LES COMMENTAIRES
D’UN SOLDAT

IV.
LA GUERRE D’ITALIE.

I

Entre la campagne de Crimée et la guerre dont je veux parler aujourd’hui, il y a toute la différence d’un hiver russe à un été italien. Autant l’action est lente et se traîne sur un sombre théâtre dans le drame qui se joue devant Sébastopol, autant, dans le drame qui commence à Magenta pour finir à Solferino, l’action est rapide et se promène à travers toutes les natures d’enchantement. En Crimée, le soldat a subi à la même place deux hivers, des maladies sans nombre et le feu d’une bataille démesurée, empourprant éternellement de ses clartés les mêmes horizons ; en Italie, il a traversé pendant une saison éblouissante des villes que pavoisaient les peuples et des champs que pavoisait le printemps. Aussi cette guerre italienne m’apparaît-elle déjà comme une vision ; plus je m’en éloignerai, plus elle prendra pour moi ces formes de rêve. Essayons donc de la peindre pendant qu’elle se balance encore dans la vive lumière des récens souvenirs, et que l’on peut respirer, dans l’air le parfum, déjà bien adouci, des fleurs qu’elle secoue de sa robe ensanglantée avec une profusion si bizarre.

Ma situation militaire au moment où commença la guerre d’Italie permit au maréchal Canrobert de me prendre encore une fois auprès de lui comme officier d’ordonnance. Je reçus l’ordre de mon départ dans les derniers jours d’avril. Je traversai rapidement la France, toute frémissante de cette émotion enthousiaste qu’elle s’étonne elle-même de toujours trouver en elle aussitôt qu’elle voit debout, et lui faisant signe, les guerres mêmes qu’elle n’a point appelées. Depuis Paris jusqu’à notre frontière des Alpes, je rencontrai sans cesse ces regards qui nous paient d’avance de toutes les blessures que nous pourrons recevoir, ces regards qui se réunissent tous pour en former un seul, que chaque soldat emporte dans son cœur, le regard de la patrie. Étrange chose ! il n’y a point de générations qui ne vieillissent, il y a même des générations qui naissent vieilles ; que d’âmes désespérées adressent continuellement à la jeunesse le mot de Brutus à la vertu ! Où trouver, s’écrie-t-on sans cesse, l’être désigné par ce divin nom, qui signifie le dévouement, la chaleur, la foi avec sa grandeur et ses grâces, c’est-à-dire la prescience de l’avenir et toutes les saintes crédulités ? où le trouver ? Eh bien ! il est auprès de nous, il nous enserre, et, pour me servir sans peur d’une expression surannée, c’est cet antique pays de France. Là brûle un feu sacré, dévorant bien souvent ceux qui le gardent, mais ne s’éteignant jamais, Dieu merci. Chacun de nous peut pleurer sa force brisée, ses illusions disparues, être ou se croire vieux tout à son aise. Heureusement notre mère est jeune, même d’une bouillante et prodigue jeunesse, qui, au service de ses désirs et de ses rêves, de ses pitiés et de ses colères, garde un trésor inépuisable de sang dont elle fait pleuvoir les gouttes brûlantes sur le monde entier.

J’arrivai en chemin de fer jusqu’aux Alpes. Tout un régiment d’infanterie avait pris place dans le convoi qui m’emportait. Envoyé en avant parle maréchal Canrobert, je reçus l’hospitalité dans un wagon d’une bande de jeunes officiers, tous impatiens de lire cette première page du roman de la guerre qui ressemble, par son ardent et mystérieux attrait, à la première page d’un autre roman. Sur les rails, qui obéissent parfois aux caprices d’une nature violente aussitôt que l’on pénètre en Savoie, et se mettent à suivre les aspérités d’un terrain montueux, notre convoi, chargé d’hommes, de chevaux et d’armes, prit d’orageuses allures. Notre wagon s’abandonna peu à peu à des balancemens de chaloupe brusquement interrompus par des temps d’arrêt qui nous heurtaient les uns contre les autres. À chacun de ces chocs imprévus, des exclamations joyeuses sortaient de la bouche d’un de mes voisins, bouche ombragée d’une moustache dont chaque poil appartenait encore à l’heureuse famille des poils follets. « A la bonne heure ! tant mieux ! allons donc ! si nous pouvions avoir quelque accident ! répétait ce gai compagnon ; je veux goûter de tous les dangers ! » Je ne sais pas si quelque balle a brisé la tête blonde où pétillait cette verve guerrière ; je me la rappelle avec plaisir : tous les périls étaient pour ce généreux enfant comme toutes les femmes pour Chérubin ; il n’aurait pas plus dédaigné un accident en chemin de fer que la vieille Marceline.

Les hasards de ma vie ne m’avaient pas encore conduit en Savoie. Depuis longtemps, j’ai remis à la guerre le soin d’ordonner mes voyages. C’est un guide qui me plaît, dont la fantaisie a plus d’imprévu que la mienne n’en saurait jamais avoir. Les paysages savoyards m’ont ravi. Ils étaient d’ailleurs remplis en ces heures rapides d’une émotion inaccoutumée. Dans les sentiers les plus écartés, aucun paysan qui, en voyant de loin, l’uniforme français aux portières des wagons, ne se mît à nous adresser des signes enthousiastes. À chaque station, nous avions reçu des aubades, et nous avions eu les oreilles assourdies par ces énergiques vivat qui produisent toujours sur le cœur une sorte d’ébranlement, comme les clairons et les tambours, n’importe pour quelle cause ils résonnent. J’avise tout à coup dans une campagne solitaire, sur un chemin montueux, une charrette à l’aspect paisible, toute chargée de foin. En regardant cette image des tranquilles labeurs, mon esprit part en des rêves champêtres, et je me dis que la vie humaine ne s’agite point partout dans l’atmosphère fiévreuse où je respire ; mais voilà que soudain de cette charrette s’élève au milieu du foin une grosse tête surmontée d’une épaisse chevelure, puis un bras terminé par un grand chapeau ; la tête et le bras se remuent avec furie ; le chapeau parle avec toute l’éloquence qui puisse animer un objet de son espèce. C’est que la charrette recelait un charretier qui avait vu de loin nos képis rouges ; le patriotisme s’élançait de ces bottes de foin pour nous acclamer. Nul enthousiasme ne m’a plus frappé que celui de ce charretier savoyard. Ce vieux feutre délabré qu’une main de paysan agitait sous un vaste ciel, au milieu d’un site agreste et désert, était pour moi le signe moins surnaturel à coup sûr, mais tout aussi certain, d’une grande victoire que la croix entrevue par Constantin. Il disait quel feu brûle dans toute son étendue le sol où la France pose le pied quand elle part pour un de ses redoutables voyages.

Le chemin de fer me conduisit à Saint-Jean-de-Maurienne. Là je rompis pour quelques jours avec les inventions des âges modernes, et je poursuivis ma route à cheval. Dans un petit village de la montagne, à Modane, j’eus pour logis un presbytère, où je trouvai une réunion de prêtres qui me donna la plus favorable idée du clergé savoyard. Mon hôte, le curé du lieu, avait un aimable esprit et une gracieuse figure ; il me fit songer au héros d’un grand poète, puis, l’auteur de Jocelyn lui-même serait de mon avis, à une œuvre plus touchante encore et plus idéale que la sienne. Il y avait comme un parfum de l’Évangile dans les humbles détails où mon hôte entrait pour s’occuper de mon bien-être. Je me séparai de ce prêtre comme d’un ami. L’idée chrétienne est la seule région où les amitiés subites aient le droit de naître et d’être parées dès leur naissance d’une grâce immortelle. Le lendemain de mon séjour à Modane, je couchais au pied du Mont-Cenis.

Les montagnes sont couronnées d’une poésie éternelle comme les neiges qui blanchissent leurs sommets. Ce n’est jamais sans émotion que l’on gravit ces mystérieuses hauteurs, dont l’existence, ainsi que celle du désert et de la mer, n’a aucune raison humaine. Il semble toujours qu’on trouvera sur leurs cimes je ne sais quoi de superbe et d’inconnu. Ce je ne sais quoi, on le rencontre souvent en effet au sein de ces âpres solitudes, soit dans le ciel, qu’on voit de plus près, soit dans son cœur, que l’on écoute mieux. Si les montagnes agissent sur nous avec tant de force dans les circonstances habituelles de notre vie on peut concevoir de quelle puissance elles doivent être armées pour celui qui les aborde à des heures solennelles, tout rempli de ces pensées que l’approche des grands événemens rassemble frémissantes et pressées au fond de notre âme.

Je commençai l’ascension du Mont-Cenis au lever du jour. Quand le me mis en route, je marchais dans un air tiède, à travers des arbres parés d’une verdure printanière. Peu à peu je gagnai ces hauteurs où la végétation change d’aspect, où l’on ne rencontre plus que deux espèces d’arbres, quelques chênes isolés, dans des attitudes inspirées et violentes, pareils à des prophètes centenaires, travaillés dans le désert par l’esprit de Dieu, et ces grands pins, droits, immobiles et sombres, images d’une résignation lugubre, qui ont l’air délaisser tomber leurs bras en disant : « Tout est consommé. » Je pénétrai enfin dans les régions froides et désertes. J’abordai ce vaste plateau couvert de neige où l’on est pris d’une soudaine tristesse où l’on se demande pourquoi tant d’altières magnificences prodiguées à cette montagne qui porte un suaire, où, au contact d’une nature glacée, on s’imagine un instant que le terme de tous les enchantemens d’où l’on sort est un baiser sur les lèvres d’une morte. J’éprouvai une sorte de bien-être quand, après avoir descendu les dernières pentes du Mont-Cenis, je m’engageai dans la route de Suse. Je prenais possession de ce champ clos qui depuis tant d’années appartient à nos armes. On dit que l’Italie est notre tombeau ; je ne le crois pas. Si c’est notre tombeau, en tout cas, la pierre en est mal scellée, et nulles sentinelles encore n’ont pu garder le mort qu’il renferme.

Je trouvai le maréchal Canrobert à Suse. Peu d’instans après mon départ, le maréchal quittait Lyon, où je m’étais séparé de lui ; il traversait en quelques heures, avec des chevaux de poste, la route que je mettais trois jours à parcourir, et se rendait à Turin, où l’appelaient les plus urgentes nécessités. La loyauté de la France, qui avait attendu l’invasion du territoire piémontais pour faire avancer ses soldats, pouvait rendre critique notre situation et celle de nos alliés ; une généreuse et hardie résolution venait de prescrire le passage des frontières aux troupes placées le plus près des Alpes. On avait compté avec raison sur l’apparition de notre drapeau pour donner aux Italiens la résolution et la confiance que réclamait cette heure décisive ; mais il ne fallait point que ce drapeau subît un échec, et tandis que nos bataillons s’embarquaient pour Gênes et descendaient du sommet des Alpes, l’armée autrichienne tout entière avait franchi le Tessin, et par une marche rapide elle pouvait mettre Turin en danger.

Commandant alors en chef les premières troupes qui pénétraient en Italie, le maréchal Canrobert s’était dirigé en toute hâte vers cette capitale menacée avec le général Niel et le général Frossard. Après une visite à la Dora-Baltea, qu’un moment il fut question de défendre, il avait décidé l’occupation de Casal et d’Alexandrie. J’ai moins que jamais la pensée d’écrire une œuvre stratégique, mais je ne saurais passer sous silence ce mouvement, qui étonna les Autrichiens et favorisa si puissamment la concentration de notre armée. Pour comprendre d’ailleurs même les plus infimes détails d’un tableau, il faut qu’on en connaisse les grandes lignes.

Je trouvai donc le maréchal Canrobert à Suse, établi au palais épiscopal, qui était devenu notre quartier-général. La ville était encombrée de troupes se promenant sous une pluie torrentielle à travers des rues creusées par un large ruisseau, et où d’innombrables gouttières déversaient leurs eaux sur les passans avec un fracas de cascade. Je n’ai vu Suse que sous ce ciel inclément, à travers ce déluge ; quand elle me serait apparue à travers le plus gracieux sourire d’un ciel printanier, je ne sais s’il aurait pu m’en rester un bien net et bien vif souvenir. Nous étions livrés, en ces débuts d’une guerre soudaine, à cette maussade activité qui rappelle les insupportables vulgarités des voyages ; nous appartenions au chemin de fer : il fallait embarquer hâtivement les hommes, les chevaux, les munitions ; puis nous appartenions encore aux télégraphes électriques, dont les fils s’agitaient sans relâche. Cette double voie ouverte à l’inquiétude humaine, cette ligne de fer sur le sol, cette ligne de fer dans les airs, sont l’organisation de la fièvre universelle. Suse, outre beaucoup d’ennuis, renferma pour nous une tristesse : le général Bouat, en prenant son repas dans une auberge où se pressaient une foule d’officiers, fut frappé d’une mort subite.

Le général Bouat était un chef énergique qui s’était fait apprécier des soldats en Crimée. Sa mort produisit sur la troupe Une impression pénible. Bans ce sort d’un homme renversé par une force invisible à quelques pas de l’ennemi, ne recevant point pour son dernier voyage, sur le seuil d’un champ de bataille, l’aumône d’un morceau de plomb ou de fer, il y avait ce genre de fatalité ironique qui offense si cruellement notre esprit. Au moment même où je quittai Suse, le cercueil qui renfermait les restes du général Bouat était exposé sous les arcades d’une rue pleine de mouvement et de bruit, devant l’auberge où ce vaillant soldat avait trouvé cette misérable mort Je me disposais à escorter ses dépouilles au cimetière, quand je reçus l’ordre de partir sur-le-champ pour Turin, où le maréchal Canrobert s’était rendu de nouveau il y avait à peine quelques heures. Au lieu de revenir à Suse comme il le pensait en partant, le maréchal restait à Turin, où sa présence était nécessaire. Je profitai d’un convoi qui emmenait quelques hommes et quelques chevaux appartenant à une batterie d’artillerie, je m’installai dans un wagon avec l’officier chargé de ce transport, et me voilà de nouveau entraîné vers l’inconnu par la force qui fait aujourd’hui marcher les vivans aussi vite que les morts de la ballade.

Dans mon rapide trajet, je retrouvai plus ardent, plus expansif encore, l’enthousiasme qui était venu fondre sur nous dès nos premiers pas en Savoie. Malgré les obscurs voyageurs qu’il portait, notre convoi ne pouvait point s’arrêter sans être salué par des populations entières, accourues aux stations. Nous recevions, mon compagnon et moi, les honneurs les plus imprévus et les plus singulièrement en désaccord avec nos épaulettes. Ainsi nos signes désespérés ne purent persuader à une garde nationale rustique, rangée en bataille sur notre passage, de ne pas nous présenter les armes. Quant aux fleurs, elles commençaient leur rôle : ces légers et odorans projectiles, que la mitraille devait remplacer bientôt, pleuvaient sur nous de tous côtés. Les fleurs étaient le langage du patriotisme féminin, patriotisme plein de grâces inattendues et impétueuses, qui avant le combat nous versait à grands flots le vin du triomphe. Les mères prenaient leurs enfans dans les bras et poussaient sous nos lèvres des têtes blondes. Il faut bien l’avouer, nous étions attendris tout en nous moquant de notre attendrissement. L’humeur de notre nation est à la fois enthousiaste et sceptique. Le cœur du dernier de nos soldats est fait comme un poème de lord Byron, avec cette étrange matière formée de la passion et de la raillerie. Que dire enfin ? femmes, enfans et fleurs nous conquéraient à notre insu ; nous faisions de ces trois élémens une aimable et charmante trinité qui nous représentait toute l’Italie.

J’arrivai à Turin dans la nuit, par un violent orage qui rendait toutes les rues désertes. Je me fis conduire au palais du roi, où le maréchal Canrobert était installé. Ce fut à la lueur d’un éclair que j’aperçus pour la première fois ce vaste château, qui a quelque chose de guerrier et de claustral. Cette clarté, du reste, convenait merveilleusement à ces pierres et au moment où je les voyais. Le matin même, le roi était parti pour se mettre à la tête de ses troupes. Turin avait vu s’éloigner son souverain avec émotion, et la vieille demeure royale avait un air de veuve, mais de veuve altière. Heureuses de nos jours les royales demeures que les guerres seules forcent à recevoir les adieux de leurs maîtres ! Je passai la nuit presque tout entière près de la chambre du maréchal, dans un grand salon où veillaient avec moi quelques officiers. À chaque instant, la télégraphie électrique nous transmettait une nouvelle dépêche. Souvent le maréchal venait au milieu de nous, consultait ses cartes et prenait les mesures que lui conseillaient les graves intérêts dont il était chargé. Cette guerre faite ainsi la nuit, dans le silence du cabinet, au milieu de ce palais délaissé, avait une émouvante bizarrerie : c’était comme la lutte d’un médecin au chevet d’un malade contre ces ennemis invisibles auxquels s’attaque la science. Quand les dépêches nous laissaient en repos, je m’enfonçais dans un fauteuil, et à travers la fumée de mon cigare je regardais les lieux qui m’entouraient. Dans ce splendide quartier-général, je me rappelais les baraques de la Crimée. Je songeais à tous les logis que nous habitons en ce monde, depuis la maison de notre enfance, la première maison, la maison aimée, toute remplie pour nous d’intimes familiarités et de profondes tendresses, jusqu’à ces gîtes imprévus, étranges et parfois cruels, où nous conduit ensuite la vie quand elle prend les allures fantasques du songe.

Évidemment, si dans le cours régulier d’une existence paisible j’avais visité un jour ce palais de Turin, que tant de voyageurs ont regardé déjà et regarderont encore d’un œil indifférent, cette visite m’aurait laissé quelque pâle souvenir que je n’évoquerais pas sans doute de ces régions de notre esprit où s’entassent les ombres des choses passées ; mais ce palais s’est offert à moi dans ces conditions singulières où la guerre place vis-à-vis les uns des autres les êtres de toute nature, soit inanimés, soit vivans, que ses caprices tout puissans rapprochent. De là les vives images que j’en ai gardées. Ainsi je revois sans cesse cette salle d’armes que je traversai d’un pas hâtif en sortant de table, me repentant des loisirs que je m’accordais. Ces étranges figures dont elle est bordée, ces grands fantômes équestres créés par le génie des panoplies, m’ont bien autrement frappé que si je les avais contemplés, pendant de longues heures, du regard tranquille dont on savoure les richesses d’un musée. Je sentais le souffle des guerres présentes passer à travers ces héroïques armures qui me racontaient les guerres d’autrefois. À l’approche de l’un de ces orages dont elles aimaient jadis les fureurs, toutes ces choses belliqueuses me semblaient frémir comme des arbres prêts à se livrer aux étreintes de la tempête. Je regardai avec une curiosité ardente une cuirasse qui avait appartenu au prince Eugène de Savoie. Les traces de balles qui marquent en maint endroit l’acier damasquiné prouvaient que ce vaillant capitaine pratiquait le métier de soldat. Près de cette cuirasse reposait, sous un verre et sur un coussin de velours, une épée portée autrefois par Napoléon Ier, une de ces épées délicates et minces que chacun connaît, représentant une pensée plutôt qu’une force matérielle, une épée symbolique évoquant le génie silencieux qui a dominé les plus grands tumultes de ce monde.

Je dois au palais de Turin un souvenir aussi vivant que celui de sa salle d’armes, c’est le souvenir de son jardin. Dans quelques pages publiées récemment, le plus grand rêveur de notre siècle, le roi de ces songes tristes et splendides qu’a tant aimés une génération déjà vieillie, l’auteur de René passe en revue tous les jardins où il a erré. Le fait est que le jardin sera toujours, malgré ce que la poésie du siècle dernier en a voulu faire, une sorte de région mystérieuse où résident des puissances plus humaines et plus émues que les sauvages énergies de la nature. C’est dans un jardin que le premier sourire de la femme dore le premier péché de ce monde ; c’est dans un jardin qu’un Dieu, transformé un instant en homme par un miracle de dévouement et d’amour, sent toutes les tristesses humaines envahir son âme, où il découvre le seul infini de cette terre, la douleur. Aussi ai-je toujours eu les jardins en vénération, même avant les momens que j’ai passés dans le jardin de Turin.

Il était environ trois heures ; c’était le 2 mai ; le maréchal Canrobert, accablé par la fatigue d’un travail incessant, voulut respirer l’air pendant quelques minutes ; il se fit ouvrir le jardin qui s’étendait sous les fenêtres des appartemens où il résidait. C’était un jardin dessiné de cette simple et large manière dont le XVIIe siècle eut le secret : de longues allées droites et sévères, bordées d’arbres majestueux ; aucune de ces grâces théâtrales, nul de ces ornemens factices que le goût moderne a introduits dans le royaume même de la verdure et des fleurs. Le château, dont je n’avais vu que confusément encore les murs extérieurs, m’apparut, de ce lieu austère, comme une sorte de couvent qui me fit songer aux grandeurs moroses de l’Escurial. De hautes murailles, offrant une sombre et imposante nudité, étaient percées par des fenêtres garnies de petits carreaux rappelant le treillage des casques. On se sentait regardé par ce morne palais d’un regard de fantôme. Les allées où s’imprimaient nos pas étaient hantées par les mêmes esprits que la salle d’armes ; le passé nous y poursuivait d’un œil semblable à ces yeux qui, du fond des vieux cadres, jettent parfois des troubles si bizarres dans nos cœurs. Le maréchal se reposa sur un banc, je pris place à ses côtés, et nos pensées se mirent, dans le monde invisible, à parcourir les mêmes sentiers. Nous jouissions d’une halte rapide dans une course sans trêve à travers des sites imprévus et vers des faits ignorés. Le maréchal retrouva tout à coup dans sa mémoire l’apologue de Cynéas à Pyrrhus, qu’il me récita en souriant. Le repos devient pour les âmes guerrières une sorte d’idéal, mais un idéal que l’on tremble de rencontrer, et que l’on se plaît à reléguer dans les clartés indécises d’un jour lointain. Aurions-nous voulu contre ces clartés changer la lumière ardente et les senteurs orageuses que les jours prochains répandaient pour nous sous ces grands arbres ? Assurément je ne le crois pas. Du reste, notre entretien dura peu ; le maréchal fut obligé de regagner bientôt la royale demeure, où il devait reprendre le faix qu’il avait un instant déposé. Ceux qui, dans le drame de la vie, sont chargés des rôles importans n’ont que de bien rares et bien courts momens pour soulever le masque fixé sur leurs traits par la main même des destinées, et rafraîchir leur visage découvert au souffle des régions éternelles. Le privilège des hommes obscurs, c’est le commerce perpétuel qu’il leur est permis d’entretenir avec ces hautes puissances de l’âme qu’on appelle les rêveries. Ces puissances m’ont parlé avec une éloquence particulière dans le jardin de Turin, et voilà pourquoi ce jardin occupe presque autant de place qu’un champ de bataille à travers des récits que ne dictent ni la renommée ni la science, mais que murmurent simplement à voix basse le libre génie de nos songes et la fée capricieuse de nos souvenirs.


II

Le 3 mai, le maréchal Canrobert alla se jeter dans Alexandrie. Les Autrichiens, depuis plusieurs jours, se préparaient au passage du Pô. Nous le savions. Une audacieuse inspiration chez le général qui les commandait pouvait, aux débuts de la guerre, nous créer de graves embarras. Le troisième et le quatrième corps étaient loin d’être réunis. On expédiait de Suse à Alexandrie des troupes qui, malgré toute la rapidité des chemins de fer et le zèle ardent de leurs chefs, mettaient forcément à s’assembler un temps dont l’ennemi pouvait profiter. Les corps du maréchal Baraguay-d’Hilliers et du général Mac-Mahon, qui débarquaient à Gênes, ne pourraient pas s’ébranler pour nous rejoindre avant d’être au complet et de posséder les moyens de tenir la campagne. Le maréchal Canrobert sentait l’importance des heures, qu’il aurait voulu pouvoir pousser comme les hommes. Il se rendit à Alexandrie pour se rapprocher à la fois de Valence, où était le quartier-général de l’armée sarde, de Gênes, où débarquaient sans cesse des troupes françaises, et des points menacés par les Autrichiens, dont il fallait épier chaque mouvement.

Alexandrie, malgré le soleil printanier qui l’éclairait dans la matinée où elle m’apparut pour la première fois, avait le triste aspect des forteresses, ces grandes prisons où la guerre, au lieu de prendre son essor comme sur les champs de bataille, s’assied les ailes reployées dans une morne et sombre attitude. Le maréchal fut accueilli dans cette place forte par les généraux piémontais Durando et Fanti, qui l’avertirent que les Autrichiens venaient de passer le grand bras du Pô à Cambio. Le troisième corps se composait de trois divisions commandées par les généraux Renault, Bourbaki et Trochu, le successeur du général Bouat. Trois divisions commandées par de pareils hommes auraient pu assurément soutenir les premiers efforts de l’invasion autrichienne ; mais la division Bourbaki était seule établie dans Alexandrie, les autres arrivaient. Quelque coup de main heureux de l’ennemi contre le chemin de fer qui nous amenait d’indispensables renforts eût engagé pour nous la lutte dans de rudes conditions. Le premier soin du maréchal fut de visiter soigneusement toutes les fortifications de la place. Une pensée surtout l’inquiétait : maintenir ses communications libres avec Gênes et avec Turin. Il s’occupa tout d’abord de la défense des voies ferrées. Il fit établir sur les remparts de nouvelles batteries, puis indiqua en dehors de la ville des points où l’on pouvait créneler et retrancher des maisons. Il se rendit ensuite au palais d’Alexandrie, que le roi lui avait assigné pour demeure.

Le palais d’Alexandrie ne rappelle en rien celui de Turin. Il a le caractère de la ville où il s’élève. Le luxe en est proscrit, ou plutôt, je crois, n’a jamais songé à y venir. C’est une résidence toute guerrière, renfermant de grandes pièces dégarnies, faites pour prêter un abri passager à une existence hâtive et virile. Cependant les appartenions réservés au roi n’ont pas tout à fait la physionomie rigide de la vaste salle où le maréchal installa son état-major. Eh bien ! en dépit de sa mine sérieuse, cette salle nue, où chacun de nous, le soir, faisait dresser tour à tour un lit de camp sur lequel il ne dormait guère, cette chambre à la haute cheminée, aux murailles épaisses, sentant le vieux château et la forteresse, est un gîte dont je me souviens avec un secret plaisir. La cour sur laquelle s’ouvraient nos fenêtres était une scène aussi féconde, aussi variée que celle où se joue le génie de Shakspeare. Paysans, soldats, souverains, j’ai vu dans cette cour tous les personnages de la comédie humaine. Cet homme en haillons, le front pâle, le regard craintif, marchant entre des gens armés, dont les mains violentes s’impriment sur sa misérable veste, c’est un espion. Le pauvre diable a échoué dans une de ces entreprises qui appartiennent tantôt à l’infamie, tantôt à l’héroïsme, mais qui, héroïques ou infâmes, offenseront éternellement le cœur. On le regarde avec cette curiosité mêlée de répugnance qu’inspire le reptile, l’oiseau de nuit, tout ce qui se cache, tout ce qui rampe, tout ce qui redoute le jour. J’aperçois des hommes qui éveillent, eux aussi, une curiosité profonde, mais une curiosité sans aversion, mêlée au contraire d’une sorte de déférence : ce sont des prisonniers. Voici donc comment sont faits les gens que nous aurons bientôt devant nous. Ceux-ci étaient des Tyroliens surpris, je ne sais trop comment, par une patrouille piémontaise. Ils portaient avec une aisance qui ne manquait pas de grâce des habits d’une étoffe grossière, mais bien taillée. Leurs formes élancées étaient dessinées par cette jaquette de toile grise dont toute l’armée autrichienne est vêtue en campagne. Sur leurs têtes s’inclinait un chapeau coquettement retroussé, et surmonté d’une plume noire, le chapeau des chasseurs dans l’opéra de Freyschütz. J’éprouve toujours une sympathie involontaire pour les gens que j’ai combattus ou que je vais combattre. La haine ne peut point vivre en compagnie des sentimens que la guerre développe en nous.

Mais il s’élève dans la rue un grand bruit. On entend un tapage de chevaux, des cris enthousiastes ; c’est quelque grand de ce monde qui passe. En effet, je vois entrer sous le portique du palais où les tambours battent aux champs, où le poste vient de prendre les armes, le roi Victor-Emmanuel. Je reconnais ce visage que, sous plus d’un humble toit, des gravures grossières m’ont déjà montré. Voilà cet œil ardent et bienveillant qui darde un regard droit et hardi au-dessus d’une moustache provocante et comme irritée. Je laisse à d’autres le soin de citer ce prince à ce qu’on nomme le tribunal de l’histoire. Seulement dès aujourd’hui je pense à part moi qu’un souverain à cheval aux heures des périls fera toujours battre le cœur. M. de Lamartine l’a dit, lui qui pourtant a écrit la Marseillaise de la Paix, « le cheval est le piédestal des princes. » Il a écrit ces mots, si je ne me trompe, à propos de ce malheureux roi qui a donné un saint de plus à sa race, mais frappé si cruellement la royauté en la forçant de suivre à pied, humiliée, affaissée, bafouée, cette voie douloureuse dont la Divinité seule peut faire une voie triomphale. Quel sort attend un monarque maintenant à la poursuite de la grande entreprise qui tente et défie de notre temps toutes les monarchies, déployant l’antique bannière de sa maison à des vents qui jusqu’à ce jour n’ont respecté qu’un seul drapeau ? Je n’en sais rien ; quoi qu’il advienne, je n’oublierai jamais le roi Victor-Emmanuel tel que je l’ai vu la première fois, à cheval, le sabre au côté, respirant librement et joyeusement dans l’air guerrier d’Alexandrie comme dans une atmosphère faite pour ses poumons. Bien d’autres mémoires que la mienne garderont assurément cette image, et dans l’âme des peuples une image est presque toujours un jugement.

Peut-être comprend-on maintenant pourquoi j’aime le palais d’Alexandrie et sa tour carrée, entourée de solides murailles, qui doit ressembler en temps ordinaire au préau d’une prison. Tandis que j’étais occupé des spectacles de toute nature qui venaient me trouver jusque dans ma demeure, les Autrichiens continuaient leurs inquiétantes, mais stériles démonstrations. On apprit une nuit qu’ils s’étaient montrés à Tortone, à quelques lieues de nous. La cavalerie piémontaise résolut de pousser une reconnaissance jusqu’à ce village, où du reste ils n’avaient fait qu’une rapide apparition. Le maréchal m’envoya aux avant-postes, d’où cette reconnaissance devait se mettre en route. Pour accomplir ma mission, je devais traverser le champ de bataille de Marengo. « J’aime ce champ de bataille, où la liberté dansa sur des roses sanglantes sa danse de noces. » Ces paroles sont d’un poète allemand mort, il y a quelques années, dans notre pays, qu’il aimait avec une tendresse passionnée. Henri Heine a laissé sortir ce cri de son cœur en traversant ces plaines célèbres, où l’avait conduit la fantaisie du voyageur et où le devoir du soldat m’amenait à mon tour. Le champ de bataille de Marengo, au moment où je le traversai, était paré des plus riantes couleurs dont disposent le matin et le printemps. Cette terre où dorment tant de morts à la fois glorieux et oubliés se cachait sous une herbe épaisse dont chaque brin étincelait d’une larme, mais d’une larme féconde et céleste : le soleil n’avait pas encore bu la rosée. Ai-je rencontré sur ce théâtre verdoyant d’une terrible lutte les pensées qu’y salua le poète dont le nom est revenu à ma mémoire ? Je ne le crois pas. C’est de notre âme après tout que s’échappent ces apparitions qui vont ensuite se poser devant nous, tantôt au pied d’un arbre séculaire, tantôt au pied d’une colonne, et mon âme est hantée par d’autres fantômes que ceux qui peuplaient l’âme d’Henri Heine. Toutefois ces lieux m’ont ému, et j’y ai vu ce que ne pouvait y voir un Allemand, même amoureux de notre pays ; j’y ai vu un objet plus éclatant mille fois que l’herbe humide sur laquelle il brillait, ce voile merveilleux que notre gloire y a laissé et qu’aucune puissance ne pourrait faire disparaître.

La reconnaissance piémontaise qui s’avança jusqu’à Tortone nous apprit que les Autrichiens étaient en retraite ; tandis que l’ennemi s’éloignait sans avoir détruit nos lignes télégraphiques, nos chemins de fer, tous les moyens d’action dont nous avions un si grand besoin, notre concentration s’opérait. Nos communications avec Turin étaient assurées, nos communications avec Gênes régulièrement établies. Nous n’avions plus désormais qu’à tenter ces épreuves abordées par notre armée avec tant de confiance. Les mauvaises heures étaient passées. Me voici arrivé aux faits éclatans ; mais je ne veux pas me séparer d’une époque où j’ai goûté plus d’une fois, malgré bien des tracas extérieurs, les plus précieuses jouissances du recueillement, sans raconter un incident qui se lie à des pensées dont l’expression serait, suivant moi, une profonde initiation à ce que j’appellerai la vie spirituelle en temps de guerre.

Entre une journée de fatigues et une nuit destinée aux veilles, le maréchal Canrobert voulut essayer un soir d’aller au théâtre d’Alexandrie. On nous introduit dans une vaste loge d’où nos regards se promènent sur une salle spacieuse, élégante et bien disposée, comme l’est toute salle de spectacle en Italie ; mais cette enceinte lumineuse et parée est littéralement déserte. Toutes les loges ont cet aspect si singulièrement désolé qu’offrent les loges vides. Aucun spectateur n’est assis sur les banquettes du parterre. Nous sommes tout éveillés au milieu d’un rêve familier à ceux qui connaissent dans ses mille détours la cité des songes. Nous voyons autour de nous des lambris dorés, des lumières, tout ce qui est préparé pour les fêtes, tout ce qui attend la foule ; mais à la place de la foule règne une solitude qui, dans ces lieux ornés, a quelque chose d’effrayant et d’étrange, comme un cadavre sur un trône. J’étais sous la pénible impression de cette salle vide, quand, au son de quelques violons criant dans ce désert, la toile se leva. On jouait une pièce de Goldoni. J’ai contre Goldoni des préjugés qui datent de loin. Il y a déjà de longues années, au temps de mon enfance, j’essayais de le lire dans de vieux volumes revêtus d’une couverture qui m’attristait ; ^e suis convaincu aujourd’hui que c’était son pâle esprit qui donnait à cette couverture une teinte chagrine, puisque je trouvais quelque chose de vivant et de joyeux à la couverture plus flétrie encore qui habillait le livre jauni où résidait pour moi, à la même époque, le génie de Molière.

On représentait donc devant ces loges veuves et ces banquettes nues une pièce de Goldoni. Alors, tout en écoutant ces lazzis surannés, tout en assistant aux débats de cette gaieté tremblotante et chenue, je sentis tomber sur mon cœur une tristesse pénétrante, et je me dis que la grande mélancolie de la guerre n’était pas assurément là où la plaçaient ceux qui n’ont pas vécu dans l’intimité de cette étrange puissance. Jamais aucun champ de bataille, même le soir, à l’heure où les ombres de la nuit viennent s’ajouter aux ombres éternelles pour peser sur les morts de la journée, jamais un champ de bataille ne m’a semblé aussi lugubre que cette salle de spectacle. Ce n’est point l’événement prévu, le fait dont la pensée depuis longtemps tient en éveil toutes les forces de votre âme, qui vous jette dans ces abîmes où on se laisse choir avec une sorte de volupté : c’est un incident imprévu, c’est la surprise, la surprise, dont l’énergie des gens de guerre doit se défier, comme la vertu des saints. Je vins à penser soudain, au fond de ma loge, à ce qu’il y avait de presque sinistre dans ces jeux d’une muse défunte regardés à l’extrémité d’une salle déserte par ces êtres appartenant au monde incertain des périls, et devenus déjà choses ténébreuses, pour me servir d’une expression biblique.

Et quand bien même, pensais-je encore, cette salle se peuplerait tout à coup d’une foule bruyante et passionnée, quand, à la place de cette livide comédie, trébuchant sur ses brodequins usés, cette scène me montrerait quelque drame éclatant d’une immortelle jeunesse, mon âme pourrait-elle s’ouvrir à de moins sombres pensées ? Non ; elle serait en droit au contraire de receler de plus profondes tristesses, car c’est alors qu’apparaîtrait ce contraste que la guerre, lorsqu’elle se promène en plein pays civilisé, établit entre ceux qu’elle regarde passer et ceux qui suivent ses pas. Deux races séparées par des océans ne sont pas plus distinctes l’une de l’autre que ces deux races vivant côte à côte dans une apparente familiarité. Ces hommes continuent à parler la même langue, mais les mots qui ont un sens pour ceux-ci sont dénués de sens pour ceux-là. Les uns doivent, sourire au sentiment que les autres doivent étouffer. Les uns ont le droit de se croire l’avenir, les autres n’ont pas même le droit de se croire le lendemain. Les uns enfin sont les sujets de la vie ; les autres, tout en côtoyant les vivans, se sentent les esclaves d’une puissance plus vaguement redoutable que la mort.

Voilà les pensées qui ont peuplé pour moi un instant cette salle sans spectateurs. Ici ou là, j’en suis sûr, en des temps semblables à ceux où j’ai vécu et où j’espère vivre encore, elles se sont offertes à d’autres esprits que le mien ; c’est ce qui m’empêche de les passer sous silence. Mais les mêmes pensées se colorent de différentes clartés suivant les différentes dispositions de l’âme, et ce qui m’a inspiré un soir une mélancolie passagère, mêlée d’ailleurs d’un plaisir secret, m’a causé bien souvent des joies intimes et ardentes. Il y a dans cette incertitude du lendemain un charme que les natures les plus grossières savourent ; peut-être après tout le chagrin dont on est parfois saisi aux heures où l’on se sent glisser à travers cette vie comme un songé n’est-il que la terreur de l’instant où, le péril évanoui, on s’y trouvera de nouveau, créature enchaînée et chose pesante.

Le 14 mai, l’empereur arrivait à Alexandrie. Si dans le cours ordinaire de la vie les souverains excitent déjà une curiosité si ardente, on se figure ce que cette curiosité peut devenir aux jours où l’excitation est dans toutes les âmes, où l’on épie un mouvement, un signe de ces événemens cachés encore, mais dont chacun sent la présence, que l’on sait debout et prêts à paraître. Alexandrie s’était transformée : une population que je n’avais même point soupçonnée inondait les rues et semblait monter le long des maisons, car fenêtres, balcons, corniches, tout espace où pouvait se blottir un spectateur était envahi ; chaque muraille avait un revêtement humain. Cet immense regard de la foule, où tant de passions réunissent leurs énergies magnétiques, tombait sur le visage de l’empereur, qui s’avançait lentement à cheval, en tenue de guerre, entre deux haies de soldats immobiles. L’air retentissant d’acclamations était à chaque instant obscurci par des pluies odorantes ; c’était, l’enthousiasme italien qui se répandait en pluie de fleurs. J’ai vu depuis les fêtes de Milan ; malgré leurs magnificences, elles ne m’ont point fait oublier l’entrée dans Alexandrie. Ce qui marquait cette journée, c’était une émotion plus puissante que celle du triomphe, l’émotion du désir et de l’attente ; l’instant où l’on débouche sur un champ de bataille que les boulets n’ont point sillonné encore, voilà l’heure qui sera toujours la plus solennelle dans toute guerre. Que doit-on donc éprouver quand ce champ de bataille est une contrée tout entière, et qu’aux premiers pas on y est salué par l’âme d’une nation ? L’âme du peuple qui saluait les armes françaises avec cette reconnaissance exaltée, chacun peut l’apprécier à sa guise, l’aimer ou la haïr, l’accuser ou la défendre : nul n’aurait pu ce jour-là se soustraire à l’action vibrante de ses transports. Il y a tel air trouvé par le génie de notre révolution aux jours où il bouleversait tous les domaines de l’âme et de la matière pour chercher les élémens créateurs de son œuvre, qui bien des fois a enivré d’un charme violent ceux-là mêmes qu’il remplissait de cruels souvenirs. Le magique secret de cet air se retrouvera toujours dans les émotions semblables à celles qui soulevaient Alexandrie. Qu’on les recherche ou qu’on les évite, qu’on les exècre ou qu’on les adore, ces émotions ont des étreintes dont ne s’arrache impunément aucun cœur.

L’empereur, à peine arrivé, dessine ce mouvement sur sa droite qui fait croire à l’ennemi que nous voulons forcer le passage de Stradella. Le premier corps s’avance jusqu’à Voghera, et le maréchal Canrobert va établir son quartier-général à Tortone. J’abandonne Alexandrie avec joie ; à cheval, en plein air, je jouis à loisir de ces paysages que jusqu’à ce jour j’ai entrevus d’habitude par la portière des wagons. En marchant sur ces routes bordées de verdure, le long de ces prairies couvertes d’arbres qu’enlace une vigne semblable aux lianes du Nouveau-Monde, je me rappelle un livre dont ma jeunesse fut charmée, le voyage de Goethe en Italie. L’auteur du Divan, dans son enthousiasme pour cette contrée où s’épanouissent les deux seules amours de sa grande âme, l’amour de l’art et l’amour de la nature, va jusqu’à louer la chaude poussière dont il traverse les nuages en rêvant. S’il eût porté un sac et un fusil, comme nos fantassins, à coup sûr voilà un éloge qu’il n’eût point fait ; mais je m’associe du reste volontiers aux impressions du poète allemand, et mieux que jamais je comprends pourquoi nous allons nous battre. Cette nature dont est née pour la poésie antique l’idée de la Vénus féconde, de la Vénus mère des hommes, n’existe que dans les clartés du soleil. La terre baignée de cette lumière sera éternellement pour les peuples du nord la mamelle que les enfans cherchent à tâtons dès qu’ils ont jeté leur premier cri en ce monde. Les Tudesques, comme disent les Italiens, donnent en vain à la Germanie le nom de mère. La vraie mère est celle qui nous réchauffe et qui nous berce sur son sein.

En commençant ces marches que plus d’un combat interrompra, que n’achèveront point nombre d’entre nous, je me rappelle aussi un proverbe que j’ai cité déjà : l’Italie, tombeau des Français. Ce proverbe, qui me revient au moment même où je côtoie de nouveau ces plaines de Marengo dont je parlais tout à l’heure, s’offre à mon esprit cette fois tout rempli d’une douceur singulière. J’ai vu en Turquie, dans une vaste salle où glissaient les derviches tourneurs, une tombe souriante, faite d’un marbre rose et délicat. C’était dans cette tombe que le chef des derviches devait être enseveli. Suivant un usage traditionnel, il venait se livrer aux exercices de sa communauté devant ce sépulcre qu’effleurait parfois le mouvement de sa danse extatique. Voilà qu’un caprice de mes souvenirs me fait songer à ce mausolée ottoman. L’Italie est cette tombe rose près de laquelle nous ramène souvent une danse comme celle des derviches, mystérieuse, entraînante et sacrée.

Nous arrivons à Tortone, qui est un gros village, presque une ville. Nous habitons dans une rue sombre une vaste maison un peu triste, mais qui ne me déplaît point, une de ces maisons où se cache le génie intime et rêveur de la province. Un jardin avec d’étroites allées, quelques fleurs communes, une herbe capricieuse, poussant çà et là dans l’indépendance de tout jardinier ; une sorte de grand hangar, à la fois remise et vestibule, où aboutit un escalier rustique qui conduit aux appartemens du premier : voilà notre demeure de Tortone. Nous prenons nos repas au rez-de-chaussée, dans une salle basse donnant sur le jardin. Le soir, à l’heure du dîner, la musique des régimens de ligne vient se faire entendre sous les fenêtres de notre salle à manger. J’en demande pardon aux grands maîtres qui ont fait dans le monde des sons tant de rares et précieuses conquêtes ; mais les airs communs ressemblent aux fleurs communes, ils ont un charme qu’on est obligé de subir. Dans la vie guerrière, ce sont les seuls qui répandent dans les cœurs une gaieté salutaire ou une mélancolie inoffensive. Notre musique militaire à Tortone m’a laissé des souvenirs qui s’accordent avec ceux du jardin où elle résonnait. Ses accens ne rappelaient guère l’harmonie qui, dans un drame de Shakspeare, arrache au prince d’un de ces splendides et fantastiques pays créés par le génie du poète anglais des cris d’une volupté douloureuse. Ils ne s’étaient point chargés d’une mystérieuse et fébrile tendresse en passant sur un parterre de violettes délicates où une fille de roi pourrait se choisir un bouquet ; ils avaient tout simplement l’éclat, la fraîcheur, la santé des vives et fortes roses entre lesquelles ils étaient nés.

Nous étions à Tortone depuis trois jours, quand le canon se fit entendre une après-midi dans la direction de Voghera. À l’instant où ce bruit retentit, le maréchal Canrobert était à Ponte-Curone, village situé entre Voghera et Tortone, où le maréchal Baraguay-d’Hilliers avait son quartier-général : le maréchal Baraguay-d’Hilliers lui apprit que cette canonnade était le résultat d’une rencontre entre les Autrichiens, qui depuis quelques jours poussaient des reconnaissances offensives dont il était las, et le général Forey, qu’il avait envoyé pour mettre fin à ces démonstrations. Le général Forey livrait en ce moment, près de Casteggio, en avant de Voghera, ce combat qui a pris le nom de combat de Montebello. Tandis que le maréchal Canrobert s’entretenait avec le maréchal Baraguay-d’Hilliers, j’écoutais, dans une grande pièce où se tenaient quelques officiers, ce canon que pour la première fois j’entendais en Italie. Malgré ce qu’elle a de lugubre, avec ce je ne sais quoi de voilé et d’amplifié en même temps que lui donne la distance, cette voix du canon nous réjouissait ; elle nous disait que les heures attendues étaient enfin arrivées, qu’une nouvelle guerre faisait son entrée dans le monde, signalée, nous n’en doutions point, par une nouvelle victoire pour nos armes. C’était le 20 mai, sur une terre en pleine floraison, qu’avait lieu ce premier combat. Les boulets déchiraient la robe du printemps, toutefois sans offenser ses charmes, car, je le répète souvent, parce que je l’ai éprouvé sans cesse, rien qui soit dans un accord plus harmonieux que les attraits d’une belle contrée et les émotions de la guerre. Ce sont ces émotions-là qui gagnent plus encore que cette musique dont parle Shakspeare à passer au-dessus de la verdure et des fleurs.

Le 21 mai dans la nuit, le maréchal Canrobert recevait l’ordre de quitter Tortone et d’aller remplacer à Ponte-Curone le maréchal Baraguay-d’Hilliers, qui allait, lui, établir son quartier-général à Voghera. Cette ville, située tout près du lieu où s’était passée l’action de la veille, offrait le 21 mai au matin un spectacle attendrissant et radieux. Ce spectacle, je pus en jouir, car, avant de s’installera Ponte-Curone, le maréchal Canrobert voulut aller lui-même visiter le nouveau quartier-général du premier corps-. Les rues de Voghera, riantes, spacieuses, bien percées, ouvertes de tous côtés à la lumière d’un beau ciel, étaient animées d’une vie passionnée, se traduisant par cet éclat fébrile dont se revêtent les cités après une victoire remportée sous leurs murs ou dans leur sein. Toutes les maisons étaient pavoisées, et avec leurs boutonnières enrubanées, leurs chapeaux à cocarde, les habitans eux-mêmes semblaient pavoises comme leurs toits. Un général ne pouvait se montrer, une troupe en armes ne pouvait faire un pas, sans soulever un ouragan de cris enthousiastes. Cette joie violente qui agitait la foule avait pour sœur une joie plus émouvante encore, la joie recueillie et réservée de nos soldats. Les combattans de Montebello avaient sur leurs traits cette étrange empreinte que laisse sur les visages la première journée de poudre : c’est comme la trace d’un bonheur que l’on porte en soi et que l’on savoure secrètement. Réunissez dans un même groupe, au commencement d’une guerre, ceux qui n’ont pas encore vu l’ennemi et ceux qui déjà lui ont laissé de terribles souvenirs : un œil exercé les distinguera. Ainsi, avec des physionomies diverses, nombre d’hommes se réjouissent à Voghera ; toutefois nombre d’hommes y souffrent : de là ce fébrile éclat dont je parlais. Cette guerre italienne m’a fait songer souvent à ce vin renfermé dans des coupes précieuses sur lequel les anciens effeuillaient des roses. Cette fois ce n’est pas sur le vin, c’est sur une liqueur plus généreuse que s’effeuillent les fleurs de l’Italie : c’est sur le sang de nos soldats.

Le maréchal Canrobert visite avec le maréchal Baraguay-d’Hilliers l’ambulance improvisée que l’on a établie dans une maison de Voghera. Je rentre dans ces lieux de souffrances où j’ai déjà erré tant de fois avec un sentiment que je retrouve toujours au commencement de chaque campagne : c’est une sorte de compassion mêlée de résignation et de fierté. La résignation naît de ce que mon esprit envisage, et la fierté, de ce que voient mes yeux, car la manière dont la plupart de nos soldats supportent leurs blessures donnerait aux plus humbles d’entre nous des mouvemens d’orgueil national. À l’aspect de ces linges ensanglantés entourant un visage pâle, de ces taches rouges se montrant entre les plis d’une chemise grossière, sur une poitrine livide, je me dis : « Allons, le sort en est jeté, voilà un nouveau pacte signé avec la mort et ses ministres. » Mais le pâle visage est rayonnant, et l’on sent dans la poitrine livide quelque chose d’ardent, d’ému, de prompt à se soulever, — cette vie dont jaillissent nos victoires, cette vie aux sources innombrables qui se retrouve dans la chair offerte joyeusement au canon par toutes nos générations guerrières. Le maréchal Baraguay-d’Hilliers montre son bras mutilé, et dit à ceux dont tout à l’heure le couteau du médecin entamera peut-être les os : « Allons, mes enfans, j’ai passé par là. » Ces mots renferment la sainte transmission du sacrifice, ils contiennent une plus haute et plus énergique consolation que de longs discours. Ceux qui, dans quelques instans, auront dépouillé, avant de mourir, une partie de leur vêtement terrestre sourient à ce doyen des amputés, et voient qu’il y a de nobles routes en ce monde où l’on peut encore marcher droit et ferme avec quelques os de moins.

Deux jours après cette excursion, je retournais à Voghera. Une démonstration des Autrichiens avait mis en mouvement une partie de notre armée ; mais après quelques heures d’attente nos troupes regagnèrent leur cantonnement. L’ennemi n’essaya point de nous attaquer. Décidément l’initiative nous était réservée dans cette campagne. Notre quartier-général de Ponte-Curone ne manquait ni de grandeur ni de grâce. C’était une belle maison bien située ; le premier étage était en partie occupé par un immense vestibule qui me rappelait cette pièce banale de la tragédie classique, cette sorte de forum intérieur où le traître conspire, où le souverain apparaît entouré de ses gardes, où le prince amoureux débite à la princesse ingénue les élégantes litanies de ses respectueuses amours. Ce vestibule, où résidait notre état-major, était hanté tour à tour par des soldats, des généraux, des habitans du pays. Je retrouvais le palais d’Alexandrie, ou du moins sa cour si vivante. Un des plus grands charmes qu’aient, à mon sens, les bouleversemens que Dieu nous envoie de temps en temps pour empêcher l’existence humaine de tomber sous la morne puissance de l’ennui, c’est la création bizarre dans toute sorte de lieux inattendus, — dans ce palais, dans cette chaumière, sur cette place, — de centres où viennent brusquement se réunir les mouvemens des êtres les plus opposés, les plus divers, les plus séparés d’habitude en ce monde. Bientôt peut-être j’aurai l’occasion de montrer sur des théâtres plus humbles encore que ce vestibule des scènes autrement animées et puissantes que celles dont ce lieu fut témoin. Cependant je n’ai pas voulu oublier cette vaste salle, où l’on arrivait par un escalier spacieux qu’éclairait dans la journée une belle lumière, et où je me promenais le soir dans une agréable rêverie, en regardant mon ombre sur le mur. Je m’étonne toujours de ce singulier commerce que nous entretenons avec des êtres de pierre ; on ne peut le nier pourtant. J’ai bien souvent senti la justesse de ces vers pleins d’une si mystérieuse conviction, faits par un pauvre poète qui s’est échappé brusquement de la vie, sur les hôtes cachés de la matière, sur le regard des vieux murs[1]. J’ai rencontré nombre de ces regards-là dans mes courses à travers tant de pays ; ils ont pénétré dans mon âme, et je me plais à les y retrouver, car ils y répandent un charme profond qui n’a rien de commun avec les redoutables enchantemens du regard humain.

Le bas de notre logis, à Ponte-Curone, se composait de grandes pièces qui n’étaient pas dépourvues de cette majesté un peu surannée qu’on rencontre souvent en Italie. Ces pièces, garnies de tableaux pressés les uns contre les autres, formaient une sorte de musée. Nulle de ces peintures que j’aimais pourtant à contempler dans leurs cadres somptueux et noircis ne m’a vivement frappé, quoique j’aie conservé un vague souvenir d’une Judith et d’une Cléopâtre, éclatant toutes deux, sur un fond obscur et confus, de cette pâleur splendide que prennent parfois avec le temps les chairs dues aux pinceaux des vieux maîtres. Le tableau qui m’a séduit à Ponte-Curone, et qui de lui-même est venu se placer dans le meilleur jour de ma mémoire, c’est une toile que j’ai rencontrée soudain dans le coin d’une église. On avait fait de cette église un magasin pour notre armée ; le maître-autel était voilé, les dalles étaient couvertes de paille, tous les ingrats attributs de l’industrie remplaçaient les ornemens des lieux saints. Quelques peintures cependant étaient restées, et l’une d’elles m’atteignit au cœur à l’instant où je passais dans une contre-allée : c’était une tête de vierge pleine d’une grâce à la fois idéale et enfantine. La charmante image ressemblait, dans ce sanctuaire dépouillé, à une fleur aux fentes d’une masure. C’était bien une fleur en effet, fleur éclose de quelque génie oublié et disparu, jetant avec la céleste indifférence de ses sœurs, les fleurs des champs, son attrait à la solitude, au dédain et à l’ignorance.

J’ai dit tout ce que Ponte-Curone me rappelle. L’ordre nous vint un matin de nous préparer à partir dans la soirée. L’empereur avait décidé cet audacieux mouvement qui trompa l’armée autrichienne, nous porta en quelques jours sur les rives du Tessin, et nous ouvrit les portes de Milan. Où allions-nous ? C’était ce que chacun ignorait ; seulement, à notre grande surprise, au lieu de nous diriger à pied et à cheval sur les routes où nous marchions depuis plusieurs jours, on nous fit reprendre les voies ferrées. Au tomber de la nuit, on nous mit tous, bêtes et gens, dans des wagons. Où devait s’arrêter le convoi qui nous emportait ? Assurément la troupe ne le savait guère, puisque je ne le savais pas moi-même. Les soldats comprenaient pourtant que l’on se précipitait vers une prompte et décisive action. De là une joie expansive qui a fait pour moi de ce départ un des meilleurs incidens de la campagne. La gare de Ponte-Curone était encombrée de troupes qui toutes ne pouvaient point partir à la fois. Les hommes qui s’embarquaient étaient salués de mille propos, gais, pressés et bruyans, par ceux qui bientôt allaient les suivre. Quelques voix claires et vibrantes portaient à nos oreilles, avec son tour impossible à méconnaître, son accent distinct entre tous, la plaisanterie parisienne : « Train de plaisir, criait-on, grande vitesse ! » J’aimais ces voix qui me rappelaient les débuts de ma vie militaire, la gent leste, intelligente et hardie qui courait au feu, il y a douze ans, sous le regard souriant et attendri de la grande cité qu’elle sauvait. L’esprit parisien du reste n’est qu’une variété de l’esprit français. Le fond de l’humeur est le même chez tous nos soldats, n’importe de quelle province ils viennent. Je m’en étais aperçu depuis longtemps ; une fois de plus cette soirée me le montrait. Jamais gens partant pour les buts les plus rians de ce monde n’eurent un départ plus vivement marqué que le nôtre au coin de la verve, de la pétulance et de l’entrain. La soirée était d’une douceur merveilleuse ; le chemin de fer, à Ponte-Curone, était bordé par des champs où s’étaient allumés maints feux de bivouac. À la clarté de ces feux resplendissaient des figures animées nous envoyant des paroles ardentes et légères, comme les étincelles qui, après avoir tournoyé un instant dans l’air, s’abattaient entre les herbes des prairies.

Le cœur encore ému, les oreilles encore remplies de ces accens, je m’endormis peu à peu au fond d’un wagon où j’avais pris place entre des compagnons nombreux. Je m’étais assoupi au bruit d’une conversation qui se ressentait de ces gais adieux, de cet insouciant départ, de cette heure entraînante, puis peut-être aussi d’une atmosphère où le tabac déployait son heureuse magie. Le sommeil est une précieuse et fatale caresse de la mort qu’on ne reçoit jamais impunément. Il nous force à recommencer sans cesse la tâche inconnue qui allait nous devenir familière, et dont il nous a déshabitués en un instant. Tout homme qui se réveille aurait le droit de pousser un cri de douleur aussi bien que tout homme qui fait son entrée en ce monde. Si je n’éprouvai point en me réveillant la poignante tristesse qui traverse certains cœurs comme une lame aiguë lorsque dans le sang qui les anime ils sentent rentier l’air froid et cruel de la vie, je me sentis bien éloigné pourtant des régions où s’étaient fermés mes yeux. Notre convoi s’était arrêté, nous étions arrivés à notre destination. Une portière qu’on venait brusquement d’ouvrir laissait pénétrer un air nocturne qui avait quelque chose d’âpre et d’irritant. Mes compagnons, autour de moi, bâillaient, se frottaient les yeux, passaient enfin par cet implacable malaise qui, au sortir de tout repos, de tout oubli, de tout songe, s’offre à nous comme le portique de la vie. J’appris que je venais d’arriver à Casal.

Nos chevaux ne pouvaient pas être débarqués sur-le-champ, et le maréchal Canrobert avait hâte de gagner la demeure où devait s’établir son quartier-général. Il se mit pédestrement en route au milieu de la nuit. Nous marchions dans l’ombre de grandes maisons, plus semblables à des casernes ou à des cloîtres qu’à des palais, qui bordaient des rues longues et étroites. Il me sembla que nous marchions longtemps. Chacun sait la dimension que prennent les courses dans les pays inconnus. Ces deux choses si profondément conventionnelles qu’on appelle la distance et le temps touchent tantôt à l’infini, tantôt au néant, suivant les jeux de notre esprit. Ces jeux de notre esprit si rians ou si douloureux, avec quelle puissance ils s’exercent dans une contrée que l’on aborde tout à coup et pour la première fois, où pas un seul souvenir ne vient çà et là nous offrir un point de repère ! On s’avance alors dans une région mystérieuse comme le désert et comme lui féconde en incroyables mirages. Qu’on suppose enfin ce lieu inconnu abordé la nuit en des circonstances semblables à celles où je traversai Casal, et l’on comprendra ce que je sentis. Le terme de notre promenade nocturne arriva. Le maréchal Canrobert avait pour demeure un vaste palais dont la porte, haute et massive, donnait sur une sombre rue. On aurait dit quelque logis féodal fait pour servir d’asile aux drames énergiques du moyen âge, la maison d’un Capulet ou d’un Montaigu. C’était le palais d’un riche banquier ; mais, quoiqu’il appartînt, je crois, à la race juive, le propriétaire de cette maison seigneuriale avait dans ses immenses salons plus d’une noble peinture où respirait le génie passionné de notre foi. Ces salons, que je parcourus rapidement à la clarté des flambeaux avant de gagner ma chambre, étaient décorés dans un goût en harmonie avec leurs vastes et sévères proportions. Sur les murailles aux riches tentures, des toiles de maîtres nous retraçaient maintes figures pieuses et guerrières. Des vierges ingénues cherchaient avec une curiosité grave et souriante tous les mystères du ciel et de la terre dans les yeux du divin enfant. Des martyrs élevaient au ciel leur âme réfugiée dans leurs regards, où la poursuivaient vainement à travers leur corps déchiré les flammes d’une impuissante douleur. Des chevaliers emprisonnés dans leurs armures semblaient encore peser sur le monde, dont ils étaient autrefois les dieux de fer. Enfin tous les souvenirs des temps passés, toute la poésie des âges héroïques et religieux remplissaient ce palais ; mais à l’endroit le plus apparent d’un salon splendide, au milieu d’un vaste panneau, entre ces peintures sacrées, était accroché un tableau représentant un vieillard dans le costume de nos jours. Je ne veux point médire de ce portrait : peut-être était-ce celui de l’hôte à qui nous devions cette magnifique hospitalité. Cet habit noir cependant avait quelque chose de plus terrible que les armures dont il était entouré. C’était la griffe de la vie moderne imprimée sur le monde dont elle a pris possession, griffe que l’on dit inoffensive, clémente, incapable de causer une blessure, mais que je sais pénétrante, aiguë et meurtrière, puisqu’elle s’enfonce sans cesse dans notre cœur à l’endroit où il alimente de ses sucs les plus précieux la plante divine de l’idéal.


III

Le maréchal Canrobert quitta Casal un lundi, à quatre heures du matin. Le Pô, sur lequel on avait jeté un pont de bateaux, me parut, sinon le roi des fleuves, comme l’appelaient les poètes antiques, du moins un fleuve de noble apparence et de rang illustre. L’été n’avait pas desséché ses eaux, qui n’ont pas la transparence lumineuse des eaux du Tessin, mais qui parlent à l’imagination par un air d’impétuosité et de grandeur. J’étais du reste en d’heureuses dispositions le jour où pour la première fois mon regard rencontra « es ondes. Le passage de ce fleuve, dont les rives portaient encore l’empreinte des bivouacs autrichiens, était une action importante. Le Pô franchi, on se sentait en plein pays de guerre. Or, tant que les années n’auront point jeté la glace à mon corps et l’ombre à mon âme, ce que j’appelle le pays de la guerre m’offrira, j’espère, l’attrait que le pays de chasse présente à une race d’hommes si nombreuse. On avance avec précaution, on écoute tous les bruits, on sonde toutes les profondeurs du feuillage, on respire dans la nature entière, qu’emplit la puissance mystérieuse du péril, le charme inquiet des bois sacrés. Après une longue marche à travers des routes couvertes où des tirailleurs déterminés auraient pu nous faire la terrible guerre qui illustra et ensanglanta le Bocage, le maréchal Canrobert parvint à un amas de maisons chétives qui porte le nom de Prarolo.

Il était environ midi quand nos yeux découvrirent ce petit village aux pieds noyés dans un sol humide et au front baigné dans le pâle ombrage des peupliers. La Lombardie ressemble en cette partie, que resserrent d’un côté le Pô et de l’autre la Sesia, aux fossés où s’épanouissent dans nos pays les cultures des maraîchers. On sent sous cette attrayante feuillée, entre cette riche végétation, l’air oppresseur des lieux bas ; on aspire à des sommets ou tout au moins à des plaines éveillant quelque idée d’espace et de liberté. Telle est l’impression générale que je cherche à rendre, car pour ma part j’aime d’une égale tendresse toutes les apparences que revêt la nature : je ne voudrais pas dépouiller la magicienne d’une seule des formes à travers lesquelles se poursuivent les amours de notre âme et de son essence inconnue. Je sais ce que j’ai rencontré sur les montagnes, et mon cœur, je m’en souviens, dans les grandes plaines a souvent bondi plus joyeusement que mon cheval ; mais les lieux bas, humides et couverts ont aussi un attrait qui me pénètre. Les hautes herbes qui embarrassent nos pas, les branches qui fouettent notre visage ne peuvent parvenir à m’irriter. Je subis sans impatience l’enlacement de toutes ces choses verdoyantes et fraîches. Au grand air et sur les routes unies, je me sens doucement poursuivi par la pensée d’une étreinte que je n’ai point hâte d’abréger.

La maison où s’établit le maréchal Canrobert à Prarolo était un presbytère, un des plus humbles presbytères qu’ait jamais habité le desservant d’une église rustique. Le prêtre qui occupait ce logis portait le vieux costume ultramontain. Avec son habit noir à larges basques, sa culotte courte et ses souliers à boucles, il ressemblait à un personnage évoqué des abîmes du temps passé. On eût dit une ombre égarée sous ce ciel où résonnaient nos fanfares et où flottait le drapeau tricolore ; mais c’était une ombre bénigne et bienfaisante. Le pauvre homme trouvait dans son zèle à pratiquer envers nous les devoirs de l’hospitalité les ingénieuses ressources d’une puissance presque surhumaine. Il faisait mieux que de multiplier les humbles ustensiles qu’il mettait à notre disposition, il se multipliait lui-même pour nous servir, et cela si littéralement que je songeai à ce récit fantastique d’Hoffmann où je ne sais quel digne conseiller, portant, lui aussi, un grand habit et des culottes courtes, se trouve tiré soudain à vingt exemplaires. Je n’ai pas toutefois à m’accuser d’une pensée moqueuse. Si une pareille pensée eût un instant traversé mon esprit, elle eût été effacée comme le juron de l’oncle Tobie, et sans le secours d’une larme céleste, par un simple mouvement de mon cœur.

On nous servit à déjeuner dans une salle basse. Au moment où notre repas finissait, une assez vive fusillade, appuyée par quelques coups de canon, se fit entendre du côté de la Sesia. Je montai à cheval par l’ordre du maréchal. Un combat, dont nous séparait la rivière, se livrait près de nous. Les Piémontais délogeaient les Autrichiens de Palestro. J’entendais le bruit de ce combat dans une grande prairie que le cours d’eau traversait. Le village où se passait l’action était trop loin et environné de trop d’arbres pour qu’il me fût possible de rien distinguer ; mais évidemment l’armée piémontaise était victorieuse, car la fusillade s’éloignait, et quand elle eut entièrement cessé, aucune troupe n’apparut sur la rive que nous devions aborder le lendemain. Si les Autrichiens avaient été vainqueurs, ils auraient probablement songé à faire observer la rivière, que nous étions sur le point de franchir.

Les travaux nécessaires à cette opération ne se firent pas attendre. De grandes prolonges, traînées par de vigoureux attelages, chargées de bateaux et de planches, traversent Prarolo, à la grande satisfaction des troupiers, qui chérissent, comme les enfans, tout incident nouveau dans leur vie, et se plaisent particulièrement aux œuvres rapides, soit de construction, soit de destruction. Ces prolonges portent notre équipage de pont, et l’un des hommes qui ont le plus travaillé aux attaques de Sébastopol, le général Lebœuf, vient lui-même diriger les efforts de nos pontonniers. C’est dans cette prairie, où tout à l’heure j’écoutais le bruit de la fusillade, que l’on décharge nos prolonges et que nos travailleurs se mettent en action. Le maréchal Canrobert s’est transporté en ce lieu, où arrive bientôt aussi un officier d’ordonnance de l’empereur. Ce que je vois m’intéresse et m’amuse. C’est à ce dernier point que je tiens surtout, car j’avoue que j’ai un profond éloignement pour toute chose humaine, œuvre d’art ou de guerre, tableau, statue, poème ou combat, dont on peut dire : « Cela m’intéresse, mais cela ne m’amuse pas. » S’il est un plaisir grossier que le ciel réprouve, contre lequel proteste notre âme par d’invincibles tristesses et de mystérieux dégoûts, il est un plaisir au contraire que je crois noble, divin d’origine, comme la vie elle-même, dont il est la chaleur et l’éclat. C’est ce plaisir que je connais, que je cherche, dont je voudrais m’emparer sans cesse. Je ne crois bien voir et juger que les choses qui m’ont apparu dans sa lumière.

Je m’amusais donc au milieu de cette prairie si déserte, si recueillie sans doute la veille entre les saules qui l’entouraient, si bruyante aujourd’hui sous le pied des hommes et des chevaux ; je m’amusais à voir s’exécuter avec une prestesse merveilleuse une des plus délicates opérations qu’on puisse faire en campagne, un passage de rivière. Nous étions en présence de l’ennemi, quoique l’ennemi fût encore invisible. D’un moment à l’autre, quelque obus pouvait tomber entre nos travailleurs ; quelque boulet pouvait briser nos bateaux et disperser au milieu de la rivière nos premières planches à peine posées ; des tirailleurs pouvaient se déployer devant nous, décimer nos pontonniers, abattre leurs chefs ; nous courions enfin toutes les chances de ce grand jeu où l’énergie, la prudence et le hasard s’arrachent tour à tour les dés. Ce jour-là, aucun des incidens que l’ennemi pouvait faire naître ne se produisit, et le maréchal Canrobert, après avoir vu jeter sur la rivière les assises flottantes de trois ponts qui devaient nous porter le lendemain, regagna au déclin du jour son modeste logis de Prarolo.

Il était deux heures du matin ; j’étais couché sur un lit de cantine, dans une petite pièce attenant à la chambre où reposait le maréchal Canrobert, quand un officier d’artillerie vint me réveiller. Il s’agissait d’avertir le maréchal qu’une crue soudaine de la Sesia venait d’emporter deux de nos ponts ; un seul pouvait maintenant servir au transport de nos troupes. Pour faire face à ce contre-temps, le maréchal donna l’ordre immédiat d’avancer le départ du 3e corps, qui se mit en marche au premier rayon du jour. Ces rivières italiennes, qui, dans les chaleurs de l’été, deviennent invisibles, dont les lits arides ne sont plus, au milieu de la campagne, que de vastes et brûlans sillons, se montrent au printemps dans l’appareil de x fleuves puissans et capricieux. La Sesia, majestueuse et paisible la veille, roulait maintenant avec colère ses flots jaunes comme une crinière de lion. On avait profité d’une petite île jetée au milieu de ce cours d’eau pour diminuer les travaux de nos pontonniers. Notre pont unique était coupé en deux parties formées par cette île, où pouvaient au besoin se masser plusieurs bataillons. Nos régimens défilaient depuis de longues heures, et le corps entier n’était point passé. Le règne du matin était fini, un soleil qui commençait à se faire offensant et lourd s’était emparé du ciel. Le maréchal avait franchi la Sesia en m’ordonnant de rester sur la rive qu’il quittait pour assister au défilé des troupes. J’étais assis auprès du pont, sur l’herbe échauffée déjà, luttant contre un sommeil qui voulait se venger de la manière dont, malgré moi, je le traitais depuis plusieurs jours, quand j’aperçus à l’horizon, dans le ciel bleu, au-dessus d’un bouquet de bois, un rapide éclair, suivi d’une détonation. Ce n’était ni le bruit ni la lumière de la foudre ; je reconnus le canon.

La plus grande partie de nos troupes est passée, je traverse le pont pour aller rejoindre le maréchal, et je puis m’assurer enfin que c’est bien le canon autrichien dont nous avons entendu l’explosion, car un officier supérieur d’infanterie, le commandant Duhamel, vient d’avoir la tête emportée par un boulet, et quelques soldats gisent dans leur sang. En me dirigeant vers l’endroit d’où partent les projectiles, je comprends l’incident qui se produit : l’ennemi s’est avisé de notre opération, il voudrait la troubler ; heureusement il est trop tard. Dans quelques instans, le troisième corps tout entier aura franchi la Sesia. Dès à présent nous avons assez de monde sur la rive où tonne le canon autrichien pour goûter une sécurité parfaite. Je rencontre le maréchal Canrobert, qui a parcouru le village de Palestro, et qui revient attiré par la canonnade. Il s’arrête sur un tertre, et fait mettre en batterie, pour répondre à ce feu tardif qu’un remords de l’ennemi dirige contre nous, quelques-unes de nos pièces à longue portée. Alors s’engage un rapide combat d’artillerie qui, malgré ses faibles proportions, captive mon esprit. En revoyant ce petit nuage rougeâtre que les boulets soulèvent quand ils tombent au milieu d’un champ, en contemplant l’herbe écrasée, le sol meurtri par ces globes mystérieux de fer dont dépendent tant de destinées, je rentre en des régions que je croyais évanouies. Derrière le visage de l’Italie, je retrouve le visage de la Crimée. Rien d’étonnant à cela : Italie et Crimée se confondent pour moi dans un même idéal, cet idéal que les plus éclatans comme les plus obscurs, les plus grossiers comme les plus raffinés entre les gens de guerre, ont pour fin suprême de leurs actes, pour loi secrète ou cachée, niée ou reconnue, mais toute-puissante de leur vie.

Presque en même temps que cette action, un glorieux fait d’armes s’accomplissait. Le 3e zouaves, placé alors sous les ordres du roi Victor-Emmanuel, avait cette magnifique affaire qui restera parmi les plus glorieux titres de notre infanterie. Ce fut seulement à la fin de la journée que je pus contempler des lieux désormais célèbres dans notre histoire militaire : ce champ où les zouaves commencèrent leur course héroïque sous les boulets autrichiens, à une si grande distance des pièces dont ils allaient éteindre le feu, cette rivière encaissée et profonde où ils se jetèrent à la nage, ce talus glissant où s’imprimèrent leurs mains, ce pont dont ils gravirent les parapets, et où s’agita cette mêlée qui rappelle les combats des vieux âges. Il était trois heures de l’après-midi ; nous n’étions pas encore descendus de cheval. Le maréchal Canrobert visitait, avec le roi de Sardaigne, le village de Palestro. Nous étions derrière une pièce placée dans la direction de Robbio, qui de temps en temps envoyait quelques projectiles à longue portée sur la route qu’elle dominait. Tout à coup un grand bruit se fit dans le village ; c’était l’empereur, qui venait juger par lui-même des événemens de la journée. La grande rue où s’avançait son cortège était encombrée de cacolets portant des blessés. Parfois de quelques corps affaissés se ballottant sur ces fauteuils de cuir s’échappait le cri lugubre et poignant qu’arrache à la chair vaincue une douleur surhumaine. On entendait plus souvent des cris énergiques, d’ardentes et mâles paroles, l’expression enfin d’une vie passionnée et intrépide s’attachant aux lambeaux d’une enveloppe déchirée comme un assiégé aux murs d’une ville en ruine. — Allons, docteur, dépêchons, débarrassez-moi de cela ! — Je n’oublierai ni l’accent de ces mots, ni la bouche qui les prononçait. Celui qui parlait ainsi au seuil d’une ambulance, avant même d’être descendu du mulet dont il avait rougi le flanc par le sang échappé de ses veines, était un vieux zouave au front rasé, à la barbe de patriarche, aux yeux d’un bleu clair s’ouvrant dans une face bronzée. « Cela, » c’était son bras brisé, déformé, inerte, et ne tenant plus à son corps que par quelques linéamens ensanglantés. Je dirais, si j’osais employer un pareil mot à propos d’une telle image, que cet homme me fit plaisir, car le triomphe de l’homme sur la souffrance sera toujours un des plus nobles spectacles de ce monde. Cette victoire, célébrée par des voix éloquentes, a entouré d’un pompeux éclat bien des personnages qui peut-être ne valaient pas ce stoïque obscur dont je n’ai pas su le nom, et dont la vertu n’aura point laissé d’autre trace que la vibration d’une parole virile dans mon âme.

Dans cette même rue de Palestro, à l’heure où je me reporte maintenant, une autre vision m’attendait, dont je voudrais rendre l’éblouissement rapide. J’aperçus une pièce de canon qui roulait sur le pavé et que ne tramait pourtant aucun attelage. Elle était poussée par ceux qui venaient de la conquérir. À la droite de cette pièce, dont sa main couvrait la lumière, marchait un zouave aux traits sérieux et réguliers, décoré au front non point d’une cicatrice, mais d’une blessure toute fraîche, toute béante, d’un rouge éclatant et sacré comme le premier ruban d’un légionnaire. Si je ne l’avais sue déjà, ce soldat m’aurait appris une étrange chose, l’incarnation soudaine qui, à certaines heures de vastes et violentes émotions, se fait tout à coup des pensées les plus brillantes et les plus hautes dans les plus simples, parfois dans les plus grossiers. Le nom de cet homme qui criait au médecin de lui arracher son bras, je regrette de ne pas le savoir ; son visage m’a laissé un souvenir distinct : c’était celui d’un rude compagnon que je retrouverais avec bonheur. Le nom de ce soldat qui étendait sa main sur ce canon enlevé à l’ennemi, je n’ai pas besoin de le connaître, car ce soldat en cet instant, c’était son régiment, c’était l’armée, c’était la France. Rien ne lui appartenait, ni sa marche, ni son regard, ni ce geste d’une indicible majesté que nul art ne pourrait enseigner au plus habile. Il me rappelait cette fiction des poèmes épiques qui fait tout à coup d’une enveloppe terrestre l’asile d’un hôte divin. Cette fiction, comme toutes les prétendues créations de notre cervelle, répond à une merveille du monde réel. C’est cette merveille que je voyais passer dans la grande rue de Palestre

L’empereur, en quittant le village, voulut visiter l’endroit où s’était livré le rude combat du matin ; le maréchal Canrobert l’accompagnait : je parcourus ainsi moi-même ces lieux restés dans mon esprit avec une netteté que m’explique l’émotion dont ils étaient remplis encore au moment où ils frappèrent mes regards. Nos chevaux entrèrent d’abord dans un champ où l’on voyait que l’action avait commencé. La terre y était déchirée par des boulets, foulée par des pas rapides ; çà et là apparaissaient quelques-unes de ces épaves dont le sol est jonché après les orages de la poudre : des fusils brisés, des cartouches, des gibernes, quelques cadavres enfin, qui devenaient plus nombreux et plus pressés à mesure que l’on s’avançait vers l’endroit occupé, il y avait quelques heures, par les canons autrichiens. Ces canons étaient placés derrière une rivière, ils prenaient les assaillans en écharpe. Dans une course aussi intelligente qu’audacieuse, les zouaves, après avoir supporté sur leur flanc le feu de l’ennemi, exécutèrent un à gauche avec leur prestesse merveilleuse, et se jetèrent dans la rivière, dominée par une berge droite et haute où les Autrichiens avaient établi leurs pièces. Avec une incroyable prévoyance, une sagacité guerrière qui tient de l’instinct des sauvages, en franchissant le talus qu’ils rencontrèrent au sortir de l’eau, quelques-uns d’entre eux prirent dans leurs mains de la terre glaise ; dans la lutte corps à corps de ces zouaves avec les canonniers ennemis, cette argile devait servir à boucher la lumière des canons.

Tous les incidens de la lutte à peine éteinte dont je parcourais le foyer brûlant encore parvenaient à mes oreilles, à mon cœur, à mon esprit de mille façons. Ce combat que me racontaient maintes bouches m’environnait, me saisissait comme ces peintures disposées par un art savant dans des chambres magiques. Pour rendre honneur à l’empereur, le 3e zouaves avait pris les armes. Cet admirable régiment était rangé en bataille sur le lieu même qu’il venait d’illustrer. À quelques pas des vivans, qui, les yeux ardens et le corps immobile, présentaient les armes au souverain, gisait dans la sinistre pâleur, dans les bizarres attitudes familières aux cadavres des champs de bataille, le pêle-mêle des morts. Deux dépouilles surtout se faisaient remarquer par la terrible mutilation dont elles portaient également l’empreinte, une dépouille d’homme et une dépouille de cheval. Un boulet avait arraché la tête d’un capitaine adjudant-major en passant par le cou de sa monture. Le cavalier et son cheval, décapités tous deux, reposaient l’un auprès de l’autre dans une même flaque de sang. Ces débris étaient au bord de l’eau, sous un grand arbre qui, penché de leur côté, semblait leur verser de ses rameaux la paix des régions inconnues. Tout en galopant, je regardais tour à tour les hommes debout poussant des acclamations joyeuses et les hommes silencieux déjà couchés dans des ténèbres apparentes malgré la lumière qui venait se briser contre leurs chairs livides. La route que nous suivions avait l’air de séparer deux mondes : la mort d’un côté, de l’autre la vie, fournissaient les deux haies entre lesquelles couraient nos chevaux. Malgré ce que l’une d’elles avait de terrible, ces deux haies se complétaient, et je n’aurais voulu supprimer ni l’une ni l’autre. Ce sont les morts qui donnent au champ de bataille ses mystérieuses émotions et son caractère sacré ; ils créent sous nos pas, ils font toucher à nos regards l’orifice béant de cet abîme que nombre de créatures humaines trouvent une joie étrange à effleurer.

J’arrivai au pont même de Palestro, pont que barrait une pièce d’artillerie au moment où les zouaves s’en étaient emparés. Je vis les parapets qu’avaient escaladés nos soldats. Il fallait cette entreprenante agilité de pieds qui distingue nos fantassins pour transformer en passage cette construction étroite dont la cime ébranlée s’émiettait au-dessus de l’eau pendant le combat. Je pénétrai enfin dans la cour du moulin. La mêlée avait pris là un caractère furieux, qu’attestait chaque pavé empourpré par un sang encore fumant et épais. Les baïonnettes tordues, les sacs vides, les shakos troués, les corps amoncelés surtout, disaient ce qu’avait vu cette demeure rustique. Les poètes accusent souvent la nature d’insensibilité pour les drames qui s’accomplissent dans son sein ; le reproche qu’ils adressent aux arbres et aux plantes n’est point mérité par les pierres, du moins par celles que les hommes associent à leurs destinées en les chargeant de les abriter. Rien de lugubre comme ces pauvres toits accoutumés à receler une vie tranquille, quand l’ouragan des colères terrestres les a tout à coup visités. Il y a des maisons plus expressives, après un combat, que toutes les figures humaines. Les fenêtres aux vitres brisées ressemblent à des yeux déchirés et saignans, les murailles dépouillées ont quelque chose d’indigné et d’effrayé à la fois ; enfin, quand la demeure violée est une chaumière, la paille arrachée et brûlée de la toiture a une éloquente désolation, comme la chevelure que laisse pendre sur ses traits une femme en pleurs.

Revenons aux zouaves. Pendant que l’empereur parcourait le front étincelant de ce régiment victorieux, je regardais l’un après l’autre chaque soldat, et je réfléchissais sur cette troupe qui s’est fait une si grande part dans la gloire de notre jeune armée. Les zouaves sont animés d’un même esprit, mais ils renferment des types bien différens. Près du soldat vigoureux, trapu, à longue barbe, près de l’homme bronzé, pour me servir d’une expression devenue vulgaire, mais qui exprime si bien cette sorte de dureté métallique, de revêtement impénétrable, dont la fatigue, la misère et le danger finissent par armer ceux qu’ils ont tenté vainement de détruire ; près du vieux zouave en un mot, voyez ce jeune homme au teint pâle, aux formes frêles, qui semble presque exhaler la fièvre : c’est un zouave aussi cependant, et malgré ses morbides apparences, ne craignez point pour lui l’hôpital. Regardez ses yeux, ils rayonnent de cette ardeur morale qui supplée aux énergies de la matière. Il est renommé pour sa gaieté ; on l’appelle d’ordinaire le Parisien, et le fait est que, n’importe où il soit né, on le sent, Paris est sa vraie mère. Il est passionné, il est moqueur ; mais n’allez point dire qu’il est sceptique ! O vous qui gouvernez les peuples, m’écrierais-je volontiers, si j’osais parler comme Bossuet, instruisez-vous en étudiant cet homme ; il dissipera peut-être dans votre esprit bien des erreurs. Malgré leur verve, leur entrain, leur malice, ses traits recèlent dans leurs profondeurs quelque chose de sombre et d’enflammé qui ressemble à du fanatisme. Eh bien ! pourquoi ne le dirai-je pas ? c’est qu’il est fanatique en effet, et cette passion brûlante, dont son cœur est le foyer à présent tout aussi bien qu’au temps de la ligue, peut toujours s’attacher à de nobles objets. Voici un trait que j’aurais pu placer dans mes souvenirs de Crimée, mais que je ne regrette pas d’avoir négligé, puisqu’il peut trouver place ici. Un zouave venait tous les matins me raser sous ma tente. C’était un vrai Figaro. Son sourire, en dépit de la neige, étincelait comme la musique de Rossini. Je causais avec lui, il m’amusait. Je lui demandais des nouvelles des tranchées, dont il me racontait les commérages et les lazzis. C’était le petit journal du siège. Un jour je lui parlai de Paris : « Nous nous y reverrons, lui dis-je en riant. — Peut-être, me répondit-il, je ne l’espère guère ; mais que je laisse ici un bras, une jambe, et si c’est nécessaire toute ma peau, peu m’importe, pourvu que la ville soit à nous ! » Ce disant, la savonnette d’une main et le rasoir de l’autre, il poursuivait sa besogne. Comprend-on maintenant ce qui fait la force des zouaves ? Des enthousiasmes maladroits et des jalousies mesquines ont essayé souvent de leur créer une situation qui ne doit pas être la leur. Ils ne sont pas une exception dans la famille militaire, ils sont au contraire une vive et complète expression de notre armée : voilà leur gloire ; je dirai plus, ils sont une expression de la nation tout entière : voilà le vrai secret de leur puissance. « On parle sans cesse des zouaves, disait récemment un orateur du parlement anglais, et l’on débite sur eux tant de choses qu’on ne sait plus en vérité ce que c’est. » Eh bien ! tout Français aurait pu répondre à cet orateur : « Le zouave est comme la vigne, un secret du vieux sol gaulois ; c’est un secret qui depuis bien longtemps court le monde, mais que nul n’a pu nous ravir encore. »

Une gravure populaire en Italie, que j’ai vue à Plaisance derrière les vitres des marchands, représente le roi Victor-Emmanuel en uniforme de zouave. Je ne donne pas assurément cette gravure comme un modèle de bon goût : il y a là quelque chose qui sent un peu trop peut-être ces énergiques caresses de la popularité dont les princes, à certaines heures, courent parfois le risque d’être meurtris. Du reste, qu’on l’approuve ou non, cette image constate le seul fait dont je veuille m’occuper en ce moment : l’union qui, sur le champ de bataille de Palestro, s’établit entre le roi de Sardaigne et le régiment français placé sous ses ordres. Le combat dont je n’ai raconté qu’un épisode fit une vérité de cette phrase consacrée, mais si souvent menteuse, que l’on applique d’ordinaire aux troupes alliées : il confondit réellement le sang des nôtres et le sang piémontais. Les zouaves virent le roi de Sardaigne d’aussi près que les grenadiers du Trocadero avaient vu autrefois le prince de Carignan. Un tel souverain et de tels soldats étaient destinés à se plaire ; la séduction eut lieu de part et d’autre : elle fut prompte et vive, comme l’action même dont elle naquit. Aussi l’empereur répondit-il au vœu des zouaves en décidant que les canons conquis par eux dans la journée du 31 mai seraient offerts au roi de Sardaigne. Un des officiers supérieurs qui avaient le plus contribué à la victoire de Palestro et le chef de l’état-major de l’artillerie du troisième corps furent chargés d’accomplir la décision impériale. Le maréchal Canrobert me confia l’agréable mission de faire connaître cette volonté à celui qu’elle intéressait. Je montai à cheval une après-dînée pour me rendre au quartier-général du roi. J’avais fait quelques pas à peine dans la grande rue de Palestro, quand des acclamations m’apprirent que ma course était arrivée à son but. Le prince que j’allais trouver chevauchait, au milieu de tout son état-major, entre les groupes nombreux de promeneurs militaires dont le village était alors encombré. Cette rencontre ne me surprit point, je puis même dire que je l’attendais, car près d’une armée piémontaise, n’importe en quel sens on pousse son cheval, on est sûr de se trouver devant le roi. J’exécutai les ordres du maréchal Canrobert, et j’exprimai de mon mieux au roi, qui m’encourageait du reste par un bon et loyal sourire, les sentimens que j’avais recueillis sur son compte dans les rangs les plus obscurs de notre armée. Si j’ai été courtisan, Dieu me le pardonne, ma conscience ne me reproche rien, et tout ce que je souhaite, c’est d’être encore courtisan de la même manière, n’importe avec quel monarque, pourvu qu’il reçoive mes complimens à cheval, que j’aie le bonheur, en les lui adressant, d’être à cheval aussi, et qu’il s’agisse dans mes discours de canons enlevés par nos armes.

Le troisième corps fit séjour à Palestro. La maison qu’occupait le maréchal Canrobert était une demeure des plus modestes, un presbytère encore, je le crois du moins, car je n’ai recueilli aucun renseignement précis sur ce gîte que son propriétaire avait abandonné. Dans la matinée du 2 juin, notre réveil fut hâté par une fusillade assez vive. Le jour paraissait à peine, et déjà la mousqueterie nous donnait une aubade. Le troisième corps et l’armée piémontaise formaient en cet instant le pivot du mouvement qu’accomplissait l’empereur. L’ennemi pouvait tenter contre ce pivot quelque énergique effort. Telle fut la pensée qui frappa également le roi et le maréchal. Les troupes françaises et italiennes prirent donc les armes, et se tinrent prêtes à marcher ; mais les Autrichiens ne songeaient pas à l’offensive : loin de là, ils cachaient, suivant leur habitude, une retraite par une démonstration de tirailleurs. La fusillade qui avait éclaté à nos avant-postes se ralentit bientôt, puis cessa tout à fait. L’ennemi avait abandonné Robbio. C’était ce qu’à midi nous ignorions encore. À cette heure de la journée, le roi et le maréchal étaient réunis pour concerter une attaque sur ce point, dont une courte distance nous séparait. Le roi s’était rendu chez le maréchal, qui en ce moment même attendait de l’empereur une dépêche importante, à laquelle ses résolutions devaient être subordonnées. La conférence entre le commandant du troisième corps et le chef royal de l’armée piémontaise avait eu lieu dans un petit jardin dominé par un clocher d’église villageoise, devant les murs lézardés de notre maison, à l’ombre d’arbres chargés d’années qui me rappelaient les arbres chers aux romanciers allemands, ces témoins verdoyans de la vie domestique qu’une volonté cruelle veut faire abattre, mais que sauve la sensibilité d’un enfant ou d’un vieillard. Cependant le temps s’écoulait, et la dépêche attendue n’arrivait point. Le roi, après avoir fumé quelques cigares, se coucha sur la terre, appuya sa tête sur son bras et s’endormit sur le lit guerrier par excellence, puisque rien, pas même un manteau, ne le séparait du gazon. Autour de lui, les conversations continuaient, car le jardin était rempli d’officiers, et les soldats en capote grise qui montaient la garde devant le logis du maréchal auraient pu le frôler en passant dans cet étroit espace. Il dormait, prêt à se réveiller pour retourner au feu, qu’il avait quitté la veille, quand notre jardin fut littéralement envahi par une bande de paysans. Voilà aussitôt le roi debout et les nouveau-venus qui l’entourent avec des attitudes, avec des gestes, tout ce luxe de démonstrations qui n’appartient qu’aux races italiennes. Ces villageois étaient des habitans de Robbio qui venaient apprendre à leur souverain que les Autrichiens étaient en retraite. L’ennemi, tant qu’il avait été parmi eux, leur avait assigné leur village pour prison. Ils se dédommageaient d’une captivité qui, à en juger par la volubilité de leurs paroles, semblait surtout avoir pesé sur leurs langues. Le roi était assailli par vingt récits à la fois, récits tout remplis d’attendrissemens et de bouffonneries, car l’Italie, comme les muses antiques, tient un masque à la main, un masque qu’elle manie avec la prestesse, la verve et l’entrain des Espagnoles dans la manœuvre de l’éventail. Ce masque joyeux, tantôt elle l’écarte, tantôt elle le rapproche de son noble et sérieux visage. Quelquefois les traits épanouis de la face en carton s’éclairent d’une lumière douloureuse : c’est qu’aux fentes du masque vient de se coller un œil plein de larmes.

Au moment où se passait cette scène, la dépêche de l’empereur arriva. Le maréchal reçut l’ordre de se diriger sur Novare. Ainsi se déroulait le plan qui devait aboutir à la victoire de Magenta. Ce fut le vendredi 3 juin que le corps du maréchal Canrobert quitta Palestro. L’étape que nous avions à faire était courte. Nous suivions une route unie dans un pays plat. Novare nous apparut de bonne heure, et nous causa une agréable impression. La ville était toute remplie d’une allégresse guerrière. L’air, où pleuvaient en cet instant les fleurs, était imprégné d’une odeur récente de poudre. Il y avait trois jours à peine, une batterie autrichienne enfilait la grande rue, maintenant pavoisée aux couleurs italiennes, où nous avancions sous la grêle des bouquets, et jetait de la mitraille à la tête de nos premières colonnes. L’ennemi toutefois n’avait pas cherché à nous disputer sérieusement cette cité. Les pièces qui avaient accueilli nos soldats par une brusque décharge s’étaient retirées au galop. Les Autrichiens ne voulaient point tenter de nouveau la fortune sur le champ de bataille où l’âme intrépide de Charles-Albert reçut une mortelle atteinte. Ils nous attendaient derrière le Tessin, dans ces positions formidables que nous devions aborder et enlever comme celles de l’Alma.

Le maréchal Canrobert descendit dans une grande maison située à l’extrémité de la ville. Aux fenêtres de notre demeure apparaissaient tant de têtes gracieuses, que nous aurions pu nous croire logés dans un couvent de jeunes filles. Aux mauvais jours de nos discordes civiles, chacun a répété cette phrase : « Il y a des hommes qui semblent surgir des pavés. » Aux heures dont j’ai gardé le souvenir, du sein ému des villes italiennes, ce n’étaient point des hommes qui semblaient sortir, c’étaient des jeunes filles. On avait sous les yeux les enchantemens de l’Arioste : au lieu de ces farouches figures que le sombre génie des révolutions tire chez nous de cavernes inconnues, mille visages sourians se montraient à toutes les ouvertures des maisons illuminées par le soleil, et ce patriotisme féminin dont j’ai déjà parlé continuait ses démonstrations fleuries. Rien de joyeux comme Novare la veille de Magenta. Les feuilles de roses tombaient sur nos épaulettes et s’arrêtaient sur la crinière de nos chevaux. Combien devaient mourir le lendemain parmi ceux qui respiraient les parfums de cette matinée ! Pluie de fer, pluie de fleurs, voilà toute la guerre d’Italie.

L’empereur s’était établi à Novare dans un vaste palais situé au centre d’un quartier populeux. Ce fut là que le maréchal Canrobert se rendit quelques heures après son arrivée. L’empereur était à cheval ; il avait été reconnaître l’endroit où le corps du général Mac-Mahon devait opérer son passage. C’est en cet instant même que se livrait le combat de Turbigo. À plusieurs reprises, on avait entendu dans la ville le canon de ce combat. L’heure avançait, et le chef de notre armée ne rentrait point. Une secrète inquiétude agitait déjà quelques esprits. La vie devient chose si fragile dans une enveloppe qu’on promène au souffle du canon ! Tout à coup la ville se remplit d’acclamations ; d’une fenêtre où je m’étais placé, je vis briller l’uniforme des cent-gardes et enfin paraître l’empereur lui-même. Il portait sur ses traits cette placidité mystérieuse que le lendemain je devais retrouver sur son visage entre les cadavres et les trophées de Magenta.

IV.

Le 4 juin, nous devions quitter Novare à onze heures ; mais la route qui conduisait de Novare à San-Martino était tellement encombrée, qu’à une heure seulement nous montions à cheval. Heureusement le maréchal Canrobert avait prescrit le départ isolé de la brigade Picard, qui s’était mise en route à neuf heures. Cette brigade fut une des premières troupes qui rejoignit l’empereur et porta un utile secours à la garde, si vigoureusement engagée. Ce fut une grande joie pour le maréchal de la trouver à l’instant où lui-même, devançant le corps qu’il commandait, venait prendre place au terrible feu où une nouvelle victoire naissait à la France.

Le ciel, au moment de notre départ, est éclairé par un soleil ardent et passionné dont les rayons maîtrisent les nuées d’un ciel orageux. La route que nous suivons est une de ces routes italiennes qui ont l’été un aspect si joyeux, et que j’aime malgré la blanche poussière dont elles semblent prendre plaisir à nous poudrer avec la malice acharnée que les masques du Corso mettent à enfariner les promeneurs. Le chemin s’allonge entre des prairies d’un vert éclatant, bordées d’arbres aux tailles élégantes et sveltes, et sur ce chemin tout semble en fête ; les soldats entonnent leurs chansons de route ; les bagages offrent ce bizarre entassement d’objets qui est la partie fantasque des armées. Dans cette charrette s’entrechoquent des bidons et des gamelles ; cette petite voiture, peinte de vives couleurs, qui rappelle par sa forme les chars où les élixirs merveilleux se promènent dans nos campagnes, est conduite par une cantinière. Ces bagages dont s’amusent mes yeux, le moment va bientôt venir où je les maudirai de toutes les forces de mon âme. La colonne, qui marchait lentement et d’un pas sans cesse interrompu, s’était arrêtée. Le maréchal Canrobert venait d’entrer dans un champ où il avait mis pied à terre, quand une de ces sourdes vibrations qui annoncent quelque part le jeu puissant d’une force électrique parvint subitement jusqu’à nous. Les hommes juchés sur les voitures tournaient leurs regards dans la direction de San-Martino. Là, disait-on, tourbillonnait un épais nuage. Était-ce de la poussière ? était-ce de la fumée ? C’est ce que l’on ignorait. Quelques oreilles qui s’approchaient du sol croyaient entendre le bruit du canon. Chacun sait à quels caprices de l’air ce bruit formidable est soumis. Quelquefois des vents complaisans vous l’apportent à travers d’énormes distances, clair, distinct, sonore, dans toute l’imposante plénitude qu’il possède au sortir des bouches cuivrées dont il s’envole. Quelquefois au contraire, quand vous en êtes séparé à peine, l’atmosphère ne vous le transmet qu’à l’état de son latent et confus. C’est ce qui arrivait en ce moment.

Sous l’influence pourtant du frémissement qui agite la troupe, des rumeurs qui parcourent la colonne, le maréchal Canrobert fait monter à cheval un capitaine piémontais attaché à son état-major, le comte Vimercati. Il prescrit à cet officier d’aller trouver l’empereur et de prendre ses ordres. Le capitaine Vimercati part au galop malgré tous les obstacles dont la route est embarrassée, et accomplit sa mission avec une célérité prodigieuse. Il revient nous annoncer que, depuis plusieurs heures, l’empereur soutient avec la garde une lutte gigantesque contre un ennemi nombreux, acharné, résolu à jouer dans une grande bataille le sort de la Lombardie. L’ordre de l’empereur est que le troisième corps se rende le plus promptement possible sur le théâtre du combat. Un officier de l’état-major impérial vient confirmer les paroles du comte Vimercati. On peut s’imaginer l’effet que de semblables nouvelles produisent sur l’âme du maréchal Canrobert.

La division Renault formait ce jour-là notre tête de colonne, et, nous l’avons dit, une brigade de cette division, la brigade Picard, nous avait heureusement précédés. Le maréchal ordonne au général Renault, dévoré d’une impatience semblable à la sienne, d’accourir avec la brigade Jeannin en écartant tous les obstacles de la route, et lui-même, entouré de son état-major, vole au canon de toute la vitesse de son cheval. Deux hussards de notre escorte, lancés en avant de nous, tracent un sillon dans cette foule pesante de voitures que rien tout à l’heure n’aurait semblé devoir ouvrir. Au sortir du tumulte des charrettes, les rangs pressés des soldats à travers lesquels nous courons s’écartent d’eux-mêmes avec rapidité. Cette multitude armée sent passer au milieu d’elle non point un homme, mais une volonté, une force dont rien ne doit retarder l’essor. Au fur et à mesure que nous approchons de la fournaise où s’accomplit le grand œuvre, tous les bruits du combat deviennent distincts et s’emparent avec énergie de nos oreilles : puis voilà ces mille émotions qui rayonnent dans une variété innombrable d’incidens à l’entrée des champs de bataille. Le souffle et la lave du volcan arrivent à nous.

Le maréchal s’arrête un instant devant l’empereur, qui se tient à ce pont de Buffalora dont il a défendu les abords par des batteries qu’il a lui-même fait placer. On sait que le pont de Buffalora est miné, une partie s’en est écroulée déjà ; mais heureusement la poudre autrichienne a fait incomplètement sa besogne, elle a laissé une voie périlleuse et vacillante où se pose le pied de notre armée. L’empereur veille sur cette fragile artère par laquelle circule tout le sang dont se nourrit la bataille, et qui, en se rompant, frapperait chacun de nous au cœur. Il adresse quelques paroles au maréchal Canrobert, et notre course effrénée recommence. Il était en ce moment près de quatre heures. Le ciel était alors bouleversé par un orage printanier, orage passager et sans sérieuses colères, mais qui jouait avec le soleil dont il brisait les rayons, avec les nuées qu’il assemblait, dispersait, barbouillait de mille couleurs, et qui mettait ainsi les régions de la lumière en harmonie avec le théâtre de nos combats. Ainsi je me rappelle deux rapides impressions de mon entrée sur le champ de bataille. Tandis que devant moi je voyais se dessiner sur un ciel bleu les uniformes de nos soldats et monter dans une clarté transparente la fumée blanche de notre mousqueterie, à ma droite, dans un immense pan de vapeur grise traversé par de fauves rayons, semblable à ce voile de nuées que les peintres abaissent derrière la croix où meurt le Christ sur la cime du Golgotha, je voyais s’avancer une longue et sombre colonne. C’étaient des prisonniers autrichiens marchant entre des baïonnettes françaises. Sur ces visages de vaincus, je retrouvais çà et là ce regard tout rempli d’exaltation douloureuse que j’ai déjà vu bien souvent éclairer des traits ensanglantés.

Parmi les figures que je vois passer en m’enfonçant de plus en plus dans la route embrasée où nous voilà engagés maintenant, je reconnais plus d’une figure amie, mais qui déjà n’appartient plus à cette terre. Je suis côtoyé par des civières où reposent pâles, immobiles et couronnés, pour parler comme un poète allemand, des premières violettes de la mort, des compagnons qui me rappellent les plus vivans souvenirs de ma vie. C’est ainsi que les yeux fermés et le corps raidi de Bougoz, un capitaine de grenadiers, tombé noblement à la tête de sa compagnie, font revivre pour moi la Crimée et une promenade à Kamiesch. Je donne en courant un regret à ce brave garçon que je rejoindrai peut-être tout à l’heure dans un autre monde, et je continue ma course à travers la foule, composée de vivans et de morts, qu’enveloppe une même vapeur de poudre et de sang. L’endroit où nous parvenons présente un aspect étrange ; c’est un lieu où la nature et les hommes ont multiplié à l’envi les accidens. Dans un sol mamelonné, couvert d’une végétation énergique, on a pratiqué un canal et un chemin de fer. Ces œuvres de la paix ont été singulièrement transformées par la guerre. Le canal, dont la plupart des ponts sont brisés, remplit l’office du fossé autour des places fortes, et le chemin de fer est une tranchée où sont entassés des soldats. C’est dans ce lieu que, sous les ordres du général Regnault de Saint-Jean-d’Angély, la garde soutient depuis le matin une lutte acharnée contre l’armée autrichienne. Elle est maîtresse de toutes les redoutables positions que l’ennemi tenait à son arrivée ; elle occupe sur le canal un pont que les Autrichiens ont vainement tenté de faire sauter. Elle se cramponne à ce terrain ardu dont chaque pouce est rougi du sang qui coule depuis tant d’heures de ses veines ; mais il lui est interdit d’avancer : elle a joué au début de la bataille le rôle que son aînée d’Austerlitz et de Wagram jouait à la fin des actions. L’ennemi n’espère plus la vaincre de front ; aussi tente-t-il contre son flanc droit des efforts violens et désespérés. C’est là qu’il dirige ses feux incessans et qu’il essaie de pratiquer une brèche ; mais c’est là qu’arrive le maréchal Canrobert.

D’un coup d’œil il juge la situation. Il embrasse en même temps les forces qu’il doit combattre, les obstacles qu’il doit vaincre et les élémens dont il dispose. Les élémens ne sont pas nombreux. La seule brigade de son corps qui soit en ce moment arrivée, la brigade Picard, a déjà livré de rudes combats. Elle est loin d’être épuisée à coup sûr, mais elle a fait des pertes cruelles : ses officiers sont décimés ; il en est peu qui soient sans blessures. Ses soldats, qui combattent avec cette ardeur individuelle si nécessaire d’ailleurs au terrain et à l’action où ils sont lancés, forment un mélange de tous les corps et da toutes les compagnies : grenadiers, fusiliers, voltigeurs ; chasseurs à pied tournoient sous le feu dans de mêmes groupes où frappe également la mort.

Je ne voyagerai jamais entre les deux talus d’un chemin de fer sans songer à la tranchée où j’arrivai à la suite du maréchal. La cime de cette tranchée est écrêtée par les balles et semée de cadavres en capotes grises. Il faut franchir ce rempart et repousser les tirailleurs autrichiens, dont la ligne se prolonge jusqu’à Ponte-Vecchio-di-Magenta, où nous devons à tout prix nous établir. Le maréchal fait gravir à son cheval cet escarpement ensanglanté, ramasse autour de lui quelques hommes et m’ordonne de les porter sur une butte qui s’élève en avant de nous, d’où, dominant un terrain couvert, il faut débusquer l’ennemi. Secondé par le chef de son artillerie, le général Courtois d’Hurbal, qui, sans commandement par le retard forcé de nos pièces, a pris ce jour-là le rôle d’aide-de-camp, il établit lui-même d’autres tirailleurs et relie au village de Ponte-Vecchio la butte où il m’a placé. Cette butte était surmontée d’un kiosque couvert de pampres qui est resté agréablement dans mon esprit. Tout l’espace du reste qui s’étendait entre cette hauteur verdoyante et le village que le général Gyulai nous a disputé si vivement offrait le plus attrayant aspect. Les arbres y étaient enlacés par les festons de cette vigne grimpante qui est la couronne de la campagne italienne. C’était un lieu semblable à celui où le Corrège a mollement étendu son Antiope ; mais ce lieu alors était bien loin d’être propice au repos. Toutes les charmilles abritaient des tirailleurs. Les balles sifflaient à travers les arbres, dont elles emportaient les feuilles et brisaient les branches. Il y avait pourtant des figures couchées sous ces bruyans ombrages ; seulement ce n’étaient point des figures vivantes. Les cadavres étendus dans ces lieux arcadiens, au pied de ces mûriers touffus, sous ces rameaux de vigne, tiraient un effet puissant de ce qui les entourait. L’orage dont j’ai parlé tout à l’heure s’était dissipe. Le ciel avait cette gaieté attendrie, la terre cet émouvant éclat qui suivent les bourrasques du printemps. Les corps où régnait la mort gisaient sur une herbe brillante, toute remplie de cette tiède et féconde existence qui gonfle le sein de la nature quand elle enfante ses merveilles de chaque année. Eh bien ! cette bataille en cette saison, à travers ce beau pays, offrait à l’âme un charme violent, elle l’inondait de cette volupté douloureuse qui est le secret suprême de toute jouissance humaine. Nul de nous en ce moment n’aurait pu accuser le ciel de ne pas remplir cette coupe avide que, suivant un poète, nous lui tendons éternellement. Le ciel nous jetait avec profusion au contraire tout ce qui peut faire déborder le vase insatiable : odeur des prés, senteurs de l’orage, parfum de la poudre. Voilà ce que je pensais tandis que nos chevaux franchissaient les cadavres et rompaient avec leurs poitrails les enlacemens de la vigne.

Ce que je pensais, je le retrouve facilement dans ma mémoire. Il y a des ivresses qui se dissipent, pour ne plus jamais renaître, dans l’air qui nous environne ; il en est d’autres au contraire, mystérieuses et puissantes, dont les vapeurs vont se perdre au fond de notre âme : telles sont les ivresses des combats. Celles-là sont restées en nous, et sortent de notre cœur quand nous le déchirons pour en faire jaillir le souvenir. Mais ce que j’ai senti n’est pas ce que je souhaite le plus de rendre ; je voudrais avant tout dire ce que j’ai vu. Or quand on a vraiment participé à un combat, même de la manière la plus obscure, quand toutes les énergies d’une bataille, semblables aux willis de la ballade allemande, vous ont saisi et maintenu des heures entières dans le tourbillon de leurs mouvemens, peut-on avoir autre chose dans sa cervelle que des images forcément incomplètes, tumultueuses, confuses ? Eh bien ! cette série d’images, pareilles aux arbres vacillans, aux maisons roulantes, aux paysages ivres, qu’on traverse en chemin de fer, je voudrais les faire courir maintenant sous les regards auxquels j’ouvre mon esprit, comme elles ont couru sous mes yeux.

Le maréchal Canrobert s’élance vers un amas de maisons qu’entoure une épaisse fumée. Cet amas de maisons s’appelle Ponte-Vecchio-di-Magenta. Le canal qui traverse ce village le sépare en deux parties, sans communication entre elles, car les Autrichiens ont fait sauter le pont qui les unissait. Pourtant nos soldats devaient combattre sur les deux rives de ce cours d’eau. J’ai su depuis ce que le général Vinoy et le général Renault avaient fait sur la rive gauche. Je vois encore le maréchal sur la rive droite. Au moment où nous arrivons à Ponte-Vecchio, ce village, qui, en quelques heures, fut pris et repris sept fois, subissait une invasion autrichienne. Quoique animées d’un dévouement héroïque et commandées par des officiers intrépides, quelques compagnies se retiraient devant les masses poussées par le général Gyulai, qui jetait en cette partie du champ de bataille colonne sur colonne, avec l’acharnement d’un joueur épuisant tout l’or de sa bourse sur un même coup. Le vent brûlant de la mousqueterie sifflait à travers le village, brisant les tuiles et arrachant le plâtre des maisons. Le maréchal Canrobert fait rebrousser chemin aux premiers soldats qu’il rencontre. — Allons, mes amis, leur crie-t-il, encore un effort à la baïonnette ! — A la baïonnette ! répètent autour de lui des voix fatiguées, mais ardentes, où l’on sent vibrer toute l’énergie que des vouloirs indomptables peuvent arracher aux dernières profondeurs de l’âme. Et ces compagnies décimées, conduites par des officiers qui presque tous ont reçu des contusions ou des blessures, marchent de nouveau sur les feux ennemis, se jettent sur la mort, qu’elles forcent à reculer comme un fantôme vaincu par la sainte magie de la foi.

Les Autrichiens se sont repliés à leur tour. Quand nos yeux ne nous le diraient pas, nous le saurions par ces longs sifflemens qui traversent l’air, puis viennent aboutir sur le sol à une explosion soulevant autour de nos chevaux les mottes de terre et les touffes d’herbe. L’ennemi recommence à lancer ces fusées qu’il tient en estime particulière : projectile d’un poétique effet, mais lent, maladroit, incapable de lutter contre ce coin de fer que le canon rayé, à travers de fabuleuses distances, enfonce au cœur d’une armée. Le canon rayé, je le vois jouer son rôle sous la direction du général Le bœuf au pont du chemin [de fer, où le maréchal Canrobert retourne un instant. Le général Lebœuf a mis là quelques pièces en batterie. Ces pièces, tournées vers Ponte-Vecchio, lancent des boulets qui, décrivant une courbe immense, passent au-dessus du village où sont retranchés nos soldats, et vont tomber dans les rangs autrichiens. Ce chemin de fer d’où tout à l’heure nous courions à l’ennemi offre un spectacle entraînant. Le maréchal Canrobert y est accueilli avec enthousiasme par des troupes heureuses du secours chaleureux qu’il leur apporte, et qui assure le succès de leurs longs efforts. Pendant que le commandant en chef du troisième corps échange quelques mots avec le général Niel, qui vient de donner des ordres à la division Vinoy, je promène mes regards sur ce qui m’entoure. La confiance règne sur tous les visages. La statue n’est pas encore fondue, la statue immortelle que le soir nous offrirons à notre pays, mais les terribles accidens ne sont plus à craindre ; grâce à ces êtres d’âme et de chair qui se font une joie de se jeter dans la fournaise où il ne faut pas que la flamme s’éteigne un instant, elle sortira complète et radieuse du moule brûlant qui la cache à nos yeux.

Je reconnais dans ce coin du champ de bataille plusieurs visages que j’ai déjà vus, éclairés par des lueurs semblables à celles qu’ils réfléchissent maintenant. Ainsi je retrouve le général de Wimpfen, qui me rappelle l’Afrique et la Crimée. Les traits de ce vaillant soldat, dont le vieux nom est mêlé aux guerres de tous les pays et de tous les temps, sont ensanglantés et noircis ; mais son regard est rayonnant. Il m’adresse quelques paroles qui me font plaisir : « Ce sont toujours les mêmes hommes qui se font tuer, » disait en riant le maréchal Bugeaud. Le fait est que les champs de bataille ressemblent à ces salons où l’on retrouve toujours une même société. Ils ont un personnel d’habitués que les balles endommagent et diminuent de temps en temps, mais dont on voit constamment reparaître quelques débris.

Bientôt le maréchal Canrobert reprend sa course. Nous retournons aux lieux que nous venons de quitter. Les Autrichiens n’ont point renoncé à l’attaque de Ponte-Vecchio. Le maréchal s’arrête encore à ce village, puis parcourt de nouveau les lignes de tirailleurs qui en protègent les approches. Il se meut, à la fois calme et passionné, au milieu du feu. Il se porte à tous les endroits, où un exemple énergique est nécessaire. Chaque soldat tour à tour entend à son oreille cette parole amicale et impérieuse, héroïque et familière qui tantôt le pousse où il faut courir, tantôt l’enchaîne où il faut rester. Tandis que les heures découlaient pour nous dans cet espace étroit, mais où se passait une grande lutte, le général Mac-Mahon accomplissait son mouvement tournant sur Magenta. Le maréchal Canrobert avait envoyé le comte Vimercati s’enquérir des opérations du deuxième corps. Tout à coup nous voyons cet officier s’avancer vers nous au galop. La joie d’une bonne nouvelle est sur ses traits. Il nous apprend en effet que Magenta, où il vient lui-même de pénétrer, est au pouvoir de nos armes. En cet instant, le maréchal Canrobert était sur la lisière d’un champ, à l’entrée de Ponte-Vecchio. L’ennemi tentait sur ce village un effort suprême. Le feu redoublait de furie. Je vois encore, à l’horizon d’un tableau que je pourrais dessiner, ces soldats autrichiens élégans et sveltes, avec leurs tuniques blanches, et leurs bonnets bleus, ouvrant les bras et tombant à côté de leurs fusils. Dans ce paysage embrasé, la mort était en pleine moisson ; mais le maréchal Canrobert sentait la victoire décidée. En préservant le flanc droit de l’armée, il avait assuré les succès obtenus aux débuts de l’action par la garde ; la prise de Magenta par le général Mac-Mahon venait à présent confirmer l’heureux résultat de la lutte qu’il soutenait depuis plusieurs heures. Ainsi trois actes éclatans amenaient le dénoûment triomphant du drame. Le maréchal Canrobert s’adresse à un groupe de soldats dont son cheval est environné. Il leur fait partager la joie patriotique dont il est rempli, puis, se tournant vers le capitaine Vimercati et vers moi, il nous ordonne d’aller au plus vite annoncer à l’empereur ce qu’il vient d’apprendre.

Nous partons de toute la vitesse de nos chevaux, nous parcourons la voie qui couronne le talus du chemin de fer, voie embarrassée à chaque pas par des cadavres que nous sommes obligés de franchir. Nous arrivons aux lieux où se tient l’empereur et nous remplissons notre mission. L’empereur, au moment où nous l’abordons, dirigeait le mouvement d’une batterie. Il nous reçut avec un sourire affectueux, mais les traits empreints de ce calme profond qui m’avait frappé la veille. Ni les heures passées si pleines d’angoisses, ni l’heure présente si remplie d’enivrement, p’avaient pu mettre leur trace sur son visage. Un moment arriva cependant où, dans ce regard que l’ivresse du succès n’avait point troublé, un sentiment profond se peignit, et, je dois le dire, un sentiment de tristesse. Cet incident m’a frappé vivement, et je veux essayer de le raconter.

Pour gagner l’ambulance, qu’on avait établie à la hâte, les blessés étaient obligés de suivre la route où se tenait l’empereur. Ainsi aucune horreur de la bataille n’était épargnée à celui qui en réglait les mouvemens. Comme les fils de cet illustre supplicié forcés à recevoir sous l’échafaud le sang de leur père, l’empereur, en offrant lui-même sa chair aux balles, sentait tomber goutte à goutte sur son cœur tout le sang de son armée. Placé à quelques pas derrière lui, après m’être acquitté de mon message, j’accordais, je l’avoue, une assez médiocre attention au lugubre défilé dont j’étais le spectateur. J’étais rempli d’une joie immense, ma cervelle résonnait de fanfares. Le ciel mélancolique pourtant, et où s’allongeaient les premières ombres du soir, me semblait pavoisé à nos couleurs ; mais soudain mon regard fut attiré par une civière où se tenait à demi couché un blessé dont le visage avait une particulière énergie. C’était un soldat. Ses jambes étaient cachées par sa capote grise, à laquelle ses épaulettes de laine étaient attachées encore ; une chemise grossière couvrait seule son buste, dont le bas portait des traces sanglantes, et le haut de ce buste offrait un terrible spectacle. Un boulet avait atteint cet homme à l’épaule et lui avait arraché le bras ; l’endroit où ce boulet avait frappé présentait une plaie sinistre, une immense surface de chair rougie où se tordaient des fibres déchirées. Eh bien ! en passant devant l’empereur, ce soldat, par je ne sais quel effort, car outre cette horrible plaie il avait au ventre une autre blessure, ce soldat parvint à se soulever, et, se mettant sur Son séant, il appela l’empereur. « Sire, votre main ! » s’écria-t-il avec cet accent étrange, violent et sourd, sonnant le formidable et l’inconnu que prend le verbe de l’homme quand il s’agite comme un oiseau de nuit effrayé entre les parois de la masure d’où le chasse la mort. À cet appel, l’empereur, comme si une puissance surhumaine l’eût évoqué, s’avança lentement, et mit sa main nue dans la main que le soldat agonisant lui tendit par-dessus sa capote, à quelques pouces de la plaie béante qui était la cause de cette étreinte. Après cette poignée de main, la civière poursuivit sa route. Le front du soldat était radieux, celui du souverain était voilé. L’empereur donna encore la main à un officier blessé à la poitrine, qui, en passant devant lui, s’était soulevé également sur sa civière pour l’acclamer avec un accent qui avait quelque chose de jeune et de touchant. Toutefois c’est du soldat mutilé que j’ai gardé le plus vif souvenir. Cette poignée de main sur ce brancard décoré par des épaulettes de laine m’a singulièrement remué. Elle renfermait, suivant moi, toute la tristesse et toute la grandeur de ces éclatantes et mystérieuses journées, pleines d’un charme sans mélange pour des combattans obscurs, mais faites pour remplir d’une solennelle émotion ceux qui tiennent du ciel le terrible droit de les nommer leurs filles.


V

La nuit commençait à tomber, et le champ de bataille se refroidissait comme les cieux ; les bruits et les ardeurs de la lutte qui avait rempli la journée s’éteignaient de toutes parts. Les cadavres couchés sur la terre n’étaient plus offensés ni par la lumière du jour ni par le regard des vivans. Les ténèbres les ensevelissaient, et le vent du soir les pleurait. Dans la direction de Ponte-Vecchio, que je cherchais à regagner, je rencontrai le maréchal Canrobert, qui se rendait auprès de l’empereur. Je rebroussai chemin pour l’accompagner. J’appris des officiers qui le suivaient qu’après mon départ le combat s’était prolongé encore dans les rues de Ponte-Vecchio-di-Magenta. Dans ce combat, me dit-on, le chef de notre état-major, le colonel de Senneville, avait reçu une balle au cœur. Le colonel de Senneville était le dernier officier à qui j’adressais la parole en me séparant du maréchal ; il m’empruntait, je crois, en ce moment le feu de mon cigare. Je devais aller le lendemain ensevelir ses dépouilles dans ce lieu même où, sans le savoir, je lui avais dit un éternel adieu. J’avais une respectueuse affection pour cet homme vaillant et calme que j’avais déjà connu en Crimée. Puis, par un de ces caprices de la mémoire, fréquens à ces heures violentes où l’esprit reçoit tant d’impressions, je me rappelais avec une force singulière le dernier regard que j’avais vu dans ses yeux. Pendant la soirée où l’on m’apprit sa rapide et noble fin, je sentis continuellement ce regard sous ma cervelle. Il y ouvrait comme un abîme où je faisais descendre cette rêverie mêlée d’amertume et de douceur qui va de notre âme à celle des morts.

Cette funeste nouvelle n’était pas la seule que je devais apprendre ce soir-là. Pendant que l’empereur s’entretenait avec le maréchal Canrobert, je sus que nous avions perdu le général Cler et le général Espinasse. C’étaient encore deux figures d’Afrique et de Crimée qui disparaissaient pour moi, et deux figures que j’avais vues passer dans des clartés glorieuses. Ces deux hommes avaient eu du reste assurément le trépas qu’ambitionnaient leurs cœurs. Pour parler le langage de Montluc et de Brantôme, tous deux étaient les nourrissons de Bellone, qui les avait allaités de la plus énergique liqueur de ses mamelles. Aussi tous ceux qui les ont connus se rappellent la joie dont ils rayonnaient quand ils pouvaient courir à cette formidable nourrice. Le général Espinasse avait pour officier d’ordonnance un de ses cousins, jeune homme à la nature chevaleresque, haut de cœur, prompt de main, soulevé facilement par toutes les émotions généreuses. Le lieutenant Froidefond, ainsi s’appelait cet officier, pour qui je me sentais un vif attrait, tomba dans les rues de Magenta, près de son général. Voilà encore un homme qui fut traité par la Providence suivant ses ambitions et ses instincts. Certainement, quand leurs cadavres sont encore chauds, on voudrait rappeler à la vie les braves gens que la mort vient de frapper, on s’indigne contre le coup qui les atteint tout en sachant que leurs cœurs y auraient souscrit. L’avenir se réjouit de ces trépas que pleure le présent, c’est là ce qui doit nous consoler. Ces morts héroïques, qui passent en quelques brèves paroles d’une génération militaire à l’autre, se dégagent peu à peu des tristesses dont elles étaient entourées pour ne plus garder que leur virtuel éclat.

L’empereur avait établi son quartier-général à San-Martino, dans une petite maison ombragée par ces grands sycomores qui se réfléchissent dans les eaux transparentes du Tessin. Cette petite maison se composait de deux chambres également étroites, également nues, l’une que s’était réservée le souverain, l’autre où se pressaient tous les officiers de sa suite. Je sentais une faim violente et j’étais dévoré par une de ces soifs particulières aux champs de bataille, qui semblent avoir fait passer dans notre gosier toutes les ardeurs de notre cœur. J’obtins un morceau de pain et quelques gouttes de vin qui étaient dans cette résidence impériale le présent de la plus généreuse hospitalité, car la table de l’empereur, ce jour-là, avait été en harmonie avec son logis. Je quittai ce glorieux et détestable gîte pour me diriger vers des pénates inconnus que je devais trouver plus sordides et plus bouleversés encore.

La maréchal Canrobert alla camper de sa personne en avant des positions que la garde avait si vaillamment enlevées le matin. De hautes masures couvertes par le combat de la journée d’innombrables cicatrices se dressaient en face l’une de l’autre dans les ténèbres. Le seuil d’une de ces maisons était éclairé ; la porte laissait passer par ses fentes des rayons de lumière. Je poussai ces planches mal jointes ; elles glissèrent dans une flaque de sang où gisaient quelques couvertures grossières. Ces couvertures étaient jetées sur des cadavres, placés entre des chandelles fumeuses, qui reposaient sur ce sol ensanglanté. J’étais entré dans une chambre mortuaire. Je quittai cette demeure où les vivans n’avaient pas le droit de dormir, et j’allai au gîte opposé.

Là n’existait aucune porte. On entrait dans une cour vaste et obscure, où soufflait le vent de la nuit. Dans un coin de cette cour, je rencontrai un corps de logis brisé, démantelé comme un navire qui a prêté toute une journée ses flancs aux boulets. Là sans doute s’étaient embusqués des tirailleurs que nos baïonnettes avaient délogés. Je pénétrai à tâtons dans une grande pièce, où je sentais mon pied se heurter contre toute sorte de débris d’une espèce inconnue. La clarté d’une allumette, que j’enflammai à mon cigare, me permit de distinguer parmi ces débris de grands fragmens de papier. C’étaient des gravures arrachées aux lambris de cette triste demeure, — ces humbles gravures, luxe naïf de l’indigence, ces images de l’Été, du Printemps, de l’Automne, qui sourient dans de pauvres cadres, sous des toits de chaume. Je ramassai quelques-unes de ces images, j’y mis le feu et les jetai dans un vaste foyer, où je lançai ensuite tout ce que je trouvai sous ma main, chaises boiteuses et bancs cassés. Alors à la clarté de cette flamme, que je destinais à combattre je ne sais quelle particulière espèce de malsaine et pénible humidité, je fis avec les lieux où m’avait poussé la guerre une connaissance qui n’était pas de nature à me charmer. Une table où je voulus appuyer ma tête pour dormir, un siège que j’avais respecté et placé près du feu pour m’y établir commodément, avaient un suintement que je m’expliquai ; l’humidité dont je m’étais senti pénétré, cette chambre déserte la devait à une vapeur de sang.

J’abandonnai encore cette pièce inhospitalière, plus hideuse peut-être avec ses vagues empreintes de meurtre que la chambre où tout à l’heure mon pied heurtait contre des cadavres, et j’allai me coucher au dehors sur le gazon de la cour. Là j’allumai avec quelques officiers et quelques soldats un feu de bivouac ; je m’enveloppai dans mon manteau, et je plaçai sous ma tête l’antique oreiller de Jacob. Si je ne trouvai pas sur la pierre où je m’endormis les songes mystiques que Dieu envoya au patriarche, j’y goûtai un sommeil plein de douceur, un de ces sommeils où notre être tout entier s’étend avec délices le soir d’une bataille, et qui, remplis de mystérieuses caresses, nous reçoivent comme les eaux profondes du fleuve chanté par le poète reçurent le pasteur Aristée.

Je fus réveillé à cette heure matinale où l’on se sépare à regret d’une couche même aussi dure que l’était la mienne, à cette heure où notre âme et la nature encore sous le charme l’une du rêve, l’autre de la nuit, semblent renaître avec tristesse toutes deux à la réalité et au jour. Je reçus l’ordre de monter à cheval pour accompagner le maréchal Canrobert, qui allait avec son état-major visiter ses avant-postes. Nous arrivons à Ponte-Vecchio-di-Magenta, où est installée la division Trochu. Nous traversons le village, et nous pénétrons dans les champs où sont établies nos grand’gardes. Nous circulions au milieu des hommes couchés sur leurs sacs et des armes réunies en faisceaux, quand un bruit soudain de mousqueterie retentit à quelques pas de nous dans le brouillard du matin. L’air est envahi de nouveau par l’essaim turbulent des balles. Nous pouvons nous croire rentrés dans les régions de la veille. Cette fusillade matinale, cette diane sonnée en coups de feu, avaient pour but de cacher un mouvement du général Gyulai. C’était, a dit le rapport autrichien, le dernier effort d’un vaillant régiment qui avait perdu la moitié de ses officiers dans la journée de Magenta ; tandis que l’armée ennemie, campée dans la direction d’Abbiate-Grasso, opérait sa retraite, ce régiment, lancé en avant, venait essayer de cacher sous le rideau brûlant d’un nouveau combat ce qui se passait derrière lui. À cette explosion de coups de fusil, le général Trochu monte à cheval ; il fait prendre les armes à toute sa division, et se jette lui-même sur l’ennemi à la tête des premières troupes qui sont prêtes. Les hommes se mettent au pas redoublé, les clairons et les tambours entonnent la charge, et, soulevés par ces accens entraînans, voilà les pieds de nos fantassins qui courent à travers l’herbe chargée de rosée. Je me rappelle avec bonheur ce brillant départ. Il avait je ne sais quoi d’héroïque et de gai. Cette image de l’alouette gauloise, qui nie revient toujours quand je me trouve entre les rangs agiles et joyeux de notre infanterie, s’offrit à moi plus vive que jamais. Je la voyais, cette alouette, prendre sa volée aux premiers rayons du jour, à travers les champs de maïs, allègre, audacieuse et défiant le plomb qui sifflait autour de ses ailes. Ce rapide engagement eut des résultats qui répondirent à ses débuts. Le général Trochu repoussa l’ennemi, et le poursuivit en lui faisant éprouver des pertes sensibles. Perdu dans la gloire de la veille, le combat de cette matinée ne fut point pourtant sans éclat. Il eut dans ses étroites proportions ses nobles dévouemens, ses généreux trépas, aussi bien que les plus grandes batailles, car l’héroïsme et la mort surtout se jouent des limites encore plus que le génie ; ce qui est marqué à leur empreinte offre partout la même grandeur.

Le lendemain de Magenta est une des journées qui font le plus de lumière dans mes souvenirs ; je retrouve l’une après l’autre toutes les heures qui ont passé pour moi dans cette région du temps, et le regard particulier que chacune d’elles m’a jeté en passant. Ainsi je me rappelle une longue séance que je fis sur le pont du chemin de fer, où le maréchal s’était arrêté, attendant les ordres de l’empereur et l’allure qu’allaient prendre les événemens. C’était sur ce pont que la garde avait livré la veille ses plus opiniâtres combats. Aujourd’hui ce lieu où les soldats circulaient joyeusement, devisant des périls passés, se parant en jouant d’uniformes enlevés à l’ennemi, ce lieu avait quelque chose de souriant qui rappelait les fêtes de village, et cependant de chaque côté du pont, sur des rampes escarpées, la mort avait placé deux enseignes sinistres : c’étaient deux monceaux de cadavres réunissant des types et des vêtemens variés. Un zouave avec une barbe monacale était étendu les bras en croix ; son front pâle reposait sur la poitrine déchirée d’un Autrichien ; auprès de lui se serrait un grenadier dont on ne voyait pas le visage, car il était tombé la face contre terre, mais qui avait dans ses cheveux courts et drus ce je ne sais quoi qui sent la toison nouvelle, caractère commun aux têtes de novices et de jeunes soldats. Cet homme était bien un jeune soldat en effet ; je pus m’en convaincre en voyant son honnête visage, que reconnurent deux de ses camarades. « — Tiens ! firent les compagnons de ce mort qui se promenaient sur le champ de bataille, fouillant de leurs regards curieux les débris dont ils étaient entourés, voilà un tel qui manquait à l’appel ce matin. »

Ces corps sans sépulture étaient un spectacle qu’on ne voulut point laisser aux soldats ; l’ordre fut donné de creuser partout des fosses, et le sol enferma bientôt ces cadavres qui flanquaient les deux côtés du pont : Autrichiens et Français furent ensevelis côte à côte ; habits bleus et habits blancs disparurent cachés par les mêmes pelletées de terre. Ainsi naissait sous la main des fossoyeurs la fraternité, cette fleur idéale que les songeurs demandent aux régions de la vie et qui ne veut s’épanouir que dans la tombe. J’étais destiné à voir ce jour-là toutes les natures de funérailles qui suivent les vastes actions. Le maréchal Canrobert voulut rendre les derniers devoirs au chef de son état-major, le colonel de Senneville.

Il partit accompagné de quelques officiers parmi lesquels je me trouvais ; il se rendit à l’entrée de Ponte-Vecchio-di-Magenta, au coin du champ où la veille j’avais parlé pour la dernière fois à celui dont j’allais voir disparaître les restes. Il y a aux heures tristes de la vie des lieux qui opèrent dans notre mémoire un miracle semblable à celui du saint suaire. Ce paysage, où vers la fin du jour j’ensevelis un compagnon aimé, a laissé son empreinte sur mon esprit, nette, vivante, comme la face divine sur le tissu dont elle fut touchée. Je vois la maison qui s’élevait derrière moi, le pré qui était à ma gauche, et où les hussards de notre escorte s’arrêtèrent pendant la cérémonie funèbre pour faire un fourrage improvisé. Je vois plus que tout cela encore : le sentier étroit où gisait, enveloppé dans une couverture de campement, le corps du colonel de Senneville. Le maréchal Canrobert fit soulever le grossier linceul qui lui dérobait un visage ami. Il attacha sur ces traits rendus pour quelques instans à la clarté du jour un regard rempli à la fois de mélancolie et de fermeté, puis il lit creuser lui-même par des grenadiers la fosse, où l’on allait déposer le cadavre. Pour savoir si cette fosse avait la longueur et la profondeur nécessaires, il ordonna à un des fossoyeurs en capote grise de s’y coucher. Celui qui reçut cet ordre était un jeune soldat dont la figure prit quelque chose de soucieux. — Allons, mon enfant, dit le maréchal, cela vous portera bonheur. Quand la tombe eut les dimensions voulues, on y descendit le mort, que l’on plaça la tête tournée vers la France. On planta ensuite sur la terre à qui ces dépouilles étaient confiées l’étendard de la patrie que vivant ou mort on rencontre, n’importe de quel côté on se tourne ; la croix s’éleva sur ce sol piétiné par les luttes de la veille ; un prêtre récita les prières de l’église. Les prières terminées, le maréchal Canrobert, prêt à remonter à cheval, s’inclina une dernière fois vers la tombe où il venait de coucher son compagnon, et jeta ces paroles dans notre silence : — Au revoir, Senneville, au revoir !

Celui qui faisait à la formule consacrée cet heureux et noble changement, qui, à l’hôte récent de cette tombe guerrière, disait : « Au revoir ! » et non pas « adieu ! » avait couché la nuit entre des cadavres, et ne savait guère quelle demeure il aurait le lendemain. Cette courte oraison funèbre entre deux batailles fit passer dans nos cœurs ce frémissement dont nous agite la parole humaine, quand elle mérite de s’appeler l’inspiration. Le maréchal Canrobert, au bout de quelques heures, avait oublié le mot qu’il avait prononcé ; mais ce mot est resté dans des âmes où il pénétra, comme un trait, tout vibrant de l’impulsion qu’il devait à une force inconnue.

Trois jours après la bataille de Magenta, nous entrions à Milan, Cette triomphale journée du 8 juin 1859 m’a laissé dans ses débuts une pénible impression. Nous suivions, pour gagner la ville, les chemins qui se prolongent des deux côtés de cet interminable canal que l’on appelle le Naviglio-Grande. Resserrées dans ces voies étroites, les troupes s’avançaient avec lenteur. Il fallait subir continuellement le supplice des marches pompeuses, ces temps d’arrêt qui emplissent l’âme d’un sentiment chagrin et impatient, semblable à l’ennui morbide des salles d’attente. Nous avions couché la veille dans un petit village sur les bords du canal. Nous étions à cheval depuis quatre heures du matin, et à midi nous n’apercevions pas encore les toits de Milan. On sentait dans le ciel un lourd soleil ; la fatigue et la chaleur unissaient contre nos cervelles leurs puissances oppressives. La pensée toutefois d’assister à des prodiges d’enthousiasme, d’entrer dans une ville en fête, d’appuyer enfin nos lèvres un instant aux bords de l’immense coupe où les membres inconnus des légions illustres s’enivrent obscurément de la gloire, cette pensée nous soutenait et ramenait par intervalles un sourire sur nos visages poudreux ; mais nous avions compté sans les nécessités de la guerre, qui dominent tyranniquement chaque heure des existences qu’elles régissent. Tandis que Milan se pavoisait et se couronnait de fleurs, cette armée autrichienne qui l’avait traversée la veille, sombre, silencieuse, irritée, laissant derrière elle une trace de sang, les courageux vaincus de Magenta n’étaient qu’à quelques pas de nous, et la lutte dont nous sortions pouvait recommencer. L’ordre nous vint de tourner la ville au lieu d’y pénétrer, et d’aller nous établir sur les boulevards extérieurs, prêts à soutenir les corps Baraguay-d’Hilliers et Mac-Mahon, qui s’avançaient déjà vers l’ennemi.

Je ne pus donc d’abord juger Milan que sur quelques faubourgs déserts, car tout le sang de cette ville passionnée affluait en ce moment à son cœur. Cependant, nos troupes établies dans les campemens qui leur étaient assignés, le maréchal Canrobert voulut se rendre au quartier impérial. Je vis alors dans toute sa splendeur le spectacle désiré. Milan avait l’aspect d’une ville où vient de s’accomplir une révolution, mais une révolution sans épouvante et sans larmes. On y sentait d’abord cette vie étrange, expansive, qui, à des heures brûlantes et rapides, inonde tout à coup de grandes cités. Les rues étaient encombrées de cette foule où se confondent tous les rangs, où tous les regards s’interrogent, où tous les cœurs se répondent, enfin où se montrent, enchanteurs et dangereux fantômes, ces visions que les peuples n’oublient plus quand elles leur sont apparues une fois. Malgré le nombre de Français qu’il avait déjà salués, l’enthousiasme milanais n’était point las. En se dirigeant vers le quartier impérial, notre état-major glana encore nombre d’acclamations et de fleurs.

Le palais occupé par l’empereur était rempli de costumes étranges. À côté de nos uniformes se montraient ces bizarres accoutremens sous lesquels se produisent soudain, aux jours d’émotions publiques, nombre de citoyens souvent respectables et paisibles. Une sorte de garde nationale s’était formée immédiatement. Plusieurs notables milanais avaient modifié leur tenue habituelle par un baudrier passé sur une redingote bourgeoise et par une coiffure militaire. Dieu me préserve du reste d’une pensée ironique en racontant ces détails, que je recueille uniquement pour faire revivre les scènes qui m’ont frappé ! Je trouve qu’il ne faut pas railler l’enthousiasme chez l’homme isolé, à plus forte raison chez les peuples. Un fait qui se retrace en ce moment même à ma mémoire donnera une idée de l’empressement que nous montraient à l’envi toutes les classes de la société dans la capitale de la Lombardie. Suivant une règle enseignée par l’expérience de la guerre pour éviter les pertes fâcheuses de temps, le maréchal Canrobert, dans tous les lieux où il bivouaquait, faisait venir le soir à son quartier quelques guides chargés d’accompagner ses plantons. Le soir du 8 juin, comme à son ordinaire, il voulut prendre cette précaution. Dans une ville aussi grande que Milan, les plantons pouvaient s’égarer. On fait demander des guides à la municipalité ; au bout de quelques instans, ces guides arrivent. Le maréchal était à table ; souriant à une pensée soudaine, il envoie un officier savoir quels gens lui a expédiés le patriotisme milanais. Cet officier trouve dans le vestibule, où se tiennent les plantons, deux membres élégans et titrés de l’aristocratie lombarde. Je pourrais citer maints incidens de cette nature. Il y a des heures où la patrie, au lieu d’être une divinité à la fois oubliée et invisible, devient une personne vivante pour tous les cœurs, présente pour tous les regards, marchant, comme le Dieu fait homme, au milieu de la foule, dans la poussière de nos routes. Alors les âmes s’exaltent de concert, et chacun se dispute l’honneur de rendre à l’être glorieux les plus humbles services. Point de chevelure précieuse qui ne soit fière d’essuyer ses pieds. Voilà ce qui arrivait à Milan ; mais je reviens au quartier impérial.

Le maréchal Canrobert y apprit que son corps ferait peut-être une halte de quelques jours. Il alla s’établir dans un palais où nous attendait une gracieuse et splendide hospitalité. L’Italie est encore à 89, si, ce qu’à Dieu ne plaise du reste, elle doit retrouver toutes nos étapes dans la route où la voilà engagée, si la Providence a décrété qu’on pourrait lui appliquer le mot douloureux de Shakspeare, si son histoire est destinée à être un conte déjà raconté. Malgré les refrains patriotiques, malgré les flammes tricolores qui résonnent et brillent dans son atmosphère, Milan possède toujours ses seigneurs. J’ai entendu cette expression sur des bouches de paysans, et qui plus est de bourgeois. À deux pas d’un poste de la garde civique, sous le portique d’un palais décoré aux couleurs nationales, j’ai vu la main d’un de ces seigneurs baisée gravement par un homme décemment vêtu, ce qui me rappelait les Ils en vigueur dans la société féodale des Arabes. La noblesse milanaise a gardé des demeures dignes du prestige qui l’environne. Nos regards, où flottaient encore les images des champs de bataille, erraient dans notre nouveau gîte sur des murs aux sculptures dorées, et revêtus de cette divine parure qu’ont seules les murailles italiennes. Les vastes pièces où nous errions étaient toutes remplies de cette mystérieuse lumière qui s’échappe des toiles immortelles comme de lieux enchantés et profonds.

Une fête presque aussi chère à mes yeux que les plus précieux tableaux dans notre résidence de Milan, c’était un vaste et sombre jardin qui s’étendait sous nos fenêtres. Je ne me suis point promené dans ce jardin, et je ne m’en repens pas. Il ne faut jamais s’approcher de ce qui ressemble à une vision. J’ai gardé ainsi avec plus de puissance le souvenir d’un gazon épais, à la verdure foncée et luisante, qui, au milieu des grands arbres dont il était entouré, avait un aspect de lac magique. Le 8 juin, vers cinq heures du soir, je regardais ce jardin, où venait de tomber une pluie d’orage, quand j’entendis un bruit que je pris d’abord pour celui de la foudre, mais que je reconnus bientôt pour le bruit du canon. À l’heure même où je jouissais de tous les charmes qu’une ville peut renfermer, le corps du maréchal Baraguay-d’Hilliers, qui le matin avait traversé Milan au pas de course, était aux prises avec l’ennemi. Encore parés des fleurs qu’on leur avait jetées, nos soldats soutenaient dans le cimetière de Melegnano cette héroïque et sombre lutte qui ensanglantait la pierre des tombeaux. Ce canon lointain, dont les accens m’arrivaient avec les bouffées d’un vent humide, me causait une singulière impression. Ces lugubres accords, pour parvenir jusqu’à mes oreilles, traversaient tant de charmantes choses : une riante campagne, une ville ornée comme une salle de bal, et ces allées solitaires, au feuillage lustré par l’eau du ciel, dont je ne pouvais détacher mes yeux. Cette canonnade du reste fit tressaillir le cœur de Milan, et bien d’autres que moi, j’en suis sûr, en ont gardé le souvenir. Dieu fait des drames plus puissans que ceux de Sophocle et d’Eschyle, a dit je ne sais quel père de l’église ; il est certain que, lorsqu’elle dispose tout à coup la vie des peuples en scènes rapides, dominées par une seule action et concourant à un même but, la Providence semble se plaire à réunir tous les effets de l’art le plus v ingénieusement émouvant. Le canon de Melegnano, jetant sa note voilée dans le concert de sons éclatans qui remplissait une ville ivre de joie, produisait ce qu’on nommerait une beauté merveilleuse dans une œuvre du génie humain. Le glas de ce bronze invisible, sonnant à travers une fête de triomphales funérailles, avait une solennité imprévue dont chacun se sentait pénétré. Je vois encore le recueillement et l’anxiété peints sur le visage de nos hôtes. Les vœux qui en ce moment sortaient si passionnés de tant d’âmes ne furent point trompés. Malgré ce qu’il avait de sinistre avec ses sourds roulemens, le canon de Melegnano était digne du jour où il résonnait : il annonçait une victoire.

Le 9 juin, l’empereur et le roi de Piémont allaient entendre un Te Deum à la cathédrale de Milan. Je n’aimerais pas à revoir dans les conditions habituelles de la vie, éclairés par la seule lumière d’un jour semblable à un millier de jours, les lieux que j’ai vus à la lueur des grands événemens. Peut-être, à ces clartés trop vives, ne voit-on pas les objets tels qu’ils sont, suivant le témoignage habituel de nos sens ; mais qui sait, après tout, si les vraies formes des choses répondent bien à ce témoignage, si elles ne nous apparaissent au contraire qu’à ces seuls instans où elles sont mises en un contact mystérieux et passager avec notre âme par ces puissances calomniées que l’on appelle les illusions ?

Cette cathédrale de Milan si souvent décrite, je n’essaierai pas de la décrire à mon tour. Je crois pouvoir dire seulement que je l’ai vue, et ce mot-là renferme toute ma pensée. Elle m’a rappelé ces apparitions qui, suivant quelques livres mystiques, se montrent à la lumière du soleil, et qui même, je crois, portent un nom dans les sciences occultes et s’appellent les fantômes de midi. Le fait est qu’elle s’élevait dans un ciel ardent, blanche, transparente, aérienne ; avec sa population de figures sacrées, étagées les unes sur les autres, c’était l’échelle du patriarche. Elle semblait ce qu’on lui demandait d’être en ce jour, où la prière d’une nation émue venait la trouver : une voie ouverte entre ce monde et le monde divin. Pour aller du palais qu’il habitait à cette sainte et glorieuse demeure, l’empereur traversa entre la double haie de ses grenadiers des rues bordées de maisons frémissantes comme des arbres qu’agiterait le vent. C’est qu’en effet ces maisons étaient devenues des choses vivantes. Vêtues de la splendeur mouvante des navires qui célèbrent une fête sur l’onde, elles dardaient tant de regards de toutes leurs ouvertures, elles jetaient au ciel tant de cris, elles semblaient enfin soulevées par tant de passion, qu’elles renouvelaient le miracle des temps antiques : c’étaient des pierres animées et soumises aux enthousiasmes humains. Dans ces lieux où étaient déchaînées toutes les puissances expansives de l’Italie, il n’y avait d’immobiles que les soldats rangés sur le passage de l’empereur ; coiffés de ce bonnet qui devant Sébastopol rappelait Smolensk et le Kremlin, ils se tenaient calmes, droits et fiers, cariatides habituées à supporter sans fléchir le poids des gigantesques édifices dont on les charge.

Une soirée à la Scala marqua le dernier jour de notre passage à Milan. Nulle troupe d’acteurs n’était alors dans cette ville, qui voulait pourtant faire concourir à ces fêtes l’éclat de son magnifique théâtre. Il fut décidé que la salle de la Scala serait éclairée par une de ces illuminations dont l’Italie a le secret ; quant à la scène, elle serait occupée par des chœurs chantant des hymnes nationaux. Cette musique improvisée était un prétexte de réunion bien suffisant pour une solennité de cette nature. Il eût été inutile, en une pareille soirée, de faire appel au génie des grands maîtres et au talent des célèbres chanteurs. Le spectacle que cherchait le public, l’art ne pouvait point le lui donner. L’empereur et le roi de Piémont, quand ils parurent dans la vaste loge décorée pour leur triomphe, rendirent la salle aussi bruyante qu’elle était lumineuse. Tout en laissant une partie de mon esprit s’épanouir au sein de ces clartés et de ces rumeurs, je songeais involontairement à toutes les régions obscures qui entouraient ce point rayonnant du temps et de l’espace, aux combats de la veille et aux combats du lendemain, à tel arbre en cet instant même incliné par le vent de la nuit sur le sol qui recouvrait la dépouille d’un compagnon. Ce sont les pensées de cette nature qui donnent une si âpre saveur aux rapides jouissances de la guerre, en rôdant autour dès parties subitement éclairées de notre âme, comme ces pâles et sinistres figures qui, dans les grandes cités, rôdent autour des maisons en fête.

Je pus me convaincre bientôt du reste que j’avais raison d’imiter l’homme destiné à se lever avant le jour, et ne livrant qu’une moitié de lui-même aux chaînes dorées du sommeil. On frappa soudain à la porte de la vaste loge, où j’aurais pu me croire perdu dans un coin élégant et charmant de la société milanaise. Un mouvement venait d’être décidé, et nous devions, dans la nuit même, faire nos préparatifs de départ. J’abandonnai un entretien commencé, je rejetai au-delà de l’incertain horizon des batailles les projets que je devais exécuter le lendemain, je dis adieu à des hôtes d’une heure que probablement je ne reverrais plus, et je me dirigeai dans la nuit vers le palais où, sans le savoir, j’avais passé ma dernière journée. Milan n’était pas encore éveillé quand je montai à cheval pour rentrer dans les sentiers habituels de ma vie. Je m’éloignai de cette ville endormie le cœur reconnaissant, mais sans chagrin. Le soldat est un Juif errant volontaire : il n’a qu’une crainte, quoi qu’il en dise parfois, la terreur d’échapper au tourbillon qui le contraint à marcher.


VI

Je n’ai pas même entrevu Brescia. J’ai passé bien près de cette ville. Un soir, dans une course à cheval où j’accompagnais le maréchal Canrobert, j’arrivai jusqu’au détour d’un chemin bordé d’eaux limpides et ombragé par de grands arbres, qui m’aurait conduit en quelques minutes, si j’avais continué à le suivre, à la plus guerrière des cités lombardes ; mais le maréchal revint sur ses pas, et je ne lui demandai pas la permission de pousser plus loin ma promenade. Je l’ai déjà dit, j’obéis scrupuleusement, dans mes excursions à travers ce monde, aux lois d’une fatalité qui me paraît toute remplie de charme, et qui, en tout cas, délivre d’un grand poids ma conscience de voyageur. Même quand un simple rideau de feuillage me sépare de quelque objet réputé curieux et célèbre, je m’arrête derrière ce voile sans répugnance et sans regret, si les nécessités de ma vie me l’ordonnent.

Depuis mon départ de Milan jusqu’à mon arrivée sur le champ de bataille de Solferino, le seul incident qui ait laissé une trace dans mon esprit est une mission que je remplis auprès de l’empereur à Triviglio. Le quartier impérial consistait en une modeste habitation située au fond d’une petite cour. J’étais parti à quatre heures du matin ; le ciel avait encore des teintes roses et l’air, des souffles frais, quand j’arrivai à mon but. Je trouvai l’empereur, en uniforme et en épaulettes, dans une pièce étroite qui composait, je crois, tous ses appartemens. Il était assis, la tête inclinée devant une table chargée de cartes géographiques. Je n’ai pas à raconter ici la mission, toute militaire, et d’une très secondaire importance, qui m’était confiée ; mais ce qui, dans une histoire, ne mériterait pas d’occuper une ligne a le droit de figurer dans des commentaires, puisque c’est dans le développement des pensées intimes que réside toute la force de ce genre d’écrits. Je n’avais pas revu l’empereur depuis le jour où je l’avais aperçu à la Scala, au fond de cette salle éclatante que sa présence remplissait de tant de bruit. Je le retrouvais seul, dans une chambre silencieuse éclairée par un jour matinal. Il y avait là des contrastes qui devaient forcément me frapper. J’ai toujours pris plaisir aux décorations changeantes de la vie ; puis le tableau qui était devant moi renfermait le mystérieux attrait que présenteront toujours les tableaux de cette nature. Que l’on me montre dans un cadre, au fond d’une galerie, animé de la seule existence que peut donner le pinceau, un des puissans de ce monde se recueillant à la veille d’une action décisive : je m’abîmerai dans de longues rêveries. L’émotion que me feront éprouver quelques traits et quelques couleurs sur un morceau de toile, je puis l’accepter à coup sûr d’une scène offerte à mon esprit et à mes yeux par la main vivante du destin.

Notre dernière étape avant le champ de bataille où devait se passer la plus grande lutte peut-être des temps modernes fut un petit village appelé Mezzane. Là, le maréchal Canrobert fut logé dans une riante maison située au milieu d’un jardin, entre deux gazons frais et brillans où de grands arbres projetaient leurs ombres. Sur la même ligne que cette maison, dont la séparait seulement un fossé rempli d’eau courante, une église au toit élégant, une véritable église d’Italie, se dessinait sur un ciel d’un bleu gai et limpide. J’ai passé deux jours entiers dans cet aimable paysage où ma pensée retourne souvent. L’attrait de ces lieux et de ces journées tient en grande partie, je le crois, à ce qui allait leur succéder. Pour moi, le séjour à Mezzane est le prologue de Solferino, ou, pour mieux dire, le rideau gracieux derrière lequel se dressaient à mon insu toutes les machines formidables et tous les éclatans décors de l’immense drame où j’allais avoir le bonheur de figurer.

Le 23 juin au soir, le maréchal Canrobert réunit à sa table les généraux du troisième corps. On savait que le lendemain, à quatre heures, on se mettrait en route, que l’on marcherait en ordre de bataille, et que l’on était en présence de l’ennemi. Aussi le repas eut-il cette gaieté d’une nature haute et sereine que donne à ce genre de réunion l’approche des heures décisives. Les grands périls, ainsi que les grandes cimes, quand ils se dressent devant nous, laissent tomber sur notre vie une ombre qui donne soudain aux plus vulgaires et aux plus habituelles de nos jouissances quelque chose de profond et de pur. Il y avait douze ans, à pareil jour, la veille d’une bataille bien différente de celle que me réservaient les champs de l’Italie, mais rude, mais terrible aussi, et qui restera couronnée à travers les siècles d’une gloire douloureuse, je prenais place à une table dont les convives, par une singulière volonté du sort, devaient tous être frappés le lendemain. Cette fois les mêmes destinées ne nous attendaient point ; nul d’entre nous déjà n’appartenait à la mort, mais tous appartenaient au danger, et à un de ces dangers généreux, féconds, désirés, dont l’étreinte laisse des traces ineffaçables aux âmes qui les ont subis.

Les convives du maréchal se retirèrent de bonne heure pour vaquer aux préparatifs qu’exigeait la journée du lendemain. Je restai avec quelques-uns de mes compagnons dans le Salon de la villa qui nous donnait son hospitalité. À l’extrémité de ce salon, dont les fenêtres s’ouvraient sur le jardin et où pénétrait l’air parfumé d’une soirée de juin en Italie, se trouvait un piano qui déjà plus d’une fois avait occupé nos loisirs. Un vieil Italien, l’ami du maître de la villa, que je n’avais pas vu entrer au milieu de nous, s’empara de cet instrument et se mit à jouer des mélodies de Mozart. Le piano était médiocre, et celui qui le faisait résonner n’était pas à coup sûr un maître illustre ; mais cette musique inattendue me fit plaisir : elle avait, dans les circonstances où je l’entendais, je ne sais quoi de mélancolique et de fantasque qui me rappelait les maladives inspirations d’Hoffmann. C’était maître Kreissler ou plutôt son fantôme que je croyais entrevoir dans le coin de cette pièce, où mes yeux erraient sur des objets qui m’étaient inconnus la veille, et qui, dans quelques heures, allaient m’être pour toujours étrangers. Le salon n’était plus éclairé que par une seule bougie jetant une lumière chevrotante comme le jeu du vieux musicien. Enseveli entre les coussins d’un divan, je suspendais mon esprit avec une bizarre volupté à ce filet de lumière et de musique. Sentant déjà sur mon front l’ardente haleine du lendemain, je savourais dans l’obscurité la fraîcheur de l’heure présente. Telle fut pour moi la veille de Solferino.

Le 24 juin, à deux heures et demie du matin, le troisième corps se mettait en marche. Tout près du village que nous quittions, nous avions un passage de rivière à opérer, le passage de la Chiese. Le général Jeannin, depuis la veille, occupait avec sa brigade le pont jeté sur ce cours d’eau. Derrière la Chiese serpentaient des routes étroites et bordées d’arbres où nous étions engagés depuis quelques instans, quand nos oreilles entendirent tout à coup dans l’air matinal le bruit distinct du canon. Je pensai, pour ma part, qu’il se livrait sur notre front quelque combat d’avant-garde. L’idée d’une grande bataille ne s’offrit point d’abord à mon esprit. Cependant je sentais bien par instinct que l’air était chargé de poudre. À quoi se devinent ces orages humains que j’ai vus fondre tour à tour dans les rues les plus fréquentées de nos villes et dans les paysages faits pour la solitude, voilà ce que je ne saurais trop dire. Il me semble que le sol sur lequel on va se battre change d’aspect, comme la mer que les souffles de l’ouragan vont bouleverser. Le pavé prend quelque chose d’ardent et de sinistre, l’herbe a des frémissemens inconnus. Ainsi du moins peut en juger une âme toute remplie elle-même des passions qui vont se déchaîner en elle et autour d’elle. Du reste, dans la matinée du 24 juin, des signes précis se joignirent bientôt aux signes d’une espèce vague et incertaine. Au moment où le soleil enflammait l’horizon, nul de nous n’avait plus besoin, pour connaître l’avenir de la journée, d’interroger ce sens occulte qui des parties intimes de notre être perçoit à travers le monde tout un ordre de phénomènes mystérieux, nos sens ordinaires et visibles suffisaient pour nous instruire. À des coups de canon isolés, lointains, semblables à la voix intermittente d’un navire en détresse, avait succédé une canonnade rapprochée et soutenue. Comme la voix d’un chanteur se détachant en notes légères sur la puissante harmonie d’un orchestre, la fusillade ne tarda point à jeter ses étincelantes broderies sur le fond imposant de la canonnade. Les oreilles éprises de sons guerriers purent bientôt distinguer avec plaisir le feu de deux rangs, à la fois si preste et si régulier dans ses allures, le feu capricieux des tirailleurs, le feu brusque, mordant et rapide des pelotons, enfin toutes les sources d’accords dont se compose le concert d’une bataille. C’était une bataille en effet qui s’engageait à quelques pas de nous.

Il est un sentiment que j’éprouve toujours, quand la fatalité de mon récit m’amène à une de ces actions que je voudrais dire comme chacun voudrait les savoir : c’est une sorte d’embarras, de découragement et de regret. Ces figures éclatantes et de cent coudées que l’on appelle des victoires, quand j’essaie de les peindre, je comprends combien je les ai mal vues. Dans cette immense étendue de terrain où s’est livrée la bataille de Solferino, je n’ai vraiment connu que la motte de terre qui s’est ensanglantée sous mes yeux. Je suivrai ma coutume ; je resterai obstinément dans le cercle où mon destin m’a enserré. Là les obscurs détails qui ont occupé mes regards, je les rendrai ou tâcherai de les rendre. Quant aux grands traits, aux vastes horizons du tableau, je les montrerai tels qu’ils me sont apparus dans les éclaircies du terrain couvert où tournait mon cheval et de la fumée brûlante qui m’entourait.

Nous marchions sur Medole, où nous devions coucher. À quelque distance de ce village est une petite ville appelée Castel-Goffredo, entourée d’une vieille muraille. Nous trouvons les portes de cette petite ville barricadées, et des paysans nous disent qu’un parti ennemi s’y est retranché. Castel-Goffredo était seulement occupé par un détachement de hulans qui furent sabrés par l’escorte du maréchal Canrobert ; mais malgré la rapidité que mirent nos hussards à s’acquitter de cette besogne, cet incident retarda un peu notre marche, et tout retard en ce moment devait irriter le commandant du troisième corps, impatient d’arriver sur les lieux où se faisait entendre le canon. Pour prendre une part plus prompte à l’action, le maréchal Canrobert se jette dans des chemins de traverse, et vers neuf heures et demie du matin il pénètre dans Medole avec les premiers bataillons de la division Renault, qui formait sa tête de colonne. Un soleil ardent tombait sur la place de l’église, où pendant une courte halte je promenai mon regard autour de moi. L’ombre de nos chevaux se dessinait sur les grandes flaques de lumière que formait ce soleil en inondant une terre blanchâtre. Dans cette éclatante clarté, le village avait un aspect lugubre ; toutes les maisons étaient closes, sauf une vaste maison transformée déjà en ambulance. Au coin de la première rue où je m’avançai, j’aperçus le cadavre d’un Autrichien. Les lieux à cette heure n’étaient animés que par la terrible vie des combats. Il n’y avait debout sous ce ciel d’été que des hommes prêts à mourir.

Le maréchal Canrobert prit une route à sa droite, où quelques projectiles commençaient à siffler. Cette route plate et bordée d’arbres ne me permettait de rien voir ; mais au bruit croissant dont nous étions entourés, je sentais que nous entrions dans des espaces où se choquaient des flots humains, que nous pénétrions dans le lit d’une grande bataille. Depuis plusieurs heures en effet, l’armée presque tout entière était aux prises avec l’ennemi, et le quatrième corps soutenait en avant de Medole une lutte opiniâtre contre des forces supérieures aux siennes. Le maréchal Canrobert veut prêter son appui au général Niel, le commandant de ce corps ; mais il n’a en ce moment avec lui que sa tête de colonne : le gros de ses troupes est engagé encore dans les routes étroites que le bruit du canon leur fait parcourir au pas redoublé. Cependant le chef du troisième corps n’hésite pas et fait marcher, sous, les ordres du général Jeannin, les bataillons dont il dispose. Le maréchal Canrobert était auprès d’un chemin creux, s’occupant du départ de ces troupes ; il échangeait quelques paroles avec le général Courtois d’Hurbal, qui revenait d’une rapide reconnaissance, quand deux officiers d’ordonnance de l’empereur arrivèrent presque en même temps au milieu de nous. L’un de ces officiers portait au maréchal l’ordre déjà deviné et accompli d’appuyer le quatrième corps ; l’autre lui enjoignait de faire observer les mouvemens que, d’après un document sérieux, un parti d’Autrichiens venant de Mantoue se disposait à tenter sur nos derrières. Je raconte ces faits, consignés du reste dans les récits officiels, parce que j’en ai été le témoin, parce qu’ils se sont passés en des lieux dont je pourrais décrire chaque arbre et chaque pierre. Voilà ce qui les met sous la loi de mon récit. J’ai hâte de revenir aux obscurs incidens des batailles. Que d’humbles deniers jetés par des mains inconnues dans ces trésors éblouissans de gloire qui font l’orgueil des peuples ! Ce sont ces deniers que je recherche, et que je voudrais entourer pour tous les regards de l’éclat sacré qu’ils ont pour mes yeux.

a -Notre pauvre vieux commandant, la première balle a été pour lui ; il y allait de tout son cœur ; il n’était pas toujours commode, mais vraiment cela m’a fait de la peine. » De qui parlaient les deux grenadiers dont j’ai recueilli ces paroles au milieu d’un champ de maïs, je n’en sais rien. Je cherchais en cet instant le maréchal Canrobert, et cette recherche faisait passer devant mes yeux une succession rapide de tableaux. Les soldats qui accordaient leurs regrets à un chef qu’ils venaient de voir tuer avaient cette honnête expression si touchante aux heures des dangers. C’étaient des paysans apportant la foi du charbonnier dans la religion de l’honneur et du drapeau. Quant à ce vieux commandant qui n’était pas toujours commode et qui allait au feu de tout son cœur, chacun pourrait faire son portrait. Dans ces trois hommes, l’officier qui venait de mourir, les grenadiers qu’affligeait cette mort, je saluais avec un respect attendri toute une partie de notre armée. Qui pourra faire pousser plutôt que ceux dont j’ai en ce moment l’âme remplie cette exclamation répétée par tant de bouches : « O sainte simplicité ! » cette simplicité, qui est une vertu dans toute l’acception du mot, c’est-à-dire une souveraine, une invincible puissance, où la rencontrer plus émouvante et plus complète que dans ces hommes insoucieux de leurs jours, ignorans d’eux-mêmes, également étrangers aux grandeurs de leur mort et de leur vie ?

Le maréchal Canrobert, quand je le rejoignis, n’avait autour de lui, de tout son corps d’armée, que les officiers de son état-major. Il avait laissé à notre droite, dans un village appelé Rebecco, le général Renault, qui avait prêté au général Luzy un concours intelligent et vigoureux. Il avait envoyé chercher le général Trochu, dont la division débouchait à peine sur Medole. Le général Bourbaki était retenu loin de l’action par la mission particulière qu’il avait reçue. Le chef du troisième corps était donc sans troupes ; mais, fidèle à la loi de toute sa vie, à la loi du dévouement, il s’était porté de sa personne à l’endroit où le quatrième corps lui avait semblé le plus fortement engagé. Cet espace sombre, resserré, coupé par des fossés, couvert d’arbres, où je le vis des heures entières, tantôt marchant isolément, tantôt s’entretenant, sous les balles, avec le général Niel, cet espace a été pour moi tout le champ de bataille ; quand ce grand nom de Solferino retentit à mes oreilles, c’est dans ce coin de terre que retourne ma pensée. Qu’on s’imagine un de ces paysages italiens où se marient tous les luxes et toutes les puissances de la végétation. Nos chevaux écrasaient sous leurs pieds les longues tiges de maïs. Du sein de ces moissons sortaient des mûriers rappelant les arbres d’un verger par leurs rangs alignés et nombreux ; sur notre droite et devant nous, à de prochains horizons, des peupliers élevaient dans le ciel ce feuillage frémissant et pâle, qui a vraiment l’air de s’animer d’une émotion surnaturelle quand il est agité par les souilles du canon.

À l’heure dont je parle, ces souffles régnaient sur un immense paysage dont ils envahissaient les plus profondes retraites. Les boulets exécutaient autour de nous leurs danses brutales sur un sol où l’herbe des champs, frappée comme les hommes, se couchait abattue et brisée près de ceux qui s’endormaient dans la mort. Hôtes invisibles, mais tumultueux de l’air, les balles déchiraient nos oreilles de leurs sifflemens ; elles atteignaient tantôt des branches d’arbres qui rendaient en se cassant un bruit sec, tantôt des hommes et des chevaux qui s’affaissaient silencieusement. Ce champ où je trouvai le maréchal Canrobert me fit songer à ces feux de bivouac que des mains infatigables entretiennent avec des poignées incessantes de bois pétillant ; c’était à chaque instant un redoublement d’énergie et d’ardeur dans le foyer où nous respirions. Rien du reste d’étonnant à cela ; nous étions presque en face de Guidizzolo, et c’est sur ce point que l’armée autrichienne, délogée de ses positions les plus formidables, tentait un suprême effort. S’il faut en croire les récits du lendemain, l’empereur François-Joseph lui-même était devant nous à ce moment de la bataille. Dans cette action, qui rappelle les ballades héroïques où des souverains ensevelissent en pleurant leurs armées, l’empereur d’Autriche voulait, dit-on, avant de se retirer, frapper un dernier coup sur notre droite. Je ne sais si le fait est exact ; ce dont je suis certain, c’est que les Autrichiens qui luttaient contre nous méritaient de se battre sous le regard de leur chef.

À l’instant où les balles devenaient plus drues, où le cercle de feu qui nous entourait se resserrait plus étroitement, le général Trochu arrivait. Il amenait avec lui une partie de sa division. Le général Trochu s’entretint tour à tour avec le maréchal Canrobert et le général Niel. Mon souvenir le plus net d’alors, c’est l’aspect d’une compagnie de voltigeurs que l’on avait fait coucher à travers les mais en attendant le moment où l’on allait redresser ces braves et les jeter contre l’ennemi. J’éprouvai, en passant devant cette ligne au pas de mon cheval, cette sorte de joie confiante, je dirai volontiers d’orgueil béat, dont plus d’une fois j’ai été saisi au milieu de notre armée. Il y avait tant de bonne volonté et de bonne humeur sur ces visages qui sortaient gaiement des épis. Malgré les boulets et les balles, on goûtait le bien-être d’un abri près de cette troupe calme et résolue. On y était abrité, en effet contre tout autre dam que celui du corps ; l’âme ne pouvait là recevoir aucune atteinte, même dans les régions où s’épanouissent ses plus délicats et ses plus irritables sentimens. Ces tranquilles soldats souriaient d’avance à la victoire, visible pour eux comme le sont pour les cœurs simples toutes les divines apparitions.

Le général Trochu prit ses dispositions d’attaque et se porta en avant. Comme il arrive lorsqu’on se bat de près, la mousqueterie, pendant quelque temps, parla presque seule ; puis les boulets, en revenant, annoncèrent que l’ennemi pliait. Quelques-unes de ces fusées qui sont si chères aux Autrichiens décrivirent au-dessus des arbres leurs cercles enflammés, et vinrent se briser sur le sol avec leurs longs frémissemens. Le maréchal Canrobert montait un cheval d’Orient qui l’avait souvent porté devant Sébastopol à l’entrée des tranchées. Malgré son habitude du feu, cet animal s’agitait, s’inquiétait, tournait sur lui-même, et, forcé sous la main de son cavalier à se tenir auprès des projectiles fumans, prenait ces expressions du cheval sur les champs de bataille, étranges et magnifiques expressions que je ne crains point d’évoquer dans un récit consacré aux choses remuantes du cœur. On peut, à côté de tous les aspects que donne au visage humain le jeu spontané des passions ou le travail inspiré de l’art, placer ce masque ardent, mystérieux, effrayé et terrible du cheval, quand il s’associe en tremblant à toutes les puissances des combats. Dans cette œuvre qui jaillit de ma mémoire comme les vieilles églises jaillirent, dit-on, de la foi avec d’innombrables figures où s’incarnent au hasard tous les caprices de la passion, que l’on me pardonne cette tête de cheval. Je la voyais, je l’ai montrée. Dans l’ordre impérieux de mes pensées, après ce souvenir infime vient le plus vaste de mes souvenirs.

J’aperçus tout à coup, en chevauchant à l’extrémité d’une sorte de sentier, ce que je n’avais pas vu encore, les énormes espaces qu’embrassait l’action de cette journée décisive. Un nuage de fumée, en se dissipant, me laissa voir comme, un lumineux royaume, la région de bruits et de feux où notre armée accomplissait des prodiges. Je découvris dans un lointain embrasé cette chaîne de hauteurs où les Autrichiens avaient le droit de se croire invincibles, Cavriana et la montagne prédestinée, la montagne glorieuse qui devait être le piédestal de notre victoire, ce pic droit, hardi, élancé que domine la tour de Solferino. J’ignore l’histoire de cette tour, je ne saurais en dire l’origine ; mais elle m’a confirmé dans cette pensée, familière depuis longtemps à mon esprit, que Dieu marque ici-bas chaque objet, inanimé ou vivant, d’un caractère en harmonie avec le rôle qu’il lui destine. Ce n’est pas un hasard qui a assigné cette place ni donné cette forme à ce spectre de pierre, témoin lugubre pour ceux-ci, pour ceux-là triomphal, d’une si longue et si puissante lutte. Quelque chose de brûlant me sembla passer devant mes yeux à la vision de ce champ de bataille. C’était pour moi comme la découverte soudaine d’un océan qu’un brouillard m’aurait dérobé. Cet océan, je connaissais toutes ses rumeurs et tous ses mouvemens, car j’étais moi-même, depuis nombre d’heures, un des atomes qu’il soulevait ; mais pour la première fois je contemplais son immense et resplendissante étendue.

Encore sous l’impression de ce spectacle, mais renfermé de nouveau, grâce à un redoublement de fumée, entre nos horizons habituels, je me livrais à une jouissance toute militaire. J’admirais avec quelle précision opéraient les troupes du général Trochu, disposées habilement en échiquier ; je voyais notre artillerie s’avancer et se mettre en bataille ; j’éprouvais enfin ce plaisir assez rare à la guerre, où les combinaisons des meilleurs esprits sont dérangées par tant d’incidens tumultueux, de voir se projeter nettement des traits dont je me rendais compte. Puis mon état de satisfaction intime était augmentée encore par une nouvelle qui venait de m’être annoncée : je savais que la division Bourbaki arrivait. Le vaillant officier qui avait eu le bonheur de porter les premiers coups à Inkerman allait peut-être avoir la fortune de porter les derniers coups à Solferino. Tels étaient mes sentimens et mes pensées, quand un orage violent et soudain se déchaîna sur le champ de bataille. Nous avions affaire à une vraie tempête. Le sol, remué par les trombes d’un vent furieux, soulevait des nuages d’une poussière brune qui nous aveuglait et faisait tourner nos chevaux. Une pluie torrentielle se ruait sur nous, pénétrait nos vêtemens, et rendait nos armes inutiles. À tous les bruits qui régnaient tout à l’heure avait succédé un seul bruit, le fracas d’un tonnerre incessant dont on était comme enveloppé. Ni notre temps ni notre armée ne peuvent assurément se prêter à l’interprétation superstitieuse des signes extérieurs ; toutefois il y avait dans cette intervention du ciel au milieu de cette action sanglante quelque chose dont il était impossible de ne pas être frappé. C’était un terrible et victorieux défi adressé à l’homme par la nature. Sous l’étreinte d’une main invisible, le bras humain était arrêté. Quand cet ouragan disparut, l’armée autrichienne s’était éloignée, et de notre côté la lutte ne recommença point. Bien avant pourtant dans la soirée, le canon se faisait entendre, encore. Des projectiles, lancés à grande portée, poursuivaient les masses ennemies dans leur retraite. Depuis quatre heures du matin jusqu’à neuf heures du soir, il n’est pas une minute où ne soit tombée une goutte de sang sur le plus grand champ de bataille peut-être qu’aient jamais fait trembler deux armées.

L’ordre du 24 juin prescrivait au commandant en chef du troisième corps d’établir son quartier-général à Médole ; mais le maréchal Canrobert voulut coucher, au milieu de ses troupes, dans le village de Rebecco. Notre état-major s’installa donc, au milieu de la nuit, dans l’église de ce village, qu’occupait déjà le général Renault. Entre ces fantaisies suprêmes de la guerre si remplies d’une sombre et attrayante grandeur, je n’oublierai point l’aspect que nous présentait l’église de Rebecco lorsqu’elle nous servit de dortoir. À la porte de cet édifice, déchiré par les projectiles et dominant des maisons en ruines, gisaient des cadavres. Je me rappelle tout particulièrement le corps calciné d’un soldat brûlé dans un gîte où s’étaient retranchés des tirailleurs. L’intérieur de l’église était éclairé par quelques cierges que nous avait fournis la sacristie. Les bancs, rapprochés les uns des autres et couverts de foin, formaient des lits de camp. Le maréchal Canrobert se jeta sur une de ces couches improvisées, où il ne tarda pas à goûter un profond sommeil. Je m’emparai du seul espace qui restât libre : c’était une marche du maître-autel. Mes regards, avant de se fermer, parcoururent quelque temps l’étrange gîte où je reposais. Une plaie béante à la voûte de l’église occupait surtout ma pensée : c’était un large trou fait par un obus, dont les fragmens étaient épars sur les dalles. Je m’endormis en contemplant la blessure de ces pierres sacrées.

Le 25 juin, le troisième corps allait camper à Solferino. Nous avions à traverser, pour atteindre notre nouveau bivouac, le champ de bataille tout entier. Nous étions partis à une heure avancée déjà de la matinée, de sorte que ces grandes campagnes m’apparurent toutes resplendissantes d’une douce et sereine lumière ; malgré la grande quantité de cadavres dont elles étaient parsemées, elles n’avaient point l’horrible aspect que présentent les champs de bataille étroits. Quelle différence entre ces plaines dorées et ce sol sinistre d’Inkerman, où l’on trébuchait à chaque pas contre des monceaux de morts également souillés par le sang et par la boue ! Les corps d’hommes et de chevaux répandus à travers ces vastes espaces, attachés aux flancs de cette terre chaude et féconde, offraient une image adoucie du trépas ; cependant j’éprouvai, en épelant sur les lieux mêmes où elle venait d’être écrite, cette page de notre histoire, une impression qui ne me trompa point. Je me dis que ces prodigalités magnanimes de la vie humaine, auxquelles la guerre moderne condamne les nations, ne peuvent avoir lieu en vain, qu’une journée où, pendant dix-sept heures, la mort a plané sur quatre cent mille hommes doit être forcément décisive. Aussi je me préparai à la fin de la campagne, quand sur les hauteurs mêmes de Solferino j’entendis ces paroles de l’empereur : « Espérons que tant de sang ne sera point perdu pour le bonheur des peuples ! »

Après la bataille de Marengo, qui fut bien loin pourtant d’égaler la bataille de Solferino en carnage, Napoléon Ier éprouva un de ces sentimens soudains et puissans, étrangers aux conseils de la politique, supérieurs peut-être aux inspirations mêmes du génie, un de ces sentimens, le secret des âmes héroïques, qui éclosent sous les regards de Dieu, dans les parties les plus hautes et les plus mystérieuses de la conscience. « C’est sur le champ de bataille, écrivit-il à l’empereur d’Autriche, au milieu des souffrances d’une multitude de blessés, et environné de quinze mille cadavres, que je conjure votre majesté d’écouter la voix de l’humanité. » Cette lettre, que nous a donnée tout entière un historien célèbre de nos jours, m’a vivement frappé. Celui qui l’avait tracée en fut lui-même ému et surpris. Sa surprise ne fut point mêlée toutefois du remords secret dont sont pénétrés, à ce qu’ils nomment leur réveil, ces hommes qui accusent leur esprit d’avoir dormi quand ils ont laissé s’accomplir quelque acte généreux de leur cœur. Il accepta, sous la forme imprévue où elle s’était offerte à lui, une pensée dont il comprenait et respectait la source.

Or la source de la pensée qui arracha au vainqueur de Marengo cet étrange cri de pitié et de tristesse, la bataille de Solferino, suivant moi, la faisait de nouveau jaillir. Dans la maison dévastée, aux vitres brisées, aux chambres remplies de cartouches, où je couchai le soir du 25 juin, j’appris sur la bataille de la veille ces innombrables détails qui déterminent et complètent au fond de notre mémoire l’image de ces grandes actions. Je voudrais transcrire ici les noms de tous ceux dont on me raconta le trépas. Ces listes d’hommes tombés sous le ciel, les armes à la main, pour une de ces causes qui intéressent les masses, mais qui sont si étrangères à l’individu, ces listes m’ont toujours singulièrement remué. Je me surprends sans cesse à lire et relire une série de noms ignorés qui me semblent avoir gardé quelque chose des êtres passionnés qu’ils désignaient. Pour moi, c’est comme une poussière où je sens brûler une vertu que je voudrais saisir et montrer. Parmi ceux dont j’appris la mort avec la plus profonde et la plus respectueuse émotion, je dois mettre au premier rang un officier d’une famille anciennement alliée à la mienne, le colonel du 55e de ligne, Charles de Maleville. Le colonel de Maleville avait pris le drapeau de son régiment pour porter en avant ses soldats sous un de ces feux écrasans qui brisent parfois les plus héroïques efforts. Ce fut entre les plis de ce drapeau qu’une balle le frappa mortellement. Il y a dans une mort semblable une sorte de prédestination glorieuse. Comme ceux dont le dernier soupir s’exhale sur le crucifix, ceux qui meurent en embrassant le drapeau semblent associer dès ce monde leur nature défaillante à la nature d’un objet impérissable et sacré. Je sus aussi qu’il s’était accompli dans cette journée de Solferino un de ces faits saisissans et douloureux qu’on aurait attribué à quelque loi implacable dans les temps antiques, mais où la foi chrétienne nous apprend à ne voir qu’une mystérieuse élection. Le commandant Mennessier mourait le troisième de trois frères partis en même temps pour l’Italie. Louis et Stanislas Mennessier, l’un lieutenant-colonel, l’autre capitaine, avaient reçu des blessures mortelles à Magenta. Le 24 juin, à la fin de l’action, Alphonse Mennessier, déjà blessé au bras, tombait à son tour pour ne plus se relever. Jeunes, intelligens, bien doués, ces trois frères étaient entourés dans l’armée de la bienveillance toute particulière qu’inspirent un même sang animant plusieurs cœurs généreux, un même nom hardiment porté par les efforts réunis d’hommes vaillans. La famille que Dieu a choisie pour faire une si complète offrande mérite de ne pas être oubliée. Je souhaiterais que ma parole eût la vertu de ce sacrifice pour en conserver le souvenir.

Je voudrais parler longuement de nos morts, mais je suis découragé par l’immense étendue d’un champ de bataille où gisent tant de cadavres qui me montreraient des visages familiers à mes yeux, si je venais à les retourner. Ma frêle barque sombrerait d’ailleurs si j’essayais d’y recueillir toutes les ombres que je reconnais, qui me regardent et par qui je me sens appelé. Il est un trépas cependant que je ne veux point passer sous silence, quoiqu’il n’ait pas illustré nos armes. Le 25 juin au matin, en accompagnant le maréchal Canrobert dans une reconnaissance sur la route de Goïto, j’appris la mort du prince Windischgraëtz. Cette mort, nous dit-on, remplissait les Autrichiens d’une tristesse profonde. Si le récit qui s’en est répandu reproduit fidèlement la vérité, cette tristesse devait être accompagnée d’orgueil. Le prince Windischgraëtz attaquait une ferme défendue avec énergie par les nôtres. Son régiment, qu’il avait ramené plusieurs fois sous un feu opiniâtre, était près de céder quand il reçut une blessure mortelle. Encore animé pour un instant de l’âme qu’il allait rendre à Dieu, il se fit porter comme un drapeau par ses soldats et les maintint ainsi à leur poste. Pendant quelques minutes, ce régiment décimé se tint immobile sous notre feu, élevant entre ses bras son chef qui mourait. J’aime à croire que tout est vrai dans ce trait ainsi raconté. Je ne sais rien de plus touchant que ces soldats ralliés autour de ce magnifique trépas, que ce chef transformant en étendard, par une suprême et sublime inspiration de son agonie, son corps qui devient un cadavre. Il n’est point de défaite honteuse sous un pareil drapeau, et je ne souhaite à nos ennemis que de nobles revers.

Mais plus la bataille de Solferino me fut connue dans toutes ses grandeurs, plus je me préparai au dénoûment qu’amènent de semblables actes. Pour ma part, je n’éprouvai aucune surprise quand, dans cette belle campagne de Valeggio où notre armée entière était sous les armes, le général Fleury passa un matin, revenant de Vérone et rapportant l’armistice conclu entre les deux empereurs. » Peu de temps après cette journée, l’armistice était devenu la paix. L’Italie n’allait plus être occupée que par les troupes destinées, sous les ordres du major-général le maréchal Vaillant, à veiller sur les grands intérêts dont avaient décidé nos victoires.

Avec la paix finissent ces récits. Je ne suis pas un voyageur. Pav un caprice bizarre de ma nature, les lieux m’ennuient quand je cesse d’y sentir cette âme que leur prête la guerre. J’éprouvai en traversant Gênes une des plus mornes tristesses dont j’aie été jamais envahi. Toute cette pompeuse série de palais couvrant de leur ombre des rues étroites ne disait rien à mon esprit. Que m’importait cette muette magnificence du marbre alors que mes yeux étaient encore remplis de la splendeur vivante des batailles ! Dans le maladif dédain qui me saisit, je repoussai même, je m’en accuse, des jouissances chères Il mon cœur : je ne visitai aucun de ces musées où j’aurais voulu goûter en d’autres temps cette précieuse et bien-aimée rêverie que nous verse la lumière immortelle des tableaux. Ce fut seulement en saluant la France que je sentis renaître en moi les souffles habituels de ma vie. Quand j’eus touché ce sol auquel tant de liens invisibles nous attachent, je regardai en arrière sans chagrin. Je souris à cette ombre que notre armée ne se lasse point d’aller chercher dans la région des épouvantes et de la mort, à cette gloire qui est l’épouse idéale de notre pays.


PAUL DE MOLENES.

  1.  : :Crains dans le mur aveugle un regard qui t’épie,
    A la matière même un verbe est attaché.
    Ne la fais point servir à quelque usage impie :
    Souvent dans l’être obscur habite un dieu caché.
    Gérard de Nerval.)