LES COMMENTAIRES
D’UN SOLDAT

III.
LES DERNIERS JOURS DE LA GUERRE DE CRIMÉE.[1]

XI.

Le général Canrobert voulut reprendre dans l’armée le poste qu’il occupait au commencement de la campagne. Il alla rejoindre la division qu’il avait conduite à la bataille de l’Alma. Les brigades dont cette division se composait étaient commandées, l’une par le général Vinoy, l’autre par le général Espinasse, officiers intrépides, destinés à se retrouver encore dans cette campagne d’Italie où la mort attendait l’un d’eux. Les troupes que le général Canrobert allait conduire formaient alors un corps d’observation, campé sur les lisières de notre plateau, du côté de Balaclava. J’accompagnai dans son nouveau bivouac le chef que j’étais habitué à suivre, et près duquel j’eus le bonheur d’être maintenu. Ce bivouac était d’un aspect moins désolé que la plupart de ceux qui l’entouraient. En cet endroit un peu écarté, la terre avait quelques teintes verdoyantes. La vue était récréée par le spectacle de la vallée qui aboutit à Balaclava d’un côté, et de l’autre à la Tchernaïa. Ces lieux m’auraient charmé si un genre de préoccupation, nouveau pour moi, n’avait point fermé un instant mon cœur à ses jouissances les plus familières.

Nul acte d’abdication qui ne porte en soi une secrète tristesse, pour ceux surtout qui en sont les témoins et qui mesurent toute l’étendue du sacrifice sans pouvoir en goûter les âpres jouissances. Ainsi la première soirée que passa le général Canrobert dans son nouveau campement m’a laissé une impression pénible que je retrouve encore. Nous dînions chez le général Espinasse, qui nous avait offert l’hospitalité du premier jour. L’heure était avancée déjà, et cependant nous étions encore à table. Dans les loisirs forcés que la vie militaire mêle soudain à une activité effrénée, on cherche à prolonger le moment des repas. C’est dans les camps que doit être né ce vieux proverbe : « on ne vieillit point à table. » Je ne sais pas si on y vieillit, mais je sais qu’on y est atteint parfois d’une mélancolie singulière. Assis devant une tasse vide, je regardais, derrière la fumée de mon cigare, tous ceux qui m’entouraient, et dont plus d’un a du reste disparu déjà pour toujours, depuis notre hôte, renversé par les balles autrichiennes à Magenta, jusqu’à mon voisin, son aide-de-camp, enlevé, à quelques jours de là, dans les tranchées par un accès foudroyant de choléra. Je songeais à tous les étranges hasards qui président aux réunions humaines et décident des lieux où l’on se retrouvera. Dans l’existence qui semble la plus opposée à l’habitude, on se crée si facilement une manière d’être coutumière, que mon regard et mon esprit cherchaient avec une sorte d’inquiétude, sous le nouvel abri où le sort m’avait conduit, les parois de la grande baraque où, la veille encore, nous prenions nos repas. Comment le souvenir de cette baraque, peu fait pour s’unir cependant à des idées de splendeur, me ramenait-il à l’acte dont j’avais alors l’âme frappée ? C’est ce que tout le monde comprendra. Et comment cette variété de pensées avait-elle fini par me jeter dans une sorte de songerie moitié philosophique et moitié maladive ? C’est ce que comprendront tous les rêveurs.

La conversation était tombée peu à peu ; elle ressemblait à ces foyers refroidis où l’on cherche en vain à rapprocher deux tisons renfrognés et décidés à ne plus se communiquer leur chaleur. Si je rêvais, quelques-uns autour de moi étaient endormis. Plus d’une tête, tantôt s’inclinant, tantôt se relevant par de brusques soubresauts, luttait contre la main pesante du sommeil. Voilà que tout à coup, du côté des tranchées, éclate une de ces fusillades qui font songer à un immense feu où l’on ne cesserait point de jeter un amas de matières pétillantes. Sur le fond de notes alertes et mordantes que forme la mousqueterie se détachent par instans les bruits violens et lourds de pièces tirant à toute volée. Évidemment il se livre sous les murs de la ville quelque ardent combat. Le général Canrobert me regarde alors. « Montez à cheval, me dit-il, et allez savoir ce qui se passe; vous direz au major de tranchées que je n’ai plus le droit de lui faire demander des renseignemens, mais que je lui saurai gré des nouvelles qu’il me donnera. »

Ainsi la sollicitude pour l’œuvre qu’il avait dirigée survivait, chez le général en chef de la veille, à l’exercice du commandement, sollicitude profonde et sincère qui lui faisait former pour son successeur des vœux bien naturels, sans aucun doute mais où plus d’un cœur peut-être n’aurait pas apporté la même ardeur que le sien.

J’avais un grand trajet à accomplir pour arriver jusqu’aux attaques de gauche, où se passait l’action. J’étais guidé à travers les ténèbres, dans des chemins qui n’étaient plus ceux que je parcourais habituellement, par les bruits et les clartés du combat. La ville et les tranchées à l’horizon ressemblaient à ces régions du ciel où éclatent les orages des nuits d’été; elles formaient une sombre contrée où se succédaient de continuels éclairs. Parfois, au-dessus des nuages brûlans de fumée qui créaient dans l’ombre ce royaume des tempêtes, une lueur rapide étincelait dans des espaces solitaires : c’était quelque bombe ou quelque obus, devançant, par une explosion imprévue, le terme de sa course. Je m’acquittai de la mission dont j’étais chargé, et j’appris que, pour enserrer de plus près la ville, on avait tenté une entreprise qui avait réussi. Je revins au milieu de la nuit porter cette nouvelle au général Canrobert. Je le trouvai couché sous la modeste tente qu’il avait dressée dans son nouveau bivouac. Je le réveillai; il me dit quelques paroles affectueuses, et j’allai me reposer à mon tour. Tel fut le premier jour de notre nouvelle vie.

Cette nouvelle vie du reste ne tarda point à me sembler douce. Ce n’est pas en campagne heureusement que l’on peut garder longtemps une pensée chagrine. Je me le suis répété bien souvent : la guerre, c’est la paix de l’esprit. Parmi mes meilleurs souvenirs, je dois placer notre établissement sur les rives de la Tchernaïa, établissement qui eut lieu quelques jours après notre départ du quartier-général. Depuis le combat de Balaclava, les Russes avaient conservé des postes dans une partie de la vallée qui longeait notre plateau. On résolut de nettoyer cette vallée, de s’y établir, et de prendre la Tchernaïa pour limite. Le général Canrobert fut chargé de cette opération. Au milieu d’une admirable nuit de printemps, nous montons à cheval; depuis le matin, les troupes avaient reçu l’ordre de se tenir prêtes. Notre colonne s’ébranle en silence, et nous descendons dans la vallée. Les sentiers que nous sommes obligés de suivre sont faits plutôt pour le pied des chèvres que pour celui des chevaux. Cependant aucun accident ne retarde notre marche. Nos bêtes semblent heureuses comme nous de l’aventure où elles entrent. Le fait est que pour des gens habitués à l’existence sédentaire d’un siège une entreprise au grand air, en plein champ, à travers de libres espaces, offrait une attrayante nouveauté. Je ne saurais rendre l’état de joyeux bien-être et comme de placide ivresse où me plongea, au pied de nos positions abandonnées, l’atmosphère dont je me sentis entouré tout à coup. La vallée où nous pénétrions était toute remplie de hautes herbes, répandant au loin une puissante odeur. Du sein de ces épaisses prairies, où nos chevaux s’avançaient du pas dont ils auraient traversé les ondes d’un gué, je contemplais, en levant la tête, un ciel printanier tout rempli d’étoiles doucement tremblantes. Je laissais mes pensées s’élever vers ces clartés immortelles, et suivre en paix ce goût mystérieux que Dieu nous a donné pour des mondes rêveurs comme des âmes, gracieux comme des fleurs. Je mettais toutes mes forces à jouir de ces instans, à étreindre l’heure présente au milieu de ces solitudes embaumées, et je songeais avec joie pourtant aux premières heures qui suivraient cette nuit. Que me gardait cette aurore? Je l’ignorais. Peut-être le moment où elle se lèverait serait-il celui qui me porterait moi-même aux pays inconnus où j’envoyais mes pensées de la nuit.

Notre marche ne fut pas inquiétée. Seulement quelques coups de fusil tirés par des vedettes russes nous apprirent qu’elle était connue. Cependant nos colonnes continuaient à s’avancer dans un silence qu’interrompait uniquement parfois le hennissement des chevaux. Quand les étoiles se mirent à pâlir et l’aube à se montrer, ce fut alors soudain un bruit de clairons et de tambours répété par tous les échos de la vallée. Nous étions à quelques pas de la Tchernaïa, aux lieux où l’action devait commencer. Il semble que les sons retentissans de nos fanfares accélèrent la fuite des ombres. La rivière, le vallon, les montagnes nous apparaissent bientôt dans cette fraîche et vive clarté du matin qui éblouit les yeux sans offenser le cœur. Ce n’est pas la diane qui salue le jour dans notre colonne, c’est la charge. Aux accens de cet air passionné, de cette Marseillaise sans souillure, notre infanterie franchit au pas de course la rivière que la cavalerie a passée déjà, et s’élance sur une redoute que l’ennemi abandonne. Les coups de fusil animent cette scène matinale, le canon même se met de la partie, et quelques boulets, tirés à grande distance par les Russes, viennent écraser à nos pieds l’herbe encore humide de la rosée.

Après un rapide engagement, nous établissons notre bivouac sur les bords de la Tchernaïa, qui devient la limite de notre camp. Nos tentes s’élèvent sur des collines couvertes de gazon, d’où l’œil embrasse une vaste et riante contrée. Les hauteurs qui sont en face de nous sont occupées par des postes russes. C’est là que tirent continuellement ces batteries taquines, mais d’ordinaire inoffensives, désignées par les troupes sous ces sobriquets bizarres que toute l’armée a fini par adopter : Gringalet et Bilboquet. Les chevaux que l’on mène à l’abreuvoir, les hommes qui vont chercher du vert sur les rives de la Tchernaïa, les pêcheurs passionnés qui veulent charmer les loisirs du camp et améliorer leur souper en allant à la quête des écrevisses, sont sûrs de voir bondir auprès d’eux quelques boulets. Ces projectiles, lancés au hasard, qui vont presque toujours s’enfouir dans le gazon, n’inspirent guère au soldat que de la gaieté. J’assistai un matin à un duel des plus récréatifs entre l’une de ces batteries et un canon turc d’une grande portée que voulait essayer Omer-Pacha. Le général en chef de l’armée musulmane était venu déjeuner chez le général Canrobert. Le repas fini, il proposa une expérience de son canon, qu’il avait fait conduire sur nos hauteurs. On établit la pièce ottomane en face d’une redoute ennemie, et le feu commence. Un de nos boulets traverse la Tchernaïa; à un mouvement que les lunettes nous permettent d’observer chez nos voisins, nous pensons qu’il n’a point manqué de justesse dans sa portée. Les Russes nous ripostent par un projectile qui décrit une courbe immense, et vient labourer, au-dessous de nous, la colline où nous sommes campés. Le résultat de cette canonnade improvisée fut en définitive des plus insignifians. Je crois qu’aucun boulet, de part et d’autre, n’atteignit ce jour-là une créature vivante. Cependant cet incident est resté dans un coin de ma mémoire, parce qu’il se lie pour moi à certaines idées de joyeuse existence, de plaisirs imprévus et insoucians, puis parce qu’il m’a fait réfléchir, une fois de plus, à toutes les étranges révolutions dont les armes modernes menacent la guerre. Où s’arrêtera la force de cette poudre, que l’on compare sans cesse à celle de l’imprimerie, et qui a ouvert déjà en effet de si vastes brèches aux flancs du vieux monde ?

A quelques jours de cette distraction se place aussi un de mes meilleurs souvenirs, c’est-à-dire la reconnaissance que le général Morris fit dans la vallée de Baïdar. La division du général Canrobert faisait partie des troupes que commandait le général Morris dans cette opération. Nous partons le matin au lever du jour, et après une marche de quelques instans nous voilà engagés dans la vallée de Baïdar, qui, à cette époque de l’année (on était au mois de juin), me parut une réunion d’enchantemens. La route que suivait notre colonne passait entre des hauteurs couronnées d’arbres touffus et serrés, remplis les uns d’une sombre majesté, les autres d’une élégance altière. La forêt montagneuse dont nous sondions les profondeurs me rappelait la forêt chérie des romanciers et des peintres que le voisinage de Paris empêche seul d’être prise au sérieux par les voyageurs : la forêt de Fontainebleau. Ce sont des flots de verdure jaillissant entre des rochers, tantôt frémissant à leur pied, tantôt semblant s’épancher de leurs cimes.

Baïdar, où notre division s’arrêta, est un vaste et agréable village, mais qui se ressentait de la guerre. Nombre de ses habitans l’avaient abandonné. Ceux qui s’y trouvaient encore au moment où déboucha notre colonne vinrent à nous avec cet empressement mêlé de terreur que montrent les populations paisibles aux troupes armées. Après un rapide repas pris au milieu d’un champ, le général Canrobert monte à cheval et va jusqu’aux portes de Phoros. Là s’offre à mes yeux un tableau qui est resté dans mon esprit à l’état d’image éblouissante et confuse. Je trouve parfois dans ma mémoire une impression singulière à laquelle je me livre volontiers, parce qu’elle me remplit d’un charme immense. Au sein de la chaude lumière dont le passé enveloppe toute chose, certains lieux où j’ai vécu quelques momens à peine prennent pour moi des formes vagues, splendides et agrandies. Je respecte ces mirages, dus aux jeux de l’imagination et du souvenir. Seulement je veux donner pour ce qu’ils sont ces fantômes de paysages. Je me reprocherais un mot qui changerait pour d’autres en lignes arrêtées ce qui pour moi est un contour indécis et entrevu. Je ne dirai donc rien des portes de Phoros, si ce n’est que j’ai pensé à Claude Lorrain dans ce site où sont amoncelées toutes les richesses que peut souhaiter le pinceau, depuis les hautes et sombres pierres, les bouquets de verdure, les arbres isolés, les rochers et les montagnes, jusqu’à la mystérieuse figure de la mer, mêlant à toutes ces merveilles son inhumaine grandeur.

Le soir, notre colonne regagna son bivouac. Le général Canrobert se détourna un instant de son chemin pour aller visiter dans les bois une charmante villa moscovite qui, avec ses murailles roses et son toit vert, ressemblait de loin à une maison de fée. En approchant du camp, les soldats se mirent à chanter. Ils étaient gais; ils subissaient à leur insu l’influence d’un beau pays. Un régiment de zouaves arrêté au bord de la route par une disposition militaire et un bataillon de chasseurs à pied qui continuait sa marche s’apostrophaient joyeusement. Les chasseurs imitaient le cri du chacal; les zouaves répondaient par le cri du corbeau. On aurait dit le retour d’une fête rustique. La vie militaire s’offrait à tous les esprits sous ses formes les plus attrayantes. En cet instant même, un groupe que je n’oublierai jamais s’approcha du général Canrobert. C’était une famille tartare, qui se composait de trois personnes, un vieillard, une femme, un enfant. Le vieillard s’appuyait sur le bras de la femme, qui tenait l’enfant par la main. Ces trois êtres adressèrent la parole au général Canrobert, qui leur donna quelques pièces de monnaie. Ils demandaient l’aumône, nous dit un interprète, au nom de la plus complète des misères. La guerre les avait forcés à quitter leur toit. Où allaient-ils? Eux-mêmes l’ignoraient. Image du bonheur détruit, du foyer frappé, de la vie errante, ils se dessinaient sur ce beau ciel empourpré par un soleil couchant, qui pour eux n’éclairait plus d’abri. Ils rappelaient, dans leur détresse imposante par sa simplicité et par son étendue, les premières douleurs de ce monde, ces exilés d’une contrée disparue dont nous sommes tous les descendans.


XII.

Le 7 juin, dans la journée, je montai à cheval et je me dirigeai vers les attaques de droite. Cette partie du siège devait être le théâtre d’une action dont le général Canrobert désirait avoir de promptes nouvelles. J’arrivai, vers quatre heures, à la redoute Victoria. A quelque distance, en avant de cette redoute, était un plateau entouré d’une gabionnade qu’on nommait la batterie de Lancastre, parce que les Anglais avaient établi là autrefois les canons à immense portée dont ils voulaient faire l’essai sur Malakof. Je mis pied à terre, et je gagnai cet endroit, où je vis bientôt arriver le nouveau général en chef, suivi de tout son état-major. L’œil devait embrasser de ce lieu, dans tout son ensemble, le combat près de se livrer. En face de nous s’élevait un mamelon hérissé de canons, que l’on appelait le mamelon Vert. Ce mamelon était un degré sur lequel il fallait poser le pied pour arriver au faîte de l’échelle qui s’appelait Malakof. Nos troupes avaient reçu l’ordre de s’y établir.

Depuis plusieurs heures, notre feu avait redoublé d’énergie; la place y répondait avec furie et lançait sans interruption des projectiles désordonnés qui rappelaient le siège à ses premiers jours. Tout à coup nos batteries se taisent, une fusée traverse l’air : c’est le signal. Nos colonnes s’élancent au pas de course sur le mamelon Vert. Alors se renouvelle ce miracle d’impétuosité et d’audace où réside la force éternelle de l’armée française. Nos hommes ont l’air d’être portés en avant par le souffle des canons qui tonnent contre eux. Ils devancent jusqu’aux pensées, jusqu’aux espérances des chefs qui les ont lancés. A peine s’est-on écrié : « Ils sont partis, » que l’on entend dire : « Voilà des pantalons rouges dans la redoute, ils sont arrivés ; ce sont bien eux. » Il me semble voir encore en ce moment r aide-de-camp du général Pélissier, le spirituel et vaillant colonel Cassaigne, qui devait bientôt mourir à son tour pour l’œuvre qui le passionnait. Assis sur les gabions qui nous entouraient, le visage rayonnant d’enthousiasme, il se livrait à toutes les émotions d’un plaisir militaire et d’une joie patriotique. Si l’un de ces boulets qui par instans venaient tomber et bondir autour de nous l’eût emporté, il aurait été ravi dans la mort, comme le prêtre frappé à l’autel.

Il arriva malheureusement à nos troupes ce qui arrive si souvent chez nous, tantôt aux pensées, tantôt aux hommes. L’élan fut tel que l’on dépassa le but. Derrière la redoute qui venait d’être conquise apparaissait Malakof, s’élevant comme une provocation héroïque à la valeur des nôtres, au milieu de la fumée ardente qui l’entourait. Nos soldats ne firent qu’une station du lieu où ils devaient s’arrêter; ils poursuivirent leur course sans frein sur la route qui tentait leurs cœurs. C’est en vain que le clairon sonne la retraite; ils n’obéissent plus qu’à la voix intérieure qui continue à leur crier : « en avant. » Quelques-uns d’entre eux arrivent ainsi jusqu’au fossé de la tour, où il n’est aucun moyen de descendre. Les Russes les accueillent par des décharges d’artillerie et de mousqueterie dont chaque coup cause une mort ou une blessure. Fouettées par une grêle de balles, coupées par des boulets, écrasées par des obus, nos troupes regagnent à grand’peine ce mamelon qu’elles ne devaient point dépasser. L’ennemi profite du désordre qu’a jeté dans leurs rangs une aveugle entreprise; elles perdent la position qu’un "effort si heureux et si puissant leur avait donnée.

Mais les Russes n’ont point compté sur ces élans qui font chez nous, d’une réunion d’hommes, un seul être, il faut même dire une seule âme, servie par une force intelligente et indomptée jusque dans la mort. Nos colonnes se reforment en quelques instans et se précipitent une seconde fois sur l’obstacle qu’elles ont déjà emporté. Elles retrouvent, élevée à une puissance nouvelle par la douleur et la colère d’un revers, l’impétuosité de leur premier assaut. Cette route marquée par leur sang, où souffle le vent de la mitraille, où les projectiles éclatent entre des cadavres, elles la parcourent de nouveau, orage humain lancé contre un orage de fer. Elles arrivent à la redoute. Lorsqu’ils sont sur les baïonnettes ennemies, nos hommes se croient sauvés, et, il faut le reconnaître, l’événement les confirme d’ordinaire dans cette foi. Les Russes sont chassés de leur position, où notre drapeau est planté, et qui devient désormais contre eux une des plus terribles attaques du siège.

Je racontai ce que j’avais vu au général Canrobert. Le lendemain, mon récit fut complété par le colonel de La Tour du Pin, qui nous avait accompagnés dans notre bivouac de la Tchernaïa, mais qui de là, suivant ses habitudes, courait sur tous les points où l’attirait un nouveau danger. M. de La Tour du Pin était de ceux qui s’étaient laissé entraîner jusqu’au pied de Malakof. Il se justifiait de cet excès d’ardeur avec une aimable et attendrissante bonhomie. Il était arrivé jusqu’aux bords du fossé, et de là il avait contemplé la cime où plus tard il devait monter et tomber. Cette terrible action ne me rendit pas tous les gens à qui j’étais attaché. Ainsi j’appris avec un profond chagrin la mort du général de Lavarande, que j’avais connu autrefois en Afrique, et que j’avais revu avec bonheur sur le champ de bataille de l’Aima. Plein d’entrain, de verve, d’ardeur, aimant la guerre pour la guerre, comme certains artistes aiment l’art pour l’art, le général de Lavarande venait souvent passer ses soirées sous la tente du général Canrobert. Il était de ces rares esprits qu’aucun obstacle ne rebute, qui, animés d’une jeune et puissante confiance, envoient gaiement leurs pensées au-devant des périls où ils doivent bientôt se jeter. Un boulet emporta cette tête hardie et joyeuse où la vue se reposait avec plaisir. J’appris le même jour avec tristesse la mort du colonel de Brancion, dont l’âme austère et vaillante rappelait les âmes des croisés. J’écris ces noms en passant, parce qu’ils répondent à des visages restés dans mon souvenir. Combien d’autres noms j’écrirais, si je pouvais nommer ici tous ceux qui ont conquis de leur sang le droit de cité dans un royaume glorieux et infini, quoiqu’il se compose souvent à peine de quelques cœurs!

Il y a de plus douloureuses apparitions que celles des hommes les plus regrettés, ce sont les apparitions des funestes journées de notre histoire. La guerre de Crimée n’a compté qu’un jour néfaste; me voici arrivé à ce jour-là.

C’était le 18 juin, terrible date! l’anniversaire de cette immense bataille où s’abîmèrent une armée, un empire, un drapeau. Un étrange retour des choses humaines allait montrer, unis dans un suprême effort, combattant pour une même cause, ceux à qui cette date rappelait des souvenirs si opposés ; cette fois un même deuil devait couvrir, pour les deux nations que les événemens avaient rapprochées l’une de l’autre, cette portion du temps éclairée pour elles dans le passé d’une lumière si différente.

Nous savions, le 17 juin au soir, que le lendemain, aux premières heures du matin, une grande attaque serait tentée contre la ville. Pendant le combat acharné qui allait se livrer sur les remparts de Sébastopol, les Russes placés en face de nous pouvaient essayer de forcer nos lignes. Toutes les troupes campées sur les bords de la Tchernaïa reçurent l’ordre de prendre les armes le 18 au lever du jour. Ce lever du jour fut sinistre malgré un chaud et brillant soleil écartant sans effort les ombres transparentes d’une nuit d’été. Avec les clartés de l’aube, il s’éleva, du côté de la ville, une fusillade surpassant en étendue et en furie toutes celles dont avait encore retenti le plateau. On se rappelait, en entendant cet amas de détonations rapides et serrées, ces pluies torrentielles du printemps s’ébattant sur les cimes d’une forêt; seulement c’était une pluie de feu qui, au lieu de tomber sur des arbres, tombait sur des hommes. Le général Canrobert parcourait à cheval le front de sa division, rangée en bataille. Il s’arrêtait souvent pour adresser aux soldats quelques paroles pleines d’énergie et d’espérance. On lui répondait par des acclamations. L’intrépidité, la constance, l’ardeur même, étaient sur tous les visages. Pourtant, avec cette prescience de l’événement, avec ce tact sûr et prompt que la guerre donne aux combattans les plus obscurs, chacun sentait déjà ce qui se passait du côté de la ville. Cette fusillade était trop opiniâtre, trop fournie et trop prolongée pour permettre de croire à une surprise. Évidemment les Russes nous avaient attendus, et maintenant s’environnaient de feux que tout le sang des nôtres ne pouvait éteindre. Ce bruit si violent, si emporté de mousqueterie, se confondit bientôt dans un fracas mille fois plus écrasant encore. La place annonçait, par le tonnerre continu de son artillerie, qu’elle s’était dégagée de notre étreinte, qu’elle avait refait l’espace autour d’elle. En effet, notre attaque avait échoué ; nos colonnes rentraient dans les tranchées, où un déluge de fer les suivait.

Nous connaissions déjà la mauvaise nouvelle. Il était midi; nous prenions tristement notre premier repas quand, à la porte de la grande tente qui nous servait de salle à manger, le colonel de La Tour du Pin nous apparut avec un visage que ne saurait oublier aucun des témoins de cette scène. Lui d’habitude le calme et spirituel conteur de toutes les terribles aventures, le témoin souriant des choses sanglantes, il était pâle, défait, abattu; cette âme sans peur avait été traversée par le glaive de la seule douleur qui pouvait l’atteindre. Cet échec imprévu de nos armes semblait l’avoir mortellement blessé. Le général Canrobert fit asseoir à ses côtés cet acteur volontaire de tous les drames où le canon jouait un rôle, et lui demanda avec empressement des détails sur l’action qui venait de finir. Alors le colonel de La Tour du Pin nous raconta en quelques mots ce qu’il avait vu et ce que le seul bruit du combat nous avait fait en partie deviner. Nos colonnes avaient été écrasées par la toute-puissance d’un feu que nulle valeur n’avait pu dompter.

Celui qui nous parlait était resté lui-même, pendant des heures entières, sur une ligne qu’aucun homme ne pouvait franchir sans devenir aussitôt un cadavre. Cette ligne était formée par des corps couchés, nous disait-il, comme des blés après un ouragan. Toutes les énergies, toutes les audaces, tous les jets, toutes les saillies de notre courage, venaient mourir à ces implacables limites. En nous racontant ces faits cruels, le colonel de La Tour du Pin avait une poignante éloquence; on croyait retrouver sur ses lèvres l’antique malédiction des chevaliers contre les engins infernaux qui soumettent à des forces aveugles et grossières la valeur ailée et brillante des grandes âmes.

Toute l’armée savait que les généraux Brunet et Mayran avaient été mortellement frappés à la tête de leurs divisions. On avait appris aussi avec une singulière rapidité la mort du colonel de La Boussinière, officier intelligent et intrépide, qui portait sur son visage toutes les nobles qualités dont il était doué ; mais on ignorait quels amis on avait perdus dans les rangs obscurs. J’appris bientôt que cette affaire me coûtait un aimable et jeune compagnon, le lieutenant Roger, petit-fils d’un soldat de l’empire et fils d’un homme que l’on remarqua parmi les plus résolus aux journées de juin 1848. Telle est la séduction de la jeunesse, sa puissance éternelle aux lieux mêmes où tant de puissances sont mises à néant, que ce vaillant enfant, par son trépas, serra d’une longue et douloureuse étreinte tous les cœurs où il était connu. Je le regrettai, pour ma part, avec une particulière amertume. En même temps que mille souvenirs de la patrie, il me rappelait mes plus vifs et mes plus joyeux souvenirs de Crimée. J’avais passé avec lui ma première soirée sur cette terre, où nos espérances prenaient leur volée, et qui ne s’était point encore creusée pour recevoir un seul d’entre nous. Sa figure hardie et souriante me faisait plaisir quand je le rencontrais dans les tranchées. Il avait ce que le prince de Ligne appelait, dans le langage élégant de son siècle, « une jolie bravoure. » Aussi pouvait-on lui appliquer ces paroles du poète à propos d’une vie en fleur comme la sienne, suspendue comme la sienne au-dessus du trépas : « Sa bienvenue lui riait dans tous les yeux.» Ce n’était point seulement dans mes yeux qu’il était le bienvenu, c’était encore dans une partie plus profonde de mon être, où je retrouve avec attendrissement aujourd’hui ce que la mort nous laisse des témoins aimés de notre vie.

J’assistai, dans cette journée du 18 juin, à un fait qui occupe dans mon esprit une place à part, et que je livre aux méditations de chacun. Suivant moi, ce fait ignoré a une étrange grandeur et crie plus haut que bien des événemens retentissans; mais tous ne le jugeront pas de la même manière, ne lui accorderont pas la même force, ne lui reconnaîtront pas les mêmes signes. Le voici tel qu’il m’a frappé, dans sa simplicité émouvante, que je serais désolé d’altérer. Le général Lafond de Villiers, blessé à l’attaque du matin, avait rendu sa blessure dangereuse en ne voulant point se retirer du feu. De retour à son bivouac, il m’avait écrit de venir le trouver. J’avais quitté les bords de la Tchernaïa, j’avais gravi ce plateau tout rempli des émotions d’une nouvelle lutte. J’étais entré dans la tente où souffrait celui que je désirais voir, et j’y étais resté longtemps. A l’heure où je regagnai mon camp, le soleil commençait à se coucher. Je rencontrai un aumônier que j’ai retrouvé depuis en Italie, et dont le combat du matin avait rendu toute la journée le ministère nécessaire. Ce prêtre habitait une tente voisine de la mienne. Je fis route avec lui. Nous étions arrivés tous deux, lui sur sa mule, moi sur mon cheval, à la rampe qui descend du plateau dans la vallée. Entre les camps que nous venions de quitter et ceux que nous allions rejoindre, nous franchissions des espaces presque solitaires où l’âme se reposait avec étonnement dans le calme. Nous traversions un paysage touchant et sérieux, que cette heure de la journée, l’heure émue et recueillie par excellence, emplissait d’un immense charme. Soudain au bord de la route que nous suivions, à mi-chemin de la vallée et du plateau, le prêtre aperçut un soldat, étendu sur la terre, qui respirait encore, mais dont le visage portait toutes les traces de la mort. Il me confia sa mule, mit pied à terre et courut vers cet agonisant. Je le vis s’agenouiller, appuyer contre sa poitrine une tête alourdie, et ouvrir la bouche pour prononcer des paroles que je ne pouvais pas entendre. Au bout de quelques instans, il revint vers moi, et, avisant une bande de soldats sur la route, les appela pour transporter l’homme qu’il venait de tenir dans ses bras. Cet homme n’était déjà plus qu’un cadavre.

Nous avions repris notre course, et l’aumônier cheminait à mes côtés sans me parler.. Sortant du silence tout à coup : « Savez-vous, s’écria-t-il, ce que m’a dit ce pauvre homme, dont j’ai reçu le dernier soupir? Il m’a dit : — Le choléra m’a pris il y a deux heures. Je suis tombé à cet endroit où me voici. Au moment même où je vous ai aperçu, je priais Dieu avec ferveur pour qu’il fit passer auprès de moi un prêtre. »

Le prêtre était passé.


XIII.

Quelques jours après le rude combat du 18 juin, la division du général Canrobert reçut l’ordre de monter sur le plateau. Elle devait remplacer aux attaques de droite l’ancienne division Mayran, que le feu des Russes avait décimée. Ainsi s’accomplissait dans toute son étendue le plus grand acte d’abnégation dont notre histoire militaire fournisse l’exemple : celui qui, si récemment encore, avait une armée entière sous ses ordres venait, dans un rang secondaire, poursuivre au poste le plus périlleux l’œuvre qu’il avait renoncé à conduire. Notre division se mit en route un matin sous un soleil ardent. Au fur et à mesure que nous nous éloignions de la Tchernaïa pour nous rapprocher de notre nouveau bivouac, nous sentions une chaleur plus pesante, et nous parcourions une contrée plus morne. Nous disions adieu à la fraîcheur, aux arbres, à la verdure, pour rentrer dans ces régions nues, arides, dévastées, où depuis tant de mois une immense réunion d’hommes s’offrait à tous les coups dont la chair humaine puisse être frappée. Aux extrémités de ce plateau, foulé par tant de pas, labouré par tant de boulets, quelques brins d’herbe s’étaient remontrés au printemps; mais au centre même de cette vaste place d’armes, aucune apparence de végétation ne récréait la vue. On marchait sur un sol que les flammes de la guerre semblaient avoir calciné. Le fer et le plomb remplaçaient d’une manière bizarre la verdure absente. Ces décorations ingénieuses, dont nos soldats aiment à égayer leurs bivouacs, et qui d’habitude se composent de gazon, étaient faites avec les projectiles lancés par Sébastopol. Des boulets de toutes dimensions, disposés comme le buis d’un jardin, formaient çà et là de sombres et fantasques bordures autour des tentes.

L’endroit même où le général Canrobert allait s’établir était le plus désolé de tout le camp. Au sein d’un vaste carré, formé par les lignes des bivouacs voisins, s’élevait, sur une terre dure et blanchâtre, une baraque qui me rappelait ces abris où la fièvre ronge quelques malheureux sous le ciel des colonies meurtrières. Cette baraque avait recelé l’agonie et la mort du général Mayran. On apercevait de ce triste logis deux autres bâtimens en planches, rappelant à chacun ses doubles destinées, les deux étapes du chemin qui conduisait tant d’entre nous au cimetière, l’ambulance et l’église. Cette église avait reçu le corps du général Bizot. Ce n’est pas du reste à cet humble édifice que je reprocherais d’avoir attristé le paysage; loin de là : il en était au contraire, suivant moi, la seule grâce consolatrice. Où manque le feuillage et la verdure, on est heureux de voir s’élever la croix. C’est d’une floraison éternelle que nous parle ce bois dépouillé. Je me serais bien gardé, si je l’avais pu, de transporter ailleurs cette demeure sacrée. Quelquefois un nuage blanc et léger semblait presque en effleurer le toit : c’était quelque obus ennemi, lancé au hasard, qui éclatait avant de toucher le sol. De pareils accidens faisaient bien. Tout ce qui évoque autour d’un symbole religieux les périls, les souffrances et la misère, tout ce qui ramène notre foi à ses obscures et sanglantes origines, doit être accueilli avec bonheur. Cette petite église, à portée de canon, où tant de bières hâtivement clouées ont fait une halte rapide, aura peut-être occupé ici-bas une grande place parmi les maisons de Dieu. Comme l’ambulance sa voisine, elle exhalait une odeur de souffrance; seulement c’était l’odeur de la souffrance acceptée en ce monde et bénie dans l’autre, qui, à l’heure de la liberté éternelle, devient la plus précieuse essence dont puissent se parfumer les âmes.

La plus féconde imagination s’épuiserait vainement à chercher les contrastes que nous offre à chaque pas ce monde étrange où nous promène la guerre. Près des édifices dont je viens de parler, près de l’ambulance et de l’église, s’élevait une construction d’une nature originale et imprévue, un théâtre célèbre dans le camp tout entier sous le nom de Théâtre des Zouaves. Imaginez-vous, dans des proportions colossales, ce jouet qui fait le bonheur des enfans, cette sorte de maison carrée qui est ornée d’un fronton appuyé sur des pilastres, et qui a pour devanture une toile où un pinceau primitif a essayé de rendre les plis majestueux d’une draperie opulente. Tel était ce théâtre guerrier. Il s’élevait sur un petit mamelon et était entouré d’un hémicycle formé par des buttes de terre. Les spectateurs prenaient place sur ces buttes. Le jour où je le vis pour la première fois, en me rendant à notre nouveau bivouac, ce lieu destiné au plaisir était en deuil.

Des souvenirs lugubres planaient sur la scène abandonnée, et les gradins de terre, où depuis plusieurs jours nul ne s’était assis, faisaient songer à des tombes. La matinée du 18 juin avait détruit en quelques heures, presque tout entière, la troupe des soldats artistes. Les boulets russes avaient enlevé le père noble, l’amoureux, le comique, et jusqu’à la jeune première elle-même, car, ainsi que sur le théâtre antique, les rôles de femmes, sur le théâtre des zouaves, étaient joués par de jeunes garçons. L’ingénue déchirait la cartouche, maniait le fusil, et au besoin se faisait tuer. La dernière affaire l’avait prouvé. On dispensait les acteurs des corvées, mais on ne les dispensait point des combats, eux-mêmes ne l’auraient pas voulu. Ils apprenaient leur rôle dans les tranchées. Le relâche forcé qui eut lieu après le 18 juin est le plus glorieux incident de leur histoire. Ce fait, qui en même temps nous égaie et nous attendrit, montre quelle bizarre et redoutable force recèle l’âme française. Comment lutter avec des gens qui traitent de cette manière le péril, qui se battent entre deux couplets, qui descendent d’un tréteau pour entrer dans la mort? Le théâtre des zouaves ne fut point fermé longtemps. Une nouvelle troupe se reforma bien vite. Comme ma tente était dans le voisinage de ce spectacle, souvent le soir, en m’endormant, je prêtais alternativement l’oreille au bruit du canon, que j’entendais tonner contre les tranchées et à celui des couplets, qui s’élançaient dans l’air de la nuit. Sous mon cerveau, où elles venaient s’unir, cette voix du trépas et cette voix des plus folles gaietés formaient un concert dont la musique d’aucun maître ne pourrait me rendre la mélancolie imposante et la poétique bouffonnerie.

A peine établi dans son bivouac, le général Canrobert se mit à monter avec sa division les gardes de tranchées. Ces gardes étaient fréquentes. Notre division était de garde un jour; le jour suivant, troupe de soutien. C’était avec le troisième jour seulement que nous arrivaient quelques instans de repos. Notre vie du reste, pendant les gardes de tranchées, n’était point dépourvue d’intérêt. A un lieu dont j’ai parlé déjà, sur ce plateau occupé autrefois par la batterie de Lancastre, on avait construit une baraque appuyée à une gabionnade qu’elle ne dépassait pas. Cette baraque était le poste assigné au général commandant la division de garde; c’était de là qu’il partait pour aller faire sa tournée dans les tranchées, et cette tournée accomplie, si quelque incident venait à se produire, pour se rendre sur le point où sa présence était nécessaire. Ce lieu était loin de me déplaire : il était élevé ; on y vivait au grand air, on y dominait de vastes espaces. On était au milieu de nos attaques. On les voyait se dessiner à sa droite, à sa gauche et devant soi. Comme le poète sur la montagne, on avait une ville couchée à ses pieds, et une ville bien loin d’être endormie, car Sébastopol était devenue un volcan en état d’éruption permanente. La respiration de cette bruyante cité, c’était le souffle de ses canons. Cependant, avec sa ceinture d’éclairs et sa couronne de fumée, elle avait de la grâce. Ce siège, si morne l’hiver, quand on le voyait les pieds dans la neige, au fond d’une de ces tranchées étroites, tortueuses, creusées dans un sol déprimé, qui s’étendaient devant le bastion du Mât, avait, l’été, une splendeur presque joyeuse quand on le regardait des hauteurs voisines de Malakof. Dans le paysage que l’on embrassait de ces positions, la mer avait une place importante, et la mer, toutes les fois que le soleil l’inonde, jette sur ses rivages l’enchantement d’un miroir magique. Parfois, malgré les images sinistres qui s’y réfléchissaient, la baie de Sébastopol m’a fait songer à cette baie célèbre de l’Italie où chaque flot a bercé un songe et inspiré un chant.

Les jours de garde, nous dînions à la batterie de Lancastre. Le général Canrobert faisait dresser sa table sous le ciel, à côté de sa baraque, derrière les gabions. L’idée lui vint de donner à ces repas l’entraînante et saine gaieté de la musique militaire. Chacun des régimens qu’il commandait fournissait tour à tour les musiciens. Les artistes se plaçaient à quelques pas de nous, et tiraient de leurs instrumens des accords que les souffles du soir devaient porter parfois jusqu’aux oreilles des assiégeans. Quoique notre salle à manger en plein air fût loin du canon ennemi, il arrivait bien rarement cependant que quelque obus ou quelque boulet ne passât point au-dessus de notre table. Nous aurions eu mauvaise grâce à nous plaindre de ces projectiles qui faisaient toute l’originalité et toute l’élégance du festin.

Toutefois, en dépit de la musique, du soleil et de quelques joyeux incidens, cette vie, qui s’écoulait presque tout entière entre des mourans et des blessés, devant ces mêmes murs que nous regardions depuis si longtemps, causait par momens à l’esprit une certaine fatigue. Il y avait des heures où nous ressemblions à ces habitans des cités bruyantes, qui se sentent emportés tout à coup vers des plaisirs champêtres par une attraction passionnée. Nous avions envie d’être une journée sans entendre dans nos oreilles un bruit perpétuel d’explosions et de sifflemens, sans voir à chaque minute la poussière soulevée près de nous par un morceau de fer, sans rencontrer une civière ensanglantée, ou mettre le pied sur un débris humain. De ce désir naquit une vraie partie de campagne concertée entre le général Canrobert et Omer-Pacha. Il fut convenu que nous irions déjeuner au Monastère avec le chef de l’armée turque et son état-major.

J’ai déjà parlé de ce couvent grec, situé au bord de la mer, près des lieux où Oreste retrouva Iphigénie. Je n’avais pas revu, depuis l’avènement du printemps, cette demeure et ses magnifiques jardins, qui, pour la première fois, m’étaient apparus un jour d’automne. Quand je retournai au Monastère par une matinée de juillet, les arbres y livraient aux vents de la mer tout le trésor de leurs chevelures. La table où nous devions prendre notre repas était dressée sous les marronniers d’une terrasse, d’où j’apercevais, au milieu des îlots, ces poétiques rochers qui m’avaient gagné le cœur. Pendant que notre déjeuner s’apprêtait, j’avisai une chapelle ouverte où les moines célébraient un office. J’y pénétrai et j’eus sous les yeux une scène si bizarre, dans les circonstances où elle s’offrait à moi, qu’en me la rappelant je crois presque me raconter un rêve.

J’étais au milieu d’un sanctuaire décoré par cet art byzantin qui, dès son origine, fut consacré à la reproduction invariable de types mystérieux, et qui lui-même est resté un mystère. J’avais autour de moi ces pâles figures vêtues de draperies aux couleurs claires, qui semblent s’évanouir dans leur fond d’or, comme des visions nocturnes dans les premières clartés du soleil. Tout un côté de la chapelle était occupé par un autel enrichi de pierreries, où s’élevaient entre des vases précieux les grands chandeliers symboliques qui offrent au ciel, à l’extrémité de leurs cierges purs, droits et blancs ainsi que des lis, la flamme vacillante chargée de rappeler la ferveur tremblante de la prière. Devant cet autel étaient des moines couverts d’habits sacerdotaux, qui transportaient l’esprit par leurs formes au sein des âges les plus lointains. Ces moines chantaient, et j’entendais sans cesse revenir dans leurs chants le nom de leur nouvel empereur. Ils demandaient à Dieu de faire triompher la cause et les armes de leur patrie. Dans un coin du temple où jaillissaient si librement ces hymnes, un étrange personnage se livrait à un bruyant et violent exercice. C’était le sonneur de cloches qui se pendait tour à tour à trois ou quatre cordes dont les oscillations déterminaient le plus assourdissant des carillons. Cet être, singulièrement semblable à une des plus fantasques créations du roman moderne, était nain et contrefait. Son corps difforme était enveloppé d’une robe rouge à fleurs d’or. Ce détail complétait le tableau. En promenant mes regards sur tous les objets qui m’environnaient, je me disais, pour me rendre compte de mes impressions : « Me voici à quelques pas de Sébastopol, qui m’envoyait des boulets hier et qui m’en lancera demain encore, assistant à des prières pour l’empereur Alexandre; j’entends les cloches d’un couvent, je suis dans une chapelle, mais par cette porte entrouverte, sous ces grands arbres, sur cette terrasse qui domine la mer, j’aperçois une table dressée. Je vais m’asseoir à cette table, et j’y déjeunerai en face du général en chef de l’armée turque! »

Le lendemain de cette journée si pareille à un songe, je revoyais la batterie de Lancastre et je reprenais ma vie ordinaire. Au fur et à mesure que nos attaques serraient de plus près nos ennemis, les coups de la place tombaient plus drus sur la tranchée, et nos pertes journalières devenaient plus graves. Pendant ce siège, qui a duré tant de mois, notre armée ne s’est pas abandonnée une seule heure au découragement : on l’a répété bien des fois, ce sera pour elle l’honneur impérissable de cette guerre; mais il y avait des instans où ces sentimens de la confiance, de la gaieté, de la verve française, étaient remplacés dans nos rangs par un sentiment nouveau, par un sentiment de sombre et intrépide résignation. « Nous y passerons tous, disaient quelquefois les soldats ; peu importe du reste ce qui adviendra des ouvriers, pourvu que la besogne soit faite. »

Malgré ce que de semblables pensées avaient d’énergique et de noble, le général Canrobert, avec raison, aimait mieux voir s’épanouir dans le cerveau des siens les pensées habituelles à notre nation. Aussi, dans ses visites continuelles à la tranchée, avait-il toujours dans la bouche de joyeux propos. Le troupier vis-à-vis d’un chef qui lui adresse quelques paroles de bonté, c’est un courtisan vis-à-vis de son souverain. Seulement c’est un courtisan d’une loyauté honnête et touchante; avant même que son supérieur ait parlé, il s’apprête à rire, s’il voit qu’une plaisanterie va naître, et à peine cette plaisanterie est-elle née qu’il l’accueille, si mince, si chétive soit-elle, avec tous les transports d’une affectueuse hilarité. On peut donc s’imaginer l’empire qu’exerçait sur une semblable nature le général Canrobert avec cette langue imagée et vive que fournit un cœur vaillant à un esprit bien doué.

Un seul trait montrera cet empire. J’ai dit quel aspect sinistre avait à la droite du siège l’entrée de nos tranchées. Les ravins où l’on était forcé de s’engager pour arriver à cette partie de nos travaux évoquaient le génie de Salvator Rosa. C’étaient les paysages tourmentés chers à ce pinceau hardi et violent comme un glaive. Un soir, en revenant de visiter nos tirailleurs, le général Canrobert cheminait dans un de ces ravins. Au pied d’une montagne sombre et farouche, dont les plis commençaient à se remplir des ombres de la nuit, il aperçut quelques soldats qui remuaient la terre. Il s’arrêta pour demander à ces hommes ce qu’ils faisaient. Ils lui répondirent qu’ils creusaient des tombes. En cet instant même, près de ces fossoyeurs improvisés passaient d’autres soldats portant sur leurs épaules une civière. Un cadavre singulier reposait sur ce lit de mort ambulant : c’était un homme atteint par le trépas avec une telle rapidité, qu’en devenant immobile il avait gardé toutes les attitudes de la vie, et s’était changé en une sorte d’effrayante statue. Un de ses bras s’était raidi le long de son corps, mais l’autre bras était levé au ciel. La mort avait donné au geste de ce membre livide une énergie que je ne saurais rendre. On eût dit un appel terrible à la puissance divine. Parmi tous les objets transformés que la guerre a fait passer sous mes yeux, aucun peut-être ne m’a paru plus émouvant que ce bras. Il y a dans les spectacles extérieurs d’invincibles puissances que les âmes les plus simples subissent souvent à leur insu. Les hommes près de qui le général Canrobert s’était arrêté semblaient soucieux. Ce qui frappait en ce moment mes regards pesait évidemment sur leurs cœurs.

— Eh bien ! mes enfans, leur dit le général, il y en a donc beaucoup qui ont fait le grand voyage aujourd’hui?

— Oui, mon général, lui répondirent-ils, et demain il y en aura bien d’autres encore.

— Nous le ferons tous, reprit alors leur chef, c’est bien certain; mais de quel lieu partirons-nous, et quand nous mettrons-nous en route? Voilà ce que je ne puis pas vous dire.

Appuyés sur leurs pioches, les hommes qui travaillaient dans le ravin se mirent à rire. L’humeur gauloise était réveillée et reprenait sa chanson au bord de ces tombes.

XIV.

J’étais bien rarement de garde aux tranchées sans voir arriver dans l’après-midi un homme aux traits réguliers, à la taille élancée, vêtu de cet uniforme britannique qui en campagne se rapproche de l’habit bourgeois : c’était le général Colin Campbell, commandant la brigade écossaise. Sir Colin Campbell avait contracté une étroite amitié avec le général Vinoy, dont il avait été le voisin, pendant les premiers jours du siège, sur les hauteurs de Balaclava. — Je viens rendre visite à mon ami, — disait-il avec son accent anglais, donnant à ce mot : ami je ne sais quoi d’énergique en rapport avec le sentiment de mâle affection que témoignaient ces visites périlleuses. Sir Colin Campbell allait trouver son ami en effet, et l’accompagnait dans de longues promenades sous le canon de Sébastopol. Il revenait d’ordinaire avec un sourire de satisfaction sur les lèvres, heureux d’un progrès que, tout en courant, il avait remarqué dans nos travaux. Il me rappelait, au sortir de ces excursions, quand il reprenait le chemin de son bivouac, ces gentilshommes campagnards de son pays, gagnant le soir le château où s’écoule leur saine et régulière existence, après avoir visité une plantation ou une prairie.

Cette vie d’alors, qu’il me serait doux de ranimer aujourd’hui, a été traversée pour moi par maintes figures que je ne reverrai plus en ce monde. Le général Canrobert invita un soir, à cette table en plein air dont je parlais tout à l’heure, un jeune homme ayant des amitiés nombreuses hors de l’armée, où déjà cependant il avait su se faire connaître et apprécier. Ancien attaché d’ambassade, ce jeune homme, aux heures où je le retrouvai, était dans un accoutrement sous lequel l’auraient reconnu avec peine ceux qui l’avaient vu en d’autres temps : M. de Villeneuve, en quelques jours, s’était transformé en un sergent accompli de zouaves. Sans que rien sentît l’affectation ni en quelque sorte la mascarade dans cette œuvre importante de son cœur à laquelle il allait donner sa vie, il portait ses nouveaux habits avec une aisance, une liberté, une bonne grâce qui lui conciliaient tout d’abord la bienveillance de chacun. Homme d’élégance et de loisirs, il avait senti l’esprit guerrier passer auprès de lui, et il était entré dans nos rangs comme on entre en religion, avec foi, avec enthousiasme, avec ferveur, avec la détermination bien arrêtée d’offrir un noble et utile exemple à la jeunesse de son siècle. Ce sentiment, compris de tous, semblait approuvé du ciel même, qui lui envoya un noble trépas. Quelques jours après ce dîner de la tranchée, il reçut dans une attaque de nuit une blessure mortelle. La plume éloquente et pieuse d’une personne qui lui appartenait a retracé cette rapide existence se résumant dans une mort héroïque. J’ai voulu le nommer à mon tour, puisque je me suis trouvé sur son passage, et que son âme m’est pour ainsi dire apparue à la lueur même du coup qui l’a frappé.

On ne devrait pas s’étonner quand un homme obscur, racontant la guerre comme il l’a faite, oublierait des trépas illustres pour accorder une place importante à la disparition d’un compagnon. Je ne veux pourtant point passer sous silence la mort de lord Raglan, dont les funérailles furent une admirable solennité. J’accompagnai le général Canrobert à ce convoi, qui devait ses magnificences guerrières au concours de quatre armées. On prétend que lord Raglan fut atteint le 18 juin non point par un boulet, mais par l’invincible épée dont le ciel arme certaines tristesses. Quoiqu’il n’appartînt pas aux générations qu’il voyait tomber autour de lui, il semblait destiné à rester longtemps encore sur cette terre. Une sève vigoureuse animait le vieil arbre que la mort avait émondé à Waterloo. Un jour, après une courte agonie, lord Raglan s’éteignit entre les bras de ses aides-de-camp. C’était un homme aimable et bon, paré de glorieux souvenirs pour sa patrie. À la nouvelle inattendue qu’il avait cessé d’exister, ce fut donc chez ses compatriotes une légitime affliction. On résolut d’envoyer ses dépouilles en Angleterre ; mais pour gagner le navire qui devait l’emporter, son corps avait une longue route à parcourir. Il fut décidé que sur cette route on déploierait toutes les pompes dont les armes peuvent entourer un cercueil. Je me rendis avec le général Canrobert à cette petite maison où j’étais venu si souvent, à une autre époque, passer de longues heures, devisant, pendant les conférences prolongées des généraux en chef, chez un officier qui devait, lui aussi, sortir dans une bière de cet humble asile. À cette maison commençait la double haie de soldats qui bordaient jusqu’à Kamiesch le chemin où le mort devait passer.

Les premiers soldats disposés sur cette voie funéraire étaient les highlanders ; appuyés sur leurs fusils renversés, ces hommes, grands, vigoureux, bien taillés, faisaient songer, par leurs attitudes et par leurs formes, aux bas-reliefs antiques. Ils évoquaient la pensée d’une douleur imposante et calme, de la douleur qui sied au cœur d’une puissante nation. On se sentait ému par ces figures, non point à coup sûr de la tristesse poignante qui parfois se met à sangloter soudain, dans un coin obscur de votre âme, au convoi d’un être ignoré, mais de cette tristesse des deuils publics, auguste et solennelle comme le temple où tout un peuple accompagne les restes d’un grand homme. Ce qui achevait de donner à cette cérémonie un caractère en même temps lugubre et triomphal, c’était la nature, la forme et l’appareil du char mortuaire. On avait posé le cercueil qui renfermait l’ancien général en chef de l’armée anglaise sur une pièce de canon traînée par un attelage de guerre, et le voile qui recouvrait ce cercueil était le drapeau même de la Grande-Bretagne. Jamais les hommes n’ont jeté sur un cadavre plus splendide linceul. Ce qu’il y avait dans cette pompe de patriotique et de guerrier lui enlevait la vanité dérisoire dont on est trop souvent offensé aux funérailles opulentes. Cet étendard semblait communiquer sa vie à celui qu’il enveloppait de ses plis éclatans. Ce qu’on croyait voir passer sur cette route de la dernière demeure, ce n’était point, comme il arrive trop souvent, quelque chose de détruit, de déformé, d’inerte, en un cruel désaccord avec toutes les créations d’un art fastueux, un repas apprêté pour les vers avec une ironique magnificence; non, c’était un être vivant, un soldat allant trouver son Dieu dans le drapeau de sa patrie.

Ainsi, des deux généraux en chef qui avaient commencé cette guerre à la tête de deux armées, l’un était mort, l’autre avait déposé son commandement. Les funérailles que je viens de raconter eurent lieu à l’instant même où le général Canrobert, rentré volontairement au sein de l’armée, poursuivait la tâche de tous dans ce qu’elle avait de plus rude et de plus laborieux. Bientôt l’ancien commandant en chef de l’armée française devait quitter cette terre, où le premier il avait planté notre drapeau, qui avait reçu le sang de ses veines sur deux champs de bataille, à laquelle il était attaché enfin par tout ce qui peut unir un homme de guerre et une contrée.


XV.

Le général Canrobert a dit quelquefois : « Je suis comme Moïse ; si je n’ai point pu entrer dans la terre promise, il m’a été permis de la contempler. » dans les dernières gardes de tranchées, il la voyait de près en effet, cette terre promise à notre gloire. Nos travaux avaient été poussés avec tant de vigueur, que sur certains points, lorsqu’on mettait l’œil à un créneau, on avait le regard noyé dans l’ombre de la tour Malakof. On semblait presque toucher l’apparition irritante qui devait un jour s’évanouir au contact de notre drapeau.

Dans une de ses excursions aux extrêmes limites de nos attaques, le général Canrobert, une après-midi, passait à un endroit où quelques soldats lui dirent : « Mon général, on ne passe pas ! » Aux questions du général étonné sur le sens de ces paroles, les soldats finirent par lui répondre : » C’est le feu des tirailleurs russes qui empêche de passer par là. Le chemin a été ouvert cette nuit; on n’a pu le couvrir encore; un officier a voulu le traverser tout à l’heure, il a été tué. » Il arriva ce que de semblables explications devaient amener : le général Canrobert entra dans le chemin. Je me rappelais, en le suivant, les chasses princières où l’on fait passer le gibier devant des tireurs commodément établis; mais ce chemin n’était pas d’une trop fâcheuse longueur, et les balles que lancent les armes de précision sont souvent aussi capricieuses que leurs aînées, les balles des anciens fusils. Au bout d’un instant, nous avions traversé l’essaim bruyant des abeilles de fer déchaînées autour de nous, et nous rentrions dans la tranchée, abri d’une sécurité tempérée qui devenait un foyer hospitalier au sortir de ces lieux. Malheureusement une triste nouvelle nous y attendait. L’officier tué sur cette route dont on voulait écarter le général Canrobert, c’était Romieu, vaillant jeune homme qui avait jeté hardiment aux échos des champs de bataille un nom souvent répété par d’autres échos. Romieu avait été un de ces volontaires de la garde mobile qui épousèrent sérieusement la condition à laquelle ils s’étaient fiancés dans une heure d’enthousiasme. Je le retrouvai un jour dans la galerie d’une maison arabe que l’on avait transformée en ambulance. C’était en Afrique, à Laghouat. Il avait reçu une blessure sous le ciel du désert. Maintenant je le retrouvais une dernière fois, mort sous le ciel de la Crimée.

Ce souvenir est mon dernier souvenir de tranchée. Un matin j’appris que le général Canrobert avait reçu l’ordre de retourner en France. J’appris également que le général m’emmenait. Dès longtemps, mes spahis étaient retournés en Afrique; mon régiment était répandu dans la province de Constantine, qu’il n’avait jamais quittée : c’était là que je comptais retourner à mon tour après avoir passé quelques instans dans mon pays. Mes destinées en avaient décidé autrement, et sans le savoir j’adressais à la Crimée de courts adieux. Ils furent tristes cependant ces adieux, car ce n’est pas impunément que l’on abandonne une œuvre où l’on avait mis toutes les forces de son âme. Puis les compagnons que je laissais sur ces rives pleines de périls, devais-je les revoir? Évidemment il ne me resterait d’un grand nombre d’entre eux que le sourire affectueux dont ils saluaient mon départ, et qui allait dès ce moment prendre place parmi les reliques de mon cœur. Si de pareilles émotions m’agitaient dans ma situation obscure, on peut s’imaginer de quelles pensées était assailli l’homme qui avait été le chef de la grande famille dont il se séparait.

La veille de son départ, le général Canrobert avait passé sa division en revue. Contrairement à ses habitudes, il ne s’était arrêté devant aucun soldat. On sentait qu’il avait hâte d’en finir avec une douloureuse épreuve. Le morne chagrin dont il était entouré pesait sur lui. Le jour même où il partit, tous les chefs de corps, tous les officiers que les travaux du siège laissaient disponibles avaient voulu lui faire cortège jusqu’au port. Bien des regards étaient humides de larmes, parmi les regards qui s’attachaient sur lui, au moment où il s’éloigna de cette terre encore sillonnée de ces boulets qu’il avait bravés tant de fois. Le général Pélissier l’accompagna jusqu’au navire où il s’embarquait. Là il embrassa dans son successeur tous ceux qu’il quittait. Bientôt nous reprenions à travers les mers la route de la France; mais la patrie elle-même, à l’horizon, cette patrie calme et radieuse, couronnée de ses grâces souriantes, n’était pas une assez puissante apparition pour nous faire oublier l’autre patrie, à la sanglante couronne, que nous laissions derrière nous.

Ce qui est resté dans mon esprit de ce nouveau voyage à travers des régions déjà parcourues, c’est un incident assez curieux de notre passage à Constantinople. En arrivant dans cette ville, où il devait s’arrêter quelques heures, le général Canrobert voulut rendre visite au sultan. Le grand-seigneur, lui dit-on, n’était point dans son palais, mais dans une sorte de pavillon attenant, je crois, à une mosquée où il se rendait quelquefois pendant le jour. Le général se fit conduire à ce pavillon. Il pénètre au milieu d’une cour entourée d’une grille derrière laquelle stationnait une foule à la recherche des spectacles comme la foule de tous les pays. Il demande à voir le sultan. Un gros vizir à barbe grise, d’une physionomie joyeuse, contenant avec peine son embonpoint dans une redingote étriquée, lui répond que sa hautesse est à table, et qu’il est interdit à qui que ce soit de la déranger; mais pendant ce colloque une pâle figure paraît à la fenêtre du pavillon ; le sultan est venu regarder ce qui se passait dans sa cour. Le voilà soudain qui descend et qui s’avance au-devant du général Canrobert d’un pas précipité. Je puis alors contempler de près le souverain de ce vieux monde musulman, si puissant autrefois sous ces voiles mystérieux et splendides qui ont tant perdu aujourd’hui de leur splendeur et de leur mystère.

Le sultan est jeune encore; il a un visage doux, un sourire gracieux et triste, une voix un peu faible, dont des oreilles respectueuses sont accoutumées, on le sent, à recueillir pieusement les moindres murmures. Ses vêtemens sont ceux de tous les Turcs. Son fez n’a point d’ornement; sa redingote, noire et droite, est un peu large. Ne serait-il pas resté un seul rayon des magnificences orientales chez le descendant de tous ces éblouissans fantômes qu’on ne peut évoquer sans être aveuglé par un éclat de pierreries? C’était ce que je me demandais quand, en regardant avec soin la rare apparition dont me gratifiait le hasard, j’aperçus entre les mains de ce souverain, si modestement vêtu, un tissu d’une merveilleuse finesse et d’une singulière blancheur. Dans un coin de ce tissu se détachait une fleur délicate et étincelante, brodée avec ces soies de l’Orient qui ont gardé des couleurs inconnues à nos contrées. C’était son mouchoir que chiffonnait le sultan, ce célèbre et poétique mouchoir qui rappelle tant d’amoureuses légendes. Tout le luxe des pays musulmans, toute la splendeur où s’épanouissait la race d’Aroun-al-Raschid, s’étaient réfugiées dans cette petite fleur. Aussi j’en ai gardé le souvenir, et je la vois à demi cachée, comme prête à disparaître, entre les plis de ce tissu que froissaient des doigts distraits, toutes les fois que je viens à songer au maître noir vêtu des rivages éclatans du Bosphore.

J’étais en France depuis quelques semaines, quand j’appris que j’étais envoyé par avancement dans un des régimens de chasseurs. d’Afrique qui faisaient la guerre en Crimée. Je partis de nouveau : en arrivant à Marseille, je trouvai M. de La Tour du Pin mourant des suites d’une blessure qu’il avait reçue pendant mon absence. On avait pu le transporter en France, où il expirait entouré de tous ceux qui avaient partagé, avec l’honneur et le drapeau, la meilleure part de son cœur. La Providence me permettait de lui serrer encore une fois la main. Ce fut après avoir reçu cette dernière étreinte que je retournai suivre au-delà des mers cette destinée du soldat, semblable à la vision d’Hamlet, spectre impérieux, auquel on obéit avec une fiévreuse ardeur, sans savoir dans quels lieux il vous entraîne et quel visage il vous montrera.

Ce second départ pour la Crimée n’était point pour moi la même fête que ma première course vers ces rives où s’étaient passés tant d’événemens. En retournant vers cette contrée que j’avais abordée autrefois, entouré d’un si joyeux essaim d’espérances, j’avais pour compagnes de voyage maintes tristesses auxquelles je n’avais pas songé. Qu’était devenue cette guerre que j’avais été forcé d’interrompre? Elle avait été, comme toujours, brillante et glorieuse, je le savais bien; mais ce n’est pas vainement qu’on s’éloigne des êtres ou des choses. J’allais lui retrouver comme un visage changé, comme une physionomie nouvelle et inconnue. Puis ce pays où l’on vivait et où l’on mourait si vite, combien me rendrait-il de mes amis, et comment me les rendrait-il? Le lit de mort que je quittais à Marseille ne me donnait que trop le droit de me livrer à ces pensées. Pour retrouver l’hôte de ma tente, le meilleur compagnon de ma vie, ce n’est point au milieu des mers, ce n’est point vers aucune contrée de ce monde qu’il aurait fallu m’élancer.


XVI.

Quand je mis le pied pour la seconde fois sur les rivages de la Crimée, je compris en effet que je m’avançais dans un pays où un acte immense venait de se consommer. Sébastopol n’était plus qu’un amas de ruines. Cette tour Malakof que j’avais laissée debout et menaçante, fière de son dernier succès contre nos armes, était tombée. Toute œuvre humaine, quand elle est accomplie, exhale un parfum de tristesse qui est un des plus étranges mystères de ce monde. Plus l’œuvre est vaste, plus profonde et plus pénétrante est cette tristesse.

Voilà les pensées qui se levèrent dans mon esprit à ce moment de mon existence. J’ai l’habitude de m’interroger avec sévérité et, je l’espère, de me juger avec justice. Peut-être n’aurais-je point senti se dresser dans mon cœur cette chaire funèbre, où retentissait une éloquence désenchantée, si mes destins ne m’avaient point éloigné de l’entreprise qui s’était achevée loin de mes yeux. Ce qui est certain, c’est que chacun de mes pas sur ce sol où je ne pensais plus marcher éveillait pour moi un pénible souvenir. En prêtant une oreille attentive aux bruits lointains dont résonnait la campagne désolée qui s’étend entre Kamiesch et Sébastopol, je reconnaissais bien encore la voix du canon; mais ce n’était plus le canon des ardentes luttes, de la bataille passionnée et haletante dont j’avais emporté l’accent. De la forteresse isolée où on les avait relégués, les Russes continuaient à nous envoyer quelques boulets. Ils tiraient sur les soldats qui, pour alimenter le feu du bivouac, allaient arracher les poutres des maisons en ruines. Leurs projectiles égarés, vaine consolation de leur revers, écrasaient les derniers débris de leurs toits, et faisaient éclater dans leurs cimetières jusqu’aux pierres de leurs tombes.

Je vis encore tomber la neige et s’épanouir la verdure dans cette contrée où j’avais déjà vu le ciel et la terre changer bien souvent de robe et d’humeur. Je pourrais raconter ma vie sous la nouvelle tente qui abrita mes songeries, je ne l’essaierai point. Notre existence à chacun est semblable à un cours d’eau, pour me servir d’une comparaison biblique, non point seulement parce qu’elle va se perdre en des lieux inconnus, mais parce qu’elle réfléchit toutes les figures près de qui Dieu l’a fait passer. Celui dont la vie n’est qu’un ruisseau peut réfléchir d’immenses images. Qu’il montre son humble miroir au moment où les grands reflets s’y projettent; qu’il le cache quand ces reflets ont disparu. Voilà ce que je me suis dit en commençant ce récit, et voilà pourquoi je ne demanderai plus à la Crimée que de me fournir deux tableaux.

Je commandais un jour un détachement de chasseurs d’Afrique qui montaient la garde chez le général de Salles. Successeur du général Pélissier aux attaques de gauche, le général de Salles avait dirigé le 8 septembre les efforts héroïques qui furent tentés contre d’insurmontables obstacles. L’envie lui prit, par une belle matinée d’hiver, d’aller voir en détail tous les lieux témoins d’une action immortelle, depuis ce bastion du Mât, devant lequel le siège était né, jusqu’à cette tour Malakof, où il avait si glorieusement fini. J’accompagnai le général dans cette excursion. Plus d’une fois déjà j’avais erré dans Sébastopol, mais jamais je n’avais aussi complétement embrassé l’ensemble de ces imposantes ruines. Cette ville que je retrouvais dans mon souvenir sous tant d’aspects variés et vivans, qui m’était apparue d’abord, à la fin d’une journée d’octobre, calme, silencieuse et comme endormie, reposant son front paisible dans la clarté d’un soleil couchant, puis que j’avais vue ensuite tant de fois violente, irritée, furieuse, élevant sa tête embrasée dans un ciel que ses colères remplissaient d’éclairs et de bruits, maintenant je la voyais morte, et morte d’une mort si violente que son cadavre était déformé. Sauf deux ou trois édifices restés debout, et cependant terribles à voir, rappelant ces blessés qui, par un effort surhumain, conservent encore l’attitude et l’expression de la vie à leur chair sanglante et mutilée, Sébastopol n’offrait plus aux regards qu’une réunion confuse de décombres. Pressées les unes contre les autres dans un vaste espace, ces pierres, arrachées de leurs assises, dépouillées de leur ciment, ayant perdu toute trace des formes que les hommes leur avaient données, ressemblaient à une sorte d’océan à la fois houleux et immobile, à des vagues pétrifiées soudain, par une volonté toute-puissante, au milieu de leurs fureurs. Voilà ce qu’étaient les ruines des maisons. Pourrais-je dire ce qu’étaient les ruines des forteresses? Je veux seulement parler de Malakof. Sur la plate-forme où cette tour s’était effondrée, les débris qui dominaient, c’étaient des débris de fer. Éclats de bombes épais et larges pareils aux fragmens d’une sphère, éclats d’obus minces et menus, cruelles miettes d’un fatal banquet, sombres boulets avec des taches de sang ; balles rondes, balles pointues, toute la pluie homicide que répand la guerre de notre temps, les jours où elle ouvre ses réservoirs, couvrait encore ce coin de terre. Je descendis de cheval, et je visitai avec soin ce théâtre restreint d’une action si puissante. Mon esprit n’avait pas besoin d’un grand effort pour retrouver dans tous ses détails la scène que ces lieux avaient vue. Chaque madrier abattu, chaque fascine arrachée me racontait ce qui s’était passé. Je retrouvais l’étreinte brûlante de cette tour gorgée de canons, et de la trombe humaine qui était venue s’abattre sur elle. C’était là ce que me montraient mes yeux. Maintenant, pour retrouver la puissance cachée qui avait lancé cette trombe et l’avait faite invincible, je songeais à notre armée, dont je cherchais le souffle en mon cœur.

La dernière fois que je vis Sébastopol, ce fut au printemps, presque à l’entrée de l’été. Depuis quelques semaines, nous connaissions la conclusion de la paix, et nombre de troupes déjà étaient rentrées en France. Sur le point de quitter à mon tour cette terre où j’étais arrivé parmi les premiers, je voulus adresser un adieu suprême à la ville dont mon esprit s’était si souvent inquiété. Cette fois je partis seul pour l’excursion où ma fantaisie m’entraînait. Je trouvai à ces ruines un aspect sous lequel je ne les avais pas vues encore. Le printemps, qui, semblable à la jeunesse, joue avec toutes les afflictions et toutes les majestés, avait paré ces débris d’un charme inattendu de verdure. Un grand nombre de ces maisons, maintenant gisantes sur le sol, possédaient autrefois des jardins où quelques arbustes avaient été épargnés. Ces arbustes avaient fleuri dans le deuil de leurs anciens asiles, et les voilà qui, élevant leurs têtes entre des décombres, parfumaient de leurs chevelures la cité couchée sur son lit funèbre. J’étais entré dans la ville par un cimetière où je m’étais longtemps arrêté. Voisin d’un bastion célèbre, ce cimetière avait été le théâtre d’une lutte acharnée; pas une seule de ses tombes qui ne portât les stigmates de ce combat. Une chapelle peinte de couleurs claires, à la manière orientale, se tenait droite et solitaire parmi ces sépulcres suppliciés dont elle semblait la mère douloureuse; cette église aussi avait cruellement souffert : à l’extérieur, elle montrait d’immenses plaies, et son intérieur, où je pénétrai, était rempli d’une tristesse navrante. Aucun signe sacré ne rayonnait plus dans ce sanctuaire. Sur des murailles nues, où s’étaient appuyées des mains sanglantes, au lieu de ces figures, semblables, sur leurs fonds étincelans, à des âmes dans l’extase dorée de la prière, on voyait des inscriptions soldatesques, des noms obscurs tracés avec la pointe d’une baïonnette, de bizarres dessins à la craie, enfin les outrages dérisoires dont le destin accompagne presque toujours ses rigueurs: mais autour de ce temple dévasté régnait dans toute sa puissance cette grâce printanière dont je parlais à l’instant. Une herbe émue frémissait aux fentes des tombes, et les plantes grimpantes, ces murs aimans et mystérieux de la nature, commençaient à serrer les murs déchirés de la chapelle dans leurs vigoureux enlacemens.

J’avais envie de visiter depuis longtemps dans Sébastopol une des rares maisons qui avaient survécu à l’assaut. La maison que je voulais voir était un assez vaste édifice d’une physionomie agréable et régulière, dont les murs blancs étaient surmontés par un de ces toits vert tendre chers au goût moscovite. On l’avait affectée, depuis notre victoire, à diverses destinations, et l’une des salles servait aux séances d’un conseil de guerre. J’étais entré dans cette grande pièce, meublée de ces bancs en bois luisant qui décorent toute enceinte où se rend la justice, et que je ne puis jamais regarder sans songer aux pauvres hères qui me semblent y avoir laissé comme les traces d’une sueur douloureuse. Soudain cette chambre déserte se remplit d’une singulière obscurité. Je m’approchai de la fenêtre, et je m’aperçus qu’un orage fondait sur la ville, un de ces orages de printemps, rapides, passagers, mais violens, qui s’abattent tout à coup sur la terre, la couvrent d’une ombre sinistre, mais s’évanouissent au bout d’un instant dans un ciel rafraîchi et parfumé. Je m’accoudai sur la croisée dont je m’étais approché, regardant les jeux de la tempête au milieu d’une ville en ruines, et attendant pour sortir de mon gite que ces sombres ébats fussent terminés. Un léger bruit, à quelques pas de moi, me fit tourner la tête; j’aperçus, sur le seuil d’une porte qui venait de s’ouvrir, un homme grand, au visage sérieux, tenant un bâton à la main et vêtu de cette longue capote grise que portent les officiers russes. C’était un officier russe en effet qui se montrait à mes yeux. Cet ancien habitant de Sébastopol, à la faveur de la paix nouvellement conclue, était venu visiter les lieux où sa cause avait noblement succombé. L’orage l’avait surpris à travers ces chemins autrefois des rues, des rues bordées de maisons connues de ses yeux, peut-être de son cœur, aujourd’hui devenus des sillons dans un champ de pierres. Il était entré, pour se mettre à l’abri, dans la seule demeure qui près de lui fût encore debout. Il s’y présentait avec une dignité modeste et triste. Il me demanda en français s’il lui était permis de pénétrer dans la pièce où ma promenade m’avait conduit. L’accent et les traits de ce pèlerin, errant sur le sol dévasté de son pays, restera au fond de ma mémoire. J’ai eu là une de ces visions qu’on n’oublie point : les années peuvent venir, elles n’empêcheront pas que dans cette image, enfumée et jaunie comme la toile des vieux maîtres, une émotion puissante, l’émotion même de la vie, ne réside toujours. Dieu nous préserve de souffrir jamais dans notre patrie. Nous ignorons bien souvent quel lien nous attache à cet être fait de ciel, d’âme et de terre. Beaucoup de gens croient leur cœur un rocher à l’endroit d’émotions qui leur semblent vaines, exagérées ou factices. Que ce rocher soit touché soudain, par la baguette de quelque grand événement, d’une joie ou d’une douleur publique, ils comprendront quelle source vient d’en jaillir, aux larmes chaudes qu’ils sentiront dans leurs yeux. A mon second retour de Crimée, je retrouvai la France avec bonheur. Cette fois ma joie n’était plus empoisonnée par la pensée de ce qui se passait loin de moi. Malgré toutes les clartés lointaines dont mon cerveau était rempli, jamais je n’avais trouvé tant de charme à l’air que je respirais de nouveau. J’ai dit sur la Crimée tout ce que je m’étais proposé de dire. C’est vers ce pays que notre gloire guerrière s’est élancée, quand elle a brisé la pierre du sépulcre où on la croyait ensevelie. Maintenant c’est sous le ciel italien que nous allons retrouver le divin fantôme.


PAUL DE MOLENES.

  1. Voyez la Revue du 15 janvier et du 1er février.