
fus-je établi dans ma nouvelle demeure, que de vives et fréquentes attaques
de mes rétentions se compliquèrent avec l’incommodité nouvelle d’une
descente qui me tourmentait depuis quelque temps, sans que je susse que c’en
était une. Je tombai bientôt dans les plus cruels accidents. Le médecin
Thierry, mon ancien ami, vint me voir, et m’éclaira sur mon état. Les
sondes, les bougies, les bandages, tout l’appareil des infirmités de l’âge
rassemblé autour de moi me fit durement sentir qu’on n’a plus le cœur jeune
impunément, quand le corps a cessé de l’être. La belle saison ne me rendit
point mes forces, et je passai toute l’année 1758 dans un état de langueur
qui me fit croire que je touchais à la fin de ma carrière. J’en voyais
approcher le terme avec une sorte d’empressement. Revenu des chimères de
l’amitié, détaché de tout ce qui m’avait fait aimer la vie, je n’y voyais
plus rien qui pût me la rendre agréable : je n’y voyais plus que des maux et
des misères qui m’empêchaient de jouir de moi. J’aspirais au moment d’être
libre et d’échapper à mes ennemis. Mais reprenons le fil des événements.
Il paraît que ma retraite à Montmorency déconcerta madame d’Épinay : vraisemblablement elle ne s’y était pas attendue. Mon triste état, la rigueur de la saison, l’abandon général où je me trouvais, tout leur faisait croire, à Grimm et à elle, qu’en me poussant à la dernière extrémité ils me réduiraient à crier merci, et à m’avilir aux dernières bassesses pour être laissé dans l’asile dont l’honneur m’ordonnait de sortir. Je délogeai si brusquement, qu’ils n’eurent pas le temps de prévenir le coup ; et il ne leur resta plus que le choix de jouer à quitte ou double, et d’achever de me perdre, ou de tâcher de me ramener. Grimm prit le premier parti : mais je crois que madame d’Épinay eût préféré l’autre ; et j’en juge par sa réponse à ma dernière lettre, où elle radoucit beaucoup le ton qu’elle avait pris dans les précédentes, et où elle semblait ouvrir la porte à un raccommodement. Le long retard de cette réponse, qu’elle me fit attendre un mois entier, indique assez l’embarras où elle se trouvait pour lui donner un tour convenable, et les délibérations dont elle la fit précéder. Elle ne pouvait s’avancer plus loin sans se commettre : mais après ses lettres précédentes, et après ma brusque sortie de sa maison, l’on ne peut qu’être frappé du soin qu’elle prend, dans cette lettre, de n’y pas laisser glisser un seul mot désobligeant. Je vais la transcrire en entier, afin qu’on en juge.
« Je n’ai reçu votre lettre du 17 décembre, monsieur, qu’hier. On me l’a envoyée dans une caisse remplie de différentes choses, qui a été tout ce temps en chemin. Je ne répondrai qu’à l’apostille : quant à la lettre, je ne l’entends pas bien, et si nous étions dans le cas de nous expliquer, je voudrais bien mettre tout ce qui s’est passé sur le compte d’un malentendu. Je reviens à l’apostille. Vous pouvez vous rappeler, monsieur, que nous étions convenus que les gages du jardinier de l’Ermitage passeraient par vos mains, pour lui mieux faire sentir qu’il dépendait de vous, et pour vous éviter des scènes aussi ridicules et indécentes qu’en avait fait son prédécesseur. La preuve en est que les premiers quartiers de ses gages vous ont été remis, et que j’étais convenue avec vous, peu de jours avant mon départ, de vous faire rembourser vos avances. Je sais que vous en fîtes d’abord difficulté : mais ces avances, je vous avais prié de les faire ; il était simple de m’acquitter, et nous en convînmes. Cahouet m’a marqué que vous n’avez point voulu recevoir cet argent. Il y a assurément du quiproquo là-dedans. Je donne ordre qu’on vous le reporte, et je ne vois pas pourquoi vous voudriez payer mon jardinier, malgré nos conventions, et au delà même du terme que vous avez habité l’Ermitage. Je compte donc, monsieur, que, vous rappelant tout ce que j’ai l’honneur de vous dire, vous ne refuserez pas d’être remboursé de l’avance que vous avez bien voulu faire pour moi. »
Après tout ce qui s’était passé, ne pouvant plus prendre de confiance en madame d’Épinay, je ne voulus point renouer avec elle ; je ne répondis point à cette lettre, et notre correspondance finit là. Voyant mon parti pris, elle prit le sien ; et entrant alors dans toutes les vues de Grimm et de la coterie holbachique, elle unit ses efforts aux leurs pour me couler à fond. Tandis qu’ils travaillaient à Paris, elle travaillait à Genève. Grimm, qui dans la suite alla l’y joindre, acheva ce qu’elle avait commencé. Tronchin, qu’ils n’eurent pas de peine à gagner, les seconda puissamment, et devint le plus furieux de mes persécuteurs, sans avoir jamais eu de moi, non plus que Grimm, le moindre sujet de plainte. Tous trois d’accord semèrent sourdement dans Genève le germe qu’on y vit éclore quatre ans après.
Ils eurent plus de peine à Paris où j’étais plus connu, et où les cœurs, moins disposés à la haine, n’en reçurent pas si aisément les impressions. Pour porter leurs coups avec plus d’adresse, ils commencèrent par débiter que c’était moi qui les avais quittés (Voyez la lettre de Deleyre, liasse B, n° 30). De là, feignant d’être toujours mes amis, ils semaient adroitement leurs accusations malignes, comme des plaintes de l’injustice de leur ami. Cela faisait que, moins en garde, on était plus porté à les écouter et à me blâmer. Les sourdes accusations de perfidie et d’ingratitude se débitaient avec plus de précaution, et par là même avec plus d’effet. Je sus qu’ils m’imputaient des noirceurs atroces, sans jamais pouvoir apprendre en quoi ils les faisaient consister. Tout ce que je pus déduire de la rumeur publique fut qu’elle se réduisait à ces quatre crimes capitaux : 1° ma retraite à la campagne ; 2° mon amour pour madame d’Houdetot ; 3° refus d’accompagner à Genève madame d’Épinay ; 4° sortie de l’Ermitage. S’ils y ajoutèrent d’autres griefs, ils prirent leurs mesures si justes, qu’il m’a été parfaitement impossible d’apprendre jamais quel en était le sujet.
C’est donc ici que je crois pouvoir fixer l’établissement d’un système adopté depuis par ceux qui disposent de moi, avec un progrès et un succès si rapides, qu’il tiendrait du prodige, pour qui ne saurait pas quelle facilité tout ce qui favorise la malignité des hommes trouve à s’établir. Il faut tâcher d’expliquer en peu de mots ce que cet obscur et profond système a de visible à mes yeux.
Avec un nom déjà célèbre et connu dans toute l’Europe, j’avais conservé la simplicité de mes premiers goûts. Ma mortelle aversion pour tout ce qui s’appelait parti, faction, cabale, m’avait maintenu libre, indépendant, sans autre chaîne que les attachements de mon cœur. Seul, étranger, isolé, sans appui, sans famille, ne tenant qu’à mes principes et à mes devoirs, je suivais avec intrépidité les routes de la droiture, ne flattant, ne ménageant jamais personne aux dépens de la justice et de la vérité. De plus, retiré depuis deux ans dans la solitude, sans correspondance de nouvelles, sans relation des affaires du monde, sans être instruit ni curieux de rien, je vivais à quatre lieues de Paris, aussi séparé de cette capitale par mon incurie, que je l’aurais été par les mers dans l’île de Tinian.
Grimm, Diderot, d’Holbach, au contraire, au centre du tourbillon, vivaient répandus dans le plus grand monde, et s’en partageaient presque entre eux toutes les sphères. Grands, beaux esprits, gens de lettres, gens de robe, femmes, ils pouvaient de concert se faire écouter partout. On doit voir déjà l’avantage que cette position donne à trois hommes bien unis contre un quatrième, dans celle où je me trouvais. Il est vrai que Diderot et d’Holbach n’étaient pas (du moins je ne puis le croire) gens à tramer des complots bien noirs ; l’un n’en avait pas la méchanceté, ni l’autre l’habileté : mais c’était en cela même que la partie était mieux liée. Grimm seul formait son plan dans sa tête, et n’en montrait aux deux autres que ce qu’ils avaient besoin de voir pour concourir à l’exécution. L’ascendant qu’il avait pris sur eux rendait ce concours facile, et l’effet du tout répondait à la supériorité de son talent.
Ce fut avec ce talent supérieur que, sentant l’avantage qu’il pouvait tirer de nos positions respectives, il forma le projet de renverser ma réputation de fond en comble, et de m’en faire une tout opposée, sans se compromettre, en commençant par élever autour de moi un édifice de ténèbres qu’il me fût impossible de percer pour éclairer ses manœuvres, et pour le démasquer.
Cette entreprise était difficile, en ce qu’il en fallait pallier l’iniquité aux yeux de ceux qui devaient y concourir. Il fallait tromper les honnêtes gens ; il fallait écarter de moi tout le monde, ne pas me laisser un seul ami, ni petit ni grand. Que dis-je ! il ne fallait pas laisser percer un seul mot de vérité jusqu’à moi. Si un seul homme généreux me fût venu dire : Vous faites le vertueux, cependant voilà comme on vous traite, et voilà sur quoi l’on vous juge : qu’avez-vous à dire ? La vérité triomphait, et Grimm était perdu. Il le savait ; mais il a sondé son propre cœur, et n’a estimé les hommes que ce qu’ils valent. Je suis fâché, pour l’honneur de l’humanité, qu’il ait calculé si juste.
En marchant dans ces souterrains, ses pas, pour être sûrs, devaient être lents. Il y a douze ans qu’il suit son plan, et le plus difficile reste encore à faire : c’est d’abuser le public entier. Il y reste des yeux qui l’ont suivi de plus près qu’il ne pense. Il le craint, et n’ose encore exposer sa trame au grand jour. Mais il a trouvé le peu difficile moyen d’y faire entrer la puissance, et cette puissance dispose de moi. Soutenu de cet appui, il avance avec moins de risque. Les satellites de la puissance se piquant peu de droiture pour l’ordinaire, et beaucoup moins de franchise, il n’a plus guère à craindre l’indiscrétion de quelque homme de bien ; car il a besoin surtout que je sois environné de ténèbres impénétrables, et que son complot me soit toujours caché, sachant bien qu’avec quelque art qu’il en ait ourdi la trame, elle ne soutiendrait jamais mes regards. Sa grande adresse est de paraître me ménager en me diffamant, et de donner encore à sa perfidie l’air de la générosité.
Je sentis les premiers effets de ce système par les sourdes accusations de la coterie holbachique, sans qu’il me fût possible de savoir ni de conjecturer même en quoi consistaient ces accusations. Deleyre me disait dans ses lettres qu’on m’imputait des noirceurs ; Diderot me disait plus mystérieusement la même chose ; et quand j’entrais en explication avec l’un et l’autre, tout se réduisait aux chefs d’accusation ci-devant notés. Je sentais un refroidissement graduel dans les lettres de madame d’Houdetot. Je ne pouvais attribuer ce refroidissement à Saint-Lambert, qui continuait à m’écrire avec la même amitié, et qui me vint même voir après son retour. Je ne pouvais non plus m’en imputer la faute, puisque nous nous étions séparés très-contents l’un de l’autre, et qu’il ne s’était rien passé de ma part, depuis ce temps-là, que mon départ de l’Ermitage, dont elle avait elle-même senti la nécessité. Ne sachant donc à quoi m’en prendre de ce refroidissement, dont elle ne convenait pas, mais sur lequel mon cœur ne prenait pas le change, j’étais inquiet de tout. Je savais qu’elle ménageait extrêmement sa belle-sœur et Grimm, à cause de leurs liaisons avec Saint-Lambert ; je craignais leurs œuvres. Cette agitation rouvrit mes plaies, et rendit ma correspondance orageuse, au point de l’en dégoûter tout à fait. J’entrevoyais mille choses cruelles, sans rien voir distinctement. J’étais dans la position la plus insupportable pour un homme dont l’imagination s’allume aisément. Si j’eusse été tout à fait isolé, si je n’avais rien su du tout, je serais devenu plus tranquille ; mais mon cœur tenait encore à des attachements par lesquels mes ennemis avaient sur moi mille prises ; et les faibles rayons qui perçaient dans mon asile ne servaient qu’à me laisser voir la noirceur des mystères qu’on me cachait.
J’aurais succombé, je n’en doute point, à ce tourment trop cruel, trop insupportable à mon naturel ouvert et franc, qui, par l’impossibilité de cacher mes sentiments, me fait tout craindre de ceux qu’on me cache, si très-heureusement il ne se fût présenté des objets assez intéressants à mon cœur pour faire une diversion salutaire à ceux qui m’occupaient malgré moi. Dans la dernière visite que Diderot m’avait faite à l’Ermitage, il m’avait parlé de l’article Genève, que d’Alembert avait mis dans l’Encyclopédie : il m’avait appris que cet article, concerté avec des Genevois du haut étage, avait pour but l’établissement de la comédie à Genève ; qu’en conséquence les mesures étaient prises, et que cet établissement ne tarderait pas d’avoir lieu. Comme Diderot paraissait trouver tout cela fort bien, qu’il ne doutait pas du succès, et que j’avais avec lui trop d’autres débats pour disputer encore sur cet article, je ne lui dis rien ; mais, indigné de tout ce manège de séduction dans ma patrie, j’attendais avec impatience le volume de l’Encyclopédie où était cet article, pour voir s’il n’y aurait pas moyen d’y faire quelque réponse qui pût parer ce malheureux coup. Je reçus le volume peu après mon établissement à Mont-Louis, et je trouvai l’article fait avec beaucoup d’adresse et d’art, et digne de la plume dont il était parti. Cela ne me détourna pourtant pas de vouloir y répondre ; et, malgré l’abattement où j’étais, malgré mes chagrins et mes maux, la rigueur de la saison et l’incommodité de ma nouvelle demeure, dans laquelle je n’avais pas encore eu le temps de m’arranger, je me mis à l’ouvrage avec un zèle qui surmonta tout.
Pendant un hiver assez rude, au mois de février, et dans l’état que j’ai décrit ci-devant, j’allais tous les jours passer deux heures le matin, et autant l’après-dînée, dans un donjon tout ouvert, que j’avais au bout du jardin où était mon habitation. Ce donjon, qui terminait une allée en terrasse, donnait sur la vallée et l’étang de Montmorency, et m’offrait, pour terme de point de vue, le simple mais respectable château de Saint-Gratien, retraite du vertueux Catinat. Ce fut dans ce lieu, pour lors glacé, que, sans abri contre le vent et la neige, et sans autre feu que celui de mon cœur, je composai, dans l’espace de trois semaines, ma lettre à d’Alembert sur les spectacles. C’est ici (car la Julie n’était pas à moitié faite) le premier de mes écrits où j’aie trouvé des charmes dans le travail. Jusqu’alors l’indignation de la vertu m’avait tenu lieu d’Apollon ; la tendresse et la douceur d’âme m’en tinrent lieu cette fois. Les injustices dont je n’avais été que spectateur m’avaient irrité ; celles dont j’étais devenu l’objet m’attristèrent ; et cette tristesse sans fiel n’était que celle d’un cœur trop aimant, trop tendre, qui, trompé par ceux qu’il avait crus de sa trempe, était forcé de se retirer au dedans de lui. Plein de tout ce qui venait de m’arriver, encore ému de tant de violents mouvements, le mien mêlait le sentiment de ses peines aux idées que la méditation de mon sujet m’avait fait naître ; mon travail se sentit de ce mélange. Sans m’en apercevoir, j’y décrivis ma situation actuelle ; j’y peignis Grimm, madame d’Épinay, madame d’Houdetot, Saint-Lambert, moi-même. En l’écrivant, que je versai de délicieuses larmes ! Hélas ! on y sent trop que l’amour, cet amour fatal dont je m’efforçais de guérir, n’était pas encore sorti de mon cœur. À tout cela se mêlait un certain attendrissement sur moi-même, qui me sentais mourant, et qui croyais faire au public mes derniers adieux. Loin de craindre la mort, je la voyais approcher avec joie ; mais j’avais regret de quitter mes semblables sans qu’ils sentissent tout ce que je valais, sans qu’ils sussent combien j’aurais mérité d’être aimé d’eux s’ils m’avaient connu davantage. Voilà les secrètes causes du ton singulier qui règne dans cet ouvrage, et qui tranche si prodigieusement avec celui du précédent.
Je retouchais et mettais au net cette lettre, et je me disposais à la faire imprimer, quand, après un long silence, j’en reçus une de madame d’Houdetot, qui me plongea dans une affliction nouvelle, la plus sensible que j’eusse encore éprouvée. Elle m’apprenait dans cette lettre (liasse B, n° 34) que ma passion pour elle était connue de tout Paris ; que j’en avais parlé à des gens qui l’avaient rendue publique ; que ces bruits, parvenus à son amant, avaient failli lui coûter la vie ; qu’enfin il lui rendait justice, et que leur paix était faite ; mais qu’elle lui devait, ainsi qu’à elle-même et au soin de sa réputation, de rompre avec moi tout commerce : m’assurant, au reste, qu’ils ne cesseraient jamais l’un et l’autre de s’intéresser à moi, qu’ils me défendraient dans le public, et qu’elle enverrait de temps en temps savoir de mes nouvelles.
Et toi aussi, Diderot ! m’écriai-je. Indigne ami ! Je ne pus cependant me résoudre à le juger encore. Ma faiblesse était connue d’autres gens qui pouvaient l’avoir fait parler. Je voulus douter… mais bientôt je ne le pus plus. Saint-Lambert fit peu après un acte digne de sa générosité. Il jugeait, connaissant assez mon âme, en quel état je devais être, trahi d’une partie de mes amis, et délaissé des autres. Il vint me voir. La première fois il avait peu de temps à me donner. Il revint. Malheureusement, ne l’attendant pas, je ne me trouvai pas chez moi. Thérèse, qui s’y trouva, eut avec lui un entretien de plus de deux heures, dans lequel ils se dirent mutuellement beaucoup de faits dont il m’importait que lui et moi fussions informés. La surprise avec laquelle j’appris par lui que personne ne doutait dans le monde que je n’eusse vécu avec madame d’Épinay comme Grimm y vivait maintenant, ne peut être égalée que par celle qu’il eut lui-même en apprenant combien ce bruit était faux. Saint-Lambert, au grand déplaisir de la dame, était dans le même cas que moi ; et tous les éclaircissements qui résultèrent de cet entretien achevèrent d’éteindre en moi tout regret d’avoir rompu sans retour avec elle. Par rapport à madame d’Houdetot, il détailla à Thérèse plusieurs circonstances qui n’étaient connues ni d’elle, ni même de madame d’Houdetot, que je savais seul, que je n’avais dites qu’au seul Diderot sous le sceau de l’amitié ; et c’était précisément Saint-Lambert qu’il avait choisi pour lui en faire la confidence. Ce dernier trait me décida ; et, résolu de rompre avec Diderot pour jamais, je ne délibérai plus que sur la manière ; car je m’étais aperçu que les ruptures secrètes tournaient à mon préjudice, en ce qu’elles laissaient le masque de l’amitié à mes plus cruels ennemis.
Les règles de bienséance établies dans le monde sur cet article semblent dictées par l’esprit de mensonge et de trahison. Paraître encore l’ami d’un homme dont on a cessé de l’être, c’est se réserver des moyens de lui nuire en surprenant les honnêtes gens. Je me rappelai que quand l’illustre Montesquieu rompit avec le P. de Tournemine, il se hâta de le déclarer hautement, en disant à tout le monde : N’écoutez ni le P. de Tournemine ni moi, parlant l’un de l’autre ; car nous avons cessé d’être amis. Cette conduite fut très applaudie, et tout le monde en loua la franchise et la générosité. Je résolus de suivre avec Diderot le même exemple : mais comment de ma retraite publier cette rupture authentiquement, et pourtant sans scandale ? Je m’avisai d’insérer par forme de note, dans mon ouvrage, un passage du livre de l’Ecclésiastique, qui déclarait cette rupture et même le sujet assez clairement pour quiconque était au fait, et ne signifiait rien pour le reste du monde, m’attachant, au surplus, à ne désigner dans l’ouvrage l’ami auquel je renonçais qu’avec l’honneur qu’on doit toujours rendre à l’amitié même éteinte. On peut voir tout cela dans l’ouvrage même.
Il n’y a qu’heur et malheur dans ce monde ; et il semble que tout acte de courage soit un crime dans l’adversité. Le même trait qu’on avait admiré dans Montesquieu ne m’attira que blâme et reproche. Sitôt que mon ouvrage fut imprimé et que j’en eus des exemplaires, j’en envoyai un à Saint-Lambert, qui, la veille même, m’avait écrit, au nom de madame d’Houdetot et au sien, un billet plein de la plus tendre amitié (liasse B, no 37). Voici la lettre qu’il m’écrivit, en me renvoyant mon exemplaire :
« En vérité, monsieur, je ne puis accepter le présent que vous venez de me faire. À l’endroit de votre préface où, à l’occasion de Diderot, vous citez un passage de l’Ecclésiaste (Il se trompe, c’est de l’Ecclésiastique), le livre m’est tombé des mains. Après les conversations de cet été vous m’avez paru convaincu que Diderot était innocent des prétendues indiscrétions que vous lui imputiez. Il peut avoir des torts avec vous : je l’ignore ; mais je sais bien qu’ils ne vous donnent pas le droit de lui faire une insulte publique. Vous n’ignorez pas les persécutions qu’il essuie, et vous allez mêler la voix d’un ancien ami aux cris de l’envie. Je ne puis vous dissimuler, monsieur, combien cette atrocité me révolte. Je ne vis point avec Diderot, mais je l’honore, et je sens vivement le chagrin que vous donnez à un homme à qui, du moins vis-à-vis de moi, vous n’avez jamais reproché qu’un peu de faiblesse. Monsieur, nous différons trop de principes pour nous convenir jamais. Oubliez mon existence ; cela ne doit pas être difficile. Je n’ai jamais fait aux hommes ni le bien ni le mal dont on se souvient longtemps. Je vous promets, moi, monsieur, d’oublier votre personne, et de ne me souvenir que de vos talents. »
Je ne me sentis pas moins déchiré qu’indigné de cette lettre, et dans l’excès de ma misère retrouvant enfin ma fierté, je lui répondis par le billet suivant :
« Monsieur, en lisant votre lettre je vous ai fait l’honneur d’en être surpris, et j’ai eu la bêtise d’en être ému ; mais je l’ai trouvée indigne de réponse.
« Je ne veux point continuer les copies de madame d’Houdetot. S’il ne lui convient pas de garder ce qu’elle a, elle peut me le renvoyer ; je lui rendrai son argent. Si elle le garde, il faut toujours qu’elle envoie chercher le reste de son papier et de son argent. Je la prie de me rendre en même temps le prospectus dont elle est dépositaire. Adieu, monsieur. »
Le courage dans l’infortune irrite les cœurs lâches, mais il plaît aux cœurs généreux. Il paraît que ce billet fit rentrer Saint-Lambert en lui-même, et qu’il eut regret à ce qu’il avait fait ; mais, trop fier à son tour pour en revenir ouvertement, il saisit, il prépara peut-être le moyen d’amortir le coup qu’il m’avait porté. Quinze jours après, je reçus de M. d’Épinay la lettre suivante :
« J’ai reçu, monsieur, le livre que vous avez eu la bonté de m’envoyer ; je le lis avec le plus grand plaisir. C’est le sentiment que j’ai toujours éprouvé à la lecture de tous les ouvrages qui sont sortis de votre plume. Recevez-en tous mes remerciements. J’aurais été vous les faire moi-même, si mes affaires m’eussent permis de demeurer quelque temps dans votre voisinage ; mais j’ai bien peu habité la Chevrette cette année. Monsieur et madame Dupin viennent m’y demander à dîner dimanche prochain. Je compte que MM. de Saint-Lambert, de Francueil et madame d’Houdetot seront de la partie ; vous me feriez un vrai plaisir, monsieur, si vous vouliez être des nôtres. Toutes les personnes que j’aurai chez moi vous désirent, et seront charmées de partager avec moi le plaisir de passer avec vous une partie de la journée. J’ai l’honneur d’être avec la plus parfaite considération, etc. »
Cette lettre me donna d’horribles battements de cœur. Après avoir fait, depuis un an, la nouvelle de Paris, l’idée de m’aller donner en spectacle vis-à-vis de madame d’Houdetot me faisait trembler, et j’avais peine à trouver assez de courage pour soutenir cette épreuve. Cependant, puisqu’elle et Saint-Lambert le voulaient bien, puisque d’Épinay parlait au nom de tous les conviés, et qu’il n’en nommait aucun que je ne fusse bien aise de voir, je ne crus point, après tout, me compromettre en acceptant un dîner où j’étais en quelque sorte invité par tout le monde. Je promis donc. Le dimanche il fit mauvais : M. d’Épinay m’envoya son carrosse, et j’allai.
Mon arrivée fit sensation. Je n’ai jamais reçu d’accueil plus caressant. On eût dit que toute la compagnie sentait combien j’avais besoin d’être rassuré. Il n’y a que les cœurs français qui connaissent ces sortes de délicatesses. Cependant je trouvai plus de monde que je ne m’y étais attendu ; entre autres, le comte d’Houdetot, que je ne connaissais point du tout, et sa sœur, madame de Blainville, dont je me serais bien passé. Elle était venue plusieurs fois l’année précédente à Eaubonne : et sa belle-sœur, dans nos promenades solitaires, l’avait souvent laissée s’ennuyer à garder le mulet. Elle avait nourri contre moi un ressentiment qu’elle satisfit durant ce dîner tout à son aise ; car on sent que la présence du comte d’Houdetot et de Saint-Lambert ne mettait pas les rieurs de mon côté, et qu’un homme embarrassé dans les entretiens les plus faciles n’était pas fort brillant dans celui-là. Je n’ai jamais tant souffert, ni fait plus mauvaise contenance, ni reçu d’atteintes plus imprévues. Enfin, quand on fut sorti de table, je m’éloignai de cette mégère ; j’eus le plaisir de voir Saint-Lambert et madame d’Houdetot s’approcher de moi, et nous causâmes ensemble, une partie de l’après-midi, de choses indifférentes, à la vérité, mais avec la même familiarité qu’avant mon égarement. Ce procédé ne fut pas perdu dans mon cœur ; et si Saint-Lambert y eût pu lire, il en eût sûrement été content. Je puis jurer que, quoique en arrivant, la vue de madame d’Houdetot m’eût donné des palpitations jusqu’à la défaillance, en m’en retournant je ne pensai presque pas à elle ; je ne fus occupé que de Saint-Lambert.
Malgré les malins sarcasmes de madame de Blainville, ce dîner me fit grand bien, et je me félicitai fort de ne m’y être pas refusé. J’y reconnus, non-seulement que les intrigues de Grimm et des holbachiens n’avaient point détaché de moi mes anciennes connaissances ; mais, ce qui me flatta davantage encore, c’est que les sentiments de madame d’Houdetot et de Saint-Lambert étaient moins changés que je n’avais cru ; et je compris enfin qu’il y avait plus de jalousie que de mésestime dans l’éloignement où il la tenait de moi. Cela me consola et me tranquillisa. Sûr de n’être pas un objet de mépris pour ceux qui l’étaient de mon estime, j’en travaillai sur mon propre cœur avec plus de courage et de succès. Si je ne vins pas à bout d’y éteindre entièrement une passion coupable et malheureuse, j’en réglai du moins si bien les restes, qu’ils ne m’ont pas fait faire une seule faute depuis ce temps-là. Les copies de madame d’Houdetot, qu’elle m’engagea de reprendre ; mes ouvrages que je continuai de lui envoyer quand ils paraissaient, m’attirèrent encore de sa part, de temps à autre, quelques messages et billets indifférents, mais obligeants. Elle fit même plus, comme on verra dans la suite : et la conduite réciproque de tous les trois, quand notre commerce eut cessé, peut servir d’exemple de la manière dont les honnêtes gens se séparent, quand il ne leur convient plus de se voir.
Un autre avantage que me procura ce dîner fut qu’on en parla dans Paris, et qu’il servit de réfutation sans réplique au bruit que répandaient partout mes ennemis, que j’étais brouillé mortellement avec tous ceux qui s’y trouvèrent, et surtout avec M. d’Épinay. En quittant l’Ermitage, je lui avais écrit une lettre de remerciement très honnête, à laquelle il répondit non moins honnêtement ; et les attentions mutuelles ne cessèrent point tant avec lui qu’avec M. de Lalive son frère, qui même vint me voir à Montmorency, et m’envoya ses gravures. Hors les deux belles-sœurs de madame d’Houdetot, je n’ai jamais été mal avec personne de sa famille.
Ma lettre à d’Alembert eut un grand succès. Tous mes ouvrages en avaient eu, mais celui-ci me fut plus favorable. Il apprit au public à se défier des insinuations de la coterie holbachique. Quand j’allai à l’Ermitage, elle prédit, avec sa suffisance ordinaire, que je n’y tiendrais pas trois mois. Quand elle vit que j’y en avais tenu vingt, et que, forcé d’en sortir, je fixais encore ma demeure à la campagne, elle soutint que c’était obstination pure ; que je m’ennuyais à la mort dans ma retraite ; mais que, rongé d’orgueil, j’aimais mieux y périr victime de mon opiniâtreté, que de m’en dédire et revenir à Paris. La lettre à d’Alembert respirait une douceur d’âme qu’on sentait n’être point jouée. Si j’eusse été rongé d’humeur dans ma retraite, mon ton s’en serait senti. Il en régnait dans tous les écrits que j’avais faits à Paris : il n’en régnait plus dans le premier que j’avais fait à la campagne. Pour ceux qui savent observer, cette remarque était décisive. On vit que j’étais rentré dans mon élément.
Cependant ce même ouvrage, tout plein de douceur qu’il était, me fit encore, par ma balourdise et par mon malheur ordinaire, un nouvel ennemi parmi les gens de lettres. J’avais fait connaissance avec Marmontel chez M. de la Poplinière, et cette connaissance s’était entretenue chez le baron. Marmontel faisait alors le Mercure de France. Comme j’avais la fierté de ne point envoyer mes ouvrages aux auteurs périodiques, et que je voulais cependant lui envoyer celui-ci, sans qu’il crût que c’était à ce titre, ni pour qu’il en parlât dans le Mercure, j’écrivis sur son exemplaire que ce n’était point pour l’auteur du Mercure, mais pour M. Marmontel. Je crus lui faire un très beau compliment ; il crut y voir une cruelle offense, et devint mon plus irréconciliable ennemi. Il écrivit contre cette même lettre avec politesse, mais avec un fiel qui se sent aisément, et depuis lors il n’a manqué aucune occasion de me nuire dans la société, et de me maltraiter indirectement dans ses ouvrages : tant le très irritable amour-propre des gens de lettres est difficile à ménager, et tant on doit avoir soin de ne rien laisser, dans les compliments qu’on leur fait, qui puisse même avoir la moindre apparence d’équivoque.
Devenu tranquille de tous les côtés, je profitai du loisir et de l’indépendance où je me trouvais pour reprendre mes travaux avec plus de suite. J’achevai cet hiver la Julie, et je l’envoyai à Rey, qui la fit imprimer l’année suivante. Ce travail fut cependant encore interrompu par une petite diversion, et même assez désagréable. J’appris qu’on préparait à l’Opéra une nouvelle remise du Devin du village. Outré de voir ces gens-là disposer arrogamment de mon bien, je repris le mémoire que j’avais envoyé à M. d’Argenson, et qui était demeuré sans réponse ; et l’ayant retouché, je le fis remettre par M. Sellon, résident de Genève, avec une lettre dont il voulut bien se charger, à M. le comte de Saint-Florentin, qui avait remplacé M. d’Argenson dans le département de l’Opéra. M. de Saint-Florentin promit une réponse, et n’en fit aucune. Duclos, à qui j’écrivis ce que j’avais fait, en parla aux petits violons, qui offrirent de me rendre, non mon opéra, mais mes entrées dont je ne pouvais plus profiter. Voyant que je n’avais d’aucun côté aucune justice à espérer, j’abandonnai cette affaire ; et la direction de l’Opéra, sans répondre à mes raisons ni les écouter, a continué de disposer, comme de son propre bien, et de faire son profit du Devin du village, qui très incontestablement n’appartient qu’à moi seul.
Depuis que j’avais secoué le joug de mes tyrans, je menais une vie assez égale et paisible : privé du charme des attachements trop vifs, j’étais libre aussi du poids de leurs chaînes. Dégoûté des amis protecteurs, qui voulaient absolument disposer de ma destinée et m’asservir à leurs prétendus bienfaits malgré moi, j’étais résolu de m’en tenir désormais aux liaisons de simple bienveillance, qui, sans gêner la liberté, font l’agrément de la vie, et dont une mise d’égalité fait le fondement. J’en avais de cette espèce autant qu’il m’en fallait pour goûter les douceurs de la société, sans en souffrir la dépendance ; et sitôt que j’eus essayé de ce genre de vie, je sentis que c’était celui qui convenait à mon âge, pour finir mes jours dans le calme, loin de l’orage, des brouilleries et des tracasseries, où je venais d’être à demi submergé.
Durant mon séjour à l’Ermitage, et depuis mon établissement à Montmorency, j’avais fait à mon voisinage quelques connaissances qui m’étaient agréables, et qui ne m’assujettissaient à rien. À leur tête était le jeune Loyseau de Mauléon, qui, débutant alors au barreau, ignorait quelle y serait sa place. Je n’eus pas comme lui ce doute. Je lui marquai bientôt la carrière illustre qu’on le voit fournir aujourd’hui. Je lui prédis que, s’il se rendait sévère sur le choix des causes, et qu’il ne fût jamais que le défenseur de la justice et de la vertu, son génie, élevé par ce sentiment sublime, égalerait celui des plus grands orateurs. Il a suivi mon conseil, et il en a senti l’effet. Sa défense de M. de Portes est digne de Démosthène. Il venait tous les ans à un quart de lieue de l’Ermitage passer les vacances à Saint-Brice, dans le fief de Mauléon, appartenant à sa mère, et où jadis avait logé le grand Bossuet. Voilà un fief dont une succession de pareils maîtres rendrait la noblesse difficile à soutenir.
J’avais, au même village de Saint-Brice, le libraire Guérin, homme d’esprit, lettré, aimable, et de la haute volée dans son état. Il me fit faire aussi connaissance avec Jean Néaulme, libraire d’Amsterdam, son correspondant et son ami, qui dans la suite imprima l’Émile.
J’avais, plus près encore que Saint-Brice, M. Maltor, curé de Grosley, plus fait pour être homme d’État et ministre que curé de village, et à qui l’on eût donné tout au moins un diocèse à gouverner, si les talents décidaient des places. Il avait été secrétaire du comte du Luc, et avait connu très particulièrement Jean-Baptiste Rousseau. Aussi plein d’estime pour la mémoire de cet illustre banni que d’horreur pour celle du fourbe Saurin qui l’avait perdu, il savait sur l’un et sur l’autre beaucoup d’anecdotes curieuses, que Seguy n’avait pas mises dans la vie encore manuscrite du premier ; et il m’assurait que le comte du Luc, loin d’avoir jamais eu à s’en plaindre, avait conservé jusqu’à la fin de sa vie la plus ardente amitié pour lui. M. Maltor, à qui M. de Vintimille avait donné cette retraite assez bonne, après la mort de son patron, avait été employé jadis dans beaucoup d’affaires, dont il avait, quoique vieux, la mémoire encore présente, et dont il raisonnait très bien. Sa conversation, non moins instructive qu’amusante, ne sentait point son curé de village : il joignait le ton d’un homme du monde aux connaissances d’un homme de cabinet. Il était, de tous mes voisins permanents, celui dont la société m’était la plus agréable, et que j’ai eu le plus de regret de quitter.
J’avais à Montmorency les oratoriens, et entre autres le P. Berthier, professeur de physique, auquel, malgré quelque léger vernis de pédanterie, je m’étais attaché par un certain air de bonhomie que je lui trouvais. J’avais cependant peine à concilier cette grande simplicité avec le désir et l’art qu’il avait de se fourrer partout, chez les grands, chez les femmes, chez les dévots, chez les philosophes. Il savait se faire tout à tous. Je me plaisais fort avec lui. J’en parlais à tout le monde : apparemment ce que j’en disais lui revint. Il me remerciait un jour, en ricanant, de l’avoir trouvé bonhomme. Je trouvai dans son souris je ne sais quoi de sardonique, qui changea totalement sa physionomie à mes yeux, et qui m’est souvent revenu depuis lors dans la mémoire. Je ne peux pas mieux comparer ce souris qu’à celui de Panurge achetant les moutons de Dindenaut. Notre connaissance avait commencé peu de temps après mon arrivée à l’Ermitage, où il me venait voir très souvent. J’étais déjà établi à Montmorency, quand il en partit pour retourner demeurer à Paris. Il y voyait souvent madame le Vasseur. Un jour que je ne pensais à rien moins, il m’écrivit de la part de cette femme, pour m’informer que M. Grimm offrait de se charger de son entretien, et pour me demander la permission d’accepter cette offre. J’appris qu’elle consistait en une pension de trois cents livres, et que madame le Vasseur devait venir demeurer à Deuil, entre la Chevrette et Montmorency. Je ne dirai pas l’impression que fit sur moi cette nouvelle, qui aurait été moins surprenante si Grimm avait eu dix mille livres de rentes, ou quelque relation plus facile à comprendre avec cette femme, et qu’on ne m’eût pas fait un si grand crime de l’avoir amenée à la campagne, où cependant il lui plaisait maintenant de la ramener, comme si elle était rajeunie depuis ce temps-là. Je compris que la bonne vieille ne me demandait cette permission, dont elle aurait bien pu se passer si je l’avais refusée, qu’afin de ne pas s’exposer à perdre ce que je lui donnais de mon côté. Quoique cette charité me parût très-extraordinaire, elle ne me frappa pas alors autant qu’elle a fait dans la suite. Mais quand j’aurais su tout ce que j’ai pénétré depuis, je n’en aurais pas moins donné mon consentement, comme je fis, et comme j’étais obligé de faire, à moins de renchérir sur l’offre de M. Grimm. Depuis lors le P. Berthier me guérit un peu de l’imputation de bonhomie qui lui avait paru si plaisante, et dont je l’avais si étourdiment chargé.
Ce même P. Berthier avait la connaissance de deux hommes qui recherchèrent aussi la mienne, je ne sais pourquoi : car il y avait assurément peu de rapport entre leurs goûts et les miens. C’étaient des enfants de Melchisédec, dont on ne connaissait ni le pays, ni la famille, ni probablement le vrai nom. Ils étaient jansénistes, et passaient pour des prêtres déguisés, peut-être à cause de leur façon ridicule de porter les rapières auxquelles ils étaient attachés. Le mystère prodigieux qu’ils mettaient à toutes leurs allures leur donnait un air de chefs de parti, et je n’ai jamais douté qu’ils ne fissent la Gazette ecclésiastique. L’un, grand, bénin, patelin, s’appelait M. Ferraud ; l’autre, petit, trapu, ricaneur, pointilleux, s’appelait M. Minard. Ils se traitaient de cousins. Ils logeaient à Paris, avec d’Alembert, chez sa nourrice, appelée madame Rousseau ; et ils avaient pris à Montmorency un petit appartement pour y passer les étés. Ils faisaient leur ménage eux-mêmes, sans domestique et sans commissionnaire. Ils avaient alternativement chacun sa semaine pour aller aux provisions, faire la cuisine et balayer la maison. D’ailleurs ils se tenaient assez bien ; nous mangions quelquefois les uns chez les autres. Je ne sais pas pourquoi ils se souciaient de moi ; pour moi, je ne me souciais d’eux que parce qu’ils jouaient aux échecs ; et, pour obtenir une pauvre petite partie, j’endurais quatre heures d’ennui. Comme ils se fourraient partout et voulaient se mêler de tout, Thérèse les appelait les commères, et ce nom leur est demeuré à Montmorency.
Telles étaient, avec mon hôte M. Mathas, qui était un bonhomme, mes principales connaissances de campagne. Il m’en restait assez à Paris pour y vivre, quand je voudrais, avec agrément, hors de la sphère des gens de lettres, où je ne comptais que le seul Duclos pour ami : car Deleyre était encore trop jeune ; et quoique, après avoir vu de près les manœuvres de la clique philosophique à mon égard, il s’en fût tout à fait détaché, ou du moins je le crus ainsi, je ne pouvais encore oublier la facilité qu’il avait eue à se faire auprès de moi le porte-voix de tous ces gens-là.
J’avais d’abord mon ancien et respectable ami M. Roguin. C’était un ami du bon temps, que je ne devais point à mes écrits, mais à moi-même, et que pour cette raison j’ai toujours conservé. J’avais le bon Lenieps, mon compatriote, et sa fille alors vivante, madame Lambert. J’avais un jeune Genevois, appelé Coindet, bon garçon, ce me semblait, soigneux, officieux, zélé ; mais ignorant, confiant, gourmand, avantageux, qui m’était venu voir dès le commencement de ma demeure à l’Ermitage, et, sans autre introducteur que lui-même, s’était bientôt établi chez moi, malgré moi. Il avait quelque goût pour le dessin, et connaissait les artistes. Il me fut utile pour les estampes de la Julie ; il se chargea de la direction des dessins et des planches, et s’acquitta bien de cette commission.
J’avais la maison de M. Dupin, qui, moins brillante que durant les beaux jours de madame Dupin, ne laissait pas d’être encore, par le mérite des maîtres et par le choix du monde qui s’y rassemblait, une des meilleures maisons de Paris. Comme je ne leur avais préféré personne, que je ne les avais quittés que pour vivre libre, ils n’avaient point cessé de me voir avec amitié, et j’étais sûr d’être en tout temps bien reçu de madame Dupin. Je la pouvais même compter pour une de mes voisines de campagne, depuis qu’ils s’étaient fait un établissement à Clichy, où j’allais quelquefois passer un jour ou deux, et où j’aurais été davantage, si madame Dupin et madame de Chenonceaux avaient vécu de meilleure intelligence. Mais la difficulté de se partager dans la même maison entre deux femmes qui ne sympathisaient pas me rendit Clichy trop gênant. Attaché à madame de Chenonceaux d’une amitié plus égale et plus familière, j’avais le plaisir de la voir plus à mon aise à Deuil, presque à ma porte, où elle avait loué une petite maison, et même chez moi, où elle me venait voir assez souvent.
J’avais madame de Créqui, qui, s’étant jetée dans la haute dévotion, avait cessé de voir les d’Alembert, les Marmontel, et la plupart des gens de lettres, excepté, je crois, l’abbé Trublet, manière alors de demi-cafard, dont elle était même assez ennuyée. Pour moi, qu’elle avait recherché, je ne perdis pas sa bienveillance ni sa correspondance. Elle m’envoya des poulardes du Mans aux étrennes ; et sa partie était faite pour venir me voir l’année suivante, quand un voyage de madame de Luxembourg croisa le sien. Je lui dois ici une place à part ; elle en aura toujours une distinguée dans mes souvenirs.
J’avais un homme qu’excepté Roguin, j’aurais dû mettre le premier en compte : mon ancien confrère et ami de Carrio, ci-devant secrétaire titulaire de l’ambassade d’Espagne à Venise, puis en Suède, où il fut, par sa cour, chargé des affaires, et enfin nommé réellement secrétaire d’ambassade à Paris. Il me vint surprendre à Montmorency, lorsque je m’y attendais le moins. Il était décoré d’un ordre d’Espagne, dont j’ai oublié le nom, avec une belle croix en pierreries. Il avait été obligé, dans ses preuves, d’ajouter une lettre à son nom de Carrio, et portait celui du chevalier de Carrion. Je le trouvai toujours le même, le même excellent cœur, l’esprit de jour en jour plus aimable. J’aurais repris avec lui la même intimité qu’auparavant, si Coindet, s’interposant entre nous à son ordinaire, n’eût profité de mon éloignement pour s’insinuer à ma place et en mon nom dans sa confiance, et me supplanter, à force de zèle à me servir.
La mémoire de Carrion me rappelle celle d’un de mes voisins de campagne, dont j’aurais d’autant plus de tort de ne pas parler, que j’en ai à confesser un bien inexcusable envers lui. C’était l’honnête M. le Blond, qui m’avait rendu service à Venise, et qui, étant venu faire un voyage en France avec sa famille, avait loué une maison de campagne à la Briche, non loin de Montmorency. Sitôt que j’appris qu’il était mon voisin, j’en fus dans la joie de mon cœur, et me fis encore plus une fête qu’un devoir d’aller lui rendre visite. Je partis pour cela dès le lendemain. Je fus rencontré par des gens qui me venaient voir moi-même, et avec lesquels il fallut retourner. Deux jours après, je pars encore ; il avait dîné à Paris avec toute sa famille. Une troisième fois il était chez lui ; j’entendis des voix de femmes, je vis à la porte un carrosse qui me fit peur. Je voulais du moins, pour la première fois, le voir à mon aise, et causer avec lui de nos anciennes liaisons. Enfin, je remis si bien ma visite de jour à autre, que la honte de remplir si tard un pareil devoir fit que je ne le remplis point du tout. Après avoir osé tant attendre, je n’osai plus me montrer. Cette négligence, dont M. le Blond ne put qu’être justement indigné, donna vis-à-vis de lui l’air de l’ingratitude à ma paresse ; et cependant je sentais mon cœur si peu coupable, que si j’avais pu faire à M. le Blond quelque vrai plaisir, même à son insu, je suis bien sûr qu’il ne m’eût pas trouvé paresseux. Mais l’indolence, la négligence et les délais dans les petits devoirs à remplir m’ont fait plus de tort que de grands vices. Mes pires fautes ont été d’omission : j’ai rarement fait ce qu’il ne fallait pas faire, et malheureusement j’ai plus rarement encore fait ce qu’il fallait.
Puisque me voilà revenu à mes connaissances de Venise, je n’en dois pas oublier une qui s’y rapporte, et que je n’avais interrompue, ainsi que les autres, que depuis beaucoup moins de temps. C’est celle de M. de Jonville, qui avait continué, depuis son retour de Gênes, à me faire beaucoup d’amitiés. Il aimait fort à me voir, et à causer avec moi des affaires d’Italie et des folies de M. de Montaigu, dont il savait, de son côté, bien des traits par les bureaux des affaires étrangères, dans lesquels il avait beaucoup de liaisons. J’eus le plaisir aussi de revoir chez lui mon ancien camarade Dupont, qui avait acheté une charge dans sa province, et dont les affaires le ramenaient quelquefois à Paris. M. de Jonville devint peu à peu si empressé de m’avoir, qu’il en était même gênant ; et quoique nous logeassions dans des quartiers fort éloignés, il y avait du bruit entre nous quand je passais une semaine entière sans aller dîner chez lui. Quand il allait à Jonville, il m’y voulait toujours emmener ; mais y étant une fois allé passer huit jours, qui me parurent fort longs, je n’y voulus plus retourner. M. de Jonville était assurément un honnête et galant homme, aimable même à certains égards ; mais il avait peu d’esprit : il était beau, tant soit peu Narcisse, et passablement ennuyeux. Il avait un recueil singulier, et peut-être unique au monde, dont il s’occupait beaucoup, et dont il occupait aussi ses hôtes, qui quelquefois s’en amusaient moins que lui. C’était une collection très complète de tous les vaudevilles de la cour et de Paris, depuis plus de cinquante ans, où l’on trouvait beaucoup d’anecdotes, qu’on aurait inutilement cherchées ailleurs. Voilà des Mémoires pour l’histoire de France, dont on ne s’aviserait guère chez toute autre nation.
Un jour, au fort de notre meilleure intelligence, il me fit un accueil si froid, si glaçant, si peu dans son ton ordinaire, qu’après lui avoir donné occasion de s’expliquer, et même l’en avoir prié, je sortis de chez lui avec la résolution, que j’ai tenue, de n’y plus remettre les pieds ; car on ne me revoit guère où j’ai été une fois mal reçu, et il n’y avait point ici de Diderot qui plaidât pour M. de Jonville. Je cherchai vainement dans ma tête quel tort je pouvais avoir avec lui : je ne trouvai guère. J’étais sûr de n’avoir jamais parlé de lui ni des siens que de la façon la plus honorable ; car je lui étais sincèrement attaché ; et, outre que je n’en avais que du bien à dire, ma plus inviolable maxime a toujours été de ne parler qu’avec honneur des maisons que je fréquentais.
Enfin, à force de ruminer, voici ce que je conjecturai. La dernière fois que nous nous étions vus, il m’avait donné à souper chez des filles de sa connaissance, avec deux ou trois commis des affaires étrangères, gens très aimables, et qui n’avaient point du tout l’air ni le ton libertin ; et je puis jurer que de mon côté la soirée se passa à méditer assez tristement sur le malheureux sort de ces créatures. Je ne payai pas mon écot, parce que M. de Jonville nous donnait à souper ; et je ne donnai rien à ces filles, parce que je ne leur fis point gagner, comme à la padoana, le payement que j’aurais pu leur offrir. Nous sortîmes tous assez gais, et de très bonne intelligence. Sans être retourné chez ces filles, j’allai trois ou quatre jours après dîner chez M. de Jonville, que je n’avais pas revu depuis lors, et qui me fit l’accueil que j’ai dit. N’en pouvant imaginer d’autre cause que quelque malentendu relatif à ce souper, et voyant qu’il ne voulait pas s’expliquer, je pris mon parti et cessai de le voir ; mais je continuai de lui envoyer mes ouvrages : il me fit faire souvent des compliments ; et l’ayant un jour rencontré au chauffoir de la Comédie, il me fit, sur ce que je n’allais plus le voir, des reproches obligeants, qui ne m’y ramenèrent pas. Ainsi cette affaire avait plus l’air d’une bouderie que d’une rupture. Toutefois ne l’ayant pas revu, et n’ayant plus ouï parler de lui depuis lors, il eût été trop tard pour y retourner au bout d’une interruption de plusieurs années. Voilà pourquoi M. de Jonville n’entre point ici dans ma liste, quoique j’eusse assez longtemps fréquenté sa maison.
Je n’enflerai point la même liste de beaucoup d’autres connaissances moins familières, ou qui, par mon absence, avaient cessé de l’être, et que je ne laissai pas de voir quelquefois en campagne, tant chez moi qu’à mon voisinage, telles, par exemple, que les abbés de Condillac, de Mably, MM. de Mairan, de Lalive, de Boisgelou, Watelet, Ancelet, et d’autres qu’il serait trop long de nommer. Je passerai légèrement aussi sur celle de M. de Margency, gentilhomme ordinaire du roi, ancien membre de la coterie holbachique, qu’il avait quittée ainsi que moi, et ancien ami de madame d’Épinay, dont il s’était détaché ainsi que moi ; ni sur celle de son ami Desmahis, auteur célèbre, mais éphémère, de la comédie de l’Impertinent. Le premier était mon voisin de campagne, sa terre de Margency étant près de Montmorency. Nous étions d’anciennes connaissances ; mais le voisinage et une certaine conformité d’expériences nous rapprochèrent davantage. Le second mourut peu après. Il avait du mérite et de l’esprit ; mais il était un peu l’original de sa comédie, un peu fat auprès des femmes, et n’en fut pas extrêmement regretté.
Mais je ne puis omettre une correspondance nouvelle de ce temps-là, qui a trop influé sur le reste de ma vie pour que je néglige d’en marquer le commencement. Il s’agit de M. de Lamoignon de Malesherbes, premier président de la cour des aides, chargé pour lors de la librairie, qu’il gouvernait avec autant de lumières que de douceur et à la grande satisfaction des gens de lettres. Je ne l’avais pas été voir à Paris une seule fois ; cependant j’avais toujours éprouvé de sa part les facilités les plus obligeantes, quant à la censure ; et je savais qu’en plus d’une occasion il avait fort malmené ceux qui écrivaient contre moi. J’eus de nouvelles preuves de ses bontés au sujet de l’impression de la Julie ; car les épreuves d’un si grand ouvrage étant fort coûteuses à faire venir d’Amsterdam par la poste, il permit, ayant ses ports francs, qu’elles lui fussent adressées ; et il me les envoyait franches aussi, sous le contre-seing de M. le chancelier son père. Quand l’ouvrage fut imprimé, il n’en permit le débit dans le royaume qu’ensuite d’une édition qu’il en fit faire à mon profit, malgré moi-même : comme ce profit eût été de ma part un vol fait à Rey, à qui j’avais vendu mon manuscrit, non seulement je ne voulus point accepter le présent qui m’était destiné pour cela, sans son aveu, qu’il accorda très généreusement ; mais je voulus partager avec lui les cent pistoles à quoi monta ce présent, et dont il ne voulut rien. Pour ces cent pistoles, j’eus le désagrément dont M. de Malesherbes ne m’avait pas prévenu, de voir horriblement mutiler mon ouvrage, et empêcher le débit de la bonne édition jusqu’à ce que la mauvaise fût écoulée.
J’ai toujours regardé M. Malesherbes comme un homme d’une droiture à toute épreuve. Jamais rien de ce qui m’est arrivé ne m’a fait douter un moment de sa probité : mais aussi faible qu’honnête, il nuit quelquefois aux gens pour lesquels il s’intéresse, à force de les vouloir préserver. Non-seulement il fit retrancher plus de cent pages dans l’édition de Paris, mais il fit un retranchement qui pouvait porter le nom d’infidélité dans l’exemplaire de la bonne édition qu’il envoya à madame de Pompadour. Il est dit quelque part, dans cet ouvrage, que la femme d’un charbonnier est plus digne de respect que la maîtresse d’un prince. Cette phrase m’était venue dans la chaleur de la composition, sans aucune application, je le jure. En relisant l’ouvrage, je vis qu’on ferait cette application. Cependant, par la très imprudente maxime de ne rien ôter par égard aux applications qu’on pouvait faire, quand j’avais dans ma conscience le témoignage de ne les avoir pas faites en écrivant, je ne voulus point ôter cette phrase, et je me contentai de substituer le mot prince au mot roi, que j’avais d’abord mis. Cet adoucissement ne parut pas suffisant à M. de Malesherbes : il retrancha la phrase entière, dans un carton qu’il fit imprimer exprès, et coller aussi proprement qu’il fut possible dans l’exemplaire de madame de Pompadour. Elle n’ignora pas ce tour de passe-passe : il se trouva de bonnes âmes qui l’en instruisirent. Pour moi, je ne l’appris que longtemps après, lorsque je commençais d’en sentir les suites.
N’est-ce point encore ici la première origine de la haine couverte, mais implacable, d’une autre dame qui était dans un cas pareil, sans que j’en susse rien, ni même que je la connusse quand j’écrivis ce passage ? Quand le livre se publia, la connaissance était faite, et j’étais très inquiet. Je le dis au chevalier de Lorenzi, qui se moqua de moi, et m’assura que cette dame en était si peu offensée qu’elle n’y avait pas même fait attention. Je le crus, un peu légèrement peut-être et je me tranquillisai fort mal à propos.
Je reçus, à l’entrée de l’hiver, une nouvelle marque des bontés de M. de Malesherbes, à laquelle je fus fort sensible, quoique je ne jugeasse pas à propos d’en profiter. Il y avait une place vacante dans le Journal des savants. Margency m’écrivit pour me la proposer, comme de lui-même. Mais il me fut aisé de comprendre, par le tour de sa lettre (liasse C, n° 33), qu’il était instruit et autorisé ; et lui-même me marqua dans la suite (liasse C, n° 47) qu’il avait été chargé de me faire cette offre. Le travail de cette place était peu de chose. Il ne s’agissait que de deux extraits par mois, dont on m’apporterait les livres, sans être obligé jamais à aucun voyage de Paris, pas même pour faire au magistrat une visite de remerciement. J’entrais par là dans une société de gens de lettres du premier mérite, MM. de Mairan, Clairaut, de Guignes et l’abbé Barthélemy, dont la connaissance était déjà faite avec les deux premiers, et très bonne à faire avec les deux autres. Enfin, pour un travail si peu pénible, et que je pouvais faire si commodément, il y avait un honoraire de huit cents francs attaché à cette place. Je délibérai quelques heures avant que de me déterminer, et je puis jurer que ce ne fut que par la crainte de fâcher Margency et de déplaire à M. de Malesherbes. Mais enfin la gêne insupportable de ne pouvoir travailler à mon heure et d’être commandé par le temps, bien plus encore la certitude de mal remplir les fonctions dont il fallait me charger, l’emportèrent sur tout, et me déterminèrent à refuser une place pour laquelle je n’étais pas propre. Je savais que tout mon talent ne venait que d’une certaine chaleur d’âme sur les matières que j’avais à traiter, et qu’il n’y avait que l’amour du grand, du vrai, du beau, qui pût animer mon génie. Et que m’auraient importé les sujets de la plupart des livres que j’aurais à extraire, et les livres mêmes ? Mon indifférence pour la chose eût glacé ma plume et abruti mon esprit. On s’imaginait que je pouvais écrire par métier, comme tous les autres gens de lettres, au lieu que je ne sus jamais écrire que par passion. Ce n’était assurément pas là ce qu’il fallait au Journal des savants. J’écrivis donc à Margency une lettre de remerciement, tournée avec toute l’honnêteté possible, dans laquelle je lui fis si bien le détail de mes raisons, qu’il ne se peut pas que ni lui, ni M. de Malesherbes, aient cru qu’il entrât ni humeur ni orgueil dans mon refus. Aussi l’approuvèrent-ils l’un et l’autre, sans m’en faire moins bon visage ; et le secret fut si bien gardé sur cette affaire, que le public n’en a jamais eu le moindre vent.
Cette proposition ne venait pas dans un moment favorable pour me la faire agréer ; car depuis quelque temps je formais le projet de quitter tout à fait la littérature, et surtout le métier d’auteur. Tout ce qui venait de m’arriver m’avait absolument dégoûté des gens de lettres, et j’avais éprouvé qu’il était impossible de courir la même carrière, sans avoir quelques liaisons avec eux. Je ne l’étais guère moins des gens du monde, et en général de la vie mixte que je venais de mener, moitié à moi-même, et moitié à des sociétés pour lesquelles je n’étais point fait. Je sentais plus que jamais, et par une constante expérience, que toute association inégale est toujours désavantageuse au parti faible. Vivant avec des gens opulents, et d’un autre état que celui que j’avais choisi, sans tenir maison comme eux, j’étais obligé de les imiter en bien des choses ; et des menues dépenses, qui n’étaient rien pour eux, étaient pour moi non moins ruineuses qu’indispensables. Qu’un autre homme aille dans une maison de campagne, il est servi par son laquais, tant à table que dans sa chambre : il l’envoie chercher tout ce dont il a besoin ; n’ayant rien à faire directement avec les gens de la maison, ne les voyant même pas, il ne leur donne des étrennes que quand et comme il lui plaît : mais moi, seul, sans domestique, j’étais à la merci de ceux de la maison, dont il fallait nécessairement capter les bonnes grâces, pour n’avoir pas beaucoup à souffrir ; et, traité comme l’égal de leur maître, il en fallait aussi traiter les gens comme tel, et même faire pour eux plus qu’un autre, parce qu’en effet j’en avais bien plus besoin. Passe encore quand il y a peu de domestiques ; mais dans les maisons où j’allais il y en avait beaucoup, tous très-rogues, très-fripons, très-alertes, j’entends pour leur intérêt ; et les coquins savaient faire en sorte que j’avais successivement besoin de tous. Les femmes de Paris, qui ont tant d’esprit, n’ont aucune idée juste sur cet article ; et, à force de vouloir économiser ma bourse, elles me ruinaient. Si je soupais en ville un peu loin de chez moi, au lieu de souffrir que j’envoyasse chercher un fiacre, la dame de la maison faisait mettre les chevaux pour me ramener ; elle était fort aise de m’épargner les vingt-quatre sous du fiacre : quant à l’écu que je donnais au laquais et au cocher, elle n’y songeait pas. Une femme m’écrivait-elle de Paris à l’Ermitage, ou à Montmorency : ayant regret aux quatre sous de port que sa lettre m’aurait coûté, elle me l’envoyait par un de ses gens, qui arrivait à pied tout en nage, et à qui je donnais à dîner, et un écu qu’il avait assurément bien gagné. Me proposait-elle d’aller passer huit ou quinze jours avec elle à sa campagne, elle se disait en elle-même : Ce sera toujours une économie pour ce pauvre garçon ; pendant ce temps-là, sa nourriture ne lui coûtera rien. Elle ne songeait pas qu’aussi, durant ce temps-là, je ne travaillais point ; que mon ménage, et mon loyer, et mon linge, et mes habits, n’en allaient pas moins ; que je payais mon barbier à double, et qu’il ne laissait pas de m’en coûter chez elle plus qu’il ne m’en aurait coûté chez moi. Quoique je bornasse mes petites largesses aux seules maisons où je vivais d’habitude, elles ne laissaient pas de m’être ruineuses. Je puis assurer que j’ai bien versé vingt-cinq écus chez madame d’Houdetot à Eaubonne, où je n’ai couché que quatre ou cinq fois, et plus de cent pistoles tant à Épinay qu’à la Chevrette, pendant les cinq ou six ans que j’y fus le plus assidu. Ces dépenses sont inévitables pour un homme de mon humeur, qui ne sait se pourvoir de rien, ni s’ingénier sur rien, ni supporter l’aspect d’un valet qui grogne, et qui vous sert en rechignant. Chez madame Dupin même, où j’étais de la maison, et où je rendais mille services aux domestiques, je n’ai jamais reçu les leurs qu’à la pointe de mon argent. Dans la suite, il a fallu renoncer tout à fait à ces petites libéralités, que ma situation ne m’a plus permis de faire ; et c’est alors qu’on m’a fait sentir bien plus durement encore l’inconvénient de fréquenter des gens d’un autre état que le sien.
Encore si cette vie eût été de mon goût, je me serais consolé d’une dépense onéreuse, consacrée à mes plaisirs : mais se ruiner pour s’ennuyer est trop insupportable ; et j’avais si bien senti le poids de ce train de vie, que, profitant de l’intervalle de liberté où je me trouvais pour lors, j’étais déterminé à le perpétuer, à renoncer totalement à la grande société, à la composition des livres, à tout commerce de littérature, et à me renfermer, pour le reste de mes jours, dans la sphère étroite et paisible pour laquelle je me sentais né.
Le produit de la Lettre à d’Alembert et de la Nouvelle Héloïse avait un peu remonté mes finances, qui s’étaient fort épuisées à l’Ermitage. Je me voyais environ mille écus devant moi. L’Émile, auquel je m’étais mis tout de bon quand j’eus achevé l’Héloïse, était fort avancé, et son produit devait au moins doubler cette somme. Je formai le projet de placer ce fonds de manière à me faire une petite rente viagère, qui pût, avec ma copie, me faire subsister sans plus écrire. J’avais encore deux ouvrages sur le chantier. Le premier était mes Institutions politiques. J’examinai l’état de ce livre, et je trouvai qu’il demandait encore plusieurs années de travail. Je n’eus pas le courage de le poursuivre et d’attendre qu’il fût achevé, pour exécuter ma résolution. Ainsi, renonçant à cet ouvrage, je résolus d’en tirer tout ce qui pouvait se détacher, puis de brûler tout le reste ; et, poussant ce travail avec zèle, sans interrompre celui de l’Émile, je mis, en moins de deux ans, la dernière main au Contrat social.
Restait le Dictionnaire de musique. C’était un travail de manœuvre, qui pouvait se faire en tout temps, et qui n’avait pour objet qu’un produit pécuniaire. Je me réservai de l’abandonner, ou de l’achever à mon aise, selon que mes autres ressources rassemblées me rendraient celle-là nécessaire ou superflue. À l’égard de la Morale sensitive, dont l’entreprise était restée en esquisse, je l’abandonnai totalement.
Comme j’avais en dernier projet, si je pouvais me passer tout à fait de la copie, celui de m’éloigner de Paris, où l’affluence des survenants rendait ma subsistance coûteuse, et m’ôtait le temps d’y pourvoir, pour prévenir dans ma retraite l’ennui dans lequel on dit que tombe un auteur quand il a quitté la plume, je me réservais une occupation qui pût remplir le vide de ma solitude, sans me tenter de plus rien faire imprimer de mon vivant. Je ne sais par quelle fantaisie Rey me pressait depuis longtemps d’écrire les Mémoires de ma vie. Quoiqu’ils ne fussent pas jusqu’alors fort intéressants par les faits, je sentis qu’ils pouvaient le devenir par la franchise que j’étais capable d’y mettre ; et je résolus d’en faire un ouvrage unique, par une véracité sans exemple, afin qu’au moins une fois on pût voir un homme tel qu’il était en dedans. J’avais toujours ri de la fausse naïveté de Montaigne, qui, faisant semblant d’avouer ses défauts, a grand soin de ne s’en donner que d’aimables ; tandis que je sentais, moi qui me suis cru toujours, et qui me crois encore, à tout prendre, le meilleur des hommes, qu’il n’y a point d’intérieur humain, si pur qu’il puisse être, qui ne recèle quelque vice odieux. Je savais qu’on me peignait dans le public sous des traits si peu semblables aux miens, et quelquefois si difformes, que, malgré le mal dont je ne voulais rien taire, je ne pouvais que gagner encore à me montrer tel que j’étais. D’ailleurs, cela ne se pouvant faire sans laisser voir aussi d’autres gens tels qu’ils étaient, et par conséquent cet ouvrage ne pouvant paraître qu’après ma mort et celle de beaucoup d’autres, cela m’enhardissait davantage à faire mes Confessions, dont jamais je n’aurais à rougir devant personne. Je résolus donc de consacrer mes loisirs à bien exécuter cette entreprise, et je me mis à recueillir les lettres et papiers qui pouvaient guider ou réveiller ma mémoire, regrettant fort tout ce que j’avais déchiré, brûlé, perdu jusqu’alors.
Ce projet de retraite absolue, un des plus sensés que j’eusse jamais faits, était fortement empreint dans mon esprit ; et déjà je travaillais à son exécution, quand le ciel, qui me préparait une autre destinée, me jeta dans un nouveau tourbillon.
Montmorency, cet ancien et beau patrimoine de l’illustre maison de ce nom, ne lui appartient plus depuis la confiscation. Il a passé, par la sœur du duc Henri, dans la maison de Condé, qui a changé le nom de Montmorency en celui d’Enghien ; et ce duché n’a d’autre château qu’une vieille tour, où l’on tient les archives, et où l’on reçoit les hommages des vassaux. Mais on voit à Montmorency ou Enghien une maison particulière bâtie par Croisat, dit le pauvre, laquelle ayant la magnificence des plus superbes châteaux, en mérite et en porte le nom. L’aspect imposant de ce bel édifice, la terrasse sur laquelle il est bâti, sa vue unique peut-être au monde, son vaste salon peint d’une excellente main, son jardin planté par le célèbre Le Nôtre, tout cela forme un tout dont la majesté frappante a pourtant je ne sais quoi de simple, qui soutient et nourrit l’admiration. M. le maréchal duc de Luxembourg, qui occupait alors cette maison, venait tous les ans dans ce pays, où jadis ses pères étaient les maîtres, passer en deux fois cinq ou six semaines, comme simple habitant, mais avec un éclat qui ne dégénérait point de l’ancienne splendeur de sa maison. Au premier voyage qu’il y fit depuis mon établissement à Montmorency, monsieur et madame la maréchale envoyèrent un valet de chambre me faire compliment de leur part, et m’inviter à souper chez eux toutes les fois que cela me ferait plaisir. À chaque fois qu’ils revinrent, ils ne manquèrent point de réitérer le même compliment et la même invitation. Cela me rappelait madame de Beuzenval m’envoyant dîner à l’office. Les temps étaient changés, mais j’étais demeuré le même. Je ne voulais point qu’on m’envoyât dîner à l’office, et je me souciais peu de la table des grands. J’aurais mieux aimé qu’ils me laissassent pour ce que j’étais, sans me fêter et sans m’avilir. Je répondis honnêtement et respectueusement aux politesses de monsieur et de madame de Luxembourg, mais je n’acceptai point leurs offres ; et, tant mes incommodités que mon humeur timide et mon embarras à parler, me faisant frémir à la seule idée de me présenter dans une assemblée des gens de la cour, je n’allai pas même au château faire une visite de remerciement, quoique je comprisse assez que c’était ce qu’on cherchait, et que tout cet empressement était plutôt une affaire de curiosité que de bienveillance.
Cependant les avances continuèrent et allèrent même en augmentant. Madame la comtesse de Boufflers, qui était fort liée avec madame la maréchale, étant venue à Montmorency, envoya savoir de mes nouvelles, et me proposer de me venir voir. Je répondis comme je devais, mais je ne démarrai point. Au voyage de Pâques de l’année suivante 1759, le chevalier de Lorenzy, qui était de la cour de M. le prince de Conti et de la société de madame de Luxembourg, vint me voir plusieurs fois : nous fîmes connaissance ; il me pressa d’aller au château : je n’en fis rien. Enfin, une après-midi que je ne songeais à rien moins, je vis arriver M. le maréchal de Luxembourg, suivi de cinq ou six personnes. Pour lors il n’y eut plus moyen de m’en dédire ; et je ne pus éviter, sous peine d’être un arrogant et un malappris, de lui rendre sa visite, et d’aller faire ma cour à madame la maréchale, de la part de laquelle il m’avait comblé des choses les plus obligeantes. Ainsi commencèrent, sous de funestes auspices, des liaisons dont je ne pus plus longtemps me défendre, mais qu’un pressentiment trop bien fondé me fit redouter jusqu’à ce que j’y fusse engagé.
Je craignais excessivement madame de Luxembourg. Je savais qu’elle était aimable. Je l’avais vue plusieurs fois au spectacle, et chez madame Dupin, il y avait dix ou douze ans, lorsqu’elle était duchesse de Boufflers, et qu’elle brillait encore de sa première beauté. Mais elle passait pour méchante ; et, dans une aussi grande dame, cette réputation me faisait trembler. À peine l’eus-je vue, que je fus subjugué. Je la trouvai charmante, de ce charme à l’épreuve du temps, le plus fait pour agir sur mon cœur. Je m’attendais à lui trouver un entretien mordant et plein d’épigrammes. Ce n’était point cela, c’était beaucoup mieux. La conversation de madame de Luxembourg ne pétille pas d’esprit ; ce ne sont pas des saillies, et ce n’est pas même proprement de la finesse : mais c’est une délicatesse exquise, qui ne frappe jamais, et qui plaît toujours. Ses flatteries sont d’autant plus enivrantes qu’elles sont plus simples ; on dirait qu’elles lui échappent sans qu’elle y pense, et que c’est son cœur qui s’épanche, uniquement parce qu’il est trop rempli. Je crus m’apercevoir, dès la première visite, que, malgré mon air gauche et mes lourdes phrases, je ne lui déplaisais pas. Toutes les femmes de la cour savent vous persuader cela quand elles le veulent, vrai ou non ; mais toutes ne savent pas, comme madame de Luxembourg, vous rendre cette persuasion si douce qu’on ne s’avise plus d’en vouloir douter. Dès le premier jour, ma confiance en elle eût été aussi entière qu’elle ne tarda pas à le devenir, si madame la duchesse de Montmorency, sa belle-fille, jeune folle, assez maligne, et je pense, un peu tracassière, ne se fût avisée de m’entreprendre, et, tout au travers de force éloges de sa maman et de feintes agaceries pour son propre compte, ne m’eût mis en doute si je n’étais pas persiflé.
Je me serais peut-être difficilement rassuré sur cette crainte auprès des deux dames, si les extrêmes bontés de M. le maréchal ne m’eussent confirmé que les leurs étaient sérieuses. Rien de plus surprenant, vu mon caractère timide, que la promptitude avec laquelle je le pris au mot sur le pied d’égalité où il voulut se mettre avec moi, si ce n’est peut-être celle avec laquelle il me prit au mot lui-même sur l’indépendance absolue avec laquelle je voulais vivre. Persuadés l’un et l’autre que j’avais raison d’être content de mon état et de n’en vouloir pas changer, ni lui ni madame de Luxembourg n’ont paru vouloir s’occuper un instant de ma bourse ou de ma fortune : quoique je ne pusse douter du tendre intérêt qu’ils prenaient à moi tous les deux, jamais ils ne m’ont proposé de place et ne m’ont offert leur crédit, si ce n’est une seule fois, que madame de Luxembourg parut désirer que je voulusse entrer à l’Académie française. J’alléguai ma religion : elle me dit que ce n’était pas un obstacle, ou qu’elle s’engageait à le lever. Je répondis que, quelque honneur que ce fût pour moi d’être membre d’un corps si illustre, ayant refusé à M. de Tressan, et en quelque sorte au roi de Pologne, d’entrer dans l’Académie de Nanci, je ne pouvais plus honnêtement entrer dans aucune. Madame de Luxembourg n’insista pas, et il n’en fut plus reparlé. Cette simplicité de commerce avec de si grands seigneurs, et qui pouvaient tout en ma faveur, M. de Luxembourg étant et méritant bien d’être l’ami particulier du roi, contraste bien singulièrement avec les continuels soucis, non moins importuns qu’officieux, des amis protecteurs que je venais de quitter, et qui cherchaient moins à me servir qu’à m’avilir.
Quand M. le maréchal m’était venu voir à Mont-Louis, je l’avais reçu avec peine, lui et sa suite, dans mon unique chambre, non parce que je fus obligé de le faire asseoir au milieu de mes assiettes sales et de mes pots cassés, mais parce que mon plancher pourri tombait en ruine, et que je craignais que le poids de sa suite ne l’effondrât tout à fait. Moins occupé de mon propre danger que de celui que l’affabilité de ce bon seigneur lui faisait courir, je me hâtai de le tirer de là pour le mener, malgré le froid qu’il faisait encore, à mon donjon, tout ouvert et sans cheminée. Quand il y fut, je lui dis la raison qui m’avait engagé à l’y conduire : il la redit à madame la maréchale, et l’un et l’autre me pressèrent, en attendant qu’on referait mon plancher, d’accepter un logement au château, où, si je l’aimais mieux, dans un édifice isolé qui était au milieu du parc, et qu’on appelait le petit château. Cette demeure enchantée mérite qu’on en parle.
Le parc ou jardin de Montmorency n’est pas en plaine, comme celui de la Chevrette. Il est inégal, montueux, mêlé de collines et d’enfoncements, dont l’habile artiste a tiré parti pour varier les bosquets, les ornements, les eaux, les points de vue, et multiplier pour ainsi dire, à force d’art et de génie, un espace en lui-même assez resserré. Ce parc est couronné dans le haut par la terrasse et le château ; dans le bas il forme une gorge qui s’ouvre et s’élargit vers la vallée, et dont l’angle est rempli par une grande pièce d’eau. Entre l’orangerie qui occupe cet élargissement, et cette pièce d’eau entourée de coteaux bien décorés de bosquets et d’arbres, est le petit château dont j’ai parlé. Cet édifice et le terrain qui l’entoure appartenaient jadis au célèbre Le Brun, qui se plut à le bâtir et le décorer avec ce goût exquis d’ornements et d’architecture dont ce grand peintre s’était nourri. Ce château depuis lors a été rebâti, mais toujours sur le dessin du premier maître. Il est petit, simple, mais élégant. Comme il est dans un fond entre le bassin de l’orangerie et la grande pièce d’eau, par conséquent sujet à l’humidité, on l’a percé dans son milieu d’un péristyle à jour, entre deux étages de colonnes, par lequel l’air jouant dans tout l’édifice le maintient sec, malgré sa situation. Quand on regarde ce bâtiment de la hauteur opposée qui lui fait perspective, il paraît absolument environné d’eau, et l’on croit voir une île enchantée, ou la plus jolie des trois îles Borromées, appelée Isola bella, dans le lac Majeur.
Ce fut dans cet édifice solitaire qu’on me donna le choix d’un des
quatre appartements complets qu’il contient, outre le rez-de-chaussée,
composé d’une salle de bal, d’une salle de billard et d’une cuisine. Je pris
le plus petit et le plus simple, au-dessus de la cuisine, que j’eus aussi.
Il était d’une propreté charmante ; l’ameublement en était blanc et bleu.
C’est dans cette profonde et délicieuse solitude qu’au milieu des bois et
des eaux, aux concerts des oiseaux de toute espèce, au parfum de la fleur
d’orange, je composai dans une continuelle extase le cinquième livre de
l’Émile, dont je dus en grande partie le coloris assez frais à la vive
impression du local où je l’écrivais.
Avec quel empressement je courais tous les matins, au lever du soleil, respirer un air embaumé sur le péristyle ! Quel bon café au lait j’y prenais tête à tête avec ma Thérèse ! Ma chatte et mon chien nous faisaient compagnie. Ce seul cortège m’eût suffi pour toute ma vie, sans éprouver jamais un moment d’ennui. J’étais là dans le paradis terrestre ; j’y vivais avec autant d’innocence, et j’y goûtais le même bonheur.
Au voyage de juillet, monsieur et madame de Luxembourg me marquèrent tant d’attentions et me firent tant de caresses, que, logé chez eux et comblé de leurs bontés, je ne pus moins faire que d’y répondre en les voyant assidûment. Je ne les quittais presque point : j’allais le matin faire ma cour à madame la maréchale ; j’y dînais ; j’allais l’après-midi me promener avec M. le maréchal, mais je n’y soupais pas, à cause du grand monde, et qu’on y soupait trop tard pour moi. Jusqu’alors tout était convenable, et il n’y avait point de mal encore, si j’avais su m’en tenir là. Mais je n’ai jamais su garder un milieu dans mes attachements, et remplir simplement des devoirs de société. J’ai toujours été tout ou rien ; bientôt je fus tout ; et me voyant fêté, gâté par des personnes de cette considération, je passai les bornes, et me pris pour eux d’une amitié qu’il n’est permis d’avoir que pour ses égaux. J’en mis toute la familiarité dans mes manières, tandis qu’ils ne se relâchèrent jamais dans les leurs de la politesse à laquelle ils m’avaient accoutumé. Je n’ai pourtant jamais été très à mon aise avec madame la maréchale. Quoique je ne fusse pas parfaitement rassuré sur son caractère, je le redoutais moins que son esprit. C’était par là surtout qu’elle m’en imposait. Je savais qu’elle était difficile en conversations, et qu’elle avait droit de l’être. Je savais que les femmes, et surtout les grandes dames, veulent absolument être amusées, qu’il vaudrait mieux les offenser que les ennuyer ; et je jugeais, par ses commentaires sur ce qu’avaient dit les gens qui venaient de partir, de ce qu’elle devait penser de mes balourdises. Je m’avisai d’un supplément, pour me sauver auprès d’elle l’embarras de parler : ce fut de lire. Elle avait ouï parler de la Julie ; elle savait qu’on l’imprimait ; elle marqua de l’empressement de voir cet ouvrage ; j’offris de le lui lire, elle accepta. Tous les matins je me rendais chez elle sur les dix heures ; M. de Luxembourg y venait : on fermait la porte. Je lisais à côté de son lit, et je compassai si bien mes lectures, qu’il y en aurait eu pour tout le voyage, quand même il n’aurait pas été interrompu. Le succès de cet expédient passa mon attente. Madame de Luxembourg s’engoua de la Julie et de son auteur ; elle ne parlait que de moi, ne s’occupait que de moi, me disait des douceurs toute la journée, m’embrassait dix fois le jour. Elle voulut que j’eusse toujours ma place à table à côté d’elle ; et quand quelques seigneurs voulaient prendre cette place, elle leur disait que c’était la mienne, et les faisait mettre ailleurs. On peut juger de l’impression que ces manières charmantes faisaient sur moi, que les moindres marques d’affection subjuguent. Je m’attachais réellement à elle, à proportion de l’attachement qu’elle me témoignait. Toute ma crainte, en voyant cet engouement, et me sentant si peu d’agrément dans l’esprit pour le soutenir, était qu’il ne se changeât en dégoût, et malheureusement pour moi cette crainte ne fut que trop bien fondée.
Il fallait qu’il y eût une opposition naturelle entre son tour d’esprit et le mien, puisque indépendamment des foules de balourdises qui m’échappaient à chaque instant dans la conversation, dans mes lettres même, et lorsque j’étais le mieux avec elle, il se trouvait des choses qui lui déplaisaient, sans que je pusse imaginer pourquoi. Je n’en citerai qu’un exemple, et j’en pourrais citer vingt. Elle sut que je faisais pour madame d’Houdetot une copie de l’Héloïse, à tant la page. Elle en voulut avoir une sur le même pied. Je la lui promis ; et la mettant par là du nombre de mes pratiques, je lui écrivis quelque chose d’obligeant et d’honnête à ce sujet ; du moins telle était mon intention. Voici sa réponse, qui me fit tomber des nues :
« Je suis ravie, je suis contente ; votre lettre m’a fait un plaisir infini, et je me presse pour vous le mander et pour vous en remercier.
« Voici les propres termes de votre lettre : Quoique vous soyez sûrement une très-bonne pratique, je me fais quelque peine de prendre votre argent ; régulièrement, ce serait à moi de payer le plaisir que j’aurais de travailler pour vous. Je ne vous en dis pas davantage. Je me plains de ce que vous ne me parlez jamais de votre santé. Rien ne m’intéresse davantage. Je vous aime de tout mon cœur ; et c’est, je vous assure, bien tristement que je vous le mande, car j’aurais bien du plaisir à vous le dire moi-même. M. de Luxembourg vous aime et vous embrasse de tout son cœur. »
En recevant cette lettre, je me hâtai d’y répondre, en attendant plus ample examen, pour protester contre toute interprétation désobligeante ; et après m’être occupé quelques jours à cet examen avec l’inquiétude qu’on peut concevoir, et toujours sans y rien comprendre, voici quelle fut enfin ma dernière réponse à ce sujet :
« Depuis ma dernière lettre, j’ai examiné cent et cent fois le passage en question. Je l’ai considéré par son sens propre et naturel, je l’ai considéré par tous les sens qu’on peut lui donner, et je vous avoue, madame la maréchale, que je ne sais plus si c’est moi qui vous dois des excuses, ou si ce n’est point vous qui m’en devez. »
Il y a maintenant dix ans que ces lettres ont été écrites. J’y ai souvent repensé depuis ce temps-là ; et telle est encore aujourd’hui ma stupidité sur cet article, que je n’ai pu parvenir à sentir ce qu’elle avait pu trouver dans ce passage, je ne dis pas d’offensant, mais même qui pût lui déplaire.
À propos de cet exemplaire manuscrit de l’Héloïse que voulut avoir madame de Luxembourg, je dois dire ici ce que j’imaginai pour lui donner quelque avantage marqué qui le distinguât de tout autre. J’avais écrit à part les aventures de milord Édouard, et j’avais balancé longtemps à les insérer, soit en entier, soit par extrait, dans cet ouvrage, où elles me paraissaient manquer. Je me déterminai enfin à les retrancher tout à fait, parce que, n’étant pas du ton de tout le reste, elles en auraient gâté la touchante simplicité. J’eus une autre raison bien plus forte, quand je connus madame de Luxembourg. C’est qu’il y avait dans ces aventures une marquise romaine d’un caractère très-odieux, dont quelques traits, sans lui être applicables, auraient pu lui être appliqués par ceux qui ne la connaissaient que de réputation. Je me félicitai donc beaucoup du parti que j’avais pris, et m’y confirmai. Mais, dans l’ardent désir d’enrichir son exemplaire de quelque chose qui ne fût dans aucun autre, n’allai-je pas songer à ces malheureuses aventures, et former le projet d’en faire l’extrait, pour l’y ajouter. Projet insensé, dont on ne peut expliquer l’extravagance que par l’aveugle fatalité qui m’entraînait à ma perte !
J’eus la stupidité de faire cet extrait avec bien du soin, bien du travail, et de lui envoyer ce morceau comme la plus belle chose du monde ; en la prévenant toutefois, comme il était vrai, que j’avais brûlé l’original, que l’extrait était pour elle seule, et ne serait jamais vu de personne, à moins qu’elle ne le montrât elle-même : ce qui, loin de lui prouver ma prudence et ma discrétion, comme je croyais faire, n’était que l’avertir du jugement que je portais moi-même sur l’application des traits dont elle aurait pu s’offenser. Mon imbécillité fut telle, que je ne doutais pas qu’elle ne fût enchantée de mon procédé. Elle ne me fit pas là-dessus les grands compliments que j’en attendais, et jamais, à ma très-grande surprise, elle ne me parla du cahier que je lui avais envoyé. Pour moi, toujours charmé de ma conduite dans cette affaire, ce ne fut que longtemps après que je jugeai, sur d’autres indices, l’effet qu’elle avait produit.
J’eus encore, en faveur de son manuscrit, une autre idée plus raisonnable, mais qui, par des effets plus éloignés, ne m’a guère été moins nuisible : tant tout concourt à l’œuvre de la destinée, quand elle appelle un homme au malheur. Je pensai d’orner ce manuscrit des dessins des estampes de la Julie, lesquels dessins se trouvèrent être du même
format que le
manuscrit. Je demandai à Coindet ces dessins, qui m’appartenaient à toutes
sortes de titres, et d’autant plus que je lui avais abandonné le produit des
planches, lesquelles eurent un grand débit. Coindet est aussi rusé que je le
suis peu. À force de se faire demander ces dessins, il parvint à savoir ce
que j’en voulais faire. Alors, sous prétexte d’ajouter quelques ornements à
ces dessins, il se les fit laisser, et finit par les présenter lui-même.
Cela acheva de l’introduire à l’hôtel du Luxembourg sur un certain pied. Depuis mon établissement au petit château, il m’y venait voir très-souvent, et toujours dès le matin, surtout quand monsieur et madame de Luxembourg étaient à Montmorency. Cela faisait que, pour passer avec lui une journée, je n’allais point au château. On me reprocha ces absences : j’en dis la raison. On me pressa d’amener M. Coindet ; je le fis. C’était ce que le drôle avait cherché. Ainsi, grâce aux bontés excessives qu’on avait pour moi, un commis de M. Thélusson, qui voulait bien lui donner quelquefois sa table quand il n’avait personne à dîner, se trouva tout d’un coup admis à celle d’un maréchal de France, avec les princes, les duchesses, et tout ce qu’il y avait de grand à la cour. Je n’oublierai jamais qu’un jour qu’il était obligé de retourner à Paris de bonne heure, M. le maréchal dit après le dîner à la compagnie : Allons nous promener sur le chemin de Saint-Denis ; nous accompagnerons M. Coindet. Le pauvre garçon n’y tint pas ; sa tête s’en alla tout à fait. Pour moi, j’avais le cœur si ému, que je ne pus dire un seul mot. Je suivais par derrière, pleurant comme un enfant, et mourant d’envie de baiser les pas de ce bon maréchal. Mais la suite de cette histoire de copie m’a fait anticiper ici sur les temps. Reprenons-les dans leur ordre, autant que ma mémoire me le permettra.
Sitôt que la petite maison de Mont-Louis fut prête, je la fis meubler proprement, simplement, et retournai m’y établir, ne pouvant renoncer à cette loi que je m’étais faite, en quittant l’Ermitage, d’avoir toujours mon logement à moi : mais je ne pus me résoudre non plus à quitter mon appartement du petit château. J’en gardai la clef ; et tenant beaucoup aux jolis déjeuners du péristyle, j’allais souvent y coucher, et j’y passais quelquefois deux ou trois jours, comme à une maison de campagne. J’étais peut-être alors le particulier de l’Europe le mieux et le plus agréablement logé. Mon hôte, M. Mathas, qui était le meilleur homme du monde, m’avait absolument laissé la direction des réparations de Mont-Louis, et voulut que je disposasse de ses ouvriers, sans même qu’il s’en mêlât. Je trouvai donc le moyen de me faire d’une seule chambre au premier un appartement complet, composé d’une chambre, d’une antichambre et d’une garde-robe. Au rez-de-chaussée étaient la cuisine et la chambre de Thérèse. Le donjon me servait de cabinet, au moyen d’une bonne cloison vitrée et d’une cheminée qu’on y fit faire. Je m’amusai, quand j’y fus, à orner la terrasse, qu’ombrageaient déjà deux rangs de jeunes tilleuls ; j’y en fis ajouter deux, pour faire un cabinet de verdure ; j’y fis poser une table et des bancs de pierre ; je l’entourai de lilas, de seringat, de chèvrefeuille ; j’y fis faire une belle plate-bande de fleurs, parallèle aux deux rangs d’arbres ; et cette terrasse plus élevée que celle du château, dont la vue était du moins aussi belle, et sur laquelle j’avais apprivoisé des multitudes d’oiseaux, me servait de salle de compagnie pour recevoir monsieur et madame de Luxembourg, M. le duc de Villeroy, M. le prince de Tingry, M. le marquis d’Armentières, madame la duchesse de Montmorency, madame la duchesse de Boufflers, madame la comtesse de Valentinois, madame la comtesse de Boufflers, et d’autres personnes de ce rang, qui, du château, ne dédaignaient pas de faire, par une montée très fatigante, le pèlerinage de Mont-Louis. Je devais à la faveur de monsieur et madame de Luxembourg toutes ces visites ; je le sentais, et mon cœur leur en faisait bien l’hommage. C’est dans un de ces transports d’attendrissement que je dis une fois à M. de Luxembourg en l’embrassant : Ah ! monsieur le maréchal, je haïssais les grands avant que de vous connaître, et je les hais davantage encore depuis que vous me faites si bien sentir combien il leur serait aisé de se faire adorer.
Au reste, j’interpelle tous ceux qui m’ont vu durant cette époque, s’ils se sont jamais aperçus que cet éclat m’ait un instant ébloui, que la vapeur de cet encens m’ait porté à la tête ; s’ils m’ont vu moins uni dans mon maintien, moins simple dans mes manières, moins liant avec le peuple, moins familier avec mes voisins, moins prompt à rendre service à tout le monde quand je l’ai pu, sans me rebuter jamais des importunités sans nombre, et souvent déraisonnables, dont j’étais sans cesse accablé. Si mon cœur m’attirait au château de Montmorency par mon sincère attachement pour les maîtres, il me ramenait de même à mon voisinage, goûter les douceurs de cette vie égale et simple, hors de laquelle il n’est point de bonheur pour moi. Thérèse avait fait amitié avec la fille d’un maçon, mon voisin, nommé Pilleu : je la fis de même avec le père ; et après avoir le matin dîné au château, non sans gêne, mais pour complaire à madame la maréchale, avec quel empressement je revenais le soir souper avec le bonhomme Pilleu et sa famille, tantôt chez lui, tantôt chez moi !
Outre ces deux logements, j’en eus bientôt un troisième à l’hôtel de Luxembourg, dont les maîtres me pressèrent si fort d’aller les y voir quelquefois, que j’y consentis, malgré mon aversion pour Paris, où je n’avais été, depuis ma retraite à l’Ermitage, que les deux seules fois dont j’ai parlé : encore n’y allais-je que les jours convenus, uniquement pour souper, et m’en retourner le lendemain matin. J’entrais et sortais par le jardin qui donnait sur le boulevard ; de sorte que je pouvais dire, avec la plus exacte vérité, que je n’avais pas mis le pied sur le pavé de Paris.
Au sein de cette prospérité passagère, se préparait de loin la catastrophe qui devait en marquer la fin. Peu de temps après mon retour à Mont-Louis, j’y fis, et bien malgré moi, comme à l’ordinaire, une nouvelle connaissance qui fait époque dans mon histoire. On jugera dans la suite si c’est en bien ou en mal. C’est madame la marquise de Verdelin, ma voisine, dont le mari venait d’acheter une maison de campagne à Soisy, près de Montmorency. Mademoiselle d’Ars, fille du comte d’Ars, homme de condition, mais pauvre, avait épousé M. de Verdelin, vieux, laid, sourd, dur, brutal, jaloux, balafré, borgne, au demeurant bon homme quand on savait le prendre, et possesseur de quinze à vingt mille livres de rentes, auxquelles on la maria. Ce mignon, jurant, criant, grondant, tempêtant, et faisant pleurer sa femme toute la journée, finissait par faire toujours ce qu’elle voulait, et cela pour la faire enrager, attendu qu’elle savait lui persuader que c’était lui qui le voulait, et que c’était elle qui ne le voulait pas. M. de Margency, dont j’ai parlé, était l’ami de madame, et devint celui de monsieur. Il y avait quelques années qu’il leur avait loué son château de Margency, près d’Eaubonne et d’Andilly ; et ils y étaient précisément durant mes amours pour madame d’Houdetot. Madame d’Houdetot et madame de Verdelin se connaissaient par madame d’Aubeterre, leur commune amie ; et comme le jardin de Margency était sur le passage de madame d’Houdetot pour aller au Mont Olympe, sa promenade favorite, madame de Verdelin lui donna une clef pour passer. À la faveur de cette clef, j’y passais souvent avec elle ; mais je n’aimais point les rencontres imprévues ; et quand madame de Verdelin se trouvait par hasard sur notre passage, je les laissais ensemble sans lui rien dire, et j’allais toujours devant. Ce procédé peu galant n’avait pas dû me mettre en bon prédicament auprès d’elle. Cependant, quand elle fut à Soisy, elle ne laissa pas de me rechercher. Elle me vint voir plusieurs fois à Mont-Louis, sans me trouver ; et voyant que je ne lui rendais pas sa visite, elle s’avisa, pour m’y forcer, de m’envoyer des pots de fleurs pour ma terrasse. Il fallut bien l’aller remercier : c’en fut assez. Nous voilà liés.
Cette liaison commença par être orageuse, comme toutes celles que je faisais malgré moi. Il n’y régna même jamais un vrai calme. Le tour d’esprit de madame de Verdelin était par trop antipathique avec le mien. Les traits malins et les épigrammes partent chez elle avec tant de simplicité, qu’il faut une attention continuelle, et pour moi très-fatigante, pour sentir quand on est persiflé. Une niaiserie, qui me revient, suffira pour en juger. Son frère venait d’avoir le commandement d’une frégate en course contre les Anglais. Je parlais de la manière d’armer cette frégate, sans nuire à sa légèreté. Oui, dit-elle d’un ton tout uni, l’on ne prend de canon que ce qu’il en faut pour se battre. Je l’ai rarement ouï parler en bien de quelqu’un de ses amis absents, sans glisser quelque mot à leur charge. Ce qu’elle ne voyait pas en mal, elle le voyait en ridicule, et son ami Margency n’était pas excepté. Ce que je trouvais encore en elle d’insupportable était la gêne continuelle de ses petits envois, de ses petits cadeaux, de ses petits billets, auxquels il fallait me battre les flancs pour répondre ; et toujours nouveaux embarras pour remercier ou pour refuser. Cependant, à force de la voir, je finis par m’attacher à elle. Elle avait ses chagrins, ainsi que moi. Les confidences réciproques nous rendirent intéressants nos tête-à-tête. Rien ne lie tant les cœurs que la douceur de pleurer ensemble. Nous nous cherchions pour nous consoler, et ce besoin m’a souvent fait passer sur beaucoup de choses. J’avais mis tant de dureté dans ma franchise avec elle, qu’après avoir montré quelquefois si peu d’estime pour son caractère, il fallait réellement en avoir beaucoup pour croire qu’elle pût sincèrement me pardonner. Voici un échantillon des lettres que je lui ai quelquefois écrites, et dont il est à noter que jamais, dans aucune de ses réponses, elle n’a paru piquée en aucune façon.
« Vous me dites, madame, que vous ne vous êtes pas bien expliquée, pour me faire entendre que je m’explique mal. Vous me parlez de votre prétendue bêtise, pour me faire sentir la mienne. Vous vous vantez de n’être qu’une bonne femme, comme si vous aviez peur d’être prise au mot, et vous me faites des excuses pour m’apprendre que je vous en dois. Oui, madame, je le sais bien ; c’est moi qui suis une bête, un bonhomme, et pis encore, s’il est possible ; c’est moi qui choisis mal mes termes, au gré d’une belle dame française qui fait autant d’attention aux paroles et qui parle aussi bien que vous. Mais considérez que je les prends dans le sens commun de la langue, sans être au fait ou en souci des honnêtes acceptions qu’on leur donne dans les vertueuses sociétés de Paris. Si quelquefois mes expressions sont équivoques, je tâche que ma conduite en détermine le sens, etc. » Le reste de la lettre est à peu près sur le même ton. Voyez-en la réponse (liasse D, n° 41), et jugez de l’incroyable modération d’un cœur de femme, qui peut n’avoir pas plus de ressentiment d’une pareille lettre que cette réponse n’en laisse paraître, et qu’elle ne m’en a jamais témoigné. Coindet, entreprenant, hardi jusqu’à l’effronterie, et qui se tenait à l’affût de tous mes amis, ne tarda pas à s’introduire en mon nom chez madame de Verdelin, et y fut bientôt, à mon insu, plus familier que moi-même. C’était un singulier corps que ce Coindet. Il se présentait de ma part chez toutes mes connaissances, s’y établissait, y mangeait sans façon. Transporté de zèle pour mon service, il ne parlait jamais de moi que les larmes aux yeux ; mais quand il me venait voir, il gardait le plus profond silence sur toutes ces liaisons, et sur tout ce qu’il savait devoir m’intéresser. Au lieu de me dire ce qu’il avait appris, ou dit, ou vu, qui m’intéressait, il m’écoutait, m’interrogeait même. Il ne savait jamais rien de Paris que ce que je lui en apprenais ; enfin, quoique tout le monde me parlât de lui, jamais il ne me parlait de personne : il n’était secret et mystérieux qu’avec son ami. Mais laissons quant à présent Coindet et madame de Verdelin ; nous y reviendrons dans la suite.
Quelque temps après mon retour à Mont-Louis, La Tour, le peintre, m’y vint voir, et m’apporta mon portrait en pastel, qu’il avait exposé au salon, il y avait quelques années. Il avait voulu me donner ce portrait, que je n’avais pas accepté. Mais madame d’Épinay, qui m’avait donné le sien et qui voulait avoir celui-là, m’avait engagé à le lui redemander. Il avait pris du temps pour le retoucher. Dans cet intervalle, vint ma rupture avec madame d’Épinay ; je lui rendis son portrait ; et n’étant plus question de lui donner le mien, je le mis dans ma chambre au petit château. M. de Luxembourg l’y vit, et le trouva bien ; je le lui offris, il l’accepta ; je le lui envoyai. Ils comprirent, lui et madame la maréchale, que je serais bien aise d’avoir les leurs. Ils les firent faire en miniature, de très bonne main, les firent enchâsser dans une boîte à bonbons, de cristal de roche, montée en or, et m’en firent le cadeau d’une façon très galante, dont je fus enchanté. Madame de Luxembourg ne voulut jamais consentir que son portrait occupât le dessus de la boîte. Elle m’avait reproché plusieurs fois que j’aimais mieux M. de Luxembourg qu’elle ; et je ne m’en étais point défendu, parce que cela était vrai. Elle me témoigna bien galamment, mais bien clairement, par cette façon de placer son portrait, qu’elle n’oubliait pas cette préférence.
Je fis, à peu près dans ce même temps, une sottise qui ne contribua pas à me conserver ses bonnes grâces. Quoique je ne connusse point du tout M. de Silhouette, et que je fusse peu porté à l’aimer, j’avais une grande opinion de son administration. Lorsqu’il commença d’appesantir sa main sur les financiers, je vis qu’il n’entamait pas son opération dans un temps favorable ; je n’en fis pas des vœux moins ardents pour son succès, et quand j’appris qu’il était déplacé, je lui écrivis dans mon étourderie la lettre suivante, qu’assurément je n’entreprends pas de justifier.
« Daignez, monsieur, recevoir l’hommage d’un solitaire qui n’est pas connu de vous, mais qui vous estime par vos talents, qui vous respecte par votre administration, et qui vous a fait l’honneur de croire qu’elle ne vous resterait pas longtemps. Ne pouvant sauver l’État qu’aux dépens de la capitale qui l’a perdu, vous avez bravé les cris des gagneurs d’argent. En vous voyant écraser ces misérables, je vous enviais votre place ; en vous la voyant quitter sans vous être démenti, je vous admire. Soyez content de vous, monsieur ; elle vous laisse un honneur dont vous jouirez longtemps sans concurrent. Les malédictions des fripons font la gloire de l’homme juste. »
Madame de Luxembourg, qui savait que j’avais écrit cette lettre, m’en parla au voyage de Pâques ; je la lui montrai ; elle en souhaita une copie, je la lui donnai : mais j’ignorais, en la lui donnant, qu’elle était un de ces gagneurs d’argent qui s’intéressaient aux sous-fermes, et qui avaient fait déplacer Silhouette. On eût dit, à toutes mes balourdises, que j’allais excitant à plaisir la haine d’une femme aimable et puissante, à laquelle, dans le vrai, je m’attachais davantage de jour en jour, et dont j’étais bien éloigné de vouloir m’attirer la disgrâce, quoique je fisse, à force de gaucheries, tout ce qu’il fallait pour cela. Je crois qu’il est assez superflu d’avertir que c’est à elle que se rapporte l’histoire de l’opiate de M. Tronchin, dont j’ai parlé dans ma première partie : l’autre dame était madame Mirepoix. Elles ne m’en ont jamais reparlé, ni fait le moindre semblant de s’en souvenir, ni l’une ni l’autre ; mais de présumer que madame de Luxembourg ait pu l’oublier réellement, c’est ce qui me paraît bien difficile, quand même on ne saurait rien des événements subséquents. Pour moi, je m’étourdissais sur l’effet de mes bêtises, par le témoignage que je me rendais de n’en avoir fait aucune à dessein de l’offenser : comme si jamais femme en pouvait pardonner de pareilles, même avec la plus parfaite certitude que la volonté n’y a pas eu la moindre part.
Cependant, quoiqu’elle parût ne rien voir, ne rien sentir, et que je ne trouvasse encore ni diminution dans son empressement, ni changement dans ses manières, la continuation, l’augmentation même d’un pressentiment trop bien fondé, me faisait trembler sans cesse que l’ennui ne succédât bientôt à cet engouement. Pouvais-je attendre d’une si grande dame une constance à l’épreuve de mon peu d’adresse à la soutenir ? Je ne savais pas même lui cacher ce pressentiment sourd qui m’inquiétait, et ne me rendait que plus maussade. On en jugera par la lettre suivante, qui contient une bien singulière prédiction.
N. B. Cette lettre, sans date dans mon brouillon, est du mois d’octobre 1760, au plus tard.
« Que vos bontés sont cruelles ! Pourquoi troubler la paix d’un solitaire, qui renonçait aux plaisirs de la vie pour n’en plus sentir les ennuis ? J’ai passé mes jours à chercher en vain des attachements solides ; je n’en ai pu former dans les conditions auxquelles je pouvais atteindre : est-ce dans la vôtre que j’en dois chercher ? L’ambition ni l’intérêt ne me tentent pas ; je suis peu vain, peu craintif ; je puis résister à tout, hors aux caresses. Pourquoi m’attaquez-vous tous deux par un faible qu’il faut vaincre, puisque, dans la distance qui nous sépare, les épanchements des cœurs sensibles ne doivent pas rapprocher le mien de vous ? La reconnaissance suffira-t-elle pour un cœur qui ne connaît pas deux manières de se donner, et ne se sent capable que d’amitié ? D’amitié madame la maréchale ? Ah ! voilà mon malheur ! Il est beau à vous, à monsieur le maréchal, d’employer ce terme ; mais je suis insensé de vous prendre au mot. Vous vous jouez, moi je m’attache ; et la fin du jeu me prépare de nouveaux regrets. Que je hais tous vos titres, et que je vous plains de les porter ! Vous me semblez si dignes de goûter les charmes de la vie privée ! Que n’habitez-vous Clarens ! J’irais y chercher le bonheur de ma vie. Mais le château de Montmorency, mais l’hôtel de Luxembourg ! Est-ce là qu’on doit voir Jean-Jacques ? Est-ce là qu’un ami de l’égalité doit porter les affections d’un cœur sensible qui, payant ainsi l’estime qu’on lui témoigne, croit rendre autant qu’il reçoit ? Vous êtes bonne et sensible aussi, je le sais, je l’ai vu, j’ai regret de n’avoir pu plus tôt le croire ; mais dans le rang où vous êtes, dans votre manière de vivre, rien ne peut faire une impression durable ; et tant d’objets nouveaux s’effacent si bien mutuellement, qu’aucun ne demeure. Vous m’oublierez, madame, après m’avoir mis hors d’état de vous imiter. Vous aurez beaucoup fait pour me rendre malheureux, et pour être inexcusable. »
Je lui joignais là M. de Luxembourg, afin de rendre le compliment moins dur pour elle ; car, au reste, je me sentais si sûr de lui, qu’il ne m’était pas même venu dans l’esprit une seule crainte sur la durée de son amitié. Rien de ce qui m’intimidait de la part de madame la maréchale ne s’est un moment étendu jusqu’à lui. Je n’ai jamais eu la moindre défiance sur son caractère, que je savais être faible, mais sûr. Je ne craignais pas plus de sa part un refroidissement, que je n’en attendais un attachement héroïque. La simplicité, la familiarité de nos manières l’un avec l’autre, marquaient combien nous comptions réciproquement sur nous. Nous avions raison tous deux : j’honorerai, je chérirai, tant que je vivrai, la mémoire de ce digne seigneur ; et quoi qu’on ait pu faire pour le détacher de moi, je suis aussi certain qu’il est mort mon ami, que si j’avais reçu son dernier soupir.
Au second voyage de Montmorency, de l’année 1760, la lecture de la Julie étant finie, j’eus recours à celle de l’Émile pour me soutenir auprès de madame de Luxembourg ; mais cela ne réussit pas si bien, soit que la matière fût moins de son goût, soit que tant de lecture l’ennuyât à la fin. Cependant, comme elle me reprochait de me laisser duper par mes libraires, elle voulut que je lui laissasse le soin de faire imprimer cet ouvrage, afin d’en tirer un meilleur parti. J’y consentis, sous l’expresse condition qu’il ne s’imprimerait point en France ; et c’est sur quoi nous eûmes une longue dispute ; moi prétendant que la permission tacite était impossible à obtenir, imprudente même à demander, et ne voulant point permettre autrement l’impression dans le royaume ; elle soutenant que cela ne ferait pas même une difficulté à la censure, dans le système que le gouvernement avait adopté. Elle trouva le moyen de faire entrer dans ses vues M. de Malesherbes, qui m’écrivit à ce sujet une longue lettre toute de sa main, pour me prouver que la Profession de foi du vicaire savoyard était précisément une pièce faite pour avoir partout l’approbation du genre humain, et celle de la cour dans la circonstance. Je fus surpris de voir ce magistrat, toujours si craintif, devenir si coulant dans cette affaire. Comme l’impression d’un livre qu’il approuvait était par cela seul légitime, je n’avais plus d’objection à faire contre celle de cet ouvrage. Cependant, par un scrupule extraordinaire, j’exigeai toujours que l’ouvrage s’imprimerait en Hollande, et même par le libraire Néaulme, que je ne me contentai pas d’indiquer, mais que j’en prévins ; consentant, au reste, que l’édition se fît au profit d’un libraire français, et que, quand elle serait faite, on la débitât, soit à Paris, soit où l’on voudrait, attendu que ce débit ne me regardait pas. Voilà exactement ce qui fut convenu entre madame de Luxembourg et moi ; après quoi je lui remis mon manuscrit.
Elle avait amené à ce voyage sa petite-fille, mademoiselle de Boufflers, aujourd’hui madame la duchesse de Lauzun. Elle s’appelait Amélie. C’était une charmante personne. Elle avait vraiment une figure, une douceur, une timidité virginale. Rien de plus aimable et de plus intéressant que sa figure, rien de plus tendre et de plus chaste que les sentiments qu’elle inspirait. D’ailleurs, c’était une enfant ; elle n’avait pas onze ans. Madame la maréchale, qui la trouvait trop timide, faisait ses efforts pour l’animer. Elle me permit plusieurs fois de lui donner un baiser ; ce que je fis avec ma maussaderie ordinaire. Au lieu des gentillesses qu’un autre eût dites à ma place, je restais là muet, interdit, et je ne sais lequel était le plus honteux, de la pauvre petite ou de moi. Un jour je la rencontrai seule dans l’escalier du petit château ; elle venait de voir Thérèse, avec laquelle sa gouvernante était encore. Faute de savoir quoi lui dire, je lui proposai un baiser, que, dans l’innocence de son cœur, elle ne refusa pas, en ayant reçu un le matin même, par l’ordre de sa grand’maman, et en sa présence. Le lendemain, lisant l’Émile au chevet de madame la maréchale, je tombai précisément sur un passage où je censure, avec raison, ce que j’avais fait la veille. Elle trouva la réflexion très-juste, et dit là-dessus quelque chose de fort sensé, qui me fit rougir. Que je maudis mon incroyable bêtise, qui m’a si souvent donné l’air vil et coupable, quand je n’étais que sot et embarrassé ! Bêtise qu’on prend même pour une fausse excuse dans un homme qu’on sait n’être pas sans esprit. Je puis jurer que dans ce baiser si répréhensible, ainsi que dans les autres, le cœur et les
sens de mademoiselle Amélie n’étaient pas plus purs que les miens ; et je puis jurer
même que si dans ce moment j’avais pu éviter sa rencontre, je l’aurais fait ;
non qu’elle ne me fît grand plaisir à voir, mais par l’embarras de trouver
en passant quelque mot agréable à lui dire. Comment se peut-il qu’un enfant
même intimide un homme que le pouvoir des rois n’a pas effrayé ? Quel parti
prendre ? Comment se conduire, dénué de tout impromptu dans l’esprit ? Si je
me force à parler aux gens que je rencontre, je dis une balourdise
infailliblement : si je ne dis rien, je suis un misanthrope, un animal
farouche, un ours. Une totale imbécillité m’eût été bien plus favorable ;
mais les talents dont j’ai manqué dans le monde ont fait les instruments de
ma perte, des talents que j’eus à part moi.
À la fin de ce même voyage, madame de Luxembourg fit une bonne œuvre à laquelle j’eus quelque part. Diderot ayant très imprudemment offensé madame la princesse de Robeck, fille de M. de Luxembourg, Palissot, qu’elle protégeait, la vengea par la comédie des Philosophes, dans laquelle je fus tourné en ridicule, et Diderot extrêmement maltraité. L’auteur m’y ménagea davantage, moins, je pense, à cause de l’obligation qu’il m’avait, que de peur de déplaire au père de sa protectrice, dont il savait que j’étais aimé. Le libraire Duchesne, qu’alors je ne connaissais point, m’envoya cette pièce quand elle fut imprimée ; et je soupçonne que ce fut par l’ordre de Palissot, qui crut peut-être que je verrais avec plaisir déchirer un homme avec lequel j’avais rompu. Il se trompa fort. En rompant avec Diderot, que je croyais moins méchant qu’indiscret et faible, j’ai toujours conservé dans l’âme de l’attachement pour lui, même de l’estime, et du respect pour notre ancienne amitié, que je sais avoir été longtemps aussi sincère de sa part que de la mienne. C’est tout autre chose avec Grimm, homme faux par caractère, qui ne m’aima jamais, qui n’est pas même capable d’aimer, et qui, de gaieté de cœur, sans aucun sujet de plainte, et seulement pour contenter sa noire jalousie, s’est fait, sous le masque, mon plus cruel calomniateur. Celui-ci n’est plus rien pour moi : l’autre sera toujours mon ancien ami. Mes entrailles s’émurent à la vue de cette odieuse pièce : je n’en pus supporter la lecture, et, sans l’achever, je la renvoyai à Duchesne avec la lettre suivante :
« En parcourant, monsieur, la pièce que vous m’avez envoyée, j’ai frémi de m’y voir loué. Je n’accepte point cet horrible présent. Je suis persuadé qu’en me l’envoyant vous n’avez point voulu me faire une injure ; mais vous ignorez ou vous avez oublié que j’ai eu l’honneur d’être l’ami d’un homme respectable, indignement noirci et calomnié dans ce libelle. »
Duchesne montra cette lettre. Diderot, qu’elle aurait dû toucher, s’en dépita. Son amour-propre ne put me pardonner la supériorité d’un procédé généreux, et je sus que sa femme se déchaînait partout contre moi avec une aigreur qui m’affecta peu, sachant qu’elle était connue de tout le monde pour une harengère.
Diderot, à son tour, trouva un vengeur dans l’abbé Morellet, qui fit contre Palissot un petit écrit imité du Petit Prophète, et intitulé la Vision. Il offensa très-imprudemment dans cet écrit madame de Robeck, dont les amis le firent mettre à la Bastille : car pour elle, naturellement peu vindicative, et pour lors mourante, je suis persuadé qu’elle ne s’en mêla pas.
D’Alembert, qui était fort lié avec l’abbé Morellet, m’écrivit pour m’engager à prier madame de Luxembourg de solliciter sa liberté, lui promettant, en reconnaissance, des louanges dans l’Encyclopédie. Voici ma réponse :
« Je n’ai pas attendu votre lettre, monsieur, pour témoigner à madame la maréchale de Luxembourg la peine que me faisait la détention de l’abbé Morellet. Elle sait l’intérêt que j’y prends, elle saura celui que vous y prenez ; et il lui suffirait, pour y prendre intérêt elle-même, de savoir que c’est un homme de mérite. Au surplus, quoiqu’elle et monsieur le maréchal m’honorent d’une bienveillance qui fait la consolation de ma vie, et que le nom de votre ami soit près d’eux une recommandation pour l’abbé Morellet, j’ignore jusqu’à quel point il leur convient d’employer en cette occasion le crédit attaché à leur rang et à la considération due à leurs personnes. Je ne suis pas même persuadé que la vengeance en question regarde madame la princesse de Robeck autant que vous paraissez le croire ; et quand cela serait, on ne doit pas s’attendre que le plaisir de la vengeance appartienne aux philosophes exclusivement, et que quand ils voudront être femmes, les femmes seront philosophes.
« Je vous rendrai compte de ce que m’aura dit madame de Luxembourg quand je lui aurai montré votre lettre. En attendant, je crois la connaître assez pour pouvoir vous assurer d’avance que quand elle aurait le plaisir de contribuer à l’élargissement de l’abbé Morellet, elle n’accepterait point le tribut de reconnaissance que vous lui promettez dans l’Encyclopédie, quoiqu’elle s’en tînt honorée, parce qu’elle ne fait pas le bien pour la louange, mais pour contenter son bon cœur. »
Je n’épargnai rien pour exciter le zèle et la commisération de madame de Luxembourg en faveur du pauvre captif, et je réussis. Elle fit un voyage à Versailles exprès pour voir M. le comte de Saint-Florentin ; et ce voyage abrégea celui de Montmorency, que M. le maréchal fut obligé de quitter en même temps, pour se rendre à Rouen, où le roi l’envoyait comme gouverneur de Normandie, au sujet de quelques mouvements du parlement qu’on voulait contenir. Voici la lettre que m’écrivit madame de Luxembourg, le surlendemain de son départ.
« M. de Luxembourg est parti hier à six heures du matin. Je ne sais pas encore si j’irai. J’attends de ses nouvelles, parce qu’il ne sait pas lui-même combien de temps il y sera. J’ai vu M. de Saint-Florentin, qui est le mieux disposé pour l’abbé Morellet ; mais il y trouve des obstacles, dont il espère cependant triompher à son premier travail avec le roi, qui sera la semaine prochaine. J’ai demandé aussi en grâce qu’on ne l’exilât point, parce qu’il en était question ; on voulait l’envoyer à Nanci. Voilà, monsieur, ce que j’ai pu obtenir ; mais je vous promets que je ne laisserai pas M. de Saint-Florentin en repos, que l’affaire ne soit finie comme vous le désirez. Que je vous dise donc à présent le chagrin que j’ai eu de vous quitter si tôt ; mais je me flatte que vous n’en doutez pas. Je vous aime de tout mon cœur, et pour toute ma vie. »
Quelques jours après, je reçus ce billet de d’Alembert, qui me donna une véritable joie :
« Grâce à vos soins, mon cher Philosophe, l’abbé est sorti de la Bastille, et sa détention n’aura point d’autres suites. Il part pour la campagne, et vous fait, ainsi que moi, mille remerciements et compliments. Vale, et me ama. »
L’abbé m’écrivit aussi quelques jours après une lettre de remerciement (liasse D, no 29), qui ne me parut pas respirer une certaine effusion de cœur, et dans laquelle il semblait atténuer en quelque sorte le service que je lui avais rendu ; et, à quelque temps de là, je trouvai que d’Alembert et lui m’avaient en quelque sorte, je ne dirai pas supplanté, mais succédé auprès de madame de Luxembourg, et que j’avais perdu près d’elle autant qu’ils avaient gagné. Cependant je suis bien éloigné de soupçonner l’abbé Morellet d’avoir contribué à ma disgrâce ; je l’estime trop pour cela. Quant à M. d’Alembert, je n’en dis rien ici, j’en reparlerai dans la suite.
J’eus dans le même temps une autre affaire, qui occasionna la dernière lettre que j’ai écrite à M. de Voltaire, lettre dont il a jeté les hauts cris, comme d’une insulte abominable, mais qu’il n’a jamais montrée à personne. Je suppléerai ici à ce qu’il n’a pas voulu faire.
L’abbé Trublet, que je connaissais un peu, mais que j’avais très-peu vu, m’écrivit le 13 juin 1760 (liasse D, no 11), pour m’avertir que M. Formey, son ami et correspondant, avait imprimé dans son journal ma lettre à M. de Voltaire sur le désastre de Lisbonne. L’abbé Trublet voulait savoir comment cette impression s’était pu faire, et, dans son tour d’esprit fin et jésuitique, me demandait mon avis sur la réimpression de cette lettre, sans vouloir me dire le sien. Comme je hais souverainement les ruseurs de cette espèce, je lui fis les remerciements que je lui devais ; mais j’y mis un ton dur qu’il sentit, et qui ne l’empêcha pas de me pateliner encore en deux ou trois lettres, jusqu’à ce qu’il sût tout ce qu’il avait voulu savoir.
Je compris bien, quoi qu’en pût dire Trublet, que Formey n’avait point trouvé cette lettre imprimée et que la première impression en venait de lui. Je le connaissais pour un effronté pillard, qui, sans façon, se faisait un revenu des ouvrages des autres, quoiqu’il n’y eût pas mis encore l’impudence incroyable d’ôter d’un livre déjà public
le nom de l’auteur, d’y mettre le
sien, et de le vendre à son profit. Mais comment ce manuscrit lui était-il
parvenu ? C’était là la question, qui n’était pas difficile à résoudre, mais
dont j’eus la simplicité d’être embarrassé. Quoique Voltaire fût honoré par
excès dans cette lettre, comme enfin, malgré ses procédés malhonnêtes, il
eût été fondé à se plaindre si je l’avais fait imprimer sans son aveu, je
pris le parti de lui écrire à ce sujet. Voici cette seconde lettre, à
laquelle il ne fit aucune réponse, et dont, pour mettre sa brutalité plus à
l’aise, il fit semblant d’être irrité jusqu’à la fureur :
« Je ne pensais pas, monsieur, me retrouver jamais en correspondance avec vous. Mais apprenant que la lettre que je vous écrivis en 1756 a été imprimée à Berlin, je dois vous rendre compte de ma conduite à cet égard, et je remplirai ce devoir avec vérité et simplicité.
« Cette lettre, vous ayant été réellement adressée, n’était point destinée à l’impression. Je la communiquai, sous condition, à trois personnes à qui les droits de l’amitié ne me permettaient pas de rien refuser de semblable, et à qui les mêmes droits permettaient encore moins d’abuser de leur dépôt, en violant leur promesse. Ces trois personnes sont madame de Chenonceaux, belle-fille de madame Dupin, madame la comtesse d’Houdetot, et un Allemand nommé M. Grimm. Madame de Chenonceaux souhaitait que cette lettre fût imprimée, et me demanda mon consentement pour cela. Je lui dis qu’il dépendait du vôtre. Il vous fut demandé, vous le refusâtes et il n’en fut plus question.
« Cependant M. l’abbé Trublet, avec qui je n’ai nulle espèce de liaison, vient de m’écrire, par une attention pleine d’honnêteté, qu’ayant reçu les feuilles d’un journal de M. Formey, il y avait lu cette même lettre, avec un avis dans lequel l’éditeur dit, sous la date du 23 octobre 1759, qu’il l’a trouvée, il y a quelques semaines, chez les libraires de Berlin, et que comme c’est une de ces feuilles volantes qui disparaissent bientôt sans retour, il a cru lui devoir donner place dans son journal.
« Voilà, monsieur, tout ce que j’en sais. Il est très-sûr que jusqu’ici l’on n’avait pas même ouï parler à Paris de cette lettre. Il est très-sûr que l’exemplaire, soit manuscrit, soit imprimé, tombé dans les mains de M. Formey, n’a pu lui venir que de vous, ce qui n’est pas vraisemblable, ou d’une des trois personnes que je viens de nommer. Enfin, il est très-sûr que les deux dames sont incapables d’une pareille infidélité. Je n’en puis savoir davantage de ma retraite. Vous avez des correspondances au moyen desquelles il vous serait aisé, si la chose en valait la peine, de remonter à la source et de vérifier le fait.
« Dans la même lettre, M. l’abbé Trublet me marque qu’il tient la feuille en réserve, et ne la prêtera point sans mon consentement, qu’assurément je ne donnerai pas. Mais cet exemplaire peut n’être pas le seul à Paris. Je souhaite, monsieur, que cette lettre n’y soit pas imprimée, et je ferai de mon mieux pour cela ; mais si je ne pouvais éviter qu’elle le fût, et qu’instruit à temps je pusse avoir la préférence, alors je n’hésiterais pas à la faire imprimer moi-même. Cela me paraît juste et naturel.
« Quant à votre réponse à la même lettre, elle n’a été communiquée à personne, et vous pouvez compter qu’elle ne sera point imprimée sans votre aveu, qu’assurément je n’aurai point l’indiscrétion de vous demander, sachant bien que ce qu’un homme écrit à un autre il ne l’écrit pas au public. Mais si vous en vouliez faire une pour être publiée, et me l’adresser, je vous promets de la joindre fidèlement à ma lettre, et de n’y pas répliquer un seul mot.
« Je ne vous aime point, monsieur ; vous m’avez fait les maux qui pouvaient m’être les plus sensibles, à moi votre disciple et votre enthousiaste. Vous avez perdu Genève pour le prix de l’asile que vous y avez reçu ; vous avez aliéné de moi mes concitoyens, pour le prix des applaudissements que je vous ai prodigués parmi eux : c’est vous qui me rendez le séjour de mon pays insupportable ; c’est vous qui me ferez mourir en terre étrangère, privé de toutes les consolations des mourants, et jeté, pour tout honneur, dans une voirie ; tandis que tous les honneurs qu’un homme peut attendre vous accompagneront dans mon pays. Je vous hais, enfin, puisque vous l’avez voulu ; mais je vous hais en homme encore plus digne de vous aimer, si vous l’aviez voulu. De tous les sentiments dont mon cœur était pénétré pour vous, il n’y reste que l’admiration qu’on ne peut refuser à votre beau génie, et l’amour de vos écrits. Si je ne puis honorer en vous que vos talents, ce n’est pas ma faute. Je ne manquerai jamais au respect qui leur est dû, ni aux procédés que ce respect exige. Adieu, monsieur. »
Au milieu de toutes ces petites tracasseries littéraires, qui me confirmaient de plus en plus dans ma résolution, je reçus le plus grand honneur que les lettres m’aient attiré, et auquel j’ai été le plus sensible, dans la visite que M. le prince de Conti daigna me faire par deux fois, l’une au petit château, et l’autre à Mont-Louis. Il choisit même toutes les deux fois le temps que madame de Luxembourg n’était pas à Montmorency, afin de rendre plus manifeste qu’il n’y venait que pour moi. Je n’ai jamais douté que je ne dusse les premières bontés de ce prince à madame de Luxembourg et à madame de Boufflers ; mais je ne doute pas non plus que je ne doive à ses propres sentiments et à moi-même celles dont il n’a cessé de m’honorer depuis lors.
Comme mon appartement de Mont-Louis était très-petit, et que la situation du donjon était charmante, j’y conduisis le prince, qui, pour comble de grâces, voulut que j’eusse l’honneur de faire sa partie aux échecs. Je savais qu’il gagnait le chevalier de Lorenzy, qui était plus fort que moi. Cependant, malgré les signes et les grimaces du chevalier et des assistants, que je ne fis pas semblant de voir, je gagnai les deux parties que nous jouâmes. En finissant je lui dis d’un ton respectueux, mais grave : Monseigneur, j’honore trop Votre Altesse sérénissime pour ne la pas gagner toujours aux échecs. Ce grand prince, plein d’esprit et de lumières, et si digne de n’être pas adulé, sentit en effet, du moins je le pense, qu’il n’y avait là que moi qui le traitasse en homme, et j’ai tout lieu de croire qu’il m’en a vraiment su bon gré.
Quand il m’en aurait su mauvais gré, je ne me reprocherais pas de n’avoir voulu le tromper en rien, et je n’ai pas assurément à me reprocher non plus d’avoir mal répondu dans mon cœur à ses bontés, mais bien d’y avoir répondu quelquefois de mauvaise grâce, tandis qu’il mettait lui-même une grâce infinie dans la manière de me les marquer. Peu de jours après, il me fit envoyer un panier de gibier, que je reçus comme je devais. À quelque temps de là, il m’en fit envoyer un autre, et l’un de ses officiers des chasses écrivit par ses ordres que c’était de la chasse de Son Altesse, et du gibier tiré de sa propre main. Je le reçus encore ; mais j’écrivis à madame de Boufflers que je n’en recevrais plus. Cette lettre fut généralement blâmée, et méritait de l’être. Refuser des présents en gibier, d’un prince du sang, qui de plus met tant d’honnêteté dans l’envoi, est moins la délicatesse d’un homme fier qui veut conserver son indépendance, que la rusticité d’un malappris qui se méconnaît. Je n’ai jamais relu cette lettre dans mon recueil sans en rougir, et sans me reprocher de l’avoir écrite. Mais enfin je n’ai pas entrepris mes Confessions pour taire mes sottises, et celle-là me révolte trop moi-même pour qu’il me soit permis de la dissimuler.
Si je ne fis pas celle de devenir son rival, il s’en fallut peu : car alors madame de Boufflers était encore sa maîtresse, et je n’en savais rien. Elle me venait voir assez souvent avec le chevalier de Lorenzy. Elle était belle et jeune encore ; elle affectait l’esprit romain, et moi je l’eus toujours romanesque ; cela se tenait d’assez près. Je faillis me prendre ; je crois qu’elle le vit : le chevalier le vit aussi ; du moins il m’en parla, et de manière à ne pas me décourager. Mais pour le coup je fus sage, et il en était temps à cinquante ans. Plein de la leçon que je venais de donner aux barbons dans ma lettre à d’Alembert, j’eus honte d’en profiter si mal moi-même ; d’ailleurs, apprenant ce que j’avais ignoré, il aurait fallu que la tête m’eût tourné, pour porter si haut mes concurrences. Enfin, mal guéri peut-être encore de ma passion pour madame d’Houdetot, je sentis que plus rien ne la pouvait remplacer dans mon cœur, et je fis mes adieux à l’amour pour le reste de ma vie. Au moment où j’écris ceci, je viens d’avoir d’une jeune femme, qui avait ses vues, des agaceries bien dangereuses, et avec des yeux bien inquiétants ; mais si elle a fait semblant d’oublier mes douze lustres, pour moi je m’en suis souvenu. Après m’être tiré de ce pas, je ne crains plus de chutes, et je réponds de moi pour le reste de mes jours.
Madame de Boufflers, s’étant aperçue de l’émotion qu’elle m’avait donnée, put s’apercevoir aussi que j’en avais triomphé. Je ne suis ni assez fou ni assez vain pour croire avoir pu lui inspirer du goût à mon âge ; mais, sur certains propos qu’elle tint à Thérèse, j’ai cru lui avoir inspiré de la curiosité ; si cela est, et qu’elle ne m’ait pas pardonné cette curiosité frustrée, il faut avouer que j’étais bien né pour être victime de mes faiblesses, puisque l’amour vainqueur me fut si funeste, et que l’amour vaincu me le fut encore plus.
Ici finit le recueil des lettres qui m’a servi de guide dans ces deux livres. Je ne vais plus marcher que sur la trace de mes souvenirs ; mais ils sont tels dans cette cruelle époque, et la forte impression m’en est si bien restée, que, perdu dans la mer immense de mes malheurs, je ne puis oublier les détails de mon premier naufrage, quoique ses suites ne m’offrent plus que des souvenirs confus. Ainsi, je puis marcher dans le livre suivant avec encore assez d’assurance. Si je vais plus loin, ce ne sera plus qu’en tâtonnant.