Les Commentaires d’un soldat/02
Le jour où le général Canrobert fit sa première reconnaissance sous les murs de Sébastopol[1], le plateau destiné au bivouac des armées assiégeantes me parut un site merveilleux. Cette terre que j’ai vue ensuite si nue, si aride, si dévastée, qui semblait ne plus produire que des obus et des boulets, cette terre alors était souriante, parée de verdure, couverte d’ombrages, parsemée de maisons à la physionomie patriarcale et opulente, où les riches familles de la ville venaient sans doute passer leurs loisirs. Le général Canrobert voulut visiter un édifice que j’ai vu souvent depuis, et jamais sans indifférence : c’était un grand bâtiment appelé le Monastère, situé sur les rives de la Mer-Noire, tout près de l’endroit consacré au souvenir d’Iphigénie. Ce monastère, habité par des moines dont les prières n’ont pas été troublées un seul jour, est resté pour moi un des lieux les plus agréables et les plus émouvans de ce monde. Il s’appuie à un bois inculte que, par un caprice obstiné de mon esprit, je n’ai jamais pu parcourir sans me rappeler le plus vivant, le plus romanesque et le plus bizarre à mon sens de tous les récits d’Hoffmann, le Majorat. C’est dans un bois semblable que je me représente ces chasseurs fantasques, jouets des puissances invisibles, poursuivis par des rêves étranges et d’idéales amours. Si les bois du Monastère ont une poésie germanique, le Monastère même a une poésie tout italienne. Quoiqu’il soit habité par des moines grecs, il est frère de ces couvens qui s’épanouissent entre des eaux vives et des vignes grimpantes sur cette terre où la religion, comme la Madeleine d’un grand maître, s’étend sous des ombrages enchantés. Cette pieuse demeure a des jardins disposés en terrasse au bord de la mer, où l’on arrive par d’élégans et spacieux escaliers. Ainsi se trouvent échelonnés les uns au-dessus des autres des arbres aux chevelures épaisses. Le promeneur, aux étages les plus élevés, peut voir tous ces flots de verdure se balancer à ses pieds. Au bout de ces jardins, c’est la mer couronnant cette grâce de sa majesté, et toutefois gracieuse elle-même dans son apparition éblouissante en ces lieux privilégiés, car l’horizon du Monastère n’est point cette morne étendue d’eau, sans cadre, sans limite, qui a quelque chose de pesant et d’oppresseur. La mer se montre là entre des rochers aux formes harmonieuses et hardies, de vrais rochers antiques, faits pour être entourés par les Océanides et fournir un piédestal à Prométhée.
Le supérieur du couvent vint recevoir le général Canrobert. C’était un homme âgé déjà, aux traits réguliers, à la longue barbe, portant le costume religieux avec beaucoup de grâce et de dignité. Le général lui promit de veiller sur son monastère, où l’on mit sur-le-champ un poste. J’ai su depuis que le sergent qui commandait les hommes préposés à la garde de cette pieuse demeure avait, avec la bonhomie enjouée de nos soldats, conquis l’affection de toute la communauté. En toutes les contrées où le pousse l’esprit de généreuse aventure dont notre pays est animé, le soldat français est toujours le même. Je l’ai vu en Afrique, le lendemain d’un combat dans les montagnes, aider le Kabyle qu’il avait vaincu la veille à bâter un âne ou à porter un fardeau. L’histoire rapporte que les Gaulois étaient ainsi. Ce génie expansif et secourable, qui fait sourire par les formes familières dont il se revêt, est cependant peut-être une des forces les plus sérieuses de notre nation. Ce n’est pas avec une portion de son cœur que la France remporte ces étranges victoires, ardentes comme la foi du moyen âge, pures comme les vertus antiques ; c’est avec son cœur tout entier. Chez elle, la bonté et le courage vont du même pas ; seulement c’est d’un pas leste, hardi, joyeux, et qui n’est point fâché d’être réglé par les accens du tambour.
Je me rappelle que l’on fit remarquer au général Canrobert une sorte de cabine construite à l’extrémité du jardin, sur le rivage de la mer. Là vivait, lui dit-on, un moine qui depuis soixante ans n’avait pas quitté cette retraite, même pour remonter aux étages supérieurs de son couvent. Quelles pensées devait avoir sur ce monde cet homme vivant en compagnie des flots, au pied de cette terrasse qu’il avait renoncé à gravir ! J’ai songé plus d’une fois à ce solitaire. Quand on leur signale une de ces âmes qui, sans recourir à la ressource impie du suicide, ont devancé le temps où nous devons tous entrer au sein des choses éternelles, les hommes engagés dans les voies bruyantes de cette terre sont parfois saisis de singulières rêveries. Je livre ce vieux moine aux songeurs de toutes les conditions; c’est à peine s’il avait entendu le bruit de notre canon. Il doit être encore dans sa cabane, sur les rives où ses pieds ont pris racine, à moins que la mort, qu’il étreint depuis tant d’années, ne l’ait enfin enlevé.
Notre reconnaissance sous Sébastopol fut suivie de notre installation dans le bivouac où nous devions si longtemps rester. Le général Canrobert s’établit près d’une maison détruite, dont bientôt tous les débris disparurent. A l’époque où se dressèrent nos tentes, le jardin de cette maison en ruines existait tout entier encore : c’était un jardin paisible, avec d’étroites allées bordées d’arbres fruitiers. Une de ces allées, resserrée entre deux haies de pruniers, se liait pour moi à d’intimes et lointaines pensées. Je trouvais un charme singulier à ce lieu, le charme de ces vieilles demeures, revues après nombre d’années par quelque hasard de la vie, où l’on s’avance le cœur ému et comme oppressé, faisant sortir à chaque pas des murs lézardés, de l’herbe poussée dans la cour, maints souvenirs semblables à ces oiseaux familiers qui voltigent un instant autour de vous, puis s’arrêtent pour vous regarder. La guerre et les voyages ont augmenté mon attachement pour des objets qui ne sont ni de chair ni de sang. Il m’est arrivé continuellement d’être pris d’une affection subite pour quelques troncs d’arbres et un coin de terre. Partout nous rencontrons tout d’un coup avec étonnement et surprise quelque chose de nous. D’où viennent, dans ces lieux inconnus où le hasard seul nous a conduits, ces lambeaux retrouvés de notre vie? Quels souffles les ont enlevés de notre cœur et dispersés ainsi sur tous les points du monde ?
Rien de plus simple que le bivouac du quartier-général derrière lequel j’étais campé. Le maréchal Saint-Arnaud avait laissé à son successeur une de ces grandes tentes arabes, offrant à leur sommet une seule arête qui forme une ligne festonnée. Cette tente, que je n’ai jamais pu voir sans me rappeler nos guerres africaines, qui bien des fois l’hiver, par un ciel brumeux, m’a fait songer, avec un serrement de cœur, au généreux soleil dont elle avait été si longtemps imprégnée, cette tente servait de salle à manger au général avant la construction d’une grande baraque qui plus tard opposa aux brises de la mauvaise saison ses planches disjointes. Quant à l’abri même où demeurait le commandant en chef de l’armée, c’était une tente grossière qu’un étroit fossé et un petit mur de boue entourèrent seuls aux jours rigoureux, tente bien connue du soldat, dont l’aspect avait quelque chose de glacé lorsque la toile était toute rigide de neige, et qui par cela même pourtant a certes réchauffé plus d’un cœur, en y faisant pénétrer la toute-puissante vertu de l’exemple.
J’avais établi ma demeure auprès d’un pan de mur isolé, dont les pierres désunies ne semblaient se soutenir que par une loi mystérieuse d’équilibre. Si ces pierres étaient une menace, elles étaient aussi une protection, car elles opposaient un obstacle aux vents d’automne qui commençaient à souffler sur notre plateau. Derrière ce frêle rempart, j’habitais une de ces grandes tentes que l’on appelle tentes de campement par opposition à ces tentes-abris que les soldats portent sur leur dos. M. de La Tour du Pin partageait avec moi cette vaste maison de toile, où se réunissaient aux heures des repas tous les officiers de mon détachement. Cette tente n’est pas un des plus mauvais gîtes où mes destinées m’aient logé, le commençai à m’y familiariser avec cette singulière vie, en même temps aventureuse et sédentaire, que désormais nous allions mener. Les débuts de cette existence n’avaient rien de rude. Le ciel était encore clément : dans le pays qui nous entourait, les maisons s’effondraient, les arbres étaient frappés; mais l’œuvre de destruction qui allait donner à nos yeux des spectacles si désolés était bien loin d’être accomplie. Nous marchions à travers des campagnes vivantes. Pour ma part, je faisais chaque jour des excursions dont je rapportais une sorte de gaieté qui avait quelque chose de profond et de doux. Cette gaieté, comment ne l’aurais-je pas eue? J’avais de la liberté ce qu’en comporte ma vie, de l’insouciance ce qu’en comporte mon âme. Enfin le danger se montrait à moi sous cette forme et dans cette mesure où il flatte d’ordinaire tous les goûts.
Sébastopol n’avait pas tardé à sortir de son silence. Quand ils avaient vu tout le mouvement qui se faisait autour d’eux, les Russes s’étaient mis à nous envoyer des projectiles, lancés par ces pièces de canon au calibre gigantesque, à la portée démesurée, dont leurs forteresses étaient garnies. Par instans, dans les lieux où l’on pouvait se croire le plus en sûreté, en traversant le sentier d’un ravin, en longeant quelque maison isolée, on entendait dans l’air un long bruissement, puis sur le sol le son pesant d’un corps qui tombe. C’était quelque boulet égaré qui venait se jeter à travers notre promenade. Quelquefois du sein des herbes froissées s’élevait un petit nuage de fumée, accompagné de ce bruit métallique, d’une mélancolie singulière, que font les projectiles creux en se brisant. C’était quelque obus ou quelque bombe venant lancer leur accent pénétrant au milieu de nos rêves et de nos pensées. Dans les excursions marquées par ces continuels incidens, j’ai songé souvent à un livre de Jean-Jacques fort admiré de ma jeunesse, les Rêveries d’un promeneur solitaire. Je me demandais quel parti pourrait tirer de tout ce qui s’offrait à mes yeux un être doué de cette parole merveilleuse qui communique à tout ce qu’elle touche une souveraine et impérissable vertu. Imaginez-vous un seul moment tous ces phénomènes d’un monde plein de grandeur et d’imprévu se produisant sous les pas d’un homme assez puissant pour faire jaillir l’éloquence des faits les plus humbles et les plus habituels de cette terre : quelle œuvre étrange et splendide viendrait prendre place parmi les œuvres de l’intelligence humaine ! Mais une loi secrète veut que d’ordinaire ce que j’appellerai les grandes apparitions de cette vie ne se présentent point à ceux qui pourraient les décrire. Peut-être Dieu a-t-il, dans sa sagesse, résolu de garder à la région de la mort, du sacrifice et du péril, tout le sublime attrait de son mystère, en n’y conduisant pas ceux qui possèdent l’art, le goût et le vouloir de dire, ou en les frappant tout à coup d’une sorte de discrétion altière aussitôt qu’ils y ont pénétré.
Le premier officier qu’ait atteint le canon de Sébastopol fut un capitaine du génie, Schmitz, qui aujourd’hui a sa place dans un petit cimetière, à l’endroit même où il est tombé. Toutes les fois que le nom d’un mort vient s’offrir à mon esprit, je trouve un pieux plaisir à l’écrire. Schmitz commence pour moi cette longue procession d’ombres amies que je pourrais évoquer de la Crimée. Je me rappelle le jour et le moment où l’on vint m’apprendre sa mort. Depuis, tous les jours et presque toutes les heures devaient être marqués par des trépas.
Dès que nos travaux d’attaque furent sérieusement commencés, le feu de la place prit quelque chose de régulier et de soutenu. Les Russes n’envoyèrent plus à travers la campagne autant d’obus voyageurs et de boulets vagabonds ; ils essayèrent de diriger tous leurs feux sur nos travailleurs. Toutefois, pendant cette partie du siège, ils furent continuellement trahis par la longue portée de leurs pièces. Tout autour de Sébastopol, au-dessus de nos tranchées commencées, nombre de projectiles venaient encore bondir presque à l’entrée de nos camps. Le soldat attendait avec impatience le moment où notre canon allait répondre au canon russe. Le jour où notre feu s’ouvrit fut un jour d’allégresse universelle. Je n’étais appelé du côté de la ville par aucun service; mais, entraîné par le sentiment public, j’allai avec quelques officiers de mon détachement voir ce qui se passait vers ces murs entourés d’une ceinture blanche comme un navire qui lance d’incessantes bordées. Les premières heures de cette matinée sont restées dans mes souvenirs gaies, souriantes et lumineuses, enfin avec un attrait tout particulier, semblable à un attrait de jeunesse, que je m’explique par les espérances dont nos cœurs étaient remplies. Nous courions à travers la campagne. L’âme humaine prête tellement son existence à ce qui l’entoure, que les boulets mêmes dont les bonds parfois arrivaient jusqu’à nous me semblaient avoir quelque chose de joyeux. Malheureusement notre attente fut trompée. Bien des heures sanglantes nous séparaient du succès que chacun déjà saluait avec tant de confiant enthousiasme. Quelques bâtimens apparens placés à l’entrée de la ville, troués par nos boulets, déchirés par nos obus, devenaient de véritables haillons de pierres ; mais les forts ennemis restaient intacts, ou du moins subissaient des dégâts qui ne se trahissaient point par le ralentissement de leur feu. Les coups de notre artillerie au contraire étaient évidemment moins pressés. Soudain on entend un bruit retentissant et prolongé, se détachant avec une prodigieuse vigueur de tous les sons dont l’oreille est assourdie. Ce bruit est accompagné d’un nuage de fumée épaisse et brune : c’est une explosion. Un magasin à poudre vient de sauter dans une de nos batteries. Sébastopol montra dans la journée du 17 octobre 1854 quelle puissance de défense elle pouvait déployer. Autour de cette ville, c’était une autre ville tout entière que notre armée allait être obligée de construire. Je regagnai tristement ma tente; puis. Dieu merci, comme en campagne il n’est point de chagrin qui dure, je pensai que ce siège, en se prolongeant, amènerait mille incidens curieux, déroulerait toute la série de ces grands spectacles qui sont d’abord les fêtes des yeux, plus tard les richesses du cœur.
Les spectacles héroïques ne devaient point longtemps se faire attendre. Le 24 octobre au matin, nous entendons le canon du côté de Balaclava. Je reçois l’ordre de faire monter mes spahis à cheval et d’escorter le général en chef. Il n’y a plus dans l’air cette lumière et cette chaleur que réunissait le ciel de l’Alma. Nous sommes à la fin de l’automne; nous marchons vers les mauvais jours. Cependant l’atmosphère a encore de la transparence et de la douceur. Nous traversons au galop une vaste étendue de terrain, et nous arrivons aux limites de notre plateau.
A notre droite s’élèvent les hauteurs de Balaclava; au-dessous de nous s’étend cette vallée profonde qui est bornée par la Tchernaïa; en face de nous, l’extrême horizon du paysage est formé par cette admirable chaîne de montagnes aux cimes d’une blancheur éclatante, aux feux violets et diamantés, dont le Tchaderdagh fait partie. Toutes nos troupes ont pris les armes. Le général en chef s’arrête de sa personne auprès d’une redoute où est établie une batterie turque. Je mets pied à terre et j’entre dans cette redoute, d’où partent à de longs intervalles des coups de canon qui nous attirent quelques projectiles russes, mais des projectiles maladroits, déchirant à nos pieds les mamelons sur lesquels nous nous sommes établis.
Lord Raglan vient de rejoindre le général Canrobert; une conférence qui s’établit entre ces deux chefs me donne tout le loisir d’examiner la vaste scène que peuvent embrasser mes yeux. Les Russes, qui ont surpris quatre redoutes occupées par les Turcs dans la vallée de la Tchernaïa, en avant des lignes anglaises, attaquent Balaclava. Une portion de leur cavalerie se dirige vers les highlanders, qui les attendent de pied ferme. Tout à coup voilà deux régimens anglais qui s’ébranlent et viennent couvrir cette infanterie. Ce sont deux régimens de dragons : l’un de ces régimens porte le casque ; l’autre, si ce n’était la couleur écarlate de l’habit, rappellerait en tous points les grenadiers à cheval de notre vieille garde. C’est le régiment écossais des dragons gris ; ces cavaliers doivent leur nom à la robe de leur monture. Ils sont tous d’une haute stature, que leurs bonnets à poil fait paraître plus élevée encore. Russes, Anglais, se précipitent les uns sur les autres. Nous avons ce spectacle si rare à la guerre d’un vrai combat de cavalerie. On voit se croiser les lames de sabre, on entend le bruit des coups de pistolet et de ces énergiques hurrahs qui sortent avec tant de puissance des poitrines britanniques. Cette action est de courte durée. Les Russes sont battus; ils se retirent, laissant sur le champ de bataille des cadavres d’hommes et de chevaux dont quelques heures après les amateurs de grands coups admiraient les larges blessures. J’avoue que ce combat m’avait charmé. Épris avant tout des choses passées, j’avais vu avec joie en plein XIXe siècle une chevaleresque Angleterre que je n’aurais jamais pensé rencontrer hors des pages de Shakspeare. Ces dragons gris me faisaient tous songer à Hotspur; je les avais appréciés pour la première fois dans notre marche de flanc. Débarqués après la bataille de l’Aima, ils étaient venus nous rejoindre en traversant avec une intrépide confiance un pays occupé par l’armée russe. Nous les avions vus déboucher un matin au milieu de ces forêts où se pressaient nos bataillons. On les avait accueillis avec chaleur; leur aspect avait causé une sorte d’émotion; leur conduite venait de répondre aux martiales espérances qu’avaient fait naître leurs allures. J’avais l’esprit tout occupé de ce grand et éclatant tournoi, prouvant qu’il ne faut désespérer en ce monde d’aucune tradition, et que l’oriflamme des anciens âges peut trouver encore à certains jours, chez les peuples même mordus le plus profondément au cœur par l’industrie, des mains vaillantes pour le porter, quand tout à coup commença une action bien plus émouvante encore que celle dont je venais d’être le témoin.
Me voici arrivé à cette étrange charge de la brigade légère qui a entouré d’une popularité héroïque lord Cardigan et ses hussards. Ces hussards, je les aperçois encore avec leurs pantalons amarante et leurs pelisses bleues à tresses jonquille, enfin dans toute l’attrayante élégance d’un de ces uniformes justement chers au cœur et aux yeux des jeunes gens. Ils chargent, mais contre qui? contre quoi? On n’aperçoit devant eux, autour d’eux, que des masses de baïonnettes et des redoutes garnies de canons. Aussi ne tardent-ils pas à disparaître dans une fumée blonde, tant les éclairs qui la sillonnent sont nombreux et pressés. Par momens on les entrevoit dans une vraie clarté d’apothéose; puis le nuage ardent se reforme autour d’eux. Enfin cette charge est finie, les voilà qui reviennent, ou plutôt voilà l’âme de cette troupe qui revient dans quelques être miraculeusement préservés. Voilà le souille, voilà le nom de cette famille militaire ramenés par quelques débris ; dans la plupart de ses membres, cette famille n’existe plus.
Maintenant quel but a été atteint? qu’a produit en passant sur ce champ de bataille ce tourbillon d’hommes et de chevaux si rapidement disparus? Voilà ce qu’on se demande à la fin de ce combat, si l’on peut même appeler ainsi cette lutte d’hommes contre de la mitraille et des boulets. Le caractère anglais fait vivre l’un à côté de l’autre deux esprits de la nature la plus opposée, dont les contrastes excitent toujours notre étonnement. L’un de ces esprits est froid, calculateur, traitant souvent avec une singulière dureté, mêlée de morgue et de colère, toutes les pensées entraînantes, auxquelles s’ouvre sans cesse l’âme de notre pays. C’est à cet esprit que la race britannique confie la conduite habituelle de ses intérêts dans le monde. L’autre esprit est violent, emporté, bafouant tout à coup la prudence humaine avec une verve de témérité dont notre audace elle-même s’étonne. Je crois que la charge de lord Cardigan fut une boutade de cet esprit-là : une magnifique et immortelle boutade !
Notre cavalerie ne fut pas inactive à Balaclava. Au moment où la vaillante troupe dont j’ai essayé de peindre l’élan était ramenée comme par un vent de feu, je vis briller au soleil ces vestes bleu clair si justement redoutées des Arabes. Deux escadrons du h" chasseurs d’Afrique, lancés par le général d’Allonville, faisaient, pour dégager le flanc des Anglais, une charge intelligente et heureuse. C’est là mon dernier souvenir de ce combat. Les Russes renoncèrent à leur attaque, ils n’essayèrent même pas d’occuper les redoutes qu’ils avaient prises aux Turcs le matin. Le général Canrobert descendit dans la vallée, où il resta longtemps. Nous apercevions les troupes ennemies, mais devenues immobiles, formant devant nous, dans l’espace, des taches noires ou de sombres lignes qu’aucune clarté n’illuminait plus. Bientôt je sentis sur mes épaules cette fraîcheur du soir qui, à la fin des journées d’automne, est toute remplie de tristesse, comme les larmes qu’elle suspend à chaque brin d’herbe. Ces grandes ombres, si chères aux poètes, commencèrent à s’étendre sur la vallée. Chacun reprit le chemin de son bivouac. Je trouvai dans ma tente avec une joie profonde le colonel de La Tour du Pin, qui avait pris part en volontaire à la charge de la cavalerie anglaise. Un boulet, en brisant la jambe de son cheval, l’avait arrêté dans sa course. Il revenait sans blessure de cette sanglante mêlée, où l’avaient entraîné le goût de l’aventure, les séductions du péril et les antiques traditions de l’esprit guerrier chez notre nation.
Un des plus grands épisodes assurément de la guerre que j’essaie de raconter n’occupe qu’un point dans ma mémoire, seulement c’est un point rouge et brûlant. Je veux parler de la bataille d’Inkerman. Là, plus que jamais, j’appliquerai dans toute leur rigueur les règles que je me suis imposées; je donnerai uniquement de ce vaste tableau l’espace étroit que mon regard a parcouru. Ce qu’un soldat peut apercevoir à travers des rideaux de fumée, dans le coin obscur où le hasard l’a placé, voilà tout ce que je prétends dire. Comment s’enchaînaient entre eux des faits qui ne m’ont apparu qu’isolés? quelle composition formait cet amas de personnages dont je n’ai vu qu’un nombre restreint? quel ensemble présentait enfin cette action dont je n’étais moi-même qu’un humble détail? Ce sont des questions pour lesquelles je n’ai point de réponse. Ceux-là seuls doivent me lire qui, pénétrés de la maxime antique, trouvent un intérêt pour l’homme dans tout ce qui est humain, aiment à savoir comment s’offrent au premier venu, comment demain s’offriraient à eux ces rapides et formidables événemens dont s’occupe un siècle, ces heures qui ont des ailes et un glaive, comme les anges de la Bible.
Le 5 novembre, je m’éveillai sous ma tente, ne sachant point s’il faisait nuit ou jour, car la toile qui m’environnait de toutes parts était tellement obscurcie et pénétrée par une longue pluie, qu’elle était devenue un obstacle inexpugnable pour la faible lumière d’une matinée d’automne. Tout à coup il me sembla entendre, dans plusieurs directions à la fois, un bruit d’artillerie et de mousqueterie; puis ma tente s’ouvrit brusquement, un sous-officier m’apportait l’ordre de monter à cheval avec tous mes spahis. En quelques minutes, mes chevaux furent scellés, mes hommes prêts. Mon détachement se trouva sous les armes devant la tente du général en chef, qu’il devait escorter. Le général Canrobert parut bientôt, il monta à cheval, et, suivi de tous ses officiers, il se dirigea au galop du côté de Balaclava. J’ai vu quelquefois la guerre planer sur les rues des villes, plus souvent je l’ai vue planer sur des campagnes; mais toujours en ces momens qui précèdent les extrêmes périls et les énergiques efforts, j’ai trouvé une physionomie semblable aux lieux où les dangers allaient s’abattre. Ces espaces, où dans un instant vont se croiser les projectiles et se pousser les flots des mêlées, sont envahis par une solitude qui a quelque chose d’ardent et d’inquiet. Les troupes, en se groupant pour combattre, laissent des vides autour d’elles. Rien de plus menaçant et de plus sévère que ne l’était, au moment où je me reporte, l’aspect de notre plateau.
Le ciel, tout chargé de brouillards et de pluie, abaissait sur nous un vaste voile d’un gris uniforme. Le sol où galopaient les chevaux était glissant et détrempé. Les tentes se détachaient à peine, aux plus prochains horizons, sur le fond de morne et pâle lumière qui les entourait. Pourtant le regard parcourait encore assez d’étendue pour apercevoir de temps en temps avec netteté de longues rangées de baïonnettes, indiquant que l’armée entière avait pris les armes. Le général en chef courait de toute la vitesse de son cheval vers les lieux où se faisaient entendre les détonations. Ce fut ainsi qu’en le suivant j’atteignis à peu près l’endroit d’où quelques jours auparavant j’avais assisté au combat de Balaclava. Là étaient dirigés quelques boulets russes. Des bataillons ennemis groupés à nos pieds semblaient tenter une attaque. Le général en chef reconnut sans doute d’un seul coup d’œil que cette attaque était simulée, car ce fut à peine s’il arrêta son cheval pour jeter un regard dans la vallée; il reprit la course rapide qui jusqu’alors l’avait emporté, et bientôt se trouva aux lieux mêmes où devait se décider le sort de la journée.
Plus nous approchions de cet étroit champ clos où furent enfermés les combattans d’Inkerman, plus l’obscurité se faisait autour de nous; la fumée se mêlait au brouillard, et formait une région de ténèbres où cependant j’ai vu se détacher plus d’une figure que je n’oublierai pas; puis l’air se remplissait d’un concert dont il me semble encore que par instans je retrouve chaque note dans mes oreilles. C’était ce sifflement aigu des balles qui fait songer au fouet des furies, le gémissement de l’obus, triste et pénétrant comme la voix d’un instrument qui se brise, enfin ce long frémissement de la bombe que l’on dirait produit par les ailes de quelque gigantesque oiseau. Dans cette course, qui avait les allures que les ballades allemandes prêtent aux chasses magiques, mes spahis traversèrent le camp de ces tirailleurs algériens qui allaient conquérir une si éclatante et si juste gloire. A la vue des haïks et des burnous rouges, une explosion de clameurs joyeuses sortit de cette troupe musulmane. Les enfans guerriers de l’Algérie échangèrent à travers ce brouillard, des sourires où rayonnait le soleil de leur pays. Bientôt à côté de mes cavaliers je vis un détachement de chasseurs d’Afrique ; c’était l’escorte du général Bosquet, qui venait de sa personne se porter au-devant du général Canrobert.
Cette rencontre avait lieu vers un point du plateau où l’on avait établi un télégraphe ; quelques pas encore, et nous allions nous trouver sur le théâtre même de l’action. J’avais eu à la bataille de l’Alma la vision splendide d’une victoire ; un instant la bataille d’Inkerman me fit comprendre ce que pouvait être un héroïque revers. Nous étions parvenus au camp des Anglais. Les boulets avaient renversé toutes les tentes, et on voyait couchés sur une terre presque aussi humide de sang que de pluie ces magnifiques grenadiers de la reine, l’orgueil de leur armée et de leur nation. Tous ne gisaient point sur le sol pourtant, et ce qui m’a le plus frappé peut-être dans cette journée où j’essaie en ce moment de revivre, c’est une petite troupe de ces intrépides soldats contraints à se replier sous le feu écrasant des Russes. Je les apercevais sous ce ciel brumeux, marchant de ce pas lent et solennel dont on suit les convois funèbres, et se retournant de temps en temps. Comme ils avaient la capote grise et le bonnet à poil, ils me rappelèrent tout à coup de nobles et déchirans souvenirs. Il me sembla que je lisais vivante, dans les caractères mêmes où Dieu et le sang français l’ont tracée, une de ces pages immortelles que nous ne voudrions pas arracher de notre histoire malgré tout ce qu’elles remuent de douleur en nous. De là une sorte d’attendrissement étrange qui resserrait et pourtant exaltait mon cœur.
Les émotions nées pour moi de cette illusion ne pouvaient pas être de longue durée. L’action avait une trop vigoureuse étreinte pour ne pas étouffer toute songerie. Le bruit redoublait, le feu devenait à chaque instant plus vif. Je ne sais si ce fut le brouillard ou la fumée qui se dissipa un moment, mais je vis à une assez courte distance de grandes masses grises, sillonnées dans toute leur étendue par une ligne de rapides éclairs : c’étaient les Russes, établis sur notre plateau, où ils essayaient de nous foudroyer. Je compris alors ce qui se passait ; je vis qu’il allait y avoir entre deux armées une lutte semblable à celle de deux athlètes au bord d’un abîme. Ces Russes, dont nos pères disaient : « Il faut les tuer deux fois, » étaient là sur ces hauteurs, dans ce coin de terre où nous avions planté notre drapeau, entre la mer et des bastions ennemis toujours grondant, toujours fumant. Ce fut alors qu’eut lieu cet effort suprême qui couvrit nos camps de leurs cadavres, et finit par les jeter brisés au pied de nos positions.
Pendant quelques instans, je perdis de vue le général Canrobert, qui disparut au milieu de la fumée. Il avait voulu aller reconnaître lui-même et sans escorte les endroits où devait se porter la furie française, indispensable cette fois, mais qu’il s’agissait de diriger. Cette furie, j’entendais dire autour de moi qu’une charge spontanée du général Bourbaki l’avait déjà fait connaître aux Russes. Seulement cette charge avait été exécutée par une poignée d’hommes : c’étaient maintenant des régimens entiers qui devaient la renouveler. Cependant les feux ennemis redoublaient d’intensité. Je me rappelle un coin du champ de bataille où mes spahis restèrent assez longtemps avec quelques hommes du 4e hussards, les chasseurs d’Afrique qui escortaient le général Bosquet, et le fanion du général en chef, porté par le jeune sous-officier qui avait accompagné le maréchal Saint-Arnaud à la bataille de l’Alma. Nous avions à notre gauche ce moulin d’Inkerman dont on fit, je crois, plus tard une poudrière. C’était une sorte de tour à l’aspect mélancolique et délabré, d’un assez heureux effet au milieu de ce paysage animé d’une si terrible vie. A peu près en face de nous était le bassin du carénage, car quelques projectiles de vaste dimension, décrivant d’immenses courbes, nous parurent envoyés par la marine russe. Du reste, il était difficile de reconnaître d’où souillait cet ouragan de fer qui balayait notre plateau. Tandis qu’au-dessus de nos têtes l’air s’emplissait de mugissemens, la terre à nos pieds recevait toute sorte de meurtrissures. C’était tantôt le boulet venant exécuter une série de bonds désordonnés avec cette brusquerie incivile qui lui a valu son surnom soldatesque, tantôt l’obus tombant lourdement sur le sol pour s’y briser et jaillir en mille éclats qui faisaient tournoyer les chevaux. Il n’est rien, comme on l’a répété tant de fois, dont l’esprit français ne s’amuse. Un sous-officier de hussards me fait remarquer que des projectiles viennent successivement de briser la selle arabe de mon maréchal-des-logis fourrier et d’atteindre dans leurs montures mon brigadier-fourrier et mon maréchal-des-logis chef. « Décidément, me dit-il, les Russes veulent démolir tous vos comptables. »
Nos voisins les chasseurs d’Afrique sont encore plus maltraités que nous. Un de leurs officiers est gravement blessé à la poitrine, et une bombe, tombant d’aplomb sur leurs têtes, leur écrase sept ou huit hommes. Je vois reparaître le général en chef avec le bras en écharpe; il vient de recevoir une blessure à l’épaule. En ce moment même, une colonne d’infanterie passe devant lui au pas de charge; j’entends quelques voix qui s’écrient : « Il est encore blessé! » L’entrain de ces hommes qui tout à l’heure avait fait de ce jour brumeux une journée radieuse, on peut l’admirer, on peut le deviner, on peut le sentir, on ne peut le rendre. Je vis, entre autres, un vieux sous-officier à chevrons serrant entre ses dents, au coin de sa bouche, sous une moustache brûlée, une pipe noircie, une pipe sœur assurément de cette pipe héroïque qui figure dans le testament de La Tulipe. Cet homme marche comme le vrai fantassin de notre pays : le cœur bat à regarder ses pieds. Un boulet arrive de plein fouet, et enlève une file à côté de lui; il ne ralentit pas cette marche intrépide, seulement il tourne une seconde la tête, et le regard qui se peint dans ses yeux, je l’ai emporté dans ma mémoire : il y a toute la poésie du devoir et toute la philosophie des batailles dans le regard de ce soldat.
Le général Canrobert se promène dans l’espace enflammé où est resserrée l’action. Je vois passer, vers le moulin d’Inkerman, un homme qui se dirige vers lui : c’est lord Raglan. Le chef de l’armée anglaise monte un beau cheval qu’il manie avec aisance malgré son bras mutilé; son visage, soigneusement rasé, est empreint de ce calme qu’on n’a jamais pris en défaut. Je me rappelle qu’au moment même où il aborde le général Canrobert, un boulet décrit une courbe au-dessus de sa tête et vient tomber à ses pieds. Un entretien a lieu entre les deux généraux. Quelles paroles échangèrent-ils? Je l’ignore; je sais seulement que notre infanterie continue à se ruer contre les Russes. Bientôt, dans cet air brumeux qu’on se prend à respirer tout à coup avec joie, avec ivresse, avec fierté, on sent la présence de la victoire.
A peine notre succès était-il décidé, que le ciel eut envers nous cette bonne grâce de s’éclaircir un peu. Un instant même, sa teinte grise s’éclaira d’un pâle rayon de soleil; cette fugitive clarté s’évanouit bien vite, mais la pluie cessa entièrement, et le brouillard ne reparut plus. A l’heure où se tiraient les derniers coups de canon, je parcourus le champ de bataille. Je crois que l’on a vu bien rarement, sur un terrain aussi limité, pareil entassement de cadavres. En quelques endroits, l’on était obligé de descendre de cheval. Les corps étaient amoncelés les uns sur les autres; c’était une véritable foule à travers laquelle il fallait se frayer un passage, mais une foule d’êtres inanimés et couchés sur le sol. Dans cette population de morts, deux hommes attiraient l’attention universelle : c’étaient deux Russes, blonds tous deux, tous deux d’une taille élancée, se ressemblant par les traits de leurs visages et par toutes les formes de leurs personnes. Ces deux jeunes gens, les deux frères sans doute, avaient voulu s’unir dans la mort : chacun avait fait de son bras un oreiller pour son compagnon; les mains qui n’étaient pas engagées sous leurs têtes s’étreignaient sur leurs poitrines. Il y avait dans ce groupe ainsi enlacé quelque chose qui aurait tenté un sculpteur. Un calme plein de noblesse et de douceur régnait sur ces figures, qui ne rappelaient en rien le type tartare. Je songeai, je ne sais trop pourquoi, à ce couple fraternel de l’antiquité qui, en récompense d’un acte de piété filiale, reçut du ciel une mort rapide et sans terreur. Ces deux cadavres sont restés dans mon esprit précisément parce qu’ils m’ont semblé tout différens de ce que sont d’ordinaire les dépouilles dont se couvrent les champs de bataille.
Ces corps dont la vie s’est si brusquement retirée ont produit presque toujours sur moi une impression qu’au premier abord on est tenté de repousser comme pernicieuse et cruelle, mais qui, à l’examen au contraire, me semble toute remplie de consolation et d’enseignement. Je trouve que pour la plupart ce sont de véritables haillons, ne rappelant plus rien des souffles qui leur prêtaient, il y a quelques momens à peine, tant d’émouvantes apparences. Si jamais la Psyché antique, devenue désormais l’âme chrétienne, m’a semblé une prisonnière ailée dont tout à coup la geôle s’écroule, assurément c’est à la guerre. Les sanglans débris dont le sol est jonché après une chaude action paraissent des ruines que la terre aura le droit d’enserrer, où rien n’est resté de ce qui appartenait au ciel. Et quand on vient à se rappeler devant ces objets muets, froids, déformés, devant ces choses sans nom, comme l’a dit le plus éloquent orateur de notre église, quand on vient à se rappeler les créatures vivantes, passionnées, radieuses, que ces mêmes objets, que ces mêmes choses étaient tout à l’heure, on sent d’une manière invincible, avec une raison enflammée et soulevée par la foi, que cette matière où nulle parcelle n’est demeurée visible d’un si riche, d’un si éblouissant trésor, n’est point cette mystérieuse puissance, ce soin, cette tendresse de Dieu, qui mérite de s’appeler l’homme.
Ce ne fut point seulement la mort qui affaiblit l’armée russe à Inkerman, cette journée nous donna un grand nombre de prisonniers. Je vois encore les longues colonnes d’ennemis vaincus que l’on dirigeait vers nos camps; parmi ces soldats que nous livrait le sort des armes, j’en remarquai un surtout : c’était un blessé; un projectile qui l’avait atteint au visage avait causé chez lui un de ces étranges phénomènes que produisent les blessures des armes modernes. Il était vivant, bien vivant, il marchait même d’un pas ferme. Cependant sa face tout entière n’était qu’une immense plaie. Le regard était parti de ses yeux sanglans et déchirés. On eût dit une de ces vigoureuses études d’écorché auxquelles se plaisent parfois de grands peintres. C’est toujours dans quelques figures que se résume en définitive pour notre intelligence impuissante la pensée des plus vastes actions. Cet homme à la taille haute et droite, se tenant debout, s’avançant encore sous le voile rouge que sa blessure collait à ses traits, représentait admirablement, à mon sens, la vaillante armée que nous venions de vaincre. Inkerman est assurément une des batailles où de tous les côtés on a déployé le plus d’énergie. Couvert d’un lambeau humain ou d’un morceau de fer, chaque pouce du terrain où s’était passée cette lutte disait ce jour-là ce que dans trois armées on avait tenté et accompli.
En regagnant mon bivouac, je passai devant une grande tente où était établie l’ambulance anglaise. Deux piles semblables à ces monceaux de boulets qu’élève l’artillerie flanquaient cet asile des courageuses douleurs. Seulement ces piles étaient formées de bras et de jambes. Je le répéterai sans cesse, je n’éprouve aucune répugnance à retracer les tableaux de cette nature. Ils n’ont jamais arrêté sur le seuil de notre carrière un seul de ceux que Dieu avait destinés à y marcher. Loin de là, je suis convaincu qu’ils excitent les âmes. Il y a deux mondes remplis de souffles trop violens pour que la raison humaine essaie d’y hasarder sa lampe; elle y serait éteinte sur-le-champ. On ne peut y marcher qu’avec deux flambeaux plus forts que tous les vents de la terre, avec l’enthousiasme et la foi. Ces deux mondes que chacun a nommés, que chacun a reconnus, celui des combats, celui de la prière, celui des champs de bataille, celui de l’église, arborent hardiment, à leurs entrées, les enseignes de leur gloire, qui sont des images de supplice, des instrumens de mort et de tortures.
J’ai entendu raconter maintes choses d’Inkerman; j’ai dit le peu que j’en avais vu. Pendant que nous soutenions à l’extrémité de notre plateau cette lutte acharnée que termina une victoire si nécessaire, nous entendions à notre gauche, du côté de la mer, le canon des Russes tentant une violente entreprise contre nos tranchées. Je regrette de ne point pouvoir raconter ces combats, où le général de Lourmel trouva une mort qui pénétra de regret et d’admiration toute l’armée. J’ai ignoré certainement et j’ai bien mal vu peut-être nombre de choses qui se passaient près de moi et presque sous mes yeux; comment donc pourrais-je retracer, en suivant les lois que je me suis prescrites, ce qui s’est passé si loin de mon regard? Ce qu’on saisira, je l’espère, à travers mes souvenirs, tels qu’ils sortent aujourd’hui de mon esprit, c’est le caractère même de la brillante et terrible action à laquelle j’ai assisté. La même gloire environne Alma et Inkerman; mais ce sont deux journées bien différentes toutefois : l’une gracieuse et sereine, l’autre sombre et violente, représentent la guerre sous le double aspect où elle s’offre sans cesse. La Crimée devait tour à tour demander à nos soldats tout ce qu’on peut attendre de leurs âmes. Nous les avons vus emporter d’assaut leur première victoire, puis, par un héroïque élan, chasser l’ennemi des hauteurs où ils ont placé leurs drapeaux. A présent nous allons les voir constans, résignés, opiniâtres, donner au monde l’exemple des seules vertus qu’on était tenté de leur refuser. Ce n’est plus seulement contre les hommes qu’ils soutiendront leur infatigable lutte. Plus d’une fois, dans la tranchée, la neige fondra sous les gouttes de leur sang. Ils prendront leur revanche des boulets et des frimas qui ont combattu leurs pères.
Neuf jours après la bataille d’Inkerman, l’hiver inaugurait son règne sur notre plateau avec un cruel appareil. Le 14 novembre fut marqué par une tempête que l’on peut placer parmi les plus rudes épreuves de notre armée. J’étais couché sous la tente que je partageais avec M. de La Tour du Pin. Tout à coup je suis réveillé par une secousse violente. Je sens le heurt d’un bâton à ma tête : c’est mon abri avec ses supports qui vient de s’écrouler sur moi. Je me dégage de la toile humide qui m’enveloppe; je me trouve alors sur un sol où tombe une pluie mêlée de neige et que parcourent les rafales d’un vent furieux. A quelque distance du gîte que venait de m’enlever l’ouragan était une tente turque habitée par un officier de mon détachement. Les tentes turques, grâce à leur forme sphérique, offrent une incroyable résistance à la tempête. Mon compagnon et moi nous trouvons donc un nouvel asile; mais, je l’avoue, je regrette ma maison. Je m’étais attaché à ce logis passager et ambulant, comme si je l’avais reçu par héritage. Le soir même d’Inkerman, j’y avais passé quelques bons instans, entouré d’amis que j’étais heureux de revoir. J’avais retrouvé sur le seuil de cette demeure, maintenant abattue, le colonel de La Tour du Pin, avec une blessure à la joue qu’il avait reçue en allant se mêler à nos tirailleurs. Pourtant mon désastre est bien peu de chose auprès de tous ceux dont je suis le témoin.
Derrière le quartier-général s’élève un vaste bâtiment de bois où l’on a établi une ambulance. Le vent s’attaque aux charpentes de ce récent édifice, qui s’écroule bientôt, comme un rempart emporté par une volée de boulets. On entend alors un de ces bruits douloureux qui vont éveiller au fond du cœur des échos dont on est longtemps à se délivrer. Ce sont les cris des blessés, qui reçoivent dans leurs corps meurtris de nouvelles atteintes, qui gisent sur une terre glacée, et dont la pluie fouette les plaies. La vaste étendue de nos camps offre un aspect que les flots seuls me semblaient pouvoir prendre pendant les tempêtes. Au-dessus de nos tentes s’étend un vaste ciel d’une couleur blanchâtre, qui ressemble lui-même à une immense voile déchirée par un ouragan. Ce n’est pas l’obscurité qui nous entoure, mais quelque chose de mille fois plus cruel, cette teinte morne, ingrate et dure, qui se joue sur la cime des vagues autour des navires près de sombrer. Les arbres qui ornaient et protégeaient les lieux où la guerre nous a conduits ont déjà presque tous disparu. Rien ne s’oppose plus aux jeux terribles des vents à travers ces espaces dévastés, qui en maints endroits n’ont pas d’autres confins que la mer. Dieu sait tout ce que nous envoie de bruits lugubres et de souffles désordonnés ce redoutable voisinage des régions où l’homme n’exerce qu’un empire incertain, où de tout temps il a cru se sentir dans le royaume d’esprits désespérés et insoumis. Je me rappelle avec plaisir cependant la soirée et la nuit qui suivirent pour moi cette tempête. Malgré des obstacles de toute nature, notre cuisinier, qui avait son laboratoire en plein air, était parvenu, après des efforts surhumains, à nous faire cuire du riz, et nous avions reçu le matin même des rations d’eau-de-vie. On nous servit donc, sous cette tente turque qui avait bravé l’ouragan, une vaste gamelle remplie d’une soupe épaisse et fumante, dont le seul aspect avait quelque chose de réchauffant et de consolateur. Le plus grand, le plus magnifique des livres a rendu immortel un plat de lentilles; je ne vois point de quel droit je dédaignerais le souvenir de ce riz bienfaisant pour lequel j’ai gardé une vraie et profonde reconnaissance. D’ailleurs, j’en suis convaincu, depuis bien longtemps les repas ont dans notre vie un tout autre rôle que leur rôle visible et matériel. C’est ce que nous a indiqué lui-même le divin fondateur de notre religion en choisissant pour les plus touchantes communications de son âme céleste l’heure de la réfection corporelle. Si les mets dont se repaissent la mollesse et l’oisiveté peuvent devenir parfois de funestes embûches, il n’y a que bénédiction à coup sûr dans la nourriture austère qui soutient une vie de labeur. Travailler, répète-t-on souvent, c’est prier; eh bien! manger, c’est plus d’une fois remercier Dieu. Voilà qui me permet, je l’espère, de glorifier mon plat de riz. Maintenant je parlerai dans une langue plus profane du punch qui, le soir du 14 novembre, égaya notre tente, grâce à notre eau-de-vie de distribution. On avait retrouvé au fond d’une cantine quelques morceaux de sucre. On les jeta dans une gamelle où fut versée l’eau-de-vie, et bientôt au milieu de nous s’élevèrent ces belles flammes bleues que l’on se prend toujours à saluer comme les apparitions d’un pays féerique, tant elles ont quelque chose d’attrayant, de spirituel et de mystérieux. Puis chacun de nous alluma sa pipe et s’établit, derrière les nuages du tabac, dans un bien-être inespéré. La soirée finie, on s’enveloppa de tout ce qu’on put trouver de couvertures et de burnous pour braver le froid de la nuit; nous étions serrés les uns contre les autres dans un espace si étroit que ce froid ne nous atteignit point. A demi engagé dans le sommeil, j’entendais notre tente soutenir une lutte désespérée contre la tempête. Par momens, le bâton qui servait de support craquait comme le mât d’un navire, et un véritable tonnerre roulait dans les plis de la toile sonore. Tous ces bruits se confondaient pour moi avec les frémissemens de l’aile des songes qui m’emportaient dans les profondeurs de leur royaume. Je goûtais dans sa béatitude cette paix connue de tous ceux qui savent combien, malgré des cimes inquiètes, d’implacables abîmes, de cruels sentiers, la vie des périlleuses aventures est une vallée qui abonde en heureux et calmes réduits.
Peu de temps après cette rude joui-née du 14 novembre, il se fit un grand changement dans ma situation. La petite troupe que je commandais reçut l’ordre de retourner en Afrique. Les spahis, comme on l’a répété souvent, ne se recrutent point de la même manière que les tirailleurs algériens. Ce sont des personnages importans, appartenant à la noblesse de leurs tribus. La guerre comme ils la pratiquent dans leur pays, c’est-à-dire à l’automne ou au printemps, quelque expédition rapide qui les rend à leurs tentes avec des prouesses à raconter, voilà ce qu’ils recherchent et ce qu’ils aiment; mais cette guerre longue, âpre, patiente, qui demande les vertus de la pauvreté, répugne à leurs natures sensuelles. Doués d’une élégante et généreuse bravoure, toutes les fois qu’il y a de la poudre dans l’air ils sont gais, ils sont fiers, ils s’épanouissent; quand cette excitante odeur vient à leur manquer, quand ils ne sentent autour d’eux que la misère, une sombre tristesse les prend. Puis il était arrivé à mon détachement ce qui arrive si vite en campagne à toute troupe légère, il avait bien diminué. Enfin il fut décidé que les spahis regagneraient leurs foyers. J’éprouvai de vives angoisses. Abandonner au milieu de son cours cette entreprise dont j’avais vu les débuts, laisser tout à coup, sans en connaître la fin, ce grand drame qui me captivait si puissamment, cela me semblait une cruelle chose. Le général en chef consentit à me prendre pour officier d’ordonnance. Je pus suivre dès lors avec un intérêt nouveau tous ces faits énergiques et brûlans qui entraînaient tant d’existences dans leur continuel mouvement.
J’allai m’établir au quartier-général, sous une tente turque dressée au-dessus d’un vaste trou. Le colonel de La Tour du Pin, qui partageait avec moi ce nouveau gîte, en a vanté les charmes dans des lettres que je voudrais pouvoir transcrire ici. Cette tente ronde, formée d’une étoffe blanche et cotonneuse, lui faisait, disait-il, l’effet d’une coupole d’albâtre, et lui donnait, à son réveil, toute sorte de riantes idées. Notre coupole fut bien promptement obscurcie par toutes les scories que la boue et la neige attachèrent à ses parois ; cependant je lui ai toujours trouvé de la grâce; puis le trou que recouvrait ce dôme était un gîte philosophique où j’ai passé d’excellentes heures. Un troupier, quelque peu versé dans l’art du fumiste, avait pratiqué, à l’une de ses extrémités, une cheminée dont on ne pouvait point se servir, mais qui donnait quelque chose de patriarcal à notre logis et nous permettait de croire à des pénates. Deux lits, deux escabeaux et une petite table formaient notre mobilier. Cette petite table était quelquefois chargée de bons livres que nous lisions avec un incroyable plaisir. Jamais je n’ai goûté comme en campagne ce commerce avec les esprits disparus que permet la magie du livre. A moitié sorti de ce monde, habitant d’une région qui n’est ni la mort ni la vie, on abandonne son cœur avec complaisance aux pensées que lui envoient des âmes qu’on rejoindra peut-être dans quelques heures. Puis on juge de maintes choses avec une singulière bonne foi et une bien profonde douceur. Peut-être reviendrai-je sur les lectures que nous avons faites sous cette tente turque. En tout cas, je rends ici hommage aux aimables hôtes qui sont venus nous y tenir compagnie. Mme de Sévigné, entre autres, a pénétré dans notre trou; elle l’a réjoui de sa belle humeur, enchanté de son beau langage; elle l’a éclairé un moment par l’apparition de cette sereine et touchante élégance dont elle sut faire une sœur de sa raison et de sa piété.
Tel était le réduit que je quittais sans cesse pour accompagner le général Canrobert dans ses courses continuelles aux tranchées. Dès mes premiers pas dans cet immense labyrinthe qui allait s’agrandissant et se compliquant chaque jour, je compris que j’avais sous les yeux une œuvre unique peut-être entre toutes celles qu’ait jamais fait entreprendre la guerre. C’était une ville tout entière, avec des rues innombrables, que notre armée construisait autour de Sébastopol. Ce fut un dimanche que, pour la première fois, je pénétrai avec le général en chef dans cette cité nouvelle, s’attachant aux flancs de l’ancienne cité qu’elle voulait détruire, comme un vaisseau dans un combat naval s’attache aux flancs d’un autre vaisseau. Les tranchées les plus éloignées de la place, celles qu’on avait construites les premières, me rappelaient ces rues désertes que l’on trouve parfois dans les faubourgs des villes les plus populeuses. Elles servaient encore de passage à nos soldats, mais nulle troupe n’y résidait plus. Elles n’étaient animées çà et là que par quelques boulets perdus, par quelque bombe lourde et maladroite parvenue au bout de son vol pesant. Au fur et à mesure que l’on se rapprochait des murs ennemis, le spectacle changeait. Maints bruits, maints mouvemens nous annonçaient que des faubourgs nous passions aux quartiers vivans et tumultueux. L’air commençait à se remplir d’un vague bourdonnement de balles; au lieu de la bombe fatiguée, du boulet hors d’haleine, nous sentions passer au-dessus de nous la bombe dans la période ascendante de sa course, le boulet dans toute la furie de son premier jet. Loin de traverser des rues désertes, on traversait des rues peuplées comme celles des villes aux jours de fête, et offrant mille scènes variées. De temps en temps on apercevait le long d’une gabionnade une toile tachée de sang tendue entre deux brancards : c’était la civière. Malgré son aspect lugubre, cette machine ne répandait aucune tristesse autour d’elle; tout à coup elle emportait un mort ou un blessé, puis revenait prendre sa place parmi des gens dont la vie se continuait paisiblement. Plus d’un officier lisait quelque vieux journal, tout en surveillant ses tirailleurs, qui de leur côté lançaient tranquillement leur coup de fusil entre deux bouffées de tabac. Le général en chef se plaisait à entretenir chez le soldat cette utile et sage insouciance. Bien souvent il s’arrêtait pour adresser à un troupier, qui l’écoutait tout en déchirant sa cartouche, quelques mots pleins d’un enseignement salutaire, dont le brusque passage d’un projectile rendait le sens plus saisissant et le caractère plus élevé ; je me rappelle entre autres un boulet qui vint à fouetter l’air tout à coup sur sa tête et sur celle de son interlocuteur pendant qu’il parlait de cette communion dans le péril que nous offre perpétuellement la guerre. Jamais, dans aucune réunion humaine, nul incident ne contribuera plus efficacement que ce boulet à un irrésistible effet d’éloquence.
J’entendis ce jour-là dans les tranchées un son que l’air y a porté plus d’une fois, et que jamais, pour ma part, je n’ai recueilli avec indifférence. Sébastopol renfermait de nombreuses églises. Tout à coup voilà qu’aux bruits divers dont nos oreilles sont frappées il se mêle une paisible et lointaine harmonie : ce sont les cloches qui prennent leurs graves ébats. Je me rappelle alors les pages éloquentes de René, et avec ces pages bien d’autres choses, car dès les premiers jours de ma vie, longtemps avant de comprendre le génie qui leur a rendu un immortel hommage, j’avais pour les cloches une tendre vénération. Je me les représentais dans leurs donjons aériens, sous les formes de hautes et brillantes dames, tenant à la race des fées malgré la sainteté de leurs demeures. Les ondes sonores dont elles remplissent l’air des villes, qui envahissent jusqu’à l’atmosphère de la chambre où se ferment chaque soir nos yeux, se liaient dans mon esprit à la pensée de robes majestueuses secouant de leurs plis frémissans toute sorte d’harmonieux trésors. Les cloches de Sébastopol éveillèrent au fond de moi tout ce chœur de pensées et d’images. Seulement, en venant nous trouver ainsi à travers le fracas du canon, les fées de mon enfance me semblaient avoir pris quelque chose de ces saintes femmes qu’aucun péril n’arrête quand elles veulent accomplir en ce monde leur œuvre toute-puissante de douceur.
Le général en chef allait régulièrement aux tranchées. Raconter une de nos journées, c’est les raconter toutes. Si, comme le pensait ce René dont à l’instant même le souvenir vient de s’offrir à moi, le bonheur est dans la monotonie, je puis dire que j’avais trouvé le bonheur. Le bruit du canon était devenu pour nous un bruit semblable à celui de la mer pour qui en habite les rives. Il jetait dans notre existence une sorte de grandeur rêveuse dont nous avions à peine la conscience. Quand le soir, après de longues heures passées aux tranchées, je me couchais dans le trou que j’ai décrit, je l’écoutais avec plaisir ; je trouvais à cette voix lointaine le charme endormeur des vagues en ce moment où la douce chaleur d’une lumière créatrice commence à se répandre dans notre cerveau, et où nos pensées se transforment pour devenir ces êtres vivans qu’on nomme des songes.
Je sais encore un lieu et une heure où cette voix incessante du canon prenait un caractère étrange : c’était la petite chapelle en planches qu’on avait construite à l’extrémité du quartier-général, et l’heure de la messe le dimanche. Que ceux dont l’âme est remplie d’un goût secret pour tout ce qui est marqué au sceau des grandes tristesses mettent un instant la tête dans leurs mains, et tâchent de voir ce que je vais essayer de dire. Par un jour froid et brumeux, quelques hommes sont rassemblés dans une baraque aux cloisons minces et sillonnées de larges fissures. Le froid pénètre de tous côtés dans ce réduit. Il est huit heures, c’est-à-dire une heure âpre, revêche, pleine d’ingrats malaises dans les matinées de décembre. Au seuil de la porte entr’ouverte commence une nappe de neige, dont quelques flocons ont envahi le sanctuaire sous le pied des fidèles, marquant les pas de chacun par une trace humide et glacée. En ce pauvre temple point de lumière adoucie et voilée; une morne et rude clarté, venant d’un ciel dont les espaces blanchâtres se montrent à travers des vitres grossières. Devant un autel aussi simple qu’un autel puisse l’être, paré uniquement des objets indispensables à l’exercice de notre culte, un prêtre célèbre le mystère de la messe. Au murmure régulier de ses prières se mêle un bruit uniforme et continu : c’est la voix du canon qui gronde là-bas, dans la tranchée, où vont aller tout à l’heure ceux qui se recueillent en ce moment. Je me rappelle une de ces explosions du canon accompagnant tout à coup les magnifiques paroles du credo : « je crois en Dieu, créateur des choses visibles et invisibles. » Ces choses invisibles, la voix qui parvenait à nos oreilles nous avertissait qu’elles étaient près de nous, que notre vie déjà leur appartenait autant qu’à tous les objets sensibles dont nous étions environnés.
Quelquefois pourtant, sur ce fond de bruits monotones dont notre atmosphère était remplie, se détachaient soudain de grands bruits violens, furieux, exaspérés. Tout à coup le soir, ou bien au milieu de la nuit, éclatait une longue et ardente fusillade, rappelant, par ses pétillemens pressés et impétueux, les feux d’artifices à leur bouquet : c’était la ville et la tranchée qui, lasses de rester en face l’une de l’autre à se faire une guerre de canonnade, s’abordaient et se prenaient corps à corps, après avoir échangé à bout portant les feux d’une intrépide mousqueterie. Ces luttes nocturnes éveillaient la sollicitude du général en chef, qui voulait en connaître tous les détails et en récompensait soigneusement les héros ; mais cette sollicitude, ce qui va la faire éclater dans toute sa puissance et toute son étendue, c’est la saison où nous sommes engagés.
J’ai été témoin, avec toute une armée, de la force expansive que peut trouver une âme animée par un sentiment du devoir qui touche à ce qu’il y a de plus passionné dans la charité. Ces soldats français que l’on accuse, comme la nation dont ils sortent, de rencontrer dans la vigueur même de leur nature un obstacle à toute entreprise qui demande une obéissance résignée aux lois invincibles de la nécessité et du temps, il faut les maintenir, sinon dans l’inaction, du moins dans un état de laborieuse et meurtrière attente, où l’on exigera d’eux incessamment les sacrifices dont leurs instincts les éloignent le plus. Ce jour si désiré de l’assaut, où leurs âmes se reposeraient par avance, s’ils pouvaient en avoir à leur horizon l’apparition nette et distincte, ils ne le connaîtront même point, ils ne sauront pas quand ils le verront luire. En attendant ce moment, que dérobent à leurs yeux les brumes d’un obscur et hasardeux avenir, il faut qu’ils restent attachés dans le fossé qu’ils ont creusé, derrière le gabion qu’ils ont élevé, à une terre rougie de leur sang, et cela pendant des mois entiers, dans une saison inclémente, sous la verge glacée du froid! Que j’aimerais à pouvoir rendre l’aspect de nos camps par certaines matinées d’hiver! Le ciel et la terre, également blancs, ne semblent composer qu’un immense suaire. Il y a pourtant quelque chose qui s’agite dans les plis de ce linceul : c’est la population guerrière de notre plateau. En regardant avec attention le sol, on aperçoit çà et là comme un amas de petits monticules se confondant par leur couleur avec la neige dont ils sont entourés, et qu’ils dominent à peine : ce sont les tentes-abris. Là sont accroupis quelques hommes derrière ce rempart d’une toile couverte par l’humidité des nuits d’un enduit qui glace et meurtrit les doigts. Poursuivez avec attention l’examen de ce terrain, et vous distinguerez aussi, je ne sais trop à quels signes, à des sillons creusés par des roues, à une surface luisante et dure où l’on sent la pression des pas, vous distinguerez des espaces que l’on appelle des routes. Sur ces routes, vous voyez se mouvoir de longues files d’êtres en capotes grises, sans armes et pliant sous de pesans fardeaux : ce sont nos soldats qui reviennent du port de Kamiesh, où ils ont été chercher des boulets. Pour rendre ce que ces hommes m’ont bien souvent fait éprouver, j’ai besoin d’aller une fois de plus chercher une image dans ce sanctuaire peuplé de formes impérissables, qui toutes répondent si mystérieusement aux grandes émotions et aux grandes scènes de l’âme et de la vie humaine. J’ai vu, dans ces soldats portant des boulets, notre armée entière portant le signe de cette mort violente qu’elle accepte à toute heure avec une soumission glorieuse; j’ai pu penser au Christ qui porte sa croix.
Si les camps même ont ce triste aspect, quel spectacle offrira la tranchée! C’est là qu’il faut entrer un matin, quand les troupes n’ont pas été relevées encore. Imaginez-vous ces hommes qui viennent de passer sous le ciel, dans un fossé, appuyés à une gabionnade, toute une nuit de décembre ou de janvier! Quelques-uns d’entre eux ont trouvé dans le froid un ennemi si âpre, si furieux, qu’à cette bataille des frimas ils ont reçu d’inguérissables blessures. Les voilà impotens : ils ont eu une main ou un pied gelé. Mais le plus grand nombre est debout, dispos, poursuivant sa laborieuse tâche avec une indomptable énergie. Si la nuit qui vient de finir a été marquée par quelque entreprise des assiégés, les civières qui se dressent entre les parapets sont toutes rigides d’un sang glacé, et çà et là, tout en marchant sur la neige, on se rougit les pieds. Le jour qui vient de succéder aux ténèbres dans ces lieux de mort et de souffrance ressemble à ce jour que les passagers d’un navire perdu voient se lever sur les implacables solitudes d’une mer haineuse et sans pitié. Il vient ajouter à la cruauté des objets qu’il éclaire, en versant sur eux, avec sa lumière, le pesant ennui des choses cent fois revues et répétées. Ainsi à travers son créneau le tirailleur, quand les ombres se dissipent, aperçoit devant lui cette même ville au front morne, où la vie ne se trahit que par la fumée du canon. La tranchée se remontre à lui sous ses traits invariables. Les balles écrêtent la cime des parapets; un boulet qui renverse un gabion, une bombe qui éclate dans le fossé, continuent la série des accidens quotidiens. Rien n’est changé autour de cet homme, ni dans son cœur heureusement.
C’est à ce cœur que le chef dont je veux parler ne cessera pas de s’adresser un instant. Rien de plus singulier, même de plus émouvant, que la visite du général Canrobert aux tranchées les jours où l’hiver redoublait de rigueur. Non-seulement on n’entendait point sur ses pas une seule plainte, un seul murmure, mais sa venue au contraire était fêtée par un concert de paroles joyeuses. Tous ces braves gens, devant lesquels il passait, trouvaient pour le saluer un sourire, sourire attendrissant, sourire sacré comme les souffrances d’où leur simple et touchant héroïsme le faisait jaillir. Quant à lui, il s’arrêtait sans cesse, dans ses courses prolongées souvent jusqu’à la nuit, pour adresser à l’un et à l’autre quelques mots d’encouragement familier. Les endroits qu’il choisissait de préférence pour ses stations étaient ceux où l’on était le moins à couvert des feux ennemis, où passaient le plus de boulets, où sifflaient le plus de balles. Il n’y avait point là entraînement aveugle d’une bravoure irréfléchie : c’était le calcul instinctif d’une généreuse intelligence. Plus d’une fois, comme en une occasion que je rappelais tout à l’heure, balles et boulets se mêlèrent à ses entretiens avec un heureux à-propos. Ces images sensibles du péril donnaient aux plus modestes discours une hauteur et une portée que, je crois, l’on demanderait en vain à toutes les ressources de l’art oratoire.
Il n’y avait point dans la vie journalière du soldat de détails que le général en chef craignît d’aborder. Une nuit avait été particulièrement marquée par une abondante pluie de neige. Cette pluie s’était arrêtée tout à coup, et, sous les souffles du matin, cet amas de neiges tombées était devenu dur, rigide : la lave glaciale s’était figée. Les chevaux ne pouvaient point marcher sur une surface glissante où les hommes même étaient obligés de s’avancer avec précaution. Le général sortit à pied; je l’accompagnais. Il se dirigea vers le bivouac d’un régiment nouvellement arrivé. La mort semblait régner sous ces tentes dressées de la veille, au sein de ce pays désolé. Sauf les sentinelles, aucun homme n’était debout. L’unique moyen de soutenir la lutte à laquelle ils étaient appelés manquait à ces nouveau-venus. Ils n’avaient point de bois. Où en trouver sur ce plateau transformé en désert, qui ne semblait plus produire que des boulets? Le général se penche vers une tente; il appelle, il secoue quelques hommes, pressés les uns contre les autres, cherchant l’oubli de leurs misères dans l’engourdissement d’un funeste repos. Il les engage à faire du feu. On attache sur lui des regards étonnés. « Nous n’avons pas de bois. — Allons, mes enfans, suivez-moi. » Ils l’accompagnent; au bout de quelques pas, le voilà qui s’arrête, et du bout de sa canne il désigne, au milieu d’une surface blanche et unie, quelques pousses noires, minces, frêles, presque imperceptibles, de petites branches semblables à des brins d’herbes que le moindre vent eût fait frissonner. « Voilà du bois, » leur dit-il. Les soldats se mettent à rire, ils croient à une plaisanterie qu’ils ne comprennent pas; mais ils sont distraits et un peu réchauffés par le mouvement, ce qui est déjà quelque chose. Le général s’écrie ensuite : « Qu’on aille me chercher une pioche. » La pioche arrive, et sous les yeux du chef, qui dirige la fouille, on remue la neige, puis la terre, à l’endroit où s’élèvent ces tiges menues. Bientôt c’est un vrai trésor que l’on découvre. Une énorme souche dessine l’un après l’autre ses contours rugueux, et finit par apparaître tout entière aux regards des travailleurs ébahis. « Partout, leur dit le général, où vous verrez ces pousses brunes que vous dédaigniez tout à l’heure, donnez un coup de pioche, et vous trouverez une bûche de Noël. » Voilà un régiment réveillé, des corps réchauffés, et des esprits enrichis d’une de ces leçons pratiques, chères à tous ceux que Dieu a faits pour être les pasteurs des guerriers.
Je crois que l’on a maintenant une idée exacte de notre vie pendant cet hiver. Pour ma part, je songe à ce temps avec plaisir, et je ne pense pas que le charme de ces heures soit uniquement pour moi la lumière dont le passé revêt toute chose. Pour tous ceux que certaines parties du monde extérieur ont profondément lassés et qui n’ont jamais perdu l’habitude de hanter le monde intérieur, mon existence d’alors eût été d’une douceur secrète. Un Werther s’y serait guéri, un René s’y serait consolé. J’avais autour de moi ce que j’aime le mieux du mouvement terrestre, ce qui assurément en est le moins froissant, même pour les esprits les plus étrangers à mes goûts, si ce sont des esprits fiers, délicats et aisément offensés. J’avais sous les yeux ce mouvement de la guerre qui épargne les âmes aux dépens des corps ; j’étais livré à cette action, d’une généreuse et facile nature, qui ne vous impose aucun devoir fâcheux, ne vous contriste par aucune obligation mesquine, qui, au lieu de vous lier à la vulgarité, vous en affranchit, qui vous permet de vous créer dans le bruit tout un royaume d’enchantemens solitaires et silencieux. Je saluai sous ma tente le 1er janvier avec mélancolie assurément, mais avec quelle absence d’amertume ! Si ce jour m’apparaissait sans le cortège bien-aimé, et pour la plupart d’entre nous toutefois si douloureusement éclairci, des affections pieuses et anciennes, de quelle sotte et irritante escorte il était dégagé ! Le 1er janvier au matin, en ouvrant ma tente, je promenai mes regards avec une muette satisfaction sur le tapis de neige immaculée qui m’entourait. Je pensai à ce pavé de Paris, qui à cette époque semble receler dans sa boue plus noire et plus sordide qu’à l’ordinaire toutes les agitations vulgaires de la grande cité.
J’appris un jour, au milieu de nos solitudes guerrières, une nouvelle qui, loin de nous, dut servir de texte à bien des entretiens.
Lord Raglan n’habitait certes pas une demeure somptueuse, mais il n’était point établi sous la tente, comme le général en chef de l’armée française. Il occupait, dans la direction du champ de bataille d’Inkerman, une petite maison qui s’était conservée à l’abri de toute dévastation. Je ne sais quel pouvait être avant nous le propriétaire de ce modeste asile. À l’extrémité d’une grande cour semblable à une cour de ferme s’élevait une sorte de pavillon couvert en tuiles, qui, dans un temps et dans un pays où chaque chose aurait eu son aspect habituel, n’aurait attiré les yeux par aucun caractère frappant. À cette époque de destruction, dans ces régions bouleversées, cette habitation avait la profonde originalité d’être une maison tranquillement assise sur ses fondemens. Aussi j’y allais toujours avec plaisir. Malgré ma prédilection pour la tente, je respirais volontiers entre ces murs comme un parfum oublié de civilisation. Puis je trouvais à cette maisonnette quelque chose de patriarcal qui me réjouissait dans ces contrées tourmentées. Enfin la chambre où je restais d’ordinaire pendant que le général Canrobert conférait avec lord Raglan était habitée par un officier aimable et bon, destiné à ne plus revoir le pays d’où j’évoque aujourd’hui son souvenir. C’est dans la chambre du colonel Vico que me parvint la nouvelle dont je veux parler. Comme tous les lieux où s’est produite pour nous l’apparition soudaine de quelque grand événement, cette pièce est restée dans ma mémoire pleine d’une clarté qui n’en laisse pas dans l’obscurité un seul coin.
Sur un mur blanchi à la chaux, le crayon du colonel Vico avait dessiné une petite scène composée avec une singulière élégance. C’était une scène de bal. Des femmes assises entre des candélabres et des fleurs nous rappelaient une vie dont nous étions séparés comme par la pierre d’un sépulcre. J’avais un goût particulier pour ce dessin. Je le contemplais à la manière dont les enfans contemplent les gravures, en envoyant mon esprit s’y promener. Le jour dont je parle, mea pensées et celles de mon hôte prirent une allure imprévue. La conférence des généraux en chef se prolongeait; l’ombre commençait à envahir notre chambre, et l’ombre est comme le son ; elle recèle toujours en elle quelque chose de vibrant et d’ému. L’un de nous se prit à dire : « Si nous allions apprendre quelque grande nouvelle! Il me semble qu’il y a quelque grande nouvelle dans l’air. » Et là-dessus longues dissertations sur tous les signes mystérieux qui trahissent la présence encore secrète de quelque nouveauté dans notre vie. Au milieu de ces propos, un aide-de-camp de lord Raglan entre brusquement et nous dit : « Messieurs, l’empereur Nicolas est mort. »
Quand un de ces hommes que Dieu a faits grands et radieux comme des étoiles vient à choir tout à coup, des hauteurs qu’il occupait, dans l’abîme éternel, c’est pour chacun de nous une surprise toujours renaissante. Le cri biblique : comment le puissant est-il tombé? s’échappe d’un millier d’âmes obscures. Les plus simples, devenant philosophes à leur insu, se perdent en méditations infinies sur ces illustres trépas. L’empereur Nicolas était un de ces souverains qui prennent pour loi suprême de leurs actions le mot célèbre de Louis XIV, et partant, agrandissent ici-bas jusqu’à des proportions immenses les formes visibles de leur figure, en aspirant, pour le confondre avec leur propre souffle, le souffle d’une nation tout entière. Ses ennemis eux-mêmes n’ont jamais imaginé de lui contester sa grandeur. Les officiers inconnus renfermés dans cette petite chambre pleine de ténèbres se mirent à deviser sur cette mort. Une illusion inhérente à cette puissante espèce d’événemens leur fit croire un instant que tout autour d’eux allait changer. Le bruit monotone du canon tonnant au loin dans la tranchée les rappela bientôt aux réalités de leur existence présente. Pour nous en effet, rien n’était changé. En admettant qu’un jour ce que nous apprenions alors dût exercer quelque action décisive sur le monde, ce jour, même prochain, ne luirait que pour un certain nombre d’entre nous. La guerre est loin de rétrécir nos horizons, puisqu’elle nous rapproche de l’avenir immortel; mais elle supprime l’avenir terrestre. De là cette insouciance à laquelle le soldat revient bien vite, après avoir sacrifié un instant par habitude à ces dieux de la vie coutumière qui s’appellent l’inquiétude et l’espérance.
Ce que je viens de raconter se passait au mois de mars. Les travaux du siège à cette époque venaient de prendre encore un nouveau développement. L’attaque de la tour Malakof avait été décidée; cette décision avait entraîné sur notre droite la construction de tranchées armées et nombreuses comme celles de notre gauche. L’entrée de ces tranchées était quelque chose de merveilleux. Imaginez-vous un immense ravin s’étendant entre des rochers à pic d’où l’on montait, par une rampe abrupte, aux terrains accidentés que couronnaient nos canons et nos soldats. J’ai pénétré dans ce ravin à bien des heures du jour et de la nuit, et j’y ai constamment éprouvé le sentiment d’une puissante admiration. Une nuit surtout, ces lieux m’ont offert un spectacle d’une majesté sinistre et sauvage qui réclamerait un peintre et un poète. Sur ma tête, entre les immenses parois du gouffre où je cheminais, j’apercevais un ciel lugubre; une lune semblable à une divinité redoutable et voilée se montrait derrière une nuée en même temps noire et transparente comme un crêpe funèbre. Pour que rien ne manquât à la sombre tristesse du tableau, quelques oiseaux de ténèbres battaient de leurs ailes les flancs déchirés des rochers. Je vis quelque chose s’avancer au fond de ce Tartare; je reconnus une civière sur laquelle était jeté un cadavre. Après avoir marché quelques instans dans cette vallée de deuil, on trouvait à droite le chemin montant qui conduisait à nos travaux. Sur cette route, dans l’excavation d’un roc, habitait le major de tranchée. Quand le feu de la place était ardent, quelques obus envoyaient souvent leurs éclats jusqu’au seuil de ce logis d’anachorète.
Les boulets du reste étaient devenus plus communs que les pierres dans ces ravins de Sébastopol, qui, suivant une étrange loi de ce que je serais tenté d’appeler la poétique providentielle, étaient dans une si émouvante harmonie avec tout ce qu’ils encadraient. C’était surtout derrière nos batteries que ces ravins s’emplissaient de projectiles. Un brûlant amas de fer lancé par la place allait s’enfoncer en partie dans ces gorges profondes où l’on était sans cesse forcé d’errer. Dans les sentiers que l’on suivait au fond de ces vallées rocailleuses, les bombes jetaient parfois la nuit une lumière utile. Je raconterais avec plaisir plus d’une excursion nocturne dans ces lieux à la fois bruyans et déserts, si je ne craignais de lasser ceux qui me suivent en les promenant éternellement dans le cercle où notre activité était renfermée.
Malgré ce qu’il avait d’inflexible, ce cercle cependant, à certaines heures, apparaissait tout illuminé et agrandi par le puissant éclat des spectacles imprévus. Un soir, je ne me rappelle plus à quelle époque, je sais seulement que c’était le jour où l’on ouvrit avec la poudre ces tranchées que les soldats baptisèrent du nom expressif d’entonnoirs, on put vraiment se croire transporté à l’une des scènes entrevues par les sublimes visionnaires des saints livres. L’explosion de nos mines, le feu de nos attaques, les décharges de la ville faisant tonner à la fois toutes ses pièces, avaient produit un ouragan humain d’un aspect aussi formidable que les tempêtes mêmes de Dieu. Le sol tremblait sous ces incessantes détonations, et le paysage entier, ce paysage sans arbres, sans maisons, ce royaume visible de la destruction, était sillonné dans ses vastes espaces par de tels éclairs, que les chevaux tournaient sur eux-mêmes, en proie à de folles terreurs. Je suis peu frappé d’ordinaire par la grandeur des objets matériels. Le reflet d’une âme ardente sur un visage noblement passionné me frappe plus que la lueur d’un incendie sur les murailles d’un palais. Je trouve qu’il est difficile aux choses les plus puissantes d’atteindre les hauteurs où nous porte la moindre de nos pensées. Eh bien! je dois dire que ce soir-là le fer et la poudre me parurent mériter un sincère hommage ; ils avaient une grandeur d’êtres vivans, on pourrait même dire d’êtres surnaturels, car ils se montraient dans la splendide horreur qui devait environner aux âges bibliques les anges chargés des colères célestes.
Cependant notre armée s’était considérablement augmentée. Au milieu même de l’hiver, nous avions vu arriver la garde impériale. Je l’avoue, les premiers grenadiers que j’aperçus en faction, sous un ciel neigeux, devant de longues files de tentes, me causèrent une impression de plaisir. Je ne crois pas à la puérilité des uniformes. Ces couleurs éclatantes, ces ornemens étranges, que de tout temps et en tout pays nous voyons la guerre adopter pour le costume de ses desservans, ont, suivant moi, un sens profond. Comme l’habit du prêtre, l’habit du soldat désigne un homme que sa condition met à part du reste de la société. Par ce qu’il a de bizarre, d’insolite, parfois d’inexplicable dans ses élégances, de farouche, presque de sauvage dans sa majesté, le costume militaire représente les idées, les instincts, la passion, la foi en un mot dont il est un des signes extérieurs. La folie de l’épée, comme la folie de la croix, s’exprime au dehors par cet appareil qui étonne et blesse même quelques froides intelligences, mais qui conquiert après tout des milliers de cœurs généreux. Parmi les vêtemens guerriers, ceux qui sont consacrés par quelque glorieux événement de notre histoire, qui rappellent quelques grandes émotions patriotiques, ne deviennent-ils pas quelque chose de semblable au drapeau, c’est-à-dire des objets que l’âme a faits siens, où elle salue sous la matière tout un ordre de nobles pensées? Pour en revenir à mes grenadiers, je vis avec joie, sous ce ciel brumeux, dans ce pays lointain, près de cette ville entourée de fumée, ce bonnet qui me parlait d’Austerlitz et de Moscou.
Ce fut à Kamiesh que le général en chef visita les premières troupes de la garde, au moment où elles venaient de débarquer. Je m’aperçois que je n’ai pas encore parlé de Kamiesh. C’était un port excellent, mais un triste village. Sur les bords de la baie providentielle où s’entassaient les vaisseaux qui nous apportaient nos munitions et nos vivres, une colonie de marchands s’était installée. A côté des demeures mercantiles s’élevaient de grandes constructions où l’intendance avait ses magasins. Un seul mode d’édifice existait pour cette variété d’usages : c’était la baraque, cette sœur vulgaire de la tente, qui ne vous attache point plus solidement qu’elle à la terre où le sort vous a envoyé, et n’a point cet aspect attrayant, cette élégance aérienne de la toile, mobile, légère, soumise à tous les vents, comme les destinées qu’elle abrite.
Je ne hais point les palais en bois que les rives du Bosphore mêlent à leurs palais de marbre; ils sont peints, ils sont sculptés, ils ont l’ambition de plaire aux yeux, ils expriment à leur manière le louable et gracieux désir d’être un ornement en ce monde. Malheureusement nos baraques de la Mer-Noire ne les rappelaient guère. Quand ces habitations maussades, négligées, chétives, s’appuyant à un sol détrempé, dessinaient sur un ciel gris leurs toitures chargées d’un amas de neiges boueuses, nous aurions senti le spleen ouvrir ses ailes noires au fond de notre cœur, si le spleen n’était pas une harpie réservée par une volonté divine aux lieux où vivent l’oisiveté et le luxe.
Je ne puis songer à ce pauvre village, grelottant sous un ciel d’hiver, sans me rappeler une rencontre que je fis un soir dans ses environs. J’aperçus à pied, sur la route que suivaient les convois et les corvées, un homme jeune encore vêtu d’un habit ecclésiastique. Cet humble voyageur portait le nom d’un de ces brillans seigneurs qui vinrent en Crimée, au temps de la grande Catherine, dans cette excursion mêlée de périls et de fêtes que le prince de Ligne a racontée avec tant de verve. J’ai eu de tout temps pour le prince de Ligne une tendresse particulière; il avait, comme Hamilton et Mme de Sévigné, cette parole fée qui doue de charmes étranges et imprévus tout ce qu’elle touche. En voyant devant moi le prêtre dont je parle en ce moment, je retrouvai, étincelantes en un coin de ma mémoire, les lignes que consacre à l’un de ses ascendans le plus spirituel et le plus généreux courtisan du dernier siècle. En quel appareil cet obscur visiteur des âmes abordait cette contrée, parcourue autrefois par un des siens avec tant de pompe ! Mon esprit se plut en ces réflexions. Quelle mystérieuse vertu aura toujours le sacrifice! n’importe sous quelles formes il traverse cette terre, dès qu’il vous côtoie, vous voilà ému. Qu’une goutte, une seule goutte du sang dont il féconde éternellement le monde vienne à tomber par hasard sur votre cœur, même en hiver, sous un ciel glacé, une fleur ardente s’y épanouit.
La voie où vient de m’engager le hasard de mes pensées et de mes souvenirs me conduit tout naturellement à des régions que je me reprocherais d’oublier. Je veux parler des lieux où nos soldats soutiennent contre la souffrance, dépouillée de la pourpre des batailles, contre la douleur nue, repoussante, hideuse, leurs suprêmes, leurs plus courageuses luttes : je veux parler des ambulances. L’ambulance qui m’aie plus frappé est celle du quartier-général. Depuis l’accident qui avait renversé le 14 novembre tout un édifice de planches sur les lits de nos malades, on avait creusé, près du quartier-général, une vaste tranchée que l’on avait recouverte en toile. Le général en chef visitait souvent les blessés. Je pénétrai un jour, sur ses pas, dans cette galerie souterraine où se pressaient des couches alignées en longues files. Ce jour-là, l’air était froid, le vent âpre et chargé de neige ; mais la plus rude, la plus cruelle bise semblait quelque chose de bienfaisant lorsqu’elle venait vous frapper au visage dans cette atmosphère embrasée, par des souffles fiévreux, d’une chaleur oppressive et malsaine. Les deux extrémités de ce corridor lugubre étaient seules éclairées par la pâle lumière du dehors ; toutes les autres parties étaient envahies par une ombre où l’on distinguait à peine çà et là, autour d’une chair morbide, quelque linge ensanglanté. Comme il arrive cependant au sein de toutes ténèbres, la vue semblait acquérir bientôt une puissance indépendante de ses lois ordinaires ; avec cette étrange force que donnent tout à coup au regard l’émotion de certains spectacles et l’énergie de la volonté, on voyait dans ses moindres détails un cruel et sublime tableau. Ce sacrifice dont je parlais tout à l’heure, je ne le côtoyais plus cette fois, je l’embrassais, je le pénétrais, je descendais dans ses profondeurs sacrées, je sondais ses redoutables mystères.
Le général en chef trouvait dans son cœur des paroles pleines de vie qui ranimaient tour à tour ces patiens sur leur douloureux grabat. Il répétait à ces élus de la souffrance les mots magiques qui font donner à nos soldats, avec un sourire, jusqu’à la dernière goutte de leur sang. Il parlait au mutilé de l’accueil qui fêterait son retour parmi les siens, à l’agonisant de ces amours qui fleurissent jusque dans le trépas, de Dieu et de la patrie. Je n’oublierai jamais cette revue d’hommes rangés pour la plupart sur le seuil d’un autre monde. Elle resplendissait d’une grandeur idéale plus éblouissante mille fois que toutes les grandeurs visibles. Au lieu de visages animés, de formes robustes, l’œil ne voyait que des figures hâves, toutes semblables à des fantômes; au lieu d’uniformes étincelans, c’étaient des draps trempés déjà par les sueurs de maintes agonies ; enfin tout l’appareil de la misère, tous les apprêts du sépulcre remplaçaient l’appareil de la gloire et les apprêts du combat. Mais on sentait là quelque chose de plus émouvant que le roulement du tambour et même que le salut altier du drapeau ; on sentait à cette revue de mourans, non plus les signes, mais la présence même des choses invisibles et sacrées pour lesquelles on embrasse la mort.
Le général en chef m’ordonna un matin de monter à cheval et de l’accompagner. Il prit la route des tranchées de droite. Tout à coup il s’arrêta devant une grande baraque où j’entrai avec lui. Dans le coin de cette baraque, on avait dressé un lit où était couché, avec une blessure mortelle, le général Bizot.
Il m’avait été permis bien souvent de voir le général Bizot dans les tranchées. C’était une bravoure à part que celle dont était doué ce chef intrépide de notre génie : c’était une bravoure en harmonie avec la nature même de l’arme qu’il contribuait si puissamment à illustrer. Sans cesse debout sur les parapets, poursuivant sa tâche savante avec une calme et infatigable ardeur, il avait l’air de ne compter pour rien les projectiles de toute sorte dont il était entouré. Un matin, au détour d’une tranchée, cet homme, qui depuis plusieurs mois chaque jour bravait impunément la mort, fut atteint par une balle qui lui brisa la mâchoire et causa dans son corps tout entier de graves désordres. Une grande perte fut imminente pour notre armée.
Nul homme ne pouvait mieux comprendre et plus aimer que le général Canrobert ce cœur droit et honnête du général Bizot, ce cœur semblable à une lampe utile, où brillait constamment une flamme pure, entretenue par une huile précieuse : l’amour du devoir servi par le goût du travail. Aussi ce fut avec une triste émotion que le général en chef pénétra sous l’abri où gisait son compagnon et son ami. Le général Bizot avait la tête enveloppée de bandages. Quand il vit s’approcher de son lit le chef sous lequel il servait, avec un sentiment de déférence militaire qui eut quelque chose de singulièrement touchant, il essaya de se soulever. Il pouvait encore parler, seulement sa parole se ressentait de la nature même de sa blessure : elle avait déjà le son profond et voilé que la mort donne à la parole humaine. Après avoir remercié le général en chef, il lui dit que tout allait bien. Il ne parlait pas, bien entendu, de son enveloppe brisée, où il sentait la vie près de disparaître, mais du siège de Sébastopol, dont il avait reçu à l’instant même de bonnes nouvelles. Il était arrivé sans effort, par le seul fait de cette blessure mortelle, à ce qui est assurément le plus parfait état de l’âme, à une complète abnégation. Il ne tenait plus à ce monde que par son intérêt à l’œuvre pour laquelle il allait mourir.
Quelques jours après, on l’ensevelissait à quelque distance du moulin d’Inkerman, en face de ces tranchées où il avait erré si souvent. On entendait tonner à ces émouvantes funérailles, non point un canon de parade, mais le canon du combat, qui ne mesurait pas ses coups, et qui, à l’heure même où nous conduisions ce deuil, créait plus d’un deuil obscur. Autour de la bière qu’allait enfouir cette terre déjà gorgée de tant de morts, se tenait la plus étrange réunion d’hommes qui ait peut-être jamais assisté à une cérémonie funèbre. Le général Canrobert, lord Raglan, Omer-Pacha, les chefs de trois armées, tous trois de religions différentes, étaient debout près de la sombre ouverture où il faut que chacun soit jeté à son tour pour aller aux régions de la lumière.
Le général Canrobert voulut prononcer quelques paroles avant le bruit de cette première pelletée de terre qui est elle-même d’une si terrible éloquence. Sous la double inspiration de ce qui l’entourait et de ce qui se passait dans son cœur, il trouva des accens d’une merveilleuse puissance. Il eut des pensées d’une lueur hardie et imprévue. Après avoir évoqué en quelques mots celui dont le cercueil était devant lui, après avoir appelé l’hommage de tous sur une existence que sa parole venait de rendre visible et lumineuse au bord de cette fosse : « Dieu, s’écria-t-il, devait à un pareil homme une récompense; cette récompense, il la lui a donnée par la mort que doit ambitionner chacun de nous. »
Ce rapide discours produisit une impression profonde sur un auditoire ému déjà. Il ramena les esprits à l’ordre de pensées dont ils ne doivent jamais s’écarter aux jours où les mâles enthousiasmes sont nécessaires. Le général Bizot était aimé; sa mort avait causé une de ces tristesses si rares en ces momens où la mémoire est impuissante à retenir les noms de tous ceux qui succombent. Sa simplicité, sa bonté, sa valeur prodigue et sans faste, lui avaient conquis plus d’une affection que peut-être il ne soupçonnait point. Les sapeurs qui creusaient sa fosse, ceux qui portaient sa bière, avaient des larmes dans les yeux. Un attendrissement si contagieux se répandit dans la foule, quand le général Canrobert éleva la voix pour lui adresser les adieux suprêmes, qu’un de mes voisins, jeune officier égyptien attaché à l’état-major d’Omer-Pacha, se mit à fondre en larmes. Malgré ce qu’elle avait de bizarre, la sensibilité de ce pauvre musulman me toucha. Je contemplais ce visage oriental, éclairé par deux grands yeux noirs tout rayonnans de pleurs, avec une surprise bien exempte de toute ironie; je songeais à ces fraternités inattendues qu’engendre la guerre, et à ces lois impénétrables du destin, qui peut donner à votre convoi des pleureurs sur qui vous comptiez si peu.
Si les scènes lugubres abondaient forcément dans notre vie, nombre de spectacles vivans et joyeux trouvaient aussi moyen de s’y placer. Puisque je viens de nommer Omer-Pacha, je ne dois point passer sous silence les souvenirs que son arrivée m’a laissés. Rien de plus curieux que les troupes égyptiennes qui débarquèrent avec lui en Crimée. Malgré leur costume européen, ces. guerriers, enlevés aux rives du Nil, avaient quelque chose d’insolite que je considérais comme une bonne fortune pour mes yeux. Dans une grande revue qui fut passée près de Kamiesch, je me rappelle avec un plaisir tout particulier des sapeurs nègres, en tabliers rouges, qui semblaient appartenir uniquement à un royaume dont les intérêts pourtant n’étaient pas en jeu, le royaume de la fantaisie. Quant à Omer-Pacha, il n’avait rien dans sa personne qui fît songer à l’Orient. Son origine était sur ses traits, également étrangers à la béatitude somnolente des Asiatiques ou aux farouches ardeurs des Africains.
Un jour, au milieu d’un champ presque vert, car le printemps commençait à refleurir en dépit des hommes sur notre terre sanglante, une tout autre armée que l’armée turque offrit aussi une fête à mes regards. Les Piémontais venaient de nous rejoindre. J’aperçus pour la première fois ces troupes élégantes que j’étais destiné à revoir dans une guerre si différente de celle où elles m’apparaissaient. Les hommes portent toujours avec eux quelque chose de leur patrie. Dans le poétique uniforme des bersaglieri, j’entrevis cette Italie que j’avais saluée jusqu’alors de si loin, en gagnant soit l’Afrique, soit la Turquie, à l’horizon des mers ou derrière les cimes des montagnes. Dans ses habitudes, dans ses-allures encore plus que dans ses vêtemens, l’armée piémontaise nous apportait la figure, le caractère, le souffle du pays qui nous l’envoyait. Ainsi, au milieu de ce champ décoré d’une verdure naissante où j’arrivai un après-midi, une musique militaire bien dirigée, composée d’exécutans habiles et nombreux, jetait à nos oreilles assourdies par le canon une vive et légère harmonie. Que jouait cette musique? Je l’ai oublié; mais je me rappelle encore l’essaim d’images qu’elle a poussées dans mon esprit, tournoyant dans ses flots comme des atomes dorés dans un rayon de soleil.
L’armée anglaise nous offrait, elle aussi, ses passe-temps nationaux. A quelque distance de Balaclava, près d’un amas misérable de maisons que l’on appelait Carani, s’étendait une vaste plaine où les Anglais avaient organisé des courses. Les chevaux de toute nature étaient admis dans ces fêtes hippiques, les bêtes délicates et précieuses appartenant à la cavalerie de nos alliés, les énergiques montures que nous fournit l’Algérie, enfin jusqu’à ces petits chevaux turcs et tartares que le ciel a faits pour les longues routes, les âpres sentiers et les rudes labeurs. Je prenais un plaisir extrême à ces courses, qui empruntaient leur plus grand attrait aux circonstances et aux lieux. Les Anglais, qui sont accoutumés à défendre avec tant d’opiniâtreté leurs habitudes contre toutes les forces de la vie extérieure, apportaient dans ce divertissement une ardeur consciencieuse. Un jour, dans une de ces suspensions d’armes qu’amène quelquefois, après des sorties vigoureuses, le désir commun aux assiégeans et aux assiégés d’ensevelir paisiblement leurs morts, un officier français vint à parler au milieu d’un groupe d’officiers russes des courses de Carani ; ce propos, qu’aucune préméditation n’avait inspiré, montrait à nos adversaires, dans l’armée des alliés, une sérénité d’esprit et une liberté d’allures qu’ils étaient du reste dignes de comprendre.
Puisque j’ai entrepris d’esquisser un tableau des scènes que présentait ce vaste siège, des mœurs qu’avait créées cette longue guerre, je ne dois pas laisser dans l’ombre l’aspect qu’offraient nos tranchées aux heures rapides des armistices. Aussitôt que le drapeau blanc, signe d’interruption du feu, s’élevait sur un des bastions de la ville assiégée, on voyait nos parapets se garnir des bonnes et franches figures de nos soldats. En face de nos parallèles, derrière les ouvrages avancés des Russes, se montraient d’autres visages, pour la plupart aussi animés d’une expression de curiosité sans fiel. Ce n’étaient plus des ennemis, c’étaient des voisins qui se regardaient. Chaque tirailleur reconnaissait au-dessus du créneau qui répondait au sien l’être avec qui, pendant de longues heures, il avait échangé des coups de fusil. Des deux côtés, on s’examinait sans colère, même avec une sorte de bienveillance. La gaieté française s’abandonnait parfois à des plaisanteries reçues avec cette bonhomie qui est de toutes les armées. Quand le drapeau qui indiquait cette trêve venait à s’abaisser, toutes les têtes se retiraient en même temps derrière leurs abris habituels, et quand le signe pacifique avait entièrement disparu, le feu reprenait de part et d’autre, les balles recommençaient à venir se loger dans les gabionnades ou se promener en sifflant dans les tranchées. Il est arrivé plus d’une fois, dans ces courts intervalles entre la guerre des longues heures et la paix d’un moment, qu’une tête curieuse semblait sur le point de s’attarder au-dessus d’un parapet ou d’une embuscade. Alors, en face d’elle, un geste charitable lui indiquait d’avoir promptement à se rendre invisible. Peut-être ces faits sembleront-ils à quelques hommes une arme contre la guerre. Empruntant à Jean-Jacques ses accens indignés à propos de la superstition païenne, ils s’écrieront : « Vous voyez bien que l’instinct moral la repousse des cœurs. » Pour moi, dans les actes de cette nature, je salue ce sentiment à la fois humain et altier, délicat et viril, qui porte avec tant de jeunesse un vieil et glorieux nom, destiné, je l’espère, à ne pas s’éteindre encore, qui s’appelle la chevalerie.
Notre vie était remplie de tous les incidens que je viens de peindre, quand arriva un événement qui a laissé en moi des traces vives et profondes encore, malgré les années écoulées. Un matin, le général en chef réunit autour de lui ses officiers, et leur apprit qu’il abandonnait son commandement. Je sus alors, par mes propres impressions, ce que l’âme humaine peut avoir parfois d’impersonnel, comment à certaines heures on peut sentir soudain toutes les énergies de sa vie se mouvoir dans une existence complètement étrangère à la sienne. Ce que j’éprouvai fut ressenti par tous les cœurs avec une force que je ne saurais rendre. Cette résolution, pleine d’une si incontestable grandeur, produisit une émotion dont il serait impossible aujourd’hui de faire comprendre toute l’étendue et toute la puissance. « L’abdication du général Canrobert, écrivait M. de La Tour du Pin, c’est la mort de M. de Turenne. Voilà une armée entière dans l’attendrissement. » Le capitaine expérimenté et hardi que cet acte inattendu portait aux degrés les plus élevés du commandement en avait le premier apprécié la générosité et la noblesse avec une chaleur connue de tous. On se répétait sous les tentes des entretiens entre le général Canrobert et son successeur ; ces entretiens sont acquis désormais à l’histoire : il y règne un caractère que l’on est toujours tenté de refuser à son époque, et qu’on est convenu depuis des siècles d’appeler un caractère antique, pour le reléguer dans les plus lointaines régions du temps.
PAUL DE MOLENES.
- ↑ Voyez la Revue du 15 janvier.