Les Compagnons du trésor/Partie 1/Chapitre 30

Dentu (Tome Ip. 335-346).
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Première partie


XXX

À dodo !


Le soleil levant teintait de rose les cheminées des maisons, voisines de l’hôtel Bozzo, quand ce remarquable comédien, le comte Julian, jouant son rôle même dans la coulisse pour se faire la main, se posa devant la glace pour donner le dernier tour à son déguisement.

Il n’eut même pas l’idée de commencer dès à présent la recherche du trésor. Son plan était tout autre, nous le savons déjà.

Il avait le temps. Il était chez lui, et il était le colonel Bozzo Corona.

Le colonel avait tous les droits possibles pour réparer, bouleverser et même jeter bas son hôtel.

Si bien caché qu’il fût, le trésor ne pouvait échapper au colonel, puisqu’il était maître absolu dans la maison et qu’il avait le temps.

Le parricide n’agissait pas ici selon une inspiration soudaine. Il mettait à exécution, en commençant par le commencement, une série de stratagèmes dès longtemps médités et combinés.

Bien des fois déjà, dans le petit appartement qu’il avait loué rue Picpus, tout à l’autre bout de la ville, et qui communiquait avec le couvent des Dames de la Croix, bien des fois, disons-nous, quand il rentrait après avoir rôdé comme un loup autour de l’hôtel Bozzo, il s’était assis devant sa glace pour multiplier les répétitions de la scène que nous venons de lui voir jouer.

Il savait à fond son rôle.

Dans sa chambre à coucher de la rue Picpus, les sujets de piété abondaient, car cette nonne romaine pouvait être entourée d’estampes mondaines, mais il y avait certaine armoire, toujours fermée, pleine d’habits destinés au sexe masculin, où notre ami Reynier eût été bien surpris de trouver une copie réduite du fameux tableau de la galerie Biffi.

La mère Marie-de-Grâce passait souvent de longues heures à contempler ce tableau où il y avait trois personnages : Le vieillard, le jeune homme et le trésor.

Son regard avide perçait au-delà des ombres qui couvraient, mais laissaient deviner, dans la profondeur du souterrain, l’énorme amas des richesses, conquises par les frères de la Merci.

La religieuse romaine, quand elle avait ses habits de cavalier, était le jeune homme du tableau, trait pour trait.

Quand elle avait passé une demi-heure devant son miroir, le pinceau à la main, quand elle s’était « fait une tête » pour employer l’expression technique en usage parmi les gens de théâtre, elle devenait le vieillard : — ride pour ride.

Nous n’apprenons rien au lecteur en lui disant que le masque de la sœur Marie-de-Grâce cachait le comte Julian Bozzo, engagé dans un duel inégal et mortel.

Le comte Julian, sachant le pouvoir presque magique de son adversaire s’était réfugié dans ce déguisement qui lui donnait l’abri d’une véritable forteresse.

En cas de danger, le comte Julian n’avait qu’un pas à faire pour passer le seuil du couvent de la Croix, où la religieuse romaine trouvait un asile inviolable.

Il n’avait fallu rien moins que cet asile pour soustraire Julian aux griffes vieillies, mais encore tranchantes de son aïeul.

Et sans la diversion opérée par Vincent Carpentier, on peut dire que Julian, traqué déjà depuis plusieurs semaines, aurait subi, selon toute vraisemblance, le sort du marquis Coriolan, son frère.

Un instant, le colonel avait concentré toute son attention sur Vincent Carpentier. Pendant qu’il regardait ainsi d’un côté, Julian l’avait surpris de l’autre.

Julian, du reste, était digne en tous points, de succéder à ce vieux tigre, croisé de renard, qui avait commandé pendant tant d’années l’armée des Habits-Noirs.

Tout en assiégeant dans son fort l’ennemi principal, le colonel Bozzo qui, au premier instant, aurait pu l’écraser, rien qu’en remuant le petit doigt, Julian n’avait pas négligé les autres prétendants au trésor de la Merci.

Tous les maîtres composant le grand conseil des Habits-Noirs lui étaient connus ; il surveillait leurs menées, il éclairait leurs trahisons, et le lendemain du jour où les compagnons du Trésor s’étaient réunis pour la première fois chez la comtesse de Clare, constituant leur sous-association, le colonel en avait été averti par un billet anonyme de Julian.

D’un autre côté il surveillait de près Vincent Carpentier, seul possesseur du secret. Il suivait pas à pas ses démarches.

Plus d’une fois il avait eu la pensée de se faire son complice apparent pour lui escamoter le secret avant de l’assassiner.

Dans ce but, il s’était insinué auprès de cette enthousiaste et charmante créature, Irène Carpentier, élève des dames de la Croix.

Par la fille il avait espéré prendre le père.

Puis, jeune qu’il était en définitive, ardent sous son asque glacial et corrompu jusque dans la moelle de ses os corses, il avait été séduit par le charme exquis, par l’admirable beauté de l’enfant.

Ils sont poètes, quand ils veulent, ces gens d’Italie. La mère Marie-de-Grâce vit du premier abord qu’on ne pouvait attaquer en face la noble pureté de cette jeune fille, un peu abandonnée par son père, mal défendue par une affection enfantine qui tardait à se transformer en amour, mais gardée par elle-même et cuirassée par la solide et fière honnêteté de sa nature.

La mère Marie-de-Grâce n’eut peur ni du père, ni du fiancé qu’on aimait comme un frère ; mais elle recula devant Irène elle-même dont les grands yeux si doux rayonnaient, à de certaines heures, une indomptable énergie.

Elle la prit par la poésie, toujours si puissante sur les âmes élevées. Elle l’enveloppa en quelque sorte dans l’intérêt d’un récit héroïque où apparaissait, couronné d’une auréole douloureuse, l’héritier des gloires et des malheurs d’une grande race déchue :

Le comte Julian, bien entendu.

Son frère, à elle, son jeune frère, beau, vaillant, généreux, persécuté.

Toujours persécutés, ces gaillards-là ! C’est leur clé pour forcer les serrures des cœurs et des coffres.

La jeune imagination d’Irène ne demanda pas mieux que de voyager, dans ces contrées nouvelles, ouvertes à ses rêves.

Elle eût voulu passionnément combattre pour l’héritier infortuné de tant de grandeurs.

Le comte Julian lui apparaissait dans un nimbe romanesque, fait de cette vapeur adorable qui est l’atmosphère même des poètes, chers aux jeunes filles.

Nous avons vu Irène toute joyeuse, — et toute surprise de l’être — à l’annonce d’une nouvelle en apparence bien triste.

On lui avait dit : « Tu resteras au couvent pendant les vacances. »

Et loin de se désoler, elle avait eu un mouvement de satisfaction tout au fond de son cœur.

Parce qu’elle pensait déjà depuis bien des jours :

« Je vais être heureuse entre mon père et Reynier, mais je n’aurai plus mon amie, la mère Marie-de-Grâce dont l’entretien, comme une ballade, chantée sous le balcon, à l’heure des sérénades, berçait le rêve de mes nuits… »

Il ne faudrait pas croire pourtant que le roman eût avancé beaucoup son intrigue. Elle n’en était encore qu’à son premier chapitre.

Au moment où le gain d’une seule bataille faisait le comte Julian vainqueur sur toute la ligne, l’historiette langoureuse, entamée par la mère Marie-de-Grâce en restait à son introduction.

On n’en avait pas même montré le héros qui restait caché derrière un nuage.

Et, certes, le comte Julian allait avoir désormais autre chose à faire que de continuer la séduction d’une petite pensionnaire de couvent.

On ne peut pas occuper sa vie entière à changer de costume. Selon toute probabilité, la mère Marie-de-Grâce était morte à dater de cette nuit.

Pour en revenir à notre histoire, interrompue par cette explication nécessaire, le comte Julian, en qui son crime récent ne laissait pas la plus petite trace de trouble, continuait paisiblement de répéter son rôle de centenaire griffu, mais paterne. Il y était excellent, et nous ne connaissons point de comédien célèbre dont on puisse citer le nom pour donner une idée de son mérite.

Il s’appréciait lui-même, du reste, et paraissait sincèrement satisfait de sa création.

Nous devons dire qu’au moral comme au physique, le comte Julian était, par rapport au colonel décédé, comme la seconde épreuve d’une estampe est à la première.

Entr’eux, ce n’était qu’une question d’âge.

L’un et l’autre étaient des fils de cette race, homogène dans sa perversité, qui avait traversé le temps, égrenant le chapelet de ses générations en quelque façon identiques, — à tel point que, pendant des siècles, les bonnes gens des Calabres avaient pu redouter Fra-Diavolo comme un fléau immortel.

Quand le comte Julian se fut bien regardé dans la glace, perfectionnant de plus en plus son allure et son maintien, quand il eut bien radoté les mièvreries favorites du Père-à-Tous, en donnant à ses inflexions un degré croissant de vérité, il se redressa et dit :

— Ça va bien. Il est temps d’aller nous coucher pour que Giampiétro nous trouve au lit quand il apportera notre correspondance. Fanchette ne vient qu’après. Celle-là me fait peur un peu. J’aurais regret à supprimer cette chère petite sœur…

Son regard fit le tour de la chambre dont toutes les parties étaient maintenant vivement éclairées par le grand jour.

Il arrêta ses yeux sur l’armoire à glace, dont la clé était sur la serrure.

Il marcha de ce côté et fit jouer la clé, au grand contentement de Vincent, qui suivait chacun de ses mouvements avec inquiétude.

Car il fallait cacher le corps, et Vincent craignait l’envahissement de l’alcôve.

Vincent avait fait des efforts inutiles pour se couler entre le lit et la boiserie ; l’épaisseur seule du rideau le protégeait contre les regards.

L’armoire était une garde-robe sans rayons : elle se trouvait vide, et cela se conçoit : le colonel ne venait ici que pour le trésor.

— Il y aurait, dit Julian sur le ton de la plus aimable humeur, assez de place pour en mettre une demi-douzaine comme lui, povero !

Il se retourna, prit le corps et le jeta sans effort dans le bas de l’armoire, où il arrangea les bras et les jambes du défunt pour pouvoir refermer.

Ensuite, il prit les différentes pièces de son propre costume, éparses sur le plancher, et les accrocha aux têtes du porte-manteau.

Ce ménage fait, il donna un tour à la serrure, et mit la clé dans la poche de la douillette.

La clé sonna contre la tabatière d’or du colonel.

— Sangodemi ! s’écria Julian, j’avais oublié la boîte ? c’est l’empereur de Russie qui m’en a fait cadeau, il y a soixante ans ! Un grain de tabac sur le bout du doigt. Il ne faut abuser de rien ; comme cela, on vit longtemps, mes chérubins… allons ! allons, à dodo ! Demain, j’ai deux amusettes pour tuer le temps ; sonder les murailles et emballer l’architecte pour le Père-Lachaise. Je ne m’ennuierai pas.

Il passa le seuil en riant bonnement. On put l’entendre fermer la porte en dehors à double tour, puis retirer la clé.

Quand le bruit de ses pas se fut étouffé dans l’éloignement, Vincent Carpentier poussa un gros soupir.

Il avait certes, la conscience exacte du danger de mort qu’il venait d’éviter, mais le sentiment qui était en lui ne ressemblait nullement à de la joie.

Il acheva en silence de couper ses liens. La souffrance lui arrachait des plaintes sourdes.

Piquepuce et Cocotte, pour faire leur cour au colonel, avaient serré les cordes si follement que le corps de Vincent était zébré de traces sanglantes, labourant, en tous sens ses chairs tuméfiées.

Il essaya d’étirer ses membres. L’étoffe de ses vêtements était entrée dans ses blessures. Le blanc de ses yeux avait des plaques rouges, tandis que ses joues restaient livides.

— Et pourtant je l’aurais tué, prononça-t-il entre ses dents qui grinçaient, je suis sûr que je l’aurais tué, s’il s’était approché. Il y a une autre force que celle des muscles. J’aurais frappé un coup de géant, quitte à tomber mort près de son cadavre !

Il sortit de l’alcôve. Ses jambes pouvaient à peine le soutenir.

— Et je suis bien certain que je n’en serais pas mort, reprit-il. Le bonheur soutient, la joie guérit. J’aurais la clef. Je serais maintenant dans la cachette. L’or fait des miracles. J’en baignerais mes plaies. Je sais, oh ! je sais qu’au sein de ces flots magiques on ne peut ni souffrir, ni mourir. J’y ressusciterais, j’y grandirais, j’y boirais à longs traits la vigueur et la puissance !

Tout en parlant, il avait attiré à lui le lit massif, qui, cédant au premier effort, glissa hors de l’alcôve.

Il se précipita dans la place vide avec un cri de bestial désir et tâta la boiserie à la place même que le doigt du colonel avait touchée.

Rien ne bougea.

Il se retourna, il s’agenouilla, il parvint à soulever la planche où le pied du lit laissait une marque par son poids.

Sous la planche c’était une plaque d’acier. Le centre de la plaque était percé d’un petit trou.

— C’est la serrure, se dit Vincent. Elle doit se refermer toute seule quand la porte tombe. Et l’autre a la clé ! Et il va chercher, chercher, chercher la nuit, chercher le jour, patiemment, incessamment… il va trouver !

— Il ne trouvera pas ! s’écria-t-il, pendant que son sang remontait à ses joues. Je l’empêcherai de trouver !

Malgré sa faiblesse, il saisit le couteau-poignard du colonel, et, servi par l’habileté manuelle qu’il gardait de son ancien état, il descella en quelques minutes la plaque d’acier qu’il enleva, ainsi que la serrure.