Les Compagnons du trésor/Partie 1/Chapitre 31

Dentu (Tome Ip. 347-357).
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Première partie


XXXI

Barricades


Vincent remplit le trou d’où il avait retiré la plaque avec des cendres et des débris restés dans le foyer ; puis il replaça la feuille de parquet avec beaucoup de soin.

Le lit fut aussi repoussé dans l’alcôve.

Il enveloppa la serrure dans son mouchoir, non pas qu’il eût dessein de s’en servir pour faire fabriquer une clé : ceci était inutile, puisque les fils de rappel et les ressorts qui communiquaient avec la porte de la cachette étaient détruits.

Son but était d’emporter au loin un objet qui pouvait mettre le comte Julian sur la trace du secret.

— Je l’empêcherai bien de le trouver ! avait-il dit.

Il n’y avait que cela en lui, pour le moment, et le désir de faire retraite.

Le jour était très haut déjà, le soleil brillant se jouait dans les feuillages du jardin, mais nul bruit ne venait encore de la rue.

Dans ces mois d’été, Paris se couche trop tard pour se lever matin.

Vincent n’avait pas beaucoup d’inquiétudes au sujet de la possibilité de s’enfuir. Le comte Julian avait, il est vrai, fermé la porte à double tour, mais restaient les fenêtres, et la chambre était au rez-de-chaussée.

Pour gagner le jardin, il n’eut qu’à ouvrir une des croisées.

Dans le jardin, il entendit quatre heures sonner à l’église Saint-Roch.

La corde de soie était encore cramponnée au mur séparant le jardin de la rue.

Le difficile, c’était de se guinder le long de cette corde, avec ses mains meurtries et son corps endolori.

L’ascension fut pénible en effet ; Vincent y dépensa une volonté désespérée, mais il parvint enfin au faîte et se laissa glisser de l’autre côté.

La rue des Moineaux était complétement déserte.

Vincent se débarrassa de la plaque et de la serrure en les jetant dans la bouche d’un égout.

Au boulevard seulement, il put trouver une voiture qui le ramena chez lui.

Il était littéralement à bout de forces ; la pensée se voilait dans son cerveau malade, et néanmoins il s’aperçut de l’étonnement que produisait son retour parmi les gens de sa maison.

Cet étonnement n’était point excité par la vue du misérable état où il se trouvait. La physionomie de ses domestiques lui disait (du moins cela lui sembla ainsi) :

— Comment ! vous voilà revenu ! Par quel miracle ?

Quand on l’eut soutenu ou plutôt porté jusqu’à sa chambre à coucher, il crut entendre chuchoter et ricaner dans le corridor.

Et parmi les murmures, il distingua ces paroles bizarres :

— Il a fait jour cette nuit, pourtant !

Une autre voix dit :

— Celui-là peut se vanter d’avoir la vie dure !

Par manière d’acquit, Roblot, le valet de chambre, lui demanda en le déshabillant :

— Qu’est-il donc arrivé à monsieur ?

Vincent répondit :

— Parler me fatigue. J’ai été attaqué dans la rue.

— La police est si mal faite ! observa Roblot, dont l’accent était plus qu’équivoque. Nous payons pourtant assez d’impôts pour être bien gardés… Mais comme ils ont arrangé monsieur ! Ses bras et ses jambes surtout ! On dirait qu’on l’a ficelé pour le jeter à la rivière. Tout son corps n’est qu’une plaie. Faut-il envoyer chercher ce bon docteur Samuel ?

Vincent fit un signe de tête énergiquement négatif. Roblot reprit hypocritement :

— Je proposais cela dans l’intérêt de monsieur.

— Laissez-moi, dit Vincent, si j’ai besoin, je sonnerai.

Roblot se dirigea aussitôt vers la porte, mais avant de sortir, il dit :

— Si monsieur avait confiance en un autre docteur… monsieur me paraît dans un triste état.

— Allez ! répéta Vincent.

— C’est comme monsieur voudra.

Dès que le valet eut disparu, Vincent, qui était en chemise et prêt à se mettre au lit, se traîna vers la porte. Il colla son oreille au battant.

Dans le corridor, on chochotait toujours.

Vincent n’osa pas tourner la clé, mais il poussa sans bruit les deux verrous.

— J’étais espionné ici, pensa-t-il, j’étais entouré, englobé ! Ces gens sont tous vendus. Ils vont faire, ce matin même, leur rapport au colonel, — à celui qu’ils croiront être le colonel, car le comte Julian trompera tout le monde. Je serais plus en sûreté dans la forêt de Bondy !

Nous avons parlé déjà des maisons « d’architectes. » Elles sont rarement irréprochables au point de vue du goût et de l’art, mais il est certain qu’elles valent quelque chose, confortablement parlant.

L’architecte qui se bâtit un logis à lui-même copie le plus souvent les excellentes installations de la toilette anglaise qui font si grande honte à nos malheureux et peu hygiéniques aménagements.

Dans l’univers entier le Français passe pour craindre l’eau des ablutions. Il ne sait pas s’inonder.

« Propre à la française » disent les fils bien baignés de la perfide Albion.

Cela signifie Que, sauf pour les mains et le visage… jamais en France, jamais l’eau froide ne régnera !

Carpentier se soignait à l’anglaise et faisait bien.

Auprès de sa chambre à coucher, il y avait une salle de toilette où l’espace et l’eau abondaient.

En un tour de main et sans effort aucun, Carpentier se prépara lui-même un bain où il lava soigneusement ses blessures, après quoi il lotionna tout son corps avec de l’eau pure, modifiée par une très légère addition de teinture d’arnica.

Il en éprouva un soulagement presque immédiat et put se mettre au lit, où la fatigue ferma ses yeux tout de suite.

À midi, il fut éveillé par le premier frisson de fièvre, que remplaça bientôt une ardeur terrible.

Il essaya d’écouter les bruits extérieurs, car il gardait complètement conscience de sa situation, mais des bourdonnements roulaient autour de ses oreilles.

Le paroxysme de la fièvre ne fut pas long. Vers deux heures de l’après-midi, il parvint à se rendormir.

Quand il s’éveilla pour la seconde fois, il faisait nuit noire. Sa pendule sonna deux coups.

Son somme avait duré un tour entier de cadran.

Il s’interrogea lui-même et put constater que ses souffrances avaient notablement diminué.

Il ressentait encore un léger mouvement de fièvre, mais l’agitation était surtout au cerveau.

Ses blessures le laissaient en paix.

Pendant qu’il se réjouissait de ce bien-être inespéré, des pas qu’on étouffait avec soin semblaient aller et venir dans le corridor.

En somme, il n’eût point été surprenant que de bons domestiques se tinssent sur le qui-vive après pareille aventure et vinssent rôder autour de la chambre de leur maître pour être prêts au premier appel.

Mais Vincent Carpentier était fixé sur la qualité des domestiques qui emplissaient sa maison.

Il écouta.

Le bouton de sa porte, manié du dehors avec des précautions extrêmes, tourna, mais les verrous empêchèrent les battants de s’ouvrir.

On chochota, puis une voix s’éleva pour demander :

— Monsieur dort-il ? Nous sommes dans l’inquiétude : depuis vingt heures que monsieur n’a pas donné signe de vie.

Vincent ne répondit pas.

Vingt heures ! C’était en effet bien plus qu’il n’en fallait pour faire naître des craintes chez des domestiques fidèles.

La voix, qui était celle de Roblot, le valet de chambre, dit encore :

— Peut-être y a-t-il un malheur. Le mieux serait d’éveiller le serrurier.

Et les pas s’éloignèrent.

Vincent se souvenait de ce terrible grincement, produit par le travail du comte Julian, attaquant la serrure de la chambre du trésor, à l’hôtel Bozzo.

Ces simples mots : « éveiller le serrurier, » prirent pour lui une signification redoutable.

Sa cervelle en feu lui montra la chambre pleine de bandits, à qui l’heure donnerait toute facilité de commettre un crime.

Il sortit de son lit — sans trop de peine, — dans la pensée de s’armer.

Mais auparavant, par réflexion, il fit jouer la clé pour ajouter la force du pêne à celle des deux verrous, et roula une lourde commode au-devant de la porte.

De même il barricada l’autre porte, située dans la salle de toilette et donnant sur l’escalier dérobé qu’il avait pris tant de fois pour se rendre à sa mansarde de la rue des Moineaux.

Cela fait, il débourra et rechargea avec soin ses pistolets.

Il se recoucha plus tranquille. En plein Paris, un homme abrité derrière les précautions qu’il venait de prendre n’a rien à craindre d’un siège.

À Paris, il faut, en effet, que l’assaut donné réussisse du premier coup et n’occasionne point de bruit.

— Monsieur dort-il ? demanda encore la voix du valet de chambre.

Comme il n’obtenait point de réponse, il ajouta :

— Nous supplions monsieur de nous dire un seul mot.

Toujours même silence.

Ceux du dehors tinrent conseil un instant. Ils s’étaient ravisés sans doute, car « le serrurier » ne toucha point à sa serrure.

Vincent, qui écoutait de toutes ses oreilles, crut entendre cette opinion, exprimée par son cocher :

— C’est possible qu’il ait claqué tout seul, car il était rudement abîmé. En ce cas là, il vaut mieux que le commissaire trouve sa porte fermée en dedans.

La discussion fut close par cette observation si raisonnable, et le corridor redevint silencieux.

À dater de ce moment, Vincent Carpentier resta moitié veillant, moitié assoupi, et n’éprouvant d’autre peine qu’un solide appétit qui commençait à tirailler son estomac.

Il n’avait pas mangé depuis l’avant-veille.

Le jour naquit derrière les persiennes fermées, puis grandit. Toute appréhension immédiate avait disparu.

Bientôt les mille voix de Paris élevèrent ce rassurant murmure qui éloigne les idées de terreur.

Six heures sonnant à la pendule, Vincent sauta hors de son lit. Il se sentait incroyablement dispos.

Son corps restait sensible dans toutes ses parties, on y voyait les innombrables traces du martyre, mais toute enflure avait disparu, et quand Vincent eut renouvelé ses lotions d’arnica, son appétit parla si haut qu’il saisit un cordon de sonnette.

Il n’appuya point, pourtant. Avant d’appeler, il lui restait deux choses à faire : détruire ses barricades dont il était presque tenté de se moquer maintenant, et ouvrir ses fenêtres pour se mettre déciment en communication avec Paris éveillé et sous la protection publique.

La commode fut remise en place, les deux verrous furent tirés, la serrure joua.

Le corridor était vide, sans doute, car personne ne profita de la facilité d’entrer.

Quand Vincent eut ouvert sa fenêtre, puis ses persiennes, le grand soleil d’été inonda la chambre.

C’était une belle et fraîche matinée. L’air vivifiait.

Les fenêtres donnaient toutes deux sur de vastes terrains où les constructions se pressent aujourd’hui, mais qui, alors, commençaient à peine à se peupler.

Deux ou trois maisons étaient en train de s’y élever, dont l’une était l’œuvre de Vincent lui-même et appartenait au comte Corona, mari de la belle Fanchette.

Cette maison, qui promettait de faire un charmant hôtel, était la plus éloignée des trois.

Malgré l’heure matinale, on y voyait déjà les maçons à l’ouvrage.

Vincent pouvait entendre le bruit de leurs outils, leurs appels et leurs chansons.

Le sentiment de sécurité qui était déjà en lui s’en accrut tellement que sa poitrine s’élargit, tandis qu’un sourire de franche gaité épanouissait ses lèvres.

Il sonna enfin. Son valet de chambre recula d’un pas à la vue du joyeux visage qui se montrait à lui.

— Monsieur nous a fait une belle peur ! balbutia-t-il.

— Merci, fit Vincent. Montez-moi un potage.

— Est-ce que monsieur a dormi tout le temps ?

— Tout le temps, oui. Ajoutez au potage un bon bifteck.

— Alors, monsieur ne se ressent plus de ses… contusions ?

— Non, plus du tout. Vous me donnerez une bouteille de Clos-Vougeot.