Les Commencemens d’une conquête
Revue des Deux Mondes3e période, tome 80 (p. 81-128).
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LES
COMMENCEMENS D'UNE CONQUÊTE

VIII.[1]
LE GOUVERNEMENT DE DAMRÉMONT (1837). — LE TRAITÉ DE LA TAFNA. — LA PRISE DE CONSTANTINE.


I.

Si l’on peut supposer avec assez de vraisemblance que le général Bugeaud s’était promis ou s’était laissé promettre la succession du maréchal Clauzel, on doit reconnaître qu’il ne fit pas à cet espoir entrevu le sacrifice de ses idées militaires. Son discours, du 19 janvier 1837 à la chambre des députés, était en désaccord avec les résolutions prises par le ministère que présidait le comte Molé ; le système de l’occupation restreinte et du progrès pacifique avait prévalu. Le général de Damrémont accepta le programme du cabinet; quand il prit possession du gouvernement général, dans les premiers jours du mois d’avril, la proclamation qu’il adressa aux habitans de l’Algérie ne put laisser le moindre doute à cet égard. « Le roi, disait-il, veut la conservation d’Alger; il veut tout ce qui peut assurer cette conservation en la rendant avantageuse à la France, Longtemps il a fallu combattre, il a fallu porter en tous lieux l’idée de notre puissance, prouver que nos armes pouvaient aller partout, protéger nos amis, atteindre nos ennemis. Ce résultat est pleinement acquis, et, si l’autorité du nom français réclame encore une satisfaction à Constantine, tout se prépare pour que cette satisfaction soit assurée. Concentrer nos forces sur les points les plus importans, pour nous y établir eu maîtres d’une manière absolue et définitive ; livrer autour de nous le sol à la culture et nous enraciner par elle dans la terre d’Afrique ; encourager les entreprises particulières et, en leur assurant protection, couvrir leurs travaux par un cercle impénétrable; agrandir ce cercle à mesure que ces travaux s’étendent; avancer ainsi pas à pas, avec sagesse, mais utilement et sûrement, n’avançant qu’avec la résolution et la certitude de nous maintenir ; faire succéder à l’état de guerre une pacification fondée sur la justice, mais aussi sur la force, une pacification bienveillante et protectrice pour ceux qui l’observent, menaçante pour ceux qui tenteraient de l’enfreindre : voilà désormais la mission réservée à l’administration de ce pays, mission lente et difficile, à laquelle je viens me consacrer. »

Dans cette proclamation, la phrase incidente, la courte phrase sur Constantine, ne répondait pas nettement à l’attente publique; plus excitée qu’après Sidi-Yacoub, qu’après la Macta même, elle réclamait la vengeance immédiate de l’affront subi. Si Ahmed avait été le seul ennemi à combattre, le gouvernement eût probablement satisfait à cette exigence ; mais de même que, l’année précédente, l’expédition de Constantine n’avait pu être entreprise qu’après le coup frappé sur Abd-el-Kader à la Sikak, de même, avant de s’engager de nouveau dans l’est, il fallait, pour être en sécurité dans l’ouest, ou bien que l’émir fût réduit à l’inaction par un nouveau coup de force, ou bien qu’un traité l’amenât à déposer les armes. A qui allait être confiée cette mission de guerre ou de paix? N’était-ce pas au général de Damrémont qu’elle appartenait tout naturellement? Ce ne fut pourtant pas lui qui en reçut la charge. Le ministère avait des ménagemens à garder, peut-être des torts à réparer à l’égard du général Bugeaud: à défaut du gouvernement général, qu’il avait donné à un autre, il lui en offrit la moitié en quelque sorte; car, par une disposition bizarre, ambiguë, pleine de périls, le général Bugeaud, envoyé dans la province d’Oran, y était, pour la partie militaire, indépendant du gouverneur-général, et n’était tenu envers lui, pour la partie politique, qu’à des communications de bienséance. Ainsi apparaissait le dualisme, cette source de conflits dont on avait reconnu le danger naguère. Les deux demi-gouverneurs débarquèrent presque en même temps, au commencement d’avril, Damrémont dans le port d’Alger, Bugeaud à Mers-el-Kebir. c’est à celui-ci, puisqu’il allait traiter les questions les plus immédiatement urgentes, que nous sommes obligés de nous attacher d’abord ; après quoi nous reviendrons au général de Damrémont, au vaillant et généreux soldat dont nous suivrons la trace d’Alger à Constantine.

II.

Avant l’arrivée du général Bugeaud, un fait singulier, original, considérable par les suites qu’il a entraînées plus tard, venait de se passer dans la province d’Oran : la garnison de Tlemcen ravitaillée, non plus par une colonne française, ravitaillée par Abd-el-Kader lui-même! Au mois de janvier 1837, le général de Brossard, venu d’Alger, avait remplacé dans le commandement de la division le général de Létang, rentré en France. Cette difficulté périodique du ravitaillement le tenait en souci, lorsque le plus jeune des Ben-Durand, les frères fameux, vint lui offrir son concours; il se faisait fort d’introduire tout seul, à ses risques et périls, moyennant un bon prix, un convoi de vivres dans le Méchouar. L’offre garantie par l’aîné des Ben-Durand, acceptée par le général de Brossard, puis par le général Rapatel, son supérieur, les deux frères se mirent à l’œuvre. Abd-el-Kader avait besoin de fer, d’acier, de soufre, d’objets que ne pouvait pas lui fournir la terre d’Afrique : à lui aussi les Ben-Durand firent leurs offres; tout ce qui lui manquait, ils se chargeaient de le lui fournir contre du blé, de l’orge, des moutons et des bœufs. Voilà bien les élémens d’un convoi, mais comment le mener dans Tlemcen? Il y avait dans les prisons de Marseille cent trente réguliers de l’émir, pris à la Sikak ; laisser de vrais croyans aux mains des infidèles était un remords qui pesait lourdement sur la conscience d’Abd-el-Kader. Avec une habileté sans égale, les Ben-Durand persuadèrent, d’une part, à l’autorité française qu’il serait d’une bonne politique de renvoyer à l’émir ses coreligionnaires, d’autre part, à l’émir que l’autorité française mettait pour condition au renvoi des prisonniers le ravitaillement du Méchouar. Des deux côtés ils réussirent dans leur intrigue ; mais ils eurent bien soin de cacher à chacune des deux parties ce qu’ils avaient obtenu de l’autre. Dans leur traité avec l’intendance d’Oran, il ne fut pas fait mention des prisonniers, pas plus qu’il ne fut rien dit de l’argent versé par l’intendance française, dans leur transaction avec Abd-el-Kader. Quoi qu’il en soit, le commandant Cavaignac reçut des Ben-Durand, avec l’autorisation et aux frais de l’émir, un convoi d’approvisionnement dont il fit profiter, en même temps que ses soldats, les habitans pauvres de Tlemcen. L’essentiel à retenir de cette intrigue est que l’émir crut avoir payé effectivement, par la valeur de l’approvisionnement fourni, la rançon de ses réguliers, et que tout le bénéfice de l’affaire, qui ne leur coûta rien, fut encaissé en bon argent français par les Ben-Durand, de compte à demi avec un certain associé dont il sera parlé plus tard.

Dès son arrivée à Oran, le général Bugeaud commença par lancer contre les Arabes une proclamation terrifiante, pleine de menaces ; mais avant de les mettre à exécution, il entama, par l’entremise de Ben-Durand l’aîné, des négociations avec Abd-el-Kader. Les pourparlers allaient leur train, quand tout à coup l’émir se déroba; on apprit qu’il avait passé le Chélif et qu’il avait poussé jusqu’à Médéa : nouvelle encore plus grave, des ouvertures de paix lui auraient été faites par le général de Damrémont. Là-dessus le général Bugeaud prit feu ; il voulut voir dans cette diversion un tour que lui jouait le gouverneur. Il y eut entre eux un échange de lettres très vives. On sut, mais beaucoup plus tard, que l’auteur de cet imbroglio était Ben-Durand, qui ne se faisait pas faute de pêcher en eau trouble, prenant l’argent d’Abd-el-Kader pour diviser et corrompre les khalifas français, disait-il, et l’argent des khalifas français pour corrompre, disait-il encore, les conseillers de l’émir. Les plaintes réciproques et les récriminations des deux généraux mirent dans un grand embarras le ministère, qui se trouvait entre eux comme don Juan entre Charlotte et Mathurine; enfin il décida que la conduite des négociations devait être laissée au général Bugeaud, sauf approbation du gouverneur. Sur ces entrefaites, Abd-el-Kader, de retour à Mascara, envoya Ben-Arach, le principal de ses conseillers, avec mission de lui amener d’Oran les négociateurs français Ben-Durand et le lieutenant Allegro, officier d’ordonnance du général. La paix semblait déjà faite, quand, le 7 mai, le lieutenant revint, annonçant que tout était rompu ; les prétentions d’Abd-el-Kader étaient inadmissibles. Aussitôt les troupes se préparèrent à entrer en campagne.

Par des renforts envoyés de France, l’effectif général dans les trois provinces avait été porté de trente et un mille à quarante-trois mille hommes ; c’était à peu près le chiffre que le général Bugeaud avait déclaré nécessaire, au grand scandale de la chambre. La division d’Oran, pour sa part, avait reçu le 1er régiment de ligne et le 3e bataillon d’Afrique. Ces deux corps formèrent la 1re brigade du corps expéditionnaire, sous le général de Leydet ; la 2e, sous le général Bullière, comprenait les 23e et 24e de ligne ; la 3e sous le colonel Combe, les 47e et 62e. Le paquetage de l’infanterie était réduit au strict nécessaire, le sabre-briquet laissé en magasin, la cartouchière substituée à la giberne. La cavalerie se composait du 2e régiment de chasseurs d’Afrique, de deux escadrons de spahis réguliers, des Douair et des Sméla; l’artillerie de deux batteries de montagne. L’effectif était de sept ou huit mille hommes; les garnisons d’Oran, d’Arzew et de Mostaganem en gardaient quatre ou cinq mille, sous le commandement du général de Brossard. Les transports de la colonne expéditionnaire étaient faits par cinq cent cinquante mulets arrivés de France et par trois cents chameaux. Partie de Bridia le 17 mai, la colonne toucha, le 20, à Tlemcen qu’elle ravitailla, et se rendit au camp de la Tafna, le 23; cette marche de six jours, sans rencontre avec l’ennemi, ne fut, à vrai dire, qu’une promenade militaire. Les hommes étaient dispos ; les mulets seuls, blessés par les bâts apportés de France et mal construits, étaient en mauvais état : vingt-cinq étaient morts en route, soixante avaient été laissés à Tlemcen ; une grande partie des autres était à peu près hors de service. Elle avait bien souffert depuis quinze mois, la pauvre cité du Méchouar, d’après la description qu’en faisait le lieutenant-colonel de Maussion, chef d’état-major de la colonne : « Nous sommes venus, disait-il, sans un coup de fusil jusqu’à Tlemcen, ville déserte, plus désolée, plus ruinée que jamais, et en même temps plus magnifique de site et de végétation que je ne l’avais encore vue. Les pluies et les neiges qui ont fait crouler les maisons abandonnées ont donné à la verdure un éclat extraordinaire. Les habitans ont semé tout ce qu’ils peuvent défendre, c’est-à-dire une enceinte d’une lieue et demie environ, et dans la ville tous les intérieurs de cours, tous les débris, toutes les ruines. Ces moissons s’annoncent pour être magnifiques, mais elles ne suffiront pas pour nourrir six mille personnes ; aussi l’émigration est-elle très grande. De Tlemcen ici, nous n’avons pas vu un ennemi, nous n’avons touché ni aux moissons ni aux maisons des Kabyles, ce que j’approuve fort. » Cette abstention d’hostilités de part et d’autre annonçait évidemment que la pacification était proche ; les négociations étaient reprises. En attendant, les troupes commençaient, sous la direction du génie, la démolition du camp de la Tafna, condamné par le ministère ; il suffisait que l’îlot de Rachgoun fût occupé dans ces parages.

Le 25 mai, le général Bugeaud écrivait au général de Damrémont : « Nulle part dans mes instructions il n’est dit que vous devez sanctionner la paix que je ferai et que, selon l’expression de votre lettre du 14, je ne dois que préparer le traité. Si le gouvernement vous dit autrement, si vous avez des pouvoirs qu’on m’a tenus cachés, les quiproquos, les inconvéniens qui sont survenus ne sont ni de votre faute ni de la mienne. Ils sont du fait du gouvernement, qui n’a pas établi d’une manière nette et bien tranchée la séparation des pouvoirs. Que la faute soit rejetée sur ceux à qui elle appartient! » Quatre jours après, le 29, autre dépêche plus importante et décisive : « Je ne crois pouvoir mieux faire, pour vous faire connaître la grande détermination que je viens de prendre, que de vous communiquer la lettre que j’écris à M. le ministre des affaires étrangères, en lui soumettant le traité que j’ai conclu aujourd’hui avec Abd-el-Kader. Je n’ajouterai rien à cette lettre ; elle vous fera suffisamment comprendre mes motifs et mes vues: je désire vivement que vous les approuviez. Général, je vous dois une réparation, je veux vous la faire avec franchise. Abd-el-Kader assure que vous ne lui avez jamais fait de propositions de paix. j’ai donc été trompé par Durand, qui jouait un double jeu pour obtenir des concessions des deux parties contractantes en mentant à l’une et à l’autre. Il travaillait surtout à sa fortune ; c’est un homme sordide. Je ne l’ai point employé dans ces dernières négociations, j’ai traité directement. Recevez mes excuses, général ; effacez de votre esprit les impressions qu’ont dû y laisser mes reproches mal fondés.» Avant de citer les principaux traits de la dépêche du général Bugeaud au comte Molé, il faut résumer l’acte fameux sous le nom de traité de la Tafna, Par l’article 1er, Abd-el-Kader reconnaissait la souveraineté de la France en Afrique ; mais cette reconnaissance, toute platonique, lui était chèrement, trop chèrement payée. Dans la province d’Oran, la France ne se réservait autour d’Oran qu’un territoire limité de l’est à l’ouest par le marais de la Mlacta, le Sig, la rive méridionale de la grande Sebkha et l’Oued-Malah (Rio-Salado) jusqu’à la mer ; plus en dehors de ces limites, Mazagran et Mostaganem avec leurs territoires ; dans la province d’Alger, la Métidja, limitée de l’ouest à l’est par une ligne comprenant Koléa, suivant le cours de la Chiffa et la crête du Petit-Atlas, y compris Blida, jusqu’à l’Oued-Khadra « et au-delà, » formule vague qui ne pouvait pas manquer d’être quelque jour un prétexte de conflit. Tout le reste de la province d’Alger, avec le Titteri, tout le reste de la province d’Oran, y compris Tlemcen, que le général Bugeaud avait d’ailleurs l’ordre d’évacuer dans tous les cas, était abandonné à « l’administration » de l’émir. Du territoire français au territoire arabe et réciproquement, les communications et les relations commerciales étaient déclarées libres.


III.

En concluant ce traité, le général Bugeaud avait outrepassé ses instructions, qui lui prescrivaient notamment d’imposer à l’émir l’obligation d’un tribut et de donner le Chélif pour limite orientale au territoire qu’on lui abandonnait. c’était sur ce point délicat qu’essayait de se justifier le général Bugeaud dans sa dépêche au président du conseil : « J’ai toujours pensé, disait-il, que dans les circonstances graves un général ou un homme d’état doit savoir prendre sur lui une grande responsabilité, quand il a la conviction qu’il sert bien son pays. Ce principe, gravé depuis longtemps dans mon esprit, je viens d’en taire l’application. j’ai cru qu’il était de mon devoir, comme bon Français, comme sujet fidèle et dévoué du roi, de traiter avec Abd-el-Kader, bien que les délimitations de territoire fussent différentes de celles qui m’ont été indiquées par M. le ministre de la guerre. Si vous approuvez mon traité, je demande à rester un mois ou deux pour poser les bases de notre établissement dans la zone réservée; si vous ne l’approuvez pas, je demande encore à rester pour faire la campagne de juillet, août et septembre. Si, par malheur, il y a guerre à faire, il serait honteux pour moi de rentrer en France avant d’avoir prouvé, une fois de plus, que je suis loin de la redouter. »

Au fond, le général Bugeaud était mal satisfait de son œuvre, et c’est parce qu’elle ne lui plaisait pas qu’il avait brusqué le dénoûment pour en finir. Au gré de cet esprit absolu, il n’y avait que deux solutions au problème algérien : la conquête totale ou l’abandon total. L’occupation restreinte, ce système bâtard, l’intercalation d’un royaume arabe entre deux ou trois morceaux de terre française, cette transaction équivoque, tout cela répugnait à sa rude logique ; et cependant il venait de travailler, lui guerrier, à cette pacification boiteuse. Quelques jours plus tard, il écrivait à un ami : « Vous vous attendiez à des bulletins de guerre, et moi aussi, bien que mes proclamations appelassent la paix ou la guerre. Après bien des difficultés, bien des contrariétés, la paix a prévalu. J’ai eu surtout à lutter contre moi. Il m’en a beaucoup coûté de tout terminer et de remettre l’épée au fourreau sans combattre, lorsque le zèle et la confiance de ma division me promettaient des combats brillans. » Comment donc avait-il accepté une tâche si contraire à son génie? Par dévoûment au roi qui lui avait demandé ce sacrifice.

Aussitôt le traité conclu, il réunit les généraux et chefs de corps et leur en communiqua le texte ; tous y donnèrent leur assentiment. « La paix est faite depuis trois jours, sauf ratification du roi, écrivait, le 3 juin, le lieutenant-colonel de Maussion; comme elle est bonne et honorable, je ne doute pas qu’elle ne soit approuvée. » Une remarque importante à faire, c’est qu’en Algérie ce traité de la Tafna, qui allait soulever en France tant de contradictions, fut accueilli avec faveur. Les troupes étaient lasses d’une guerre qui n’était pas la vraie guerre, lasses de tant de courses incessantes et inutiles, de tant de ravitaillemens à faire et à refaire ; la population civile soupirait après la tranquillité qui permettrait aux commerçans de trafiquer avec les indigènes, aux rares colons sérieux de cultiver leurs terres. Voilà pourquoi ce traité de la Tafna, plus onéreux, plus dangereux que le traité Desmichels, dont il n’était qu’une édition revue et augmentée au grand profit d’Abd-el-Kader, fut reçu d’abord en Algérie non comme une œuvre parfaite, mais comme un accommodement utile et raisonnable.

Le général Bugeaud avait le vif désir de connaître Abd-el-Kader; il lui fit proposer une entrevue à distance égale des deux camps: l’émir accepta. Le 1er juin, à neuf heures, le général était sur le terrain avec six bataillons, l’artillerie et la cavalerie ; de l’émir point de nouvelles. À midi on attendait encore. Vers deux heures, quelques chefs arabes arrivèrent successivement : l’émir a été malade, disait l’un ; l’émir s’approche, disait l’autre ; l’émir est arrêté tout près d’ici, affirmait un troisième. Un quatrième, Bou-Hamedi, kaïd des Oulaça, convia le général à le suivre jusqu’au plateau prochain, où il trouverait l’émir. Il était trois heures. Autour du général on murmurait ; cette longue attente, ces procédés dilatoires, en un mot, cette série d’insolences irritaient les esprits. « Marche, dit à Bou-Hamedi le général, je te suis ; mais je trouve indécent de la part de ton chef de me faire attendre si longtemps. » L’escorte se composait de douze officiers de tout grade et de dix-huit chasseurs d’Afrique. On chevaucha pendant quarante minutes dans une gorge étroite. Au lieutenant-colonel de Maussion, qui témoignait quelque inquiétude pour la sûreté du général : « Il n’est plus temps, répondit celui-ci, de donner des conseils ; il ne faut pas montrer de faiblesse devant ces barbares. » Enfin on déboucha sur un vaste plateau, en face d’une troupe de cent cinquante cavaliers armés, vêtus, montes avec magnificence. Seul, en avant d’eux, dans un costume d’une simplicité voulue, se tenait Abd-el-Kader. Quand la petite troupe française fut bien en vue, l’émir donna de l’éperon à son superbe étalon noir et vint à la rencontre du général qui arrivait sur lui au galop. Les deux chefs se saluèrent, se prirent la main et mirent pied à terre. Il n’y avait auprès d’eux que les interprètes, le khodja, secrétaire de l’émir, et Ben-Arach. Les escortes s’étaient arrêtées, de part et d’autre, à soixante pas environ de distance. Un tapis était étendu sur l’herbe ; les deux interlocuteurs s’y assirent et la conversation s’engagea. Pendant ce temps, les officiers français examinaient curieusement de loin la personne d’Abd-el-Kader, son visage pâle, ovale, bien encadré dans son haïk, ses traits d’une distinction parfaite, ses yeux bruns aux longs cils, aux sourcils bien arqués, sa barbe fine et soignée, sa main petite et blanche, son geste toujours noble et distingué, la souplesse et l’élégance de son attitude sous les plis de son double burnous blanc ci noir. Pendant que le général parlait à l’interprète, l’émir, d’un air indifférent, s’amusait à arracher des brins d’herbe : au début de la conférence, on le vit, à plusieurs reprises, secouer doucement la tête, et, vers la fin, sourire trois ou quatre fois avec grâce.

Quant à la conversation, elle a été reproduite par le général Bugeaud dans une lettre confidentielle au comte Molé. En voici quelques traits : « Il y a peu de généraux qui eussent osé faire le traité que j’ai conclu avec toi, car il est contraire en partie à mes instructions. Je n’ai pas redouté de t’agrandir davantage et je me suis porté ta caution auprès du roi des Français. — Tu ne risques rien à le faire ; nous avons une religion et des mœurs qui nous obligent à tenir notre parole ; je la tiendrai mieux que les Français ; je n’y ai jamais manqué. — Je compte là-dessus, et c’est à ce titre que je t’offre mon amitié particulière. — j’accepte ton amitié ; mais que les Français prennent garde à ne pas écouter les intrigans, comme a fait le général Trézel. — Les Français ne se laissent conduire par personne. Je te recommande les Coulouglis qui resteront à Tlemcen. — Tu peux être tranquille, ils seront traités comme des alliés fidèles. — As-tu ordonné de rétablir les relations commerciales autour de toutes nos villes? — Non, mais je le ferai dès que tu m’auras rendu Tlemcen. — Tu sais que je ne puis te le rendre que quand le traité aura été approuvé par mon roi. — Tu n’as donc pas le pouvoir de traiter? — Si, mais il faut que le traité soit approuvé. — Si tu ne me rends pas Tlemcen, comme tu me le promets dans le traité, je ne vois pas la nécessité de faire la paix, ce ne sera qu’une trêve. — Cela est vrai, cela peut n’être qu’une trêve ; mais, à cette trêve, c’est toi qui gagnes, car, pendant le temps qu’elle durera, je ne détruirai pas tes moissons. — Tu peux les détruire, cela nous importe peu, et, à présent que nous avons fait la paix, je te donnerai par écrit l’autorisation de détruire tout ce que tu pourras... Tu ne peux en détruire qu’une bien petite partie, et les Arabes ne manquent pas de grains. — Je crois que les Arabes ne pensent pas comme toi, car je vois qu’ils sont bien désireux de la paix, et quelques-uns m’ont remercié d’avoir ménagé les moissons depuis la Sikak jusqu’ici. » Ici, continue le général, il a souri d’un air dédaigneux, ce qui voulait dire qu’il se souciait fort peu de la perte des récoltes, et, changeant de conversation, il m’a dit : « Combien faut-il de temps pour avoir l’approbation du roi de France? — Il faut trois semaines. — C’est bien long. » Dans ce moment, son khalifa Ben-Arach a pris la parole et dit : « c’est bien long, trois semaines ; il ne faut pas attendre cela plus de dix à quinze jours. — Est-ce que tu commandes à la mer? — Eh bien! dans ce cas, a repris Abd-el-Kader, nous ne rétablirons les relations commerciales qu’après l’arrivée de l’approbation et lorsque la paix sera définitive. — C’est à tes coreligionnaires que tu feras le plus de tort, car nous recevons par la mer tout ce qui nous est nécessaire, et c’est eux que tu priveras de commerce. »

La conférence avait duré quarante minutes. A la fin, le général Bugeaud se leva; l’émir ne bougea pas. Croyant voir dans cette affectation de rester assis, quand lui était debout, une intention de s’attribuer aux yeux des siens la préséance, le général lui fît dire par l’interprète : « Quand un général français se lève devant toi. tu dois te lever aussi: » et, saisissant le poignet délicat d’Abd-el-Kader dans sa main vigoureuse, il l’enleva de terre comme une plume. Pendant l’entrevue, de grandes bandes de cavaliers avaient couronné silencieusement les mamelons d’alentour; lorsque les deux grands chefs remontèrent à cheval et se dirent adieu, une immense acclamation, mêlée aux notes stridentes de la musique arabe, fit vibrer l’air et réveilla les échos des montagnes. « Dans ce moment, a dit le général, un coup de tonnerre, qui s’est fort longtemps prolongé, est venu ajouter au caractère grandiose de la scène. Mon cortège a été saisi d’un frémissement et tous se sont écriés : « c’est beau ! c’est imposant ! c’est admirable ! » Je me suis arrêté un moment sur le terrain de la conférence ; je tâchais d’énumérer l’armée qui était devant moi ; je crois être modéré en la portant à dix mille chevaux. Elle était massée en grande profondeur sur une ligne de plus d’une demi-lieue; les cavaliers étaient serrés depuis la base jusqu’au sommet des mamelons.» Tandis que le général Bugeaud revenait, avec sa petite escorte, vers ses troupes qui l’attendaient à plus d’une lieue de là, anxieuses, Abd-el-Kader entouré de toute son armée, rentrait orgueilleusement dans sa tente : par la finesse de ses calculs, par l’adresse de ses longs retards, par la singularité du spectacle et l’habileté de la mise en scène, il s’était assuré l’avantage de la journée : c’était lui qui avait paru être le suzerain; c’était lui qui était le triomphateur.

Revenu au camp de la Tafna, le général Bugeaud réunit le soir même les officiers sur la plage. Au milieu du cercle, à cheval, il fit un long discours pour démontrer qu’après tout la paix était honorable : « j’espère, dit-il en terminant, que celle que je viens de signer donnera la sécurité à nos colons, qui m’en auront de la reconnaissance. » Le 4 juin, l’armée reprit le chemin d’Oran, où elle arriva le 9 ; dès le 3, le général avait fait embarquer un de ses aides-de-camp, porteur du traité soumis à la ratification du roi.

Qu’en allait-il advenir? Six semaines auparavant, une demande de crédits supplémentaires avait suscité, dans la chambre des députés, un débat qui s’était prolongé pendant six séances. Les adversaires de l’Algérie, encouragés par la mollesse du ministère, l’avaient pris de très haut. « Ma conviction intime, avait dit le comte Jaubert, est qu’au premier coup de canon qui se tirera sur le Rhin, on abandonnera Alger et que personne n’y pensera plus. » Cependant il pourrait consentir à garder Alger, Oran et Bône, mais à la condition d’y établir une administration civile à laquelle l’administration militaire serait soumise; « sans cela, disait l’orateur, vous ne sortirez pas des expéditions aventureuses. » C’était aussi l’opinion de M. de Lamartine. En réponse aux partisans de l’occupation restreinte, le commandant de Rancé avait opposé les funestes conséquences du traité Desmichels : « Il en faut anéantir jusqu’aux traces. S’était-il écrié; car un arrangement qui en reproduirait quelque partie ferait de nouveau d’Abd-el-Kader une puissance redoutable. » Le 21 avril, M. Thiers prit la parole ; sans être une palinodie, son discours parut bien pâle à tous ceux qui avaient encore dans l’oreille ses accens belliqueux lorsqu’il était président du conseil : « Aurais-je. disait-il modestement, le désir d’expéditions illimitées qui voudraient aller jusqu’au grand désert? Non. Si l’on pouvait arriver à nous assigner quelques lieues de terrain autour d’Oran, d’Alger et de Bône, je serais satisfait; je ne suis donc pas partisan de l’occupation illimitée. Pour le présent, je demande la guerre, la guerre sérieuse, parce qu’elle est commencée ; et, pour l’avenir, les chambres décideront, après de longues discussions, lequel des deux systèmes doit être adopté, ou de traiter avec les princes africains, ou de se faire les propriétaires directs du sol. » Le lendemain, ce fut M. Guizot qu’on entendit; il par la dans le même sens, mais sur un ton plus résolu, ce qui fit dire un peu plus tard à M. Duvergier de Hauranne : « Il m’a paru que M. Thiers avait eu peur de paraître trop belliqueux et M. Guizot de paraître trop pacifique. De cette double crainte, il est résulté tant de restrictions et de précautions dans l’opinion de chacun qu’en vérité, à la fin de la séance, il devenait très difficile de les distinguer. »

C’était le 8 juin que M. Duvergier de Hauranne égayait la chambre par cette malicieuse remarque; le lendemain, M. Molé, auquel il n’avait pas ménagé non plus les épigrammes, monta à la tribune. « Tandis que l’honorable orateur, dit-il sans préambule, nous représentait comme poursuivant en Afrique une guerre sans but, les événemens changeaient de face, et tandis qu’il nous demandait ce que nous voulions, là comme ailleurs nous l’avons fait. A l’heure qu’il est, M. le général Bugeaud a traité avec Abd-el-Kader d’après des bases qui avaient été d’avance approuvées par le gouvernement du roi. Toutefois, ce traité ne nous est pas encore parvenu, et il a besoin de la ratification royale. » Quelques jours se passèrent; le traité, annoncé d’abord par le télégraphe, était arrivé. Le public en connaissait le sens, sinon le texte exact; c’était assez pour donner prise à l’opposition. « Si ce que l’on en dit est certain, disait M. Mauguin dans la séance du 15, à mes yeux le traité conclu entre le général Bugeaud et Abd-el-Kader n’est autre chose que l’abandon de l’Algérie. » Le lendemain, il insistait. Le ministère était visiblement embarrassé ; ses réponses n’étaient pas nettes. « Le projet, au moment où je parle, disait M. Molé, vient de repartir pour l’Afrique; rien n’est terminé encore. » Le 22, nouvelle insistance de M. Mauguin, même embarras du président du conseil ; de là ce petit dialogue entre l’interpellateur et lui : « En attendant. et pour le moment actuel, affirmait le premier, le traité est passé, il est conclu, ratifié. — M. Molé: Je n’ai pas dit cela. — M. Mauguin : c’est du moins ce que nous devons conclure de la réponse de M. le ministre. Si le traité n’était pas ratifié, il l’aurait déclaré: nous devons regarder comme certain que le traité est ratifié. » Enfin, le 23, c’est M. de Salvandy, successeur de M. Guizot au ministère de l’instruction publique, qui vient déclarer « que le traité, quoiqu’il ne soit pas en tout point conforme aux instructions données, lui a paru, quant à lui, pouvoir et devoir être accepté par le conseil de la couronne. Des explications sont attendues par le gouvernement, et il y a des points qui peuvent n’être pas encore complètement fixés. » La vérité est que, dès le 15 juin, le général Bernard, ministre de la guerre, avait adressé par le télégraphe au gouverneur de l’Algérie la dépêche suivante : « Le roi a approuvé aujourd’hui le traité conclu par le général Bugeaud avec Abd-el-Kader. Le lieutenant-colonel de La Rue part aujourd’hui pour porter cette approbation au général Bugeaud à Oran; il se rendra ensuite à Alger. Je vous enverrai copie de ce traité par le courrier. » Quel commentaire à la convention de la Tafna que ce trouble, ces faux-fuyans, ces dénégations balbutiées du ministère ! Le gouvernement, non plus que le général Bugeaud, n’était ni fier ni satisfait de son œuvre.

Le 12 juillet, le Méchouar fut évacué ; Abd-el-Kader prit enfin possession de Tlemcen. Quelques jours auparavant, le lieutenant-colonel de Maussion écrivait au sujet des Coulouglis qui émigraient de cette ville délaissée en grand nombre : « Toutes les familles riches habitaient ce beau canton. Ce sont tous les fils et petits-fils de beys qui campent à présent sous les murs d’Oran, parce qu’ils ne se fient pas aux promesses de l’émir. La plupart iront à Mostaganem, qui va rester une ville turque, plutôt protégée que gouvernée par nous. Cette émigration de Tlemcen est une occasion de demander la levée des séquestres. A notre arrivée, on a séquestré toutes les propriétés dont les maîtres n’étaient pas présens, c’est-à-dire à peu près les neuf dixièmes de la ville d’Oran. Aujourd’hui, les réfugiés de Tlemcen, qui ont ici presque tous des maisons, sont dehors et réclament leurs habitations ou une indemnité. La justice de cette demande est telle qu’elle fera probablement prendre une mesure générale de restitution. »

Quant aux volontaires qui avaient composé la garnison du Méchouar, ils entrèrent, à la suite de leur commandant Cavaignac, le stoïque, dans les bataillons de zouaves où La Moricière se fit un honneur d’accueillir ces vaillans qu’on appelait dans l’armée « les anciens de Tlemcen. »

IV.

La grande affaire de la province d’Oran achevée tellement quellement, le traité de la Tafna conclu, ratifié, en cours d’exécution, c’est au général de Damrémont, réduit pendant ce temps à la province d’Alger, qu’il nous faut enfin revenir. Un des premiers actes de son administration avait été de rétablir, sous le nom de direction des affaires arabes, l’ancien bureau jadis créé pour La Moricière et de supprimer le titre et les fonctions d’agha; le capitaine Pellissier, qui avait été pendant un certain temps chef du bureau arabe, fut mis à la tête de la direction nouvelle. A peine installé, il fut averti par ses agens indigènes que l’émir Abd-el-Kader venait d’apparaître dans la vallée du Chélif. On a déjà vu, en effet, qu’au moment où le général Bugeaud entamait avec lui des négociations, il s’était dérobé tout à coup et avait disparu vers l’est. Cette excursion rapide avait pour objet et eut pour effet d’affermir dans tout le Titteri l’autorité absolue de l’émir ; toutes les tribus se soumirent à lui payer la dîme ; à Médéa, il fit prendre quatre-vingts des Coulouglis les plus influens, de ceux qui avaient soutenu naguère le bey Mohammed-ben-Hussein, et les envoya captifs à Miliana. Il y eut jusque dans la Métidja des douars dont les députés allèrent lui rendre hommage. Afin d’arrêter cette dérivation à son origine même, le général de Damrémont résolut de punir les gens de la montagne qui avaient donné à ceux de la plaine le mauvais conseil et le mauvais exemple. Il se porta donc, à la fin d’avril, chez les Beni-Sala, qui se dispersèrent, et se rabattit sur Blida, dont la députation envoyée publiquement à l’émir en avait décidé beaucoup d’autres. Le hakem, les cadi, les notables se jetèrent aux genoux du gouverneur et demandèrent grâce pour eux-mêmes, pour leurs familles, pour leurs maisons, pour leurs jardins, pour ces beaux vergers d’orangers et de citronniers qui faisaient la richesse et l’orgueil de leur ville. En effet, si l’on voulait s’établir à demeure dans Blida, le génie réclamait de nombreuses et larges trouées au travers de cette ceinture verdoyante. Le général de Damrémont, dont la proclamation venait de garantir aux indigènes la sécurité de leurs intérêts, ne voulut pas se démentir à l’égard d’une population qui se reconnaissait coupable et implorait sa clémence. Blida échappa donc encore une fois à l’installation d’une garnison française.

Ce n’était pas assez pour Abd-el-Kader d’avoir soumis le Titteri entier à son pouvoir ; ses émissaires avaient pénétré dans les montagnes qui enserrent à l’est la Métidja et propagé le bruit de ses succès parmi des tribus qui n’avaient jamais encore entendu prononcer son nom. De ces rudes Kabyles placés au voisinage d’Alger, il lui importait de se faire des alliés, sinon des sujets. Là se trouvaient des hommes qui avaient comme lui la haine des Français, Ben-Zamoun, et ce marabout fanatique, Sidi-Saadi, qui avait déjà suscité plus d’une prise d’armes contre les roumi.

La vraie limite orientale de la Métidja n’est pas un cours d’eau, comme le Boudouaou : c’est un contrefort qui se détache du Petit-Atlas à l’extrémité de l’arc légèrement concave que la chaîne décrit au sud de la plaine et dont la mer est la corde. Peu saillant et très abrupt, ce contrefort, qui est comme le poste avancé du Djurdjura, ne peut être franchi qu’en deux endroits, au sud, par un col allongé qu’on nomme le Ténia des Beni-Aïcha, au nord, par un passage étroitement resserré entre un escarpement de rocs boisés et la mer. Vers le milieu coule un filet d’eau issu d’une source où la nuit viennent se désaltérer les fauves. Ce défilé maudit, redouté des Arabes, où, soit par le couteau des bandits, soit par la dent des panthères, il y a eu souvent mort d’homme, porte un nom expressif : Chreub-ou-Heureub, bois et fuis. Le versant oriental descend dans la vallée de l’Isser, occupée par une tribu qui a pris le nom de ce petit fleuve, et par les Amraoua. Or, le 9 mai, une bande d’Amraoua et d’Isser fit irruption dans la Métidja, pilla quelques haouchs de l’outhane de Khachna et regagna son repaire avec un grand troupeau de bétail volé.

Dès que le gouverneur fut instruit de cette agression, il fit partir d’Alger, sous les ordres du colonel de Schauenbourg, du 1er régiment de chasseurs d’Afrique, une colonne composée de deux bataillons du 2e léger, d’un bataillon du 48e de ligne, de deux escadrons de chasseurs et de spahis réguliers, et de deux obusiers de montagne ; en même temps, il donna au général Perregaux, son chef d’état-major, l’ordre de s’embarquer avec deux bataillons et deux obusiers, et de descendre à l’embouchure de l’Isser, de façon à prendre à revers les tribus pillardes que le colonel de Schauenbourg allait attaquer de front. Le 18 mai, au matin, la colonne franchit sans trop de peine le col des Beni-Aïcha et tomba sur un gros rassemblement que commandait Ben-Zamoun. Malheureusement une forte bourrasque avait retenu dans le port d’Alger la flottille du général Perregaux. Après l’avoir attendu toute la journée du 18, au bord de la mer, le colonel se mit en retraite, le lendemain, par le défilé de Chreub-ou-Heureub ; il eut à soutenir, six heures durant. un combat d’arrière-garde qui exigea plus d’un retour offensif, et vint, dans l’après-midi, prendre son bivouac sur la rive gauche du Boudouaou. Afin de couvrir contre les incursions des Isser cette partie reculée de la Métidja, le gouverneur décida la construction d’une redoute à l’endroit où avait bivouaqué le colonel. Le soin de protéger les travailleurs fut confié au commandant de La Torré, du 2e léger ; on lui laissa un bataillon et demi de son régiment, un demi-escadron de chasseurs et deux obusiers de montagne, commandés par le lieutenant d’artillerie Bosquet.

Le 25 mai, dès la pointe du jour, plusieurs milliers de Kabyles, soutenus par trois ou quatre cents cavaliers, couronnèrent en masse les hauteurs de la rive droite. La redoute n’était qu’ébauchée; derrière les parapets rudimentaires, le colonel plaça les obusiers sous la protection de deux compagnies d’infanterie; les prolonges du génie furent parquées en arrière; à gauche et au-dessous de la redoute, il y avait un village arabe précédé à quelque distance d’un groupe de masures en ruines. Le village fut occupé, mais non les ruines. Le demi-escadron de chasseurs, appuyé par deux compagnies, tenait la droite de la ligne de bataille, dont le front d’un bout à l’autre était couvert par des tirailleurs. La fusillade commença bientôt, très vive. L’ennemi, cinq ou six fois supérieur en nombre, s’efforçait de tourner la position, tandis que ses plus adroits tireurs s’embusquaient dans les ruines. Arrêtée dans son mouvement tournant par le feu de l’artillerie et la charge en haie des chasseurs, la cavalerie arabe fut la première à se retirer du combat; mais les fantassins tenaient ferme; un moment même, ils crurent emporter la victoire. Sur une sonnerie mal exécutée ou mal comprise, les compagnies extrêmes de droite et de gauche se mirent en retraite, de sorte que le centre se trouva débordé tout à coup et compromis. Heureusement l’erreur fut bientôt reconnue et le désordre qui en avait été la conséquence promptement réparé; les officiers enlevèrent leurs troupes; une charge à la baïonnette sur toute la ligne reconquit le terrain perdu; le village évacué fut repris, l’ennemi culbuté hors des ruines. Une batterie de tambours qui annonçait l’approche d’un renfort acheva de lui faire perdre courage; c’était une compagnie du 48e qui, de Haouch-Regaïa où elle était cantonnée, avait marché au canon. Un peu plus tard arrivait d’Alger, où l’insurrection avait été dénoncée par des indigènes, une forte colonne conduite par le général Perregaux. L’ennemi, en se retirant à la hâte, avait laissé sur le champ de bataille plus de cent cadavres. Du côté des Français, la perte était de huit tués et de soixante-cinq blessés.

Le lendemain de ce mémorable combat, les troupes françaises reprirent l’offensive. Le général Perregaux, par le col des Beni-Aïcha, le colonel de Schauenbourg, par Chreub-ou-Heureub, descendirent dans la plaine des Isser ; le 28, après avoir passé la rivière, ils attaquèrent le Djebel-Dreuh, où Ben-Zamoun avait concentré la défense, et l’emportèrent par un vigoureux assaut. Dans la nuit, une députation de cheiks et de marabouts vint implorer la clémence du vainqueur et solliciter l’aman. « Que la main fermée qui tient le glaive s’ouvre pour laisser tomber la grâce, » disaient-ils en leur style imagé. L’insurrection était écrasée, la coalition kabyle dissoute, Ben-Zamoun en fuite; de ce côté, la Métidja n’avait plus rien à craindre.

Dans ce même temps, au sud-ouest d’Alger, les opérations habituelles en cette saison se poursuivaient contre les éternels Hadjoutes, encouragés et soutenus par le bey de Miliana, Sidi-Mbarek. Averti par le général de Négrier que les forces de l’ennemi grossissaient, le gouverneur se mit de sa personne en campagne. Son dessein était de fouiller jusqu’au fond le bois des Karesa, et pour y mieux réussir, il avait ordonné aux zouaves du camp de Maelma d’aborder le taillis d’un côté pendant que deux autres colonnes, venues de Boufarik et du camp de la Chiffa, y pénétreraient d’autre part. Ce bois, qui était le repaire accoutumé des Hadjoutes, couvrait alors un très grand espace entre le Bou-Roumi, le lac Halloula et des collines qui se prolongent parallèlement à la mer, de Koléa au Djebel-Chenoua ; l’Oued-Djer le traversait de part en part à travers des fourrés à peu près impraticables. Dans la nuit du 7 au 8 juin, les trois colonnes convergentes commencèrent leur mouvement; au point du jour, les Hadjoutes étaient surpris, refoulés, acculés aux collines dont les Français garnissaient les crêtes, lorsque tout à coup deux officiers du bey de Miliana se jetèrent au milieu de la fusillade en criant : «La paix ! la paix! » Sidi-Mbarek venait de recevoir un courrier d’Abd-el-Kader avec le texte arabe du traité de la Tafna et une lettre de l’émir au gouverneur-général. « Tu ne dois pas ignorer, disait-il, la paix que nous avons faite avec le général Bugeaud. Nous aurions désiré qu’elle se fît par ton entremise, parce que tu es un homme sage, doux et accoutumé à ce qui se pratique dans le cabinet des rois ; mais, le général d’Oran nous ayant écrit qu’il avait le seing du roi pour traiter, nous avons passé avec lui, vu sa proximité, un acte authentique à ce sujet. Calmez-vous donc de vos côtés ; vous n’éprouverez aucun mal de ce que pourront faire les Arabes des contrées placées sous mon commandement, du côté de Boufarik, de la Métidja et des environs. Dans peu, s’il plaît à Dieu, je me porterai de vos côtés ; je ferai cesser le désordre, je tirerai au clair toutes les affaires, pour qu’il ne reste plus rien qui ne soit en harmonie avec la raison. » La lettre se terminait par cette formule du khodja-secrétaire : « Écrit par ordre de notre seigneur l’émir des croyans, celui qui rend la religion victorieuse; que Dieu le protège et que la délivrance arrive par lui ! »

Le ton hautain, protecteur, insolent de cette missive donnait aux obscurités du traité de la Tafna leur sens le plus évident désormais et le plus clair. Le général de Damrémont en fut froissé; cependant il ne voulut pas s’opposer pour sa part à l’exécution d’un traité fait par un autre, aux dépens de son autorité, au mépris de ses idées personnelles. Il fit aussitôt cesser les hostilités et rentrer les troupes dans leurs cantonnemens. Il se contenta d’envoyer au ministre de la guerre des observations très justes et très motivées au sujet de l’énormité des concessions faites par le général Bugeaud à l’émir. Quand il protestait ainsi, le 15 juin, il était déjà trop tard. C’était à cette même date que le ministre lui faisait annoncer par dépêche télégraphique la ratification du traité. Peu de jours après, le duc d’Orléans, qui comprenait ce que devait souffrir l’âme généreuse et patriotique du gouverneur, lui écrivit pour adoucir par un témoignage de sympathie l’amertume de ses réflexions. « Monseigneur, répondit, le 7 juillet, au prince le général de Damrémont, la lettre que je viens de recevoir de Votre Altesse Royale est le seul bien que j’aie ressenti depuis trois mois que je suis en Afrique. Entouré de difficultés ici, méconnu à Paris, abreuvé de dégoûts, je me demandais si, dans cette situation, un homme qui a le cœur haut placé et la conscience parfaitement pure ne devait pas se démettre du pouvoir qu’on lui avait confié, s’il n’y avait pas un sentiment de dignité honorable à se retirer des affaires publiques et à reprendre l’indépendance de la vie privée, lorsque votre lettre si bonne, si affectueuse, m’est parvenue et m’a prouvé que Votre Altesse Royale avait repoussé la pensée que je fusse capable de petites et mesquines rivalités, et que l’estime dont elle m’honorait était restée entière et complète au milieu des fausses accusations dont mon nom était entouré à Paris. Ce sentiment que vous ne m’avez pas méconnu, monseigneur, lorsque tout le monde m’accusait si légèrement, si injustement, m’a rattaché à ma position ; c’était un ordre implicite de votre part d’y rester, de continuer l’œuvre commencée, pour laquelle, à mon départ de Paris, vous me donniez votre appui, vos encouragemens, qui devait avec son succès m’obtenir un jour une part plus grande dans votre estime et dans votre pensée. Enfin, monseigneur, vous avez relevé mon courage, et je ne vous exprimerai jamais assez vivement la profonde reconnaissance que j’éprouve pour tout le bien que vous venez de me faire. » L’œuvre commencée, l’œuvre qu’il fallait achever et parfaire, c’était la grande affaire de Constantine. Le général de Damrémont s’y dévoua désormais corps et âme.


V.

Dans la pensée du ministère, le problème de Constantine pouvait être résolu de deux façons ; la satisfaction que réclamait la France pouvait être militaire ou politique. Après la conclusion du traité de la Tafna surtout, cette idée d’une solution sans combat prévalut dans l’esprit du comte Molé. Comment faire contrepoids à la puissance excessive dont on venait de gratifier Abd-el-Kader ? Il n’y avait qu’un moyen : c’était de lui opposer l’influence du bey de Constantine, non plus de Jusuf qu’on jetait par-dessus bord, mais d’Ahmed lui-même, d’Ahmed converti, d’Ahmed repentant, soumis, résigné au protectorat de la France. Pour se conformer aux instructions du ministre, le général de Damrémont, qui d’ailleurs ne s’abusait pas sur la valeur de la démarche qu’on lui prescrivait de faire, avait envoyé, dès le mois de mai, à Tunis, un de ses aides-de-camp, le capitaine Foltz. De là, par l’intermédiaire d’un marchand marocain, le capitaine se mit en relations avec Ahmed, qui, se prêtant insidieusement à ses ouvertures, fit partir pour conférer avec lui le juif Abraham-ben-Bajou. D’autre part, le juif algérien Busnach, que les lauriers ou plutôt les gros profits des Ben-Durand empêchaient de dormir, s’était fait fort auprès du gouverneur-général de lui procurer, moyennant une commission proportionnée à l’importance du marché, la soumission d’Ahmed. Arrivé à Constantine, Busnach apprit d’Ahmed lui-même qu’il avait un concurrent dans la personne de Ben-Bajou. En ce moment, les prétentions du bey de Constantine étaient d’autant plus excessives et hautaines qu’il comptait sur le succès d’une intrigue ourdie à Constantinople contre son ennemi, le bey de Tunis, dont le sultan Mahmoud avait décidé la perte. Déjà l’année précédente, une escadre turque s’était vue arrêtée devant La Goulette par l’escadre française de l’amiral Hugon ; en cette année 1837, la même déconvenue attendait le capitan pacha, que l’amiral Lalande engagea sérieusement à rentrer dans les Dardanelles. La flotte ottomane n’arrivant pas, l’intrigue fut déjouée ; le premier ministre du bey de Tunis, qui trahissait son maître, eut la tête coupée par le chaouch, et le bey Ahmed se montra moins superbe. Les conditions qui lui étaient faites peuvent se résumer ainsi : la France se réservait autour de Bône et de La Calle une certaine étendue de territoire ; au-delà, sauf son droit de suzeraineté, que le bey reconnaîtrait publiquement par le paiement d’un tribut annuel et l’érection du pavillon français au-dessus du sien dans Constantine, Ahmed conserverait l’administration du reste de la province. L’affaire en était là, quand le général de Damrémont partit d’Alger pour Bône, le 23 juillet ; le capitaine Foltz, Ben-Bajou et Busnach ne tardèrent pas à l’y rejoindre. « Vous ne perdrez pas de vue, lui écrivait, vers la même époque, le ministre de la guerre, que la pacification est l’objet principal que le gouvernement se propose, et que la guerre n’est considérée ici que comme un moyen de l’obtenir aux conditions les plus avantageuses, moyen auquel il ne faudra avoir recours qu’à la dernière extrémité. »

En attendant, l’état de guerre n’avait pas cessé d’être l’état normal du pays autour de Ghelma. Le 24 mai, le 25 juin et le 16 juillet notamment, le colonel Duvivier eut trois affaires qu’il conduisit avec l’intelligence et la fermeté dont il avait donné, à Bougie, tant de fois la preuve. Dans la dernière, n’ayant que six cents hommes d’infanterie et cent vingt chevaux, il s’était trouvé aux prises avec plus de quatre mille Arabes et Kabyles. « Ils sont si peu, se disaient les Arabes, que nous les emporterons tous sur un seul cheval. » Ils n’emportèrent que leurs blessés et leurs morts. Pour se venger, Ahmed fit incendier, entre Ghelma, Hammam-Berda et Nechmeïa, sur près de cinquante lieues carrées, toutes les moissons.

Le 7 août, le général de Damrémont, suivi de tout son état-major, quitta Bône pour gagner Mjez-Ahmar, où il arriva le 9 ; il emmenait avec lui cinq bataillons du 23 et du 47 de ligne, quatre compagnies de sapeurs, un détachement de pontonniers, une batterie montée, une section d’obusiers de montagne et deux cent quarante chevaux du 3e chasseurs d’Afrique. c’était à Mjez-Ahmar que devaient être réunis dans un temps donné tous les approvisionnemens, tous les moyens de transport, toutes les troupes détachées de Bône, d’Alger, d’Oran, tous les renforts attendus de France ; c’était de là que devait prendre son élan la colonne expéditionnaire, s’il y avait lieu de faire une seconde expédition de Constantine. On en doutait encore à Paris, le 9 août ; car, à cette date, une dépêche ministérielle prescrivait formellement au gouverneur-général « de se borner à rassembler tous les moyens de guerre, à les organiser complètement, afin d’être prêt à marcher, et de ne rien entreprendre au-delà sans avoir fait connaître au gouvernement l’état exact des choses et avoir reçu des ordres. » A Mjez-Ahmar, on ne doutait plus; las des tergiversations d’Ahmed, le général de Damrémont lui avait fait porter par Busnach son ultimatum, et, comme il n’y avait pas été répondu à son gré, il avait déclaré les négociations rompues, donné à son envoyé l’ordre de revenir et dépêché à Paris pour demander l’autorisation de marcher sans plus de retard sur Constantine.


VI.

Il y avait alors, à Compiègne, un camp de manœuvres que commandait le duc d’Orléans. Appelé à Paris pour prendre part à la délibération provoquée par la demande du gouverneur-général, et de retour au camp, le 31 août, le prince adressait, le même jour, au général de Damrémont, une lettre d’un si puissant intérêt et d’une si grande importance qu’elle veut, au nom de la vérité historique, être mise tout entière sous les yeux du lecteur. La voici telle que l’auteur du présent récit l’a copiée sur l’original :

« Le roi m’a fait chercher à Compiègne avant-hier, mon cher général, lorsque vos dépêches du 19 août de Medjez-Ahmar sont parvenues au gouvernement, et l’on a sur-le-champ mis en délibération le parti à prendre relativement à l’expédition de Constantine et au commandement que, depuis le printemps dernier, j’avais demandé au roi de me confier. L’opinion très vive du roi en faveur de l’expédition a trouvé un écho unanime dans le conseil, et il a été résolu très promptement que l’ordre serait expédié de se mettre en mouvement le 15 septembre, et de chercher à prendre Constantine de vive force et à y laisser garnison après, mais en accordant toujours à Achmet le traité (tel qu’il a été près d’être signé) à quelque moment qu’il proposât d’y souscrire, soit avant le siège, soit pendant l’attaque, soit après la prise de la ville. j’ai été pleinement de cet avis, et j’ai demandé, en outre, qu’il fût bien spécifié que, la paix étant le but de l’expédition, l’on s’abstiendrait de la rendre plus difficile en exigeant des conditions plus dures que celles qui avaient été jugées bonnes avant de partir de Medjez-Ahmar. j’ai demandé en outre que, tout en donnant l’ordre de se porter en avant et d’attaquer Constantine, il fût entendu que, dans le cas où les préparatifs seraient incomplets et ne présenteraient pas toutes les chances de succès, il serait préférable de suspendre tout mouvement, et que mieux vaudrait ne pas se porter en avant que d’être obligé de reculer ensuite.

« Cette première question ainsi réglée, on est passé à l’affaire de mon commandement, qui a rencontré la plus vive opposition de la part du roi et de presque tous les ministres. La sûreté du roi, l’incertitude de la guerre, le peu d’importance d’Achmet-Bey, la gravité possible de mon absence de France dans de certains momens, et surtout enfin les risques que courrait ma santé, toutes ces raisons m’ont été objectées avec beaucoup de chaleur et de persistance. De mon côté, j’ai fait valoir l’importance d’avoir fait exercer à l’héritier du trône un commandement en chef et un commandement de guerre ; j’ai exposé quelle était ma position, obligé que j’étais, dans un temps où le travail est la loi commune, de faire ma carrière à la sueur de mon front, n’ayant ni la tribune, ni la presse, ni aucune autre occasion possible que mes devoirs militaires pour me faire connaître à la France ; j’ai représenté que je devais saisir aux cheveux toute occasion de prendre sur l’armée un ascendant que l’on ne pouvait prendre aujourd’hui que par le commandement exercé pendant la guerre, et en ayant fait ses preuves et donné des garanties non-seulement comme bravoure, mais aussi comme capacité, de manière à ce que, le jour où il faudra que je mette mon épée dans la balance, je puisse dire, moi aussi : « s’il en est un plus digne que moi de la porter, qu’il se présente ! » j’ai exposé au roi qu’il avait refait depuis sept ans l’état de roi, que moi je devais pour moi et mes frères refaire l’état de prince ; qu’il n’y avait aujourd’hui qu’une manière de se faire pardonner d’être prince, c’était de faire en tout plus que les autres; je lui ai exposé que, placé en quelque sorte sur une roue qui tourne toujours, le jour où je m’arrêtais, je me trouvais reculer de fait ; je lui ai dit que, s’il était devenu le premier roi de l’Europe, il fallait, moi, que j’en devinsse le premier prince royal et que je pouvais avouer cette ambition, quand je mettais ma vie et le sacrifice de mes plus chères affections au service de cette ambition. Je lui ai fait voir que, pour fonder une dynastie, il faut que chacun y contribue, depuis mon frère Aumale, qui apporte pour son écot un prix d’écolier[2], jusqu’à l’héritier du trône, qui doit, dans les rangs de l’armée, se faire lui-même la première position après celle du roi. Quant à l’importance de l’expédition, j’ai cru devoir observer qu’il était fort heureux qu’elle ne fût pas trop grande, parce qu’alors mon commandement me serait contesté, tandis que je pourrais, après l’avoir exercé, m’en prévaloir plus tard dans des circonstances plus graves. Enfin, j’ai cru devoir dire au roi qu’étant dans l’intention de me mettre à la tête de l’armée, n’était-ce pas m’y placer de la manière la plus belle et la plus efficace que de me confier le commandement d’une expédition pour laquelle les premiers généraux de l’armée française semblaient empressés de se ranger sous mes ordres. j’ai fini par ajouter que c’était du roi seul que je pouvais tenir ce commandement, car il n’y avait que le roi qui pût disposer de son fils, et que personne ne pourrait le lui conseiller ; que jamais on ne pouvait conseiller ces sortes de choses, mais que tout le monde les approuverait après, et que si le roi lui-même avait attendu qu’on lui conseillât sa course à l’Hôtel de Ville le 31 juillet, et sa promenade le 6 de juin[3], il ne serait pas roi et ne l’aurait jamais été. Passant ensuite aux considérations de santé, j’ai exposé qu’un jury de révision me jugerait bon pour faire la campagne, les pieds dans la boue et le sac sur le dos, et qu’à plus forte raison je serais en état de l’entreprendre comme général, bien vêtu, les pieds chauds et couvert de flanelle de la tête aux pieds. Mon dernier mot a été pour donner la garantie que, loin d’éviter la paix, je la rechercherais avec empressement, persuadé que c’était un service à rendre à mon pays, et que ce serait honorer mon caractère que de montrer que je sais renoncer au plaisir d’un bulletin et résister à l’ardeur d’une armée pour servir les vrais intérêts de ma patrie. j’ai même ajouté que je croyais plus utile pour moi de faire la paix que de faire la guerre, car, en faisant la paix, je répondrais au reproche que l’on m’adresse d’ardeur exagérée, et je montrerais que je savais au besoin me modérer et me contenir.

« Cette discussion, qui dura cinq heures, finit par faire assez d’impression sur le roi pour qu’il la terminât en me disant qu’il me nommait général en chef de l’expédition ; les ministres qui étaient présens adhérèrent à ce choix, en disant que, du moment où le roi avait décidé une semblable question, ils n’avaient plus rien à dire. Le conseil désigna alors le maréchal Gérard pour venir prendre le commandement du camp de Compiègne, les généraux Valée et Fleury et le sous-intendant d’Arnaud pour diriger les trois services[4] pendant le siège, et il fut réglé que vous choisiriez le poste, le titre et les fonctions qui vous paraîtraient le plus convenables pour vous. j’avoue que j’avais pensé pour vous à la position de chef d’état-major général comme étant celle où vous seriez le plus en relief. — Le conseil se termina à minuit, en décidant que ma nomination ne serait pas au Moniteur jusqu’à ce que j’eusse vu mon frère Nemours, parce que j’avais promis à toute ma famille, qui était fort contraire à mon voyage en Afrique, d’éviter tout ce qui pourrait blesser mon frère, que le roi avait en quelque sorte condamné sans l’entendre, puisqu’il était resté à Compiègne pendant cette journée. — Hier matin, j’allai au ministère de la guerre avec le général Valée, et nous fîmes donner divers ordres qui, en tout cas, ne seront pas perdus pour le bien de l’expédition, entre autres l’accélération du départ de quatre bataillons de sept cent cinquante hommes chaque des 12e et 26e de ligne, l’achat immédiat de cent mulets et cent chevaux de trait de plus, et leur embarquement instantané, et enfin cinq cents quintaux de biscuit marin de plus, avec l’armement de la frégate l’Armide. — Je repartis pour Compiègne, annonçant mon retour pour le surlendemain, après avoir fait mes adieux au camp et comptant m’embarquer, le 9, à Toulon. Jamais je ne m’étais senti plus content de mon avenir, ni plus joyeux d’avoir à faire. »

Avant de poursuivre la citation de cette lettre qui, sans compter l’admirable état d’âme qu’elle révèle, est un document historique du premier ordre, il importe de dire que le duc de Nemours ne réclamait pas avec moins de chaleur, comme un droit et comme un devoir, le privilège de prendre à l’expédition vengeresse la part qu’il avait prise à l’expédition qu’on allait venger. Cependant, la raison d’état ne permettait pas que l’héritier du trône et son puîné fissent en même temps la campagne. Entre ces deux frères, inspirés l’un et l’autre par un noble et généreux sentiment, cette rivalité d’honneur et de patriotisme excita une discussion qui fut vive. « A Compiègne, continue le duc d’Orléans, j’eus avec mon frère des conversations sur lesquelles je vous demande de me taire, ainsi que sur ce que j’appris du désespoir du roi et de l’état de toute ma famille. Il me devint évident, et tous mes amis en jugèrent comme moi, que mon départ pour l’Afrique compromettait l’union de ma famille, cette union si précieuse qui seule nous a soutenus dans les temps d’épreuves ! Je tombai alors dans un état d’angoisse inexprimable, placé entre mon avenir, oui, mon avenir brillant et bon, et des affections bien chères. Enfin, je me décidai, et mon frère allant à Paris ce matin pour exposer au roi sa position, je lui dis en partant que je n’avais rien de nouveau à lui confier, et, en même temps, je lui remis la lettre ci-jointe pour le roi. » Voici cette lettre:

« Sire, j’ai reçu de votre main la plus grande faveur que je puisse espérer pour ma carrière; votre bonté m’est acquise. Plus elle a été grande, plus vous m’avez sacrifié vos scrupules, plus les miens s’élèvent, et j’éprouve maintenant, au-dessus du désir de mon propre avancement, le besoin de ne pas augmenter votre inquiétude et peut-être votre danger, et de ne pas fausser mes rapports avec mon frère Nemours. Vous consentirez que ce soit à moi qu’il doive le pas que je vous demande de lui faire faire, comme c’est à vous seul que j’ai voulu devoir le commandement de l’expédition de Constantine. j’y renonce pour que Nemours fasse la campagne. Dieu seul et moi saurons jamais ce que, depuis trente heures d’angoisses, ce sacrifice m’a coûté. Le monde dira que j’ai reculé devant le commandement de l’expédition, que j’ai été fort attrapé qu’on me l’ait accordé et que, sous un faux prétexte de générosité, je me suis exempté de la corvée. Je supporterai cette cruelle humiliation avec la liberté de cœur et d’esprit d’un homme résigné à perdre un immense avantage personnel, si à ce prix il assure l’union de sa famille, le repos de son père qu’il sait être cruellement troublé, et s’il calme le cœur de sa mère... Je ne fais rien à demi, sire ; je boirai jusqu’à la lie le calice que j’ai détourné de vos lèvres, je resterai à Compiègne, et je trouverai quelque consolation à ma tristesse si, dans la fermeté et le sang-froid avec lesquels je supporterai tout, jusqu’aux propos qui viendront empoisonner cette blessure, vous voyez une garantie de ce que j’eusse fait dans la mission que vous m’aviez confiée. Mon frère Nemours ignore totalement ce que je vous écris ; j’ai voulu que ce fût vous qui le lui apprissiez, sire, et je vous demande de permettre que lui et moi nous gardions le silence sur ce qui s’est passé entre nous. Je vous prie également de communiquer cette lettre au comte Molé. j’attendrai votre réponse par estafette pour écrire aux généraux Bernard, Valée, Fleury et Damrémont. »

« Maintenant, reprend la lettre au général de Damrémont, je succombe presque sous le poids de mon chagrin ; car je n’ai pas changé d’opinion sur les immenses avantages personnels que m’offrait le commandement de l’expédition, et je ne serai probablement récompensé d’un sacrifice qui laissera des traces profondes dans ma vie que par la croyance généralement répandue que j’ai reculé, que je sais montrer de l’ardeur de loin, mais que, quand il faut quitter ma patrie, etc… je n’y suis plus, que je suis un cheval qui piaffe sur place, qui hennit, mais qui n’avance pas ! Je supporterai cette odieuse situation et je m’appuierai sur l’estime de ceux qui ont lu dans mon cœur et jugé les nobles motifs qui m’ont guidé ; puis, par mon travail et mon énergie, je reconquerrai peut-être dans plusieurs années d’efforts ce que j’aurais pu acquérir d’une seule fois. Le sentiment du bien perdu est le poison le plus amer qui puisse se glisser dans le cœur. J’ignore encore l’effet de ma lettre, et je vous écrirai ce soir après le retour de l’estafette. Je vous ouvre avec confiance mon cœur, parce que vous êtes de ceux qui sauront me comprendre et qui me plaindront.

« Dix heures du soir. — Je reçois la réponse du roi ; mon premier soin est de vous recommander mon frère. Vous le connaissez déjà, vous serez content de lui, et ce sera mettre quelque baume sur mes plaies que de le placer dans les situations les plus propres à ce qu’il se distingue et à ce qu’il prouve ce qu’il y a en lui. Vous me connaissez assez pour savoir qu’aucun sentiment d’envie ne trouve place dans mon cœur, et je me hâte d’aller au-devant de cette pensée : je vous souhaite toute la gloire possible, je me réjouirai cordialement de toute celle que vous recueillerez, et si je pense quelquefois que mon intérêt et presque mon devoir m’appelaient là où vous êtes, ce ne sera que pour me rappeler que cet avantage manquant à ma carrière, je dois, par mon travail de tous les instans, chercher ailleurs d’autres bases à ma position et d’autres titres à l’estime de mon pays et à la confiance de l’armée. Je ne suis pas de ceux qui se rebutent aisément, et, au milieu de l’amertume que me laisse tout ceci, je ne me distrairai qu’en me créant de nouvelles occupations et en me consacrant à quelque nouvelle tâche que je vais chercher de mon mieux. Je continuerai de soigner tout ce qui se rattache à l’expédition, comme si je devais encore la commander ; vous trouverez en moi un avocat zélé pour les intérêts de l’Afrique et ceux des militaires placés sous vos ordres : qu’ils se confient à moi. qu’ils ne doutent pas de moi, et une partie de ma peine sera adoucie. Je ferme cette lettre en vous souhaitant au fond du cœur tout ce que j’aurais désiré pour moi-même ; parlez-moi beaucoup de l’Afrique, aidez mon frère à faire sa carrière de prince et de soldat, et croyez, mon cher général, à l’expression de tous les sentimens que vous me connaissez pour vous. »

VII.

C’était au général de Damrémont qu’appartenait dès lors le commandement en chef de l’expédition de Constantine. Avant de lui donner la liberté d’agir, le comte Molé, président du conseil, et le roi lui-même, jugèrent utile de lui tracer nettement la limite de son action : «Dans un dernier conseil où j’ai voulu que les préparatifs de l’expédition fussent examinés dans les moindres détails, conseil auquel le général Valée a assisté, disait le comte Molé dans une dépêche du 3 septembre, il a été reconnu que les préparatifs pouvaient être plus complets, offrir plus de garanties. A l’instant même et sur la table du conseil, les ordres ont été expédiés en conséquence ; en chevaux, en munitions de guerre, en vivres, en artillerie, en combattans, vous aurez plus, beaucoup plus, que vous n’aviez demandé. L’artillerie et le génie seront dirigés, l’une par l’officier général de cette arme le plus éprouvé (le général Valée], l’autre par un des officiers les plus distingués qui lui appartiennent [le général Rohault de Fleury]. Vous comprendrez que l’ancienneté du général Valée l’ait fait attacher à la personne du prince (le duc de Nemours] plutôt que placer sous vos ordres. Votre excellent esprit vous fera tirer le plus de parti possible de la présence et du concours d’un officier général aussi distingué, et vous remettrez entre ses mains la direction du service de l’artillerie, bien sûr que vous serez des bons rapports qui ne peuvent manquer de s’établir entre deux généraux tels que vous et le général Valée. Il faut avant tout, par-dessus tout et par tous les moyens réussir; mais comprenez bien ce que le roi et son gouvernement appelleront ici le succès : la paix et jusqu’au dernier moment plutôt que la guerre. Dégagez-vous des influences militaires qui vous entoureront ; bravez l’ardeur guerrière, et si Achmet renouvelle ses propositions pendant que vous serez en marche ou devant la place, acceptez-les telles qu’elles avaient été arrêtées entre vous et lui, telles que vous me les avez adressées. Négociez toutefois sans vous arrêter, sans ralentir les opérations du siège, sans tirer un coup de canon de moins. La signature et l’échange des ratifications doivent seules vous faire cesser l’emploi de la force. J’espère encore qu’Achmet traitera ; ne lui demandez rien de plus que ce dont vous vous étiez déjà contenté, et si, au contraire, il épuise la résistance, s’il vous force à prendre Constantine, que le souvenir de nos armes en reste une fois de plus terrible. De nouvelles instructions vous seront envoyées pour cette hypothèse. Il est assez embarrassant de nous bien retirer de cette ville après y être entrés. D’abord vous devrez y laisser une garnison suffisante, assurer peut-être par des points intermédiaires les communications avec Ghelma. — Je ne puis assez vous mettre en garde contre l’ardeur de quelques officiers. Toute cette lettre se résume en peu de mots : jusqu’au dernier moment, la paix plutôt que la guerre, la paix aux conditions déjà convenues sans y rien ajouter, ou la prise de Constantine à tout prix. Il serait impossible que les forces de la France allassent échouer devant Constantine une seconde fois. — A vous seul il appartient de déterminer le jour où l’expédition doit partir; vous seul pouvez juger de l’état des préparatifs et des chances que la saison peut encore offrir. » Pour ce qui est de la lettre du roi datée du 4 septembre, et conforme, d’ailleurs, quant au fond, à la dépêche du président du conseil, tout l’intérêt s’en trouve résumé dans ce passage : « Si nous étions assez heureux pour qu’Achmet se déterminât à souscrire préalablement la sage convention qui avait été préparée, je considérerais ce résultat comme aussi avantageux pour la France qu’honorable pour vous et pour les troupes que vous commandez, et je bénirais le ciel qu’il eût été obtenu sans l’avoir acheté par la perte des braves Français que des combats nous auraient coûtés ! »

La dépêche du comte Molé ne devait pas laisser de donner au gouverneur-général quelque souci. Les précautions qu’on prenait pour le préparer, notamment, à la venue du général Valée pouvaient en effet lui sembler inquiétantes. Deux représentans de l’artillerie et du génie, tous deux inspecteurs-généraux de leur arme, le général de Caraman, fils du respectable vieillard qui avait suivi la première expédition, et le général Lamy, étaient arrivés depuis quelque temps à Bône; mais lorsque le duc d’Orléans avait dû prendre le commandement de l’armée expéditionnaire, les généraux Valée et Rohault de Fleury avaient été rais à la tête des deux armes savantes et, même après la renonciation forcée du prince royal, ils avaient tenu à honneur d’y demeurer. Le général Valée était un gros personnage, le premier artilleur de l’Europe; dans ses états de service il comptait seize campagnes et vingt et un sièges; enfin il était déjà lieutenant-général quand le général de Damrémont n’était que capitaine encore ; de plus, il passait pour avoir le caractère absolu et l’humeur difficile. Hâtons-nous de dire que les appréhensions du gouverneur-général n’eurent pas les suites qu’on aurait pu craindre. Pendant l’expédition, il écrivait à quelqu’un de sa famille : « J’ai eu bien des idées extraordinaires à combattre, bien des difficultés à vaincre, bien des soucis de tout genre. Le général Valée, qui a l’esprit juste, ne met aucun entêtement à défendre sa manière de voir. Maintenant il abonde dans mes idées ; il m’aurait été très pénible de me trouver en opposition avec lui. Je tirerai bon parti de ses conseils et de son expérience. »

Sous la direction du général Lamy, le camp de Mjez-Ahmar avait pris l’aspect d’une place de guerre ; le plateau qui domine la rive droite de la Seybouse était entouré d’une ligne à redans d’un développement de 900 mètres ; sur la rive gauche, un de ces ouvrages que dans la langue technique du génie on nomme bonnet de prêtre servait de tête de pont ; quelques postes avancés couverts par des flèches occupaient les mamelons les plus saillans sur les deux rives. Au pied des glacis, les troupes, accrues d’un bataillon de zouaves, d’un bataillon du 2e léger et du troisième bataillon d’Afrique, s’étaient construit des baraques en feuillage. Le 12 septembre, une reconnaissance, forte de deux mille cinq cents hommes, de cinq cents chevaux et de huit pièces d’artillerie, sous le commandement du gouverneur-général, se porta par le col de Ras-el-Akba, Sidi-Tamtam et la vallée de l’Oued-Zenati, dans la direction de Constantine. Parvenus au sommet du col, les nouveau-venus vérifièrent avec étonnement ce que leur avaient annoncé les anciens, cet étrange et brusque contraste entre le pays vert et le pays brun, entre la nudité absolue de l’un et la végétation luxuriante de l’autre. La colonne ne resta que deux jours en campagne ; après avoir échangé quelques coups de fusil avec un petit nombre de cavaliers qui s’étaient contentés d’observer sa marche, elle revint au camp, le 13 au soir. Trois bataillons et deux compagnies de sapeurs furent laissés aux ruines d’Announa, sous les ordres du général Lamy, pour adoucir et niveler les pentes sur les deux versans du col. Le 18, le gouverneur-général, escorté de la cavalerie, se rendit à Bône, afin de recevoir le duc de Nemours, dont l’arrivée très prochaine lui était annoncée.

Le lendemain même de son départ, le général Rullière, qui avait pris le commandement du camp, aperçut, mais assez loin encore, des groupes d’Arabes et de Kabyles qu’on disait être l’avant-garde du bey Ahmed. Les jours suivans, l’ennemi se rapprocha peu à peu en tiraillant, mais l’attaque sérieuse ne commença que le 22. La tête de pont et les petits ouvrages de la rive droite étaient occupés par les zouaves, le bataillon du 2e léger, un bataillon du 47e et la compagnie franche du 2e bataillon d’Afrique. Ce fut contre les postes les plus éloignés du camp, à 1,000 mètres environ de distance, que les assaillans portèrent leurs efforts. Leur ligne, qui dessinait un grand arc demi-circulaire et dont les extrémités s’appuyaient à la Seybouse, ne présentait pas moins de cinq mille chevaux, de quinze cents hommes d’infanterie régulière et d’un millier de Kabyles. Dans la nuit, le général Rullière envoya du renfort au mamelon qui paraissait être le principal objectif de l’ennemi. On y construisit un épaulement pour deux obusiers de montagne, et toutes les broussailles rasées aux alentours furent transformées en abatis. Le lieutenant-colonel de La Moricière vint prendre le commandement de ce poste ; il avait sous la main trois compagnies de ses zouaves, trois du 2e léger et deux du 47e de ligne. Le colonel Combe était chargé de défendre les abords de la tête de pont, et le lieutenant-colonel de Beaufort de veiller sur la rive gauche. Ce fut de ce côté que l’attaque recommença d’abord, le 23, vers six heures da matin. Des Kabyles ayant traversé la Seybouse au gué d’Hammam-Meskoutine, essayèrent de tourner l’extrême droite des positions françaises; mais quelques obus les eurent bientôt dégoûtés de l’entreprise. Cette manœuvre n’était d’ailleurs qu’une diversion destinée à tromper le défenseur sur la direction de la véritable attaque. Celle-ci, comme la veille, avait pour objectif le poste occupé par La Moricière. Du haut d’un mamelon distant de 1,500 mètres, Ahmed y présidait en personne. Par les hauteurs de l’ouest arrivèrent d’abord des bandes séparées de Kabyles ; c’était encore une façon de détourner l’attention de l’adversaire, quand tout à coup, d’une profonde dépression appelée le ravin des Ruines, débouchèrent, au-dessous-même du poste, les réguliers en bataille. Les combattans de part et d’autre étaient si près qu’ils s’injuriaient comme les héros d’Homère ; parmi les réguliers, il y avait des Algériens et des déserteurs, car, de leurs rangs partaient, mêlées aux imprécations arabes, des obscénités françaises. Ils s’avancèrent bravement, au son de la musique du bey, jusqu’à 60 mètres ; arrêtés par les abatis, ils restèrent longtemps sous le feu, et, quand ils reculèrent, ce fut pour prendre de nouveau leur élan; enfin, plus que décimés par les balles, les obus et la mitraille, ils se mirent tout à fait en retraite. Le combat avait duré quatre heures. Les pertes d’Ahmed devaient être sensibles; du côté des Français, pendant ces trois jours, il n’y avait eu que huit tués et une soixantaine de blessés.

Le 27 septembre, le duc de Nemours arriva au camp avec les généraux Valée et Rohault de Fleury ; le gouverneur-général l’y avait précédé la veille, afin de tout disposer pour lui en faire les honneurs. Les jours suivans, tous les détachemens tirés des postes évacués en arrière rejoignirent; le 30, le colonel Duvivier arriva le dernier ; il amenait la garnison de Ghelma. Tout était rassemblé, personnel et matériel ; le départ fut fixé par le gouverneur-général au 1er octobre.


VIII.

A Bône, aussitôt après le débarquement du duc de Nemours, une sorte de conseil de guerre avait été tenu; on y avait balancé pour la dernière fois les chances de l’expédition, les bonnes et les mauvaises. Il s’était trouvé des pessimistes pour contester les premières ; les griefs qu’ils alléguaient étaient plausibles: le 12e de ligne venait d’apporter de France le choléra dans ses rangs ; il avait fallu le séquestrer au fort Génois ; un bataillon du 26e, embarqué sur des navires du commerce, se trouvait encore en mer; dans les hôpitaux de Bône et de Ghelma, il y avait plus de deux mille cinq cents malades, fiévreux et autres ; c’était donc pour l’infanterie déjà peu nombreuse un déficit de quatre mille cinq cents à cinq mille baïonnettes. Mais quoi? leur répondait-on; vous voulez renvoyer l’expédition à des temps meilleurs, c’est-à-dire au printemps, lorsqu’on a déjà trop tardé? Est-ce possible? l’opinion publique, l’attente de l’armée, le souffriraient-elles? Non. Et la marche en avant avait été résolue.

L’armée réunie à Mjez-Ahmar était divisée en quatre brigades : la première, sous les ordres du duc de Nemours comprenait un bataillon de zouaves et un bataillon du 2e léger, commandés ensemble par le lieutenant-colonel de La Moricière ; deux bataillons du 17 léger; six escadrons du 3e chasseurs d’Afrique, une section d’artillerie de campagne et une de montagne ; la 2e brigade, sous le général Trézel, deux bataillons du 23e de ligne, le bataillon turc, les tirailleurs d’Afrique, la compagnie franche de Bougie, les spahis irréguliers, ces quatre derniers corps réunis sous le commandement du colonel Duvivier, une section de campagne et une de montagne ; la troisième, sous le général Rullière, le 3e bataillon d’Afrique, un bataillon de la légion étrangère, le 1er bataillon du 26e de ligne, deux escadrons du 1er chasseurs d’Afrique venus d’Alger, deux escadrons de spahis réguliers, quatre pièces de montagne ; la quatrième, sous le colonel Combe, en l’absence du général Bro, le 2e bataillon du 26e deux bataillons du 47e une section de campagne et une de montagne. L’effectif de l’infanterie était de sept mille hommes environ, celui de la cavalerie de quinze cents; l’artillerie en comptait douze cents, le génie un millier en dix compagnies de sapeurs et de mineurs. Indépendamment du matériel de campagne et de montagne, réparti comme il vient d’être dit entre les brigades, l’artillerie emmenait quatre canons de 24, quatre de 16, deux obusiers de 8 pouces, quatre de 6 pouces, trois mortiers de 8 pouces, ces dix-sept bouches à feu de siège approvisionnées à deux cents coups par pièce ; deux cents fusées de guerre, cinquante fusils de rempart, cinq cent mille cartouches, 1,000 kilogrammes de poudre. Le matériel du génie avait été au dernier moment réduit de moitié, parce que, le nombre des attelages de l’intendance s’étant trouvé insuffisant, il avait consenti à charger vingt de ses prolonges d’orge et de paille. Le nombre des bêtes de trait et de bât, chevaux et mulets, dépassait deux mille cinq cents têtes. La quantité de munitions de bouche charriée par les soins de l’administration avait été calculée de manière à pouvoir fournir quatorze distributions quotidiennes ; en outre, chaque homme de troupe portait dans son sac huit jours de vivres et sur son sac un fagot de menu bois. Afin de compenser cette aggravation de charge, on avait débarrassé le fantassin des buffleteries, du sabre, de la giberne remplacée par la cartouchière, et de la couverture remplacée par le sac de campement. Trois ambulances, abondamment pourvues de médicamens et de moyens de transport, accompagnaient le quartier-général et les troupes. L’esprit militaire était excellent : ceux qui avaient déjà vu et ceux qui, pour la première fois, allaient voir Constantine, rivalisaient d’ardeur. Entre les principaux acteurs dont les rôles avaient été remarqués dans le drame de 1836, deux surtout brillaient par leur absence : Jusuf, qu’on ne voyait plus à la tête du bataillon turc et des spahis de Bône; Changarnier, qui, promu lieutenant-colonel au 2e léger, avait eu le chagrin de voir partir sans lui le 2e bataillon de son régiment.

Il avait été décidé que l’armée marcherait en deux colonnes qui se suivraient à vingt-quatre heures d’intervalle : la première, formée des brigades Nemours et Trézel escortant l’équipage de siège ; la seconde, des brigades Rullière et Combe, accompagnant le convoi. Le 1er octobre, à sept heures du matin, la colonne d’avant-garde se mit en marche. L’après-midi, le ciel qui, depuis bien des jours, n’avait pas cessé d’être beau, se couvrit; la pluie tomba, fatal présage au gré des pessimistes : c’était ainsi qu’avait débuté, l’an passé, l’expédition de malheur. Malgré les travaux récemment exécutés par le général Lamy, la montée du Ras-el-Akba ne se fit pas sans peine; il fallut atteler seize chevaux aux pièces de 24. La colonne bivouaqua au sommet du col ; la pluie avait cessé; la nuit fut belle. La journée du 2 se passa bien ; la traversée de l’Oued-Zenati se fit sans trop de difficulté; le bivouac du soir fut établi à Sidi-Tamtam, pendant que la seconde colonne s’arrêtait au col de Ras-el-Akba. L’ennemi, qu’on n’avait pas vu encore, révéla, le 3, sinon sa présence, car on ne l’aperçut pas, du moins son voisinage par l’incendie des meules de paille qui entouraient les douars abandonnés ; la cavalerie, par un mouvement rapide, parvint à en sauver une grande part. Après la journée du 4, qui s’écoula sans incident, les deux colonnes se rejoignirent, le 5, sur la hauteur de Somma; de là, par la trouée du ravin qui sépare le Mansoura de Sidi-Mecid, on pouvait entrevoir de loin Constantine ; tous les curieux, pendant la halte, se portèrent au point de vue; il fallait faire queue pour prendre son tour. Le bivouac pour la nuit fut installé dans un lieu de sinistre mémoire; c’était le « camp de la boue, » tristement fameux par la malheureuse aventure du 62e. A trois heures du matin, l’armée se réveilla sous la douche d’une pluie torrentielle, chassée par les rafales d’un vent glacé; à six heures, elle se remit en marche; à neuf heures, l’avant-garde prenait pied sur le plateau du Mansoura ; à midi, le 6 octobre, toute l’armée était réunie devant Constantine. Aussitôt signalée au sommet des hauteurs dominantes, l’avant-garde excita dans la ville un tumulte étrange ; des cris soudains et perçans s’élevèrent à la fois de toutes les maisons, de toutes les terrasses. c’étaient les menaces et les malédictions d’une population tout entière exaltée, fanatisée, résolue à une défense extrême. Sur les remparts, sur tous les grands édifices flottaient des drapeaux rouges ; de la kasba et d’une batterie voisine de Bab-el-Kantara, des boulets et des bombes furent lancés sur le Mansoura ; deux ou trois cents Kabyles essayèrent de se glisser dans le ravin de Sidi-Mecid ; mais les zouaves et le 2 léger les eurent bientôt rejetés vers la place.

Après avoir examiné rapidement l’ensemble du terrain, tandis que le gouverneur donnait des ordres pour établir à Sidi-Mabrouk le quartier-général et régler les emplacemens des troupes, les généraux Valée et Rohault de Fleury, accompagnés du colonel de Tournemine, chef d’état-major de l’artillerie, faisaient une reconnaissance détaillée de la position. L’urgence d’occuper sans retard le Coudiat-Aty en fut la conséquence naturelle. L’armée, qui avait exactement suivi de Bône à Constantine le chemin tracé par la première expédition, n’avait pas à choisir pour l’attaque une position meilleure, car celle-ci était absolument la seule à prendre. Ce furent la 3e et la 4e brigades qui furent chargées de l’occuper, ce qu’elles firent aussitôt sans opposition. On remarqua seulement qu’au passage du Roummel le capitaine du génie Rabier, aide-de-camp du général de Fleury, fut tué par un boulet presque à l’endroit même où le fourrier du 17e léger avait eu la tête emportée en pareille circonstance, l’année précédente.

Vu du Mansoura, l’aspect de Constantine n’avait pas changé notablement depuis l’attaque de 1836, si ce n’est qu’à côté de l’ancienne porte d’El-Kantara, qui avait été murée, le bey en avait fait ouvrir une autre dans un rentrant dérobé aux vues de l’artillerie, et que la porte ainsi couverte était flanquée de deux batteries nouvelles. c’était sur le front de Coudiat-Aty que les anciens pouvaient signaler aux nouveaux des modifications importantes. D’abord toutes les constructions extérieures, les maisons du faubourg, la mosquée, sauf le minaret, seul témoin resté debout de l’attaque de Duvivier dans la nuit du 24 novembre, le Bardo même, tout avait été démoli. Au pied de la muraille, on avait escarpé le talus ; au sommet, au-dessus des batteries casematées, tout le long du chemin de ronde, des créneaux découpaient le parapet des bastions et des courtines ; les maisons qu’on apercevait au-delà du mur d’enceinte, surtout la haute caserne des janissaires, étaient également crénelées. De même qu’à Bab-el-Kantara, la porte El-Raïba avait été reculée dans un rentrant, et l’ancienne baie murée. Comme l’année précédente, Ahmed avait mieux aimé respirer l’air libre du dehors avec la cavalerie : c’était encore lien-Aïssa qui menait la défense avec les réguliers, les habitans armés, les Kabyles et surtout cinq cents canonniers du Levant, qui passaient pour être d’excellens pointeurs.

Bien que la brèche ne pût être pratiquée utilement que dans la muraille opposée au Coudiat-Aly, le général Valée avait jugé nécessaire d’établir sur le Mansoura quelques batteries, afin d’éteindre le feu de la kasba et de prendre de revers et d’écharpe les défenses du front d’attaque, il en voulut trois, dont deux tout au bord de l’escarpement du plateau, de part et d’autre d’un ancien ouvrage qu’on appelait la redoute tunisienne, l’une, à gauche, pour trois mortiers, l’autre, à droite, désignée sous le nom de batterie d’Orléans, pour deux canons de 16 et deux obusiers de 8 pouces. La troisième, dite batterie du Roi, devait occuper, plus à gauche, une saillie du rocher, inférieure d’une soixantaine de mètres à la crête, mais plus rapprochée de la place de 100 ou 150 mètres ; elle serait armée d’une pièce de 24, de deux de 16 et de deux obusiers de 6 pouces. La nuit venue, l’artillerie commença le travail des coffres et des plates-formes, tandis que le génie entreprenait, sur une longueur de 1,200 mètres, la construction d’une rampe en remblai dont les lacets devaient racheter la différence de niveau entre les batteries supérieures et la batterie du Roi. Au Coudiat-Aty, toutes les précautions furent prises pour mettre la position en état de défense. Du côté de la ville, la pente du mamelon n’était ni régulière ni continue ; elle descendait en quelque sorte par saccades, de ressauts en ressauts entrecoupés de ravines. Cette conformation du terrain, pour un ennemi qui en connaissait bien le détail, lui permettait d’arriver à couvert et tout près des postes avancés de l’assiégeant. Voici comment de ce côté les troupes furent disposées, à l’abri d’un parapet en pierre sèche : de droite à gauche, le 3e bataillon d’Afrique, le 26e de ligne, la légion étrangère. Sur le versant opposé, vers la campagne, la pente, plus normale et plus douce, était surveillée par le 47e précédé des deux escadrons du 1er chasseurs d’Afrique. Au Mansoura, la disposition était la suivante : à Sidi-Mabrouk, le quartier-général gardé par un bataillon du 17e léger: dans le voisinage, les parcs de l’artillerie, du génie et des vivres, couverts par le 11e et le 23e de ligne : sur le plateau, en arrière des batteries, les zouaves, le bataillon turc, les tirailleurs d’Afrique, le 2e léger, l’autre bataillon du 17e ; au sommet des pentes qui descendent de Sidi-Mabrouk au Bou-Merzoug, le 3e chasseurs d’Afrique et les spahis.

Le 7, dès le point du jour, le gouverneur, le duc de Nemours, nommé de la veille commandant du siège, et le général Valée, visitèrent le travail exécuté pendant la nuit aux batteries du Mansoura. Le dernier poussa jusqu’au Coudiat-Aty, où il détermina l’emplacement d’une batterie d’obusiers et de la batterie de Nemours, destinée à faire brèche à 400 mètres de la place. A peine était-il rentré à Sidi-Mabrouk que les positions françaises furent de la part de l’ennemi l’objet d’une attaque générale et simultanée. Du côté du Mansoura, ce fut peu de chose; les assiégés, n’ayant pour déboucher que Bab-el-Kantara et le pont, ne pouvaient arriver à la fois qu’en petit nombre ; aussi les tirailleurs des zouaves et du 2e léger suffirent-ils à faire cesser en un quart d’heure cette démonstration insignifiante. Au Coudiat-Aty, il fallut y mettre plus de monde et plus de temps. Un millier de Turcs et de Kabyles, sortis de la ville, arrivèrent, de ressaut en ressaut, jusque sous l’épaulement qui couvrait la légion étrangère ; un de leurs chefs, un guerrier superbe, vint même planter un drapeau sur une masure qui touchait l’épaulement; à la voix du commandant Bedeau, les légionnaires sautèrent par-dessus le parapet et tombèrent littéralement sur les groupes entassés dans la ravine au-dessous. Écrasés, assommés, débusqués à coups de baïonnette, les assiégés se retirèrent d’étage en étage, sans hâte, pour revenir bientôt après par un détour habilement exécuté contre le 26e qui perdit en les repoussant son capitaine de grenadiers. Pendant cette attaque de front, le Coudiat-Aty était en même temps assailli de revers; deux ou trois mille cavaliers, dont les groupes s’étaient massés autour de l’aqueduc romain, avaient passé le Roummel et s’étaient engagés sur la pente adoucie du mamelon ; accueillis par le feu de quatre compagnies du 47e et par la mitraille de deux pièces de campagne, ils reculèrent en désordre; les deux escadrons du 1er chasseurs d’Afrique s’élancèrent après eux et achevèrent de les mettre en déroute ; malheureusement, dans cette poursuite, quelques-uns de ces vaillans, emportés par leur ardeur au plus épais de la cohue, payèrent de leur vie cet excès de bravoure; leurs têtes, achetées par Ahmed, allèrent dans Constantine appuyer le mensonge d’une prétendue victoire.

Pendant toute cette journée du 7, des grains du nord-ouest avaient à plusieurs reprises traversé le ciel; vers cinq heures du soir, la pluie s’établit violente, continue, glacée. Le moment était venu d’armer les trois batteries du Mansoura et la batterie d’obusiers sur le Coudiat-Aty, dont les pièces furent amenées à destination par le commandant d’Armandy et le capitaine Le Bœuf. Au Mansoura, l’armement de la batterie d’Orléans et de la batterie de mortiers put se faire sans grand’peine ; mais pour la batterie du Roi, les difficultés auxquelles on s’était attendu dépassèrent tout ce que les esprits les plus moroses auraient imaginé. Les terres schisteuses du remblai pratiqué par le génie la nuit précédente s’étaient imprégnées d’eau tout le jour ; ravinées, emportées sous le poids des torrens qui descendaient de la montagne, elles laissaient par endroits sur les rampes étroites, aux tournans courts, de profondes et larges coupures. Dans les ténèbres, à la lueur douteuse des falots qui semblaient en augmenter l’épaisseur, sous la tempête qui effrayait les attelages, on essaya de mettre en mouvement une pièce de 24 et deux pièces de 16; toutes les trois, l’une après l’autre, versèrent au fond du ravin. Comme on avait décidé que le feu ne commencerait que lorsque toutes les batteries seraient prêtes, ce fâcheux accident allait en retarder de vingt-quatre heures au moins l’ouverture. A minuit, un officier fut envoyé au Coudiat-Aty pour empêcher la batterie d’obusiers de tirer, comme elle en avait eu l’ordre, au point du jour. A la même heure, une conférence réunit le gouverneur, le duc de Nemours et les commandans en chef de l’artillerie et du génie. Il fut convenu qu’une nouvelle batterie, destinée à remplacer provisoirement celle dont l’armement avait roulé dans le ravin, serait immédiatement construite à l’extrémité gauche du plateau. Aussitôt entreprise, en dépit de l’ouragan qui redoublait de violence, la batterie Damrémont était, douze heures après, achevée et armée; trois pièces de 24 et deux obusiers de 6 pouces avaient leurs gueules menaçantes braquées sur Constantine. Il y avait cependant un effort encore plus extraordinaire et plus admirable que cet héroïque labeur de l’artillerie. Au lever du jour, le lieutenant-colonel de La Moricière était venu, au nom des zouaves et du 2e léger, s’offrir pour entreprendre le sauvetage des pièces versées. c’était une manœuvre de force à joindre aux travaux d’Hercule; il ne fallut pas moins de trois jours aux adroits et vigoureux champions de l’infanterie, les pontonniers aidant, pour l’accomplir ; le 8 octobre, la première pièce de 16 fut relevée, le 9 la seconde, le 10 la pièce de 24.

Au Coudiat-Aty, la nuit du 7 au 8 avait eu aussi ses mécomptes. Trois compagnies de sapeurs et sept cent cinquante hommes des régimens de ligne s’étaient mis au travail sur l’emplacement projeté de la batterie de Nemours. A coups de pic, il fallut entamer la pente abrupte et niveler le roc là ou devaient être établies les plates-formes ; mais le plus difficile était de construire le coffre de la batterie; la terre meuble manquait totalement aux alentours; celle qu’on avait pu trouver à distance et verser dans des sacs que des chaînes de travailleurs se passaient de main en main était tellement délayée par la pluie que, lorsque les sacs arrivaient sur l’atelier, ils y arrivaient à peu près vides. A trois heures du matin, les officiers du génie furent obligés d’interrompre le travail et de renvoyer les hommes, qui tombaient à chaque pas, exténués de fatigue et découragés de voir leur effort inutile. « On ne peut se faire une idée, a dit un de ceux qui ont eu leur part de ces misères, on ne peut se faire une juste idée, quand on n’a point passé par cette épreuve, de l’état de détresse dans lequel l’homme tombe lorsqu’il est livré sans défense à la pluie, au froid et au vent. Quand l’eau a trempé tous ses vêtemens, imprégné sa chair et pénétré presque jusqu’à la moelle de ses os, quand il ne peut pas trouver sur la terre un seul point solide pour s’appuyer et se reposer, quand il ne peut faire un mouvement sans multiplier à l’infini les sensations douloureuses, il se sent pris d’une angoisse inquiète et d’une sorte d’impatience et d’irritation fébrile contre le sort ; ensuite, ses facultés s’émoussent, le cercle se rétrécit autour de lui; il finit par ne plus sentir l’existence que par la souffrance. Les soldats, blottis les uns contre les autres, transis, grelottans, frappés d’une stupeur morne, ne sont plus que l’ombre d’eux-mêmes. Cependant, sous ces glaces de la vie extérieure qui est comme gelée, se conserve la vie morale. Qu’un cri de guerre se fasse entendre, et tous ces fantômes, qui semblaient ne plus appartenir au monde réel, rentrent vaillamment dans l’existence active. »


IX.

La nuit du 8 au 9 fut encore plus horrible que la précédente; mais les soldats étaient avertis qu’avec le jour la canonnade allait enfin s’ouvrir, et du triomphe qu’ils en attendaient ils attendaient aussi la fin de leurs souffrances. A sept heures du matin, la pièce de 24, placée à la droite de la batterie Damrémont, tira le premier coup; c’était le plus ancien carabinier du 2e léger qui avait été convié par l’artillerie à l’honneur d’y porter le boutefeu. Aussitôt une clameur de joie, passant par-dessus Constantine, alla donner au Coudia-Aty la bonne nouvelle du Mansoura, et le Coudiat-Aty s’empressa d’y répondre par les détonations de ses obusiers. La batterie Damrémont, la batterie d’Orléans, les mortiers, la batterie du Roi même, où les travaux du génie avaient réussi à faire passer les deux pièces de 16 relevées par les zouaves, ne cessèrent pas de lancer sur la place leurs projectiles creux ou pleins ; pendant six heures, les canonnière turcs y répondirent d’abord avec vivacité, puis avec moins d’entrain; beaucoup de leurs embrasures étaient démolies, beaucoup de leurs pièces démontées; vers une heure, ils cessèrent le tir. Le général Valée fit donner aux batteries l’ordre de ménager leurs coups; les mortiers seuls continuèrent d’envoyer des bombes remplies de roche à feu. On avait compté sur ce bombardement et sur les incendies qu’il devait allumer pour réduire à composition les habitans de Constantine ; mais les incendies ne s’allumèrent pas ou furent promptement éteints. Après le grand espoir du matin, la réaction se fit brusquement, désolante et contagieuse. Cependant, le général Valée, reconnaissant que les batteries du Mansoura avaient produit sans grand résultat le maximum de leur effet, s’était décidé, d’accord avec le gouverneur, à faire conduire au Coudiat-Aty la majeure partie de leur armement. D’autre part, des gens de peu d’expérience ou de science obsidionale avaient émis l’idée que le génie pourrait pétarder une des portes du front d’attaque ou bien ouvrir dans la muraille une brèche par la mine; il ne fut pas difficile aux gens du métier de réduire à néant cette imagination de féerie. On devait s’en tenir aux efforts du canon.

Pendant qu’on se préparait au transport malaisé des lourdes pièces de siège, une discussion des plus graves balançait les destins de Constantine et de l’armée. Comme naguère à Bône, une sorte de conseil de guerre s’était réuni au quartier-général ; comme à Bône, avec plus d’autorité encore et d’insistance, les pessimistes énuméraient les chances contraires, qui de mauvaises étaient devenues pires, le nombre des malades et des blessés, la fatigue de tous, la diminution rapide des munitions et des vivres, l’épuisement des chevaux qui mouraient par centaines, le vent dont on entendait les rafales et la pluie qui tombait par torrens. Dans un article plein d’émotion et de couleur, publié ici même, dans la Revue, au mois de mars 1838, le capitaine de La Tour du Pin a fait une allusion vague à cette crise ; depuis, les souvenirs du docteur Bonnafont, attaché à l’ambulance de la 1re division, sont venus y ajouter ce témoignage précis : « A onze heures du soir, le sous-intendant d’Arnaud vint me trouver et me dit confidentiellement à l’oreille : « Mon cher docteur, dites à l’officier d’administration, aussi doucement que je vous le dis moi-même, de préparer tout le matériel de manière à ce qu’il puisse être chargé aussitôt que l’ordre vous arrivera ; on débat par là en ce moment la question de savoir si on doit persister dans les travaux de siège que le temps contrarie à chaque instant, ou s’il ne serait pas plus sage de battre de nouveau en retraite. » Enfin, voici dans une lettre particulière du général Lamy, commandant en second le génie de l’armée expéditionnaire, un témoignage encore plus explicite et décisif : « A notre grand dommage, un temps affreux se déclara ; le sol ne présentait plus que boue et rochers ardus. Il fut convenu que l’artillerie devait changer de position et gravir, en vue de la place, un autre sommet pour pouvoir ouvrir une brèche praticable; mais le tiers des chevaux était mort de faim et de froid, et il ne restait plus que pour six jours de vivres; il en fallait quatre au moins pour regagner l’asile créé à Mjez-Ahmar, en abandonnant toute la grosse artillerie. Alors recommencèrent avec plus d’énergie les récrimina- lions de ceux qui, dès l’origine, s’étaient opposés à l’entreprise ; ils réclamaient la retraite immédiate, commandée par l’humanité qui ne permettait pas de vouer huit mille hommes à une mort certaine pour leur épargner le vain reproche d’avoir abandonné, vivans, des trophées à l’ennemi. Ils représentaient que déjà nous avions six cents malades ou blessés, qu’il y avait encore assez d’attelages pour les emporter, que deux jours plus tard peut-être cela ne serait-il plus possible. Je disais, moi, que l’honneur national périrait si l’on adoptait un parti aussi lâche, et qu’alors même que la position de l’armée serait aussi grave et que l’alternative entre la fuite et la perte de l’armée existerait réellement, les armées étaient faites pour être sacrifiées, au besoin, au salut de l’honneur du pays. Bien d’autres voix proférèrent les mêmes sentimens, et ceux-là pour la plupart avaient bien plus de mérite que moi. Leur sacrifice était absolu ; ils se dévouaient à la mort sans autre sentiment que celui du devoir : et moi j’étais plein d’espérance, je ne voyais qu’une victoire assurée depuis que la marche de l’attaque était entrée dans la bonne voie. Le gouverneur-général, homme de conscience et d’honneur, me promit, dans la nuit du 11 au 12, où j’eus une entretien secret avec lui, qu’il mangerait son dernier biscuit devant Constantine. Je voudrais, ajoute le général, pouvoir vous dépeindre avec quelque clarté les faits prodigieux qui se succédèrent et auxquels prirent part comme les autres les mauvais conseillers de la veille. »

L’un de ces faits prodigieux, après la crise inquiétante que l’armée venait de traverser à son insu, fut assurément le transport des pièces de siège depuis le sommet du Mansoura jusqu’au Coudiat-Aty. Une compagnie de sapeurs, envoyée d’avance, avait fait au chemin que devait parcourir la colonne d’artillerie les réparations les plus urgentes ; deux autres compagnies, avec un détachement de deux cent soixante-dix hommes du 47e, s’en étaient allées, à sept heures du soir, occuper les ruines du Bardo et celles d’un marabout situé à quelque distance au-dessus. À cette occupation le génie ajouta l’heureuse découverte, au voisinage du marabout, d’un ravin défilé des vues de la place et dont l’origine se trouvait sur le plateau, à 150 mètres seulement de l’escarpe. Vers une heure du matin, l’assiégé, tenu en éveil parle bruit des voitures en marche, dirigea sur le marabout une reconnaissance qui fut vigoureusement repoussée. Dès cinq heures du soir, une colonne composée de deux canons de 24, de deux de 16 et de huit chariots d’approvisionnement, s’était mise en mouvement sous la direction du colonel de Tournemine ; à minuit, la première pièce atteignit le gué du Roummel. À peine entrée dans le courant, elle s’arrêta, les roues prises entre d’énormes blocs de roches qui pavaient inégalement le lit de la rivière. Les sapeurs qui escortaient la colonne, assistés de ceux du Bardo, armés de leviers, tous dans l’eau jusqu’à la ceinture, réussirent à déplacer les blocs; à six heures du matin, la pièce, attelée de quarante chevaux, les travailleurs d’infanterie poussant aux roues, taisant effort sur la volée, se trouvait à la hauteur du Bardo. Le jour commençait, la place se mit à tirer sur le convoi; la seconde pièce de 24 s’élevait sur les traces de la première: les chevaux, effrayés par un coup de mitraille, reculèrent et la pièce versa ; relevée trois heures après, elle rejoignit les trois autres au voisinage de la batterie de Nemours. Pendant la nuit, l’épaulement de cette batterie, réduit à 4 mètres d’épaisseur, afin de ménager l’approvisionnement de sacs à terre, avait été presque achevé.

Après cinquante-six heures d’une pluie incessante, il s’était fait une accalmie ; avec le soleil qui se laissait parfois entrevoir à travers les nuages, l’espoir et la confiance se réveillaient dans les cœurs. Vers le milieu du jour, les assiégés renouvelèrent, avec la même tactique et aussi peu de succès, la sortie qu’ils avaient faite le 7. Animées par la présence du gouverneur et du duc de Nemours, quelques compagnies de la légion étrangère et du bataillon d’Afrique s’élancèrent par-dessus les parapets et fondirent sur les assaillans à la baïonnette. Dans cette affaire, où trois officiers furent tués, le capitaine de Mac-Mahon, aide-de-camp du gouverneur, fut blessé à côté de lui. Dans la soirée, les zouaves et le 2e léger reçurent l’ordre de quitter le Mansoura pour s’établir au Coudiat-Aty; le 2e léger rejoignit, aux ruines du Bardo, les quatre compagnies d’élite du 47e. c’était de ce côté qu’allait se porter définitivement le grand effort de l’attaque.

Après la sortie des assiégés, le gouverneur avait visité les batteries en construction ; la batterie de Nemours, qui devait tirer en brèche, lui parut, à 400 mètres, trop éloignée pour produire un effet assez pénétrant et assez rapide ; sur son ordre, l’artillerie se mit en mesure de construire, sans désemparer, une seconde batterie de brèche, au-dessus du Bardo, à l’origine du ravin que le génie avait découvert, par conséquent à 150 mètres au plus de la place. La nuit du 10 au 11 fut donc particulièrement active. D’une part, l’artillerie achevait l’évacuation du Mansoura, où la batterie du Roi garda seule son armement, et répartissait les pièces, au fur et à mesure de leur arrivée, entre la batterie de Nemours et trois autres batteries improvisées à gauche, au dessus et en arrière, d’autre part, le génie établissait une communication couverte de l’origine du ravin au Bardo. Des sacs à terre, que des soldats d’infanterie se passaient de main en main, arrivaient ainsi de l’extrémité intérieure à l’autre bout de la ligne; mais de la tête du ravin à l’emplacement le plus favorable pour la construction d’une batterie, il s’agissait de cheminer à découvert. Protégés par les grenadiers et les voltigeurs du 47e les sapeurs se mirent à l’œuvre en silence; défense était faite de tirer un seul coup de fusil; si l’ennemi se présentait, c’était seulement à la pointe de la baïonnette qu’il fallait reconduire. Vers neuf heures, une grêle de balles, de boulets et de mitraille s’abattit sur l’atelier ; les hommes, couchés à terre, laissèrent passer l’orage ; un seul fut tué. Après une demi-heure de colère, le calme se rétablit dans la place et le travail fut repris. Les pourvoyeurs de sacs à terre, leur charge sur le dos, marchant à quatre pattes, allaient et revenaient en deux files, sous la surveillance attentive du général Trézel. Vers une heure du matin, une forte patrouille de Turcs s’approcha ; selon l’ordre, pas une amorce ne fut brûlée: on n’entendit qu’un cliquetis de baïonnettes, et les Turcs, saisis d’une vague terreur, se retirèrent plus effrayés de ce mystérieux silence qu’ils ne l’eussent été de la fusillade. Au jour, le parapet, achevé d’un bout à l’autre, mettait partout les travailleurs à couvert.

Le 11 octobre, quelques minutes avant neuf heures, le gouverneur, le duc de Nemours, les généraux Valée, Rohault de Fleury, Perregaux, Lamy, de Garaman, Trézel, Rullière, tous les aides-de-champ, tout l’état-major, étaient réunis sur le terre-plein de la batterie de Nemours, qui n’était armée encore que de deux canons de 24 et d’un de 16. A neuf heures, au commandement donné par le prince, le feu s’ouvrit; deux des batteries auxiliaires y joignirent aussitôt le leur. Au bout d’une heure, le front d’attaque fut réduit au silence ; toutes les défenses du chemin de ronde étaient rasées, les pièces en barbette démontées, plusieurs des casemates éventrées. Alors le général Valée indiqua pour le tir en brèche un point situé un peu à droite de l’ancienne porte El-Raïba ; c’était la partie de l’enceinte la plus saillante et la moins flanquée. Une troisième pièce de 24 avait été mise en place dans la batterie de Nemours. Attentifs à chaque coup de canon, les généraux cherchaient à reconnaître l’effet du boulet sur la muraille. Elle était solidement construite, d’une pierre dure, compacte, qui ne s’était pas effritée sous l’action du temps, et que le choc pouvait broyer, mais non faire voler en éclats. Déjà troué comme un crible, le revêtement tenait dans son ensemble. Cependant, vers deux heures et demie, un coup d’obus, pointé par le commandant Maléchard, fut suivi d’un premier éboulement que les spectateurs saluèrent d’une grande acclamation. c’était la brèche qui s’ouvrait; à bientôt la fin.

Au seuil de l’action décisive, le général de Damrémont, fidèle aux instructions que lui avait données le gouvernement, voulut essayer de négocier une dernière fois. « Mes canons sont au pied de vos murs qui vont être renversés, disait-il dans une proclamation aux habitans de Constantine, et mes troupes entreront dans votre ville. Si vous voulez éviter de grands malheurs, soumettez-vous pendant qu’il en est temps encore. Je vous garantis par serment que vos femmes, vos enfans et vos biens seront respectés, et que vous pourrez continuer à vivre paisiblement dans vos maisons. Envoyez des gens de bien pour me parler et convenir de toutes choses avant que j’entre dans la ville ; je leur donnerai mon cachet, et ce que j’ai promis, je le tiendrai avec exactitude. » Un jeune soldat du bataillon turc s’offrit pour porter la missive; le voyage était périlleux. Au milieu des coups de fusil, un drapeau blanc à la main, il arriva au pied de la muraille ; on lui jeta une corde qu’il noua autour de son corps ; il se laissa hisser et disparut derrière le rempart. Les heures se passèrent; il ne revint pas; on le crut mort. Le lendemain au point du jour, on le vit reparaître au quartier-général : il n’avait pas été maltraité ; on l’avait conduit au Kaïd-ed-Dar, chef du palais, qui, après une nuit d’attente, le renvoyait avec cette réponse : « Si les chrétiens manquent de poudre, nous leur en enverrons; s’il n’ont plus de biscuit, nous partagerons le nôtre avec eux ; mais, tant qu’un de nous sera vivant, ils n’entreront pas dans Constantine. » Quand le gouverneur entendit de la bouche de son envoyé ce fier langage : « Voilà de braves gens, s’écria-t-il ; eh bien ! L’affaire n’en sera que plus glorieuse pour nous. »

Pendant la nuit du 11 au 12, l’artillerie et le génie, travaillant de concert, avaient transformé en épaulement de batterie le parapet en sacs à terre élevé, la nuit précédente, par les sapeurs, au sommet de la pente qui descend au Bardo ; la distance de ce point à la muraille déjà entamée n’était plus que de 120 mètres. Aussitôt on s’occupa de désarmer la batterie de Nemours au profit de la nouvelle batterie de brèche. Au jour, deux pièces étaient déjà sur leurs plates-formes, devant leurs embrasures; les deux autres y furent conduites sous le feu violent de l’ennemi, qui, la veille, avait réservé pour les heures décisives une partie de ses moyens de défense. L’approvisionnement de la batterie n’était pas une opération moins périlleuse ; il y avait, sur un espace de 300 mètres à découvert, une descente que des travailleurs d’infanterie, portant chacun une charge et un boulet, parcoururent par groupes le plus rapidement possible et sans trop de pertes. La nuit la plus belle avait favorisé ces derniers apprêts du dénoûment prochain, quand, deux heures avant le jour, un orage éclata violent, mais sans durée ; puis le soleil se leva radieux, éclairant d’une lumière oblique les travaux de l’assiégeant, dont le profil se dessinait en silhouettes allongées sur les pentes du Coudiat-Aty.

Le général de Damrémont venait de recevoir la réponse héroïque du Kaïd-ed-Dar; à huit heures, accompagné du prince et de l’état-major, il arriva du Mansoura, mit pied à terre en arrière de la batterie de Nemours et s’arrêta pour examiner l’état de la brèche, déjà très apparente. Le général Rullière lui fit observer que l’endroit était dangereux : « C’est égal, » répondit-il tranquillement. Une seconde après, il était mort; un boulet turc lui avait traversé le ventre départ en part. En accourant pour le relever, le général Perregaux, son chef d’état-major, son ami, tomba près de lui, atteint d’une balle entre les deux yeux. Le général de Damrémont était frappé comme Turenne, à l’aube d’un triomphe; comme Turenne, on le transporta, couvert d’un manteau, au travers des soldats qui se demandaient quel était ce mort. On sut bien vite que ce mort était le gouverneur-général de l’Algérie, le général en chef de l’armée, et les soldats, qui le respectaient, jurèrent de le venger dans Constantine. Son corps, porté d’abord au marabout qui servait d’ambulance, fut placé le soir sur une prolonge d’artillerie et ramené au quartier-général ; les carabiniers du 2e léger lui servaient d’escorte. Au moment où le funèbre cortège se mit en marche, le duc de Nemours abaissa son épée et, se tournant vers les officiers qui étaient venus en grand nombre, il leur dit d’une voix émue : « Saluons, messieurs, c’est notre général en chef qui passe. »


X.

Le général Valée, le plus ancien des lieutenans-généraux présens, avait pris le commandement sans retard et donné ses ordres pour hâter l’action de la nouvelle batterie de brèche. A une heure, elle commença de tirer, avec des effets foudroyans. Vers trois heures, un parlementaire sorti de la place remit aux avant-postes une dépêche ; c’était une lettre du bey Ahmed, qui proposait, pour négocier, un armistice de vingt-quatre heures. Le général Valée lui fit répondre que, s’il avait le désir de traiter, il trouverait les Français dans des dispositions favorables, mais à la condition qu’avant tout les portes de Constantine leur fussent ouvertes. Cet essai de pourparlers n’eut pas d’autre suite. A six heures, sous les coups répétés de la grosse artillerie, l’épaisse muraille de pierre s’était effondrée; les terres du rempart avaient coulé sur les débris ; la brèche était assez large et le talus formé. Avant la nuit, l’armée connut la composition des colonnes d’assaut, telle qu’elle avait été réglée la veille par le général de Damrémont. La première, sous les ordres du lieutenant-colonel de La Moricière, se composait de quarante sapeurs et mineurs dirigés par quatre officiers du génie, de trois cents zouaves et des deux compagnies d’élite du 2e léger; la seconde, commandée par le colonel Combe, de la compagnie franche du 2e bataillon d’Afrique, de quatre-vingts sapeurs avec cinq officiers, de cent hommes du 3e bataillon d’Afrique, de cent hommes de la légion étrangère et de trois cents hommes du 47e la troisième, aux ordres du colonel Corbin, de détachemens pris en nombre égal dans les autres corps d’infanterie. Pendant toute la nuit, les batteries tirèrent ii-régulièrement, afin d’empêcher les assiégés d’escarper la brèche et d’élever un retranchement intérieur. Vers trois heures du matin, le capitaine Boutault, du génie, et le capitaine de Garderons, des zouaves, allèrent reconnaître la brèche; revenus, n’ayant que des blessures légères, de cette expédition périlleuse, ils. déclarèrent que le talus était raide, mais que les colonnes pourraient néanmoins le franchir.

Le général Valée fit appeler La Moricière : « — Colonel, lui dit-il, êtes-vous bien sûr que la colonne que vous commanderez sera énergique jusqu’à la fin? — Oui, mon général, j’en réponds. — Etes-vous bien sûr que toute votre colonne fera le trajet de la batterie à la brèche, sans tirailler et sans s’arrêter? — Oui, mon général; pas un homme ne s’arrêtera, pas un coup de fusil ne sera tiré. — Combien pensez-vous que vous perdrez d’hommes dans le trajet? — La colonne sera forte de quatre cent cinquante hommes. J’ai calculé cette nuit qu’il ne se tirait pas en avant de la brèche plus de quatre cents coups de fusil par minute; le quinzième au plus des coups pourront porter; je ne perdrai pas plus de vingt-cinq à trente hommes. — Une fois sur la brèche, avez-vous calculé quelles seront vos pertes? — Cela dépendra des obstacles que nous rencontrerons. L’assiégé aura dans ce moment-là un grand avantage sur nous ; la moitié de la colonne sera vraisemblablement détruite. — Pensez-vous que, cette moitié étant détruite, l’autre moitié ne fléchira pas? — Mon général, les trois quarts seraient-ils tués, fussé-je tué moi-même, tant qu’il restera un officier debout, la poignée d’hommes qui ne sera pas tombée pénétrera dans la place et saura s’y maintenir. — En êtes-vous sûr. colonel? — Oui, mon général. — Réfléchissez, colonel. — j’ai réfléchi, mon général, et je réponds de l’affaire sur ma tête. — C’est bien, colonel; rappelez vous et faites comprendre à vos officiers que demain, si nous ne sommes pas maîtres de la ville à dix heures, à midi nous sommes en retraite. — Mon général, demain à dix heures, nous serons maîtres de la ville ou morts. La retraite est impossible; la première colonne d’assaut du moins n’en sera pas. » Revenu au bivouac, La Moricière réunit ses officiers et leur rapporta ce dialogue, que le capitaine Le Flô, du 2e léger, écrivit au crayon, séance tenante, sur la manchette de sa chemise.

Entre quatre et cinq heures du matin, la première colonne se rassembla au Bardo, remonta le ravin et prit position dans la place d’armes ménagée en arrière de la batterie de brèche; la seconde se forma dans le ravin, la troisième demeura en réserve au Bardo. Le général Valée, le duc de Nemours et les états-majors se trouvaient déjà dans la batterie ; la moitié des chirurgiens de l’ambulance y étaient aussi. Le 13, au point du jour, le tir à boulet fut repris pour déblayer la brèche où les défenseurs avaient accumulé des sacs de laine, des pièces de bois, des débris d’affûts. A sept heures moins un quart il fut remplacé par le tir à mitraille. A sept heures, le duc de Nemours donna le signal ; c’était l’assaut !

En quelques minutes, la première colonne, lancée au pas de course, a franchi les 120 mètres qui séparent la batterie de la brèche ; deux hommes seulement sont blessés. Le lieutenant-colonel de La Moricière, le commandant du génie Vieux et le capitaine de Garderens arrivent les premiers au sommet du talus; prenant des mains de Garderens le drapeau des zouaves, La Moricière le plante dans les décombres. Un vieux massif de maçonnerie resté debout les protège sur leur droite en leur donnant le temps de rallier leurs hommes et de se reconnaître. D’après le programme de l’assaut, les zouaves doivent marcher droit devant eux, les voltigeurs du 2e léger tourner à droite, les carabiniers tourner à gauche ; mais à l’exécution tout se mêle. Le terrain sur lequel on va s’engager défie toute description, déroute toute combinaison ; c’est le chaos. On est sur une montagne de débris, devant des murs écroulés, à la hauteur des toits d’où part un feu roulant. On cherche une issue, un débouché quelconque; il n’y en a pas. On s’engage dans une ruelle, c’est un cul-de-sac; on se tourne d’un autre côté, l’obstacle est le même. Enfin, sur la droite, le capitaine Sanzai, des zouaves, découvre une sorte de fissure; il s’y hasarde, les hommes le suivent à la file et tout à coup rencontrent une batterie du rempart dont les canonniers restés à leur poste se font tuer bravement sur leurs pièces démontées ; mais une fusillade plongeante part d’une haute maison crénelée du pied jusqu’au faîte; c’est la caserne des janissaires. Avant d’aller plus loin, il faut en faire l’assaut. La porte est enfoncée; le combat monte d’étage en étage; les derniers défenseurs acculés au toit tombent sous les baïonnettes ; mais parmi les assaillans, le fer des yatagans a fait aussi bien des victimes. Le capitaine Sanzai, qui s’en est tiré sain et sauf, va bientôt à quelques pas de là être frappé mortellement d’une balle. A gauche de la brèche, les carabiniers du 2e léger, conduits par le commandant de Sérigny, ont fini par découvrir, eux aussi, un couloir: un des deux murs qui resserrent le défilé a été sapé par le canon. Ébranlé au passage des hommes qui le frôlent, il s’abat sur eux tout d’une pièce. Le commandant de Sérigny, enseveli sous la masse jusqu’à la poitrine, meurt lentement écrasé, étouffé, dans une agonie cruelle, sans qu’il soit possible de le dégager de la ruine qui l’étreint.

Au centre, où le gros de la colonne est impatient d’agir, La Moricière, du haut d’un toit, a cru reconnaître, entre les maisons du voisinage, une sorte de sillon qui doit être une rue. c’en est une, en effet, la rue du Marché, une des plus grandes voies de Constantine; elle a douze pieds de large. On s’y précipite; mais, des boutiques qui la bordent à droite et à gauche et dont les auvens sont rabattus, part une fusillade serrée; on ne donne pas aux Turcs qui ont fourni cette salve le loisir de recharger leurs armes ; une lutte corps à corps s’engage, baïonnette contre yatagan ; ceux qui n’ont pas pu fuir sont cloués au fond des niches. On avance : une porte solidement ferrée, sous une haute voûte, barre le passage; énergiquement poussé, un des vantaux cède; mais, par l’entre-bâillement, une grêle de balles fait au milieu des assaillans sa trouée; le capitaine Demoyen, des zouaves, se jette sur le battant, il le referme et tombe frappé à mort. Il faut faire sauter cette porte : La Moricière et le commandant Vieux, du génie, appellent les porteurs de sacs de poudre. Tandis qu’ils font effort pour passer entre les rangs pressés des zouaves, tout disparaît dans un nuage de poussière et de fumée sillonné d’éclairs; une détonation terrible fait trembler le sol et vibrer l’air assombri ; puis, plus rapidement qu’on ne saurait le dire, des explosions moins fortes se succèdent comme un feu de file. Ce n’était pas une mine, ainsi qu’on le crut d’abord. Avec leur insouciance fataliste, les Turcs avaient mis là, sous la voûte, un dépôt de poudre dans un coffre ouvert; la bourre enflammée d’un fusil était tombée dessus; puis les sacs apportés par les sapeurs, les cartouchières des soldats, autant de petits volcans qui ont fait éruption tour à tour. Quand, après cinq minutes, longues comme des heures, la lumière rentre sous cette voûte infernale, c’est pour éclairer la plus horrible des scènes. Heureux ceux qui sont morts! Une centaine d’hommes sont là gisans, se tordant, brûlés vifs par le feu qui dévore sourdement leurs vêtemens et leurs chairs: la plupart sont méconnaissables. Le commandant Vieux a péri ; La Moricière, sauvé comme par miracle, est tiré de cette fournaise, le visage et les mains noircis, tatoués par la poudre, les yeux clos, les paupières tuméfiées ; pendant quelques jours, il craindra d’être aveugle. Tandis qu’on l’emporte, il appelle ses zouaves : « Où est Demoyen? Voilà un soldat! voilà un brave! A-t-on pu le sauver? »

Quand le général en chef et le duc de Nemours ont vu disparaître, de l’autre côté de la brèche, les derniers rangs de la première colonne, ils ont fait marcher la seconde, mais par groupes successifs, afin d’éviter l’encombrement. Avec le peloton de tête, le colonel Combe vient d’arriver, au moment de la catastrophe, tout prêt à relever le bâton de commandement échappé des mains de La Moricière. Il fait reprendre l’attaque par la rue du Marché. L’explosion a renversé la porte ; au-delà s’élève une barricade dissimulée dans l’ombre sous les nattes de roseau qui sont suspendues à travers la rue d’une maison à l’autre. La barricade est emportée, mais le colonel est atteint de deux coups de feu ; après avoir donné ses ordres pour attaquer un second obstacle qu’on entrevoit plus loin, seul, sans permettre qu’on l’accompagne, il refait lentement le chemin qu’il vient de parcourir depuis la batterie de brèche, et debout, l’épée haute, il met le général en chef et le prince au courant des péripéties du combat ; puis il ajoute : « Ceux qui ne sont pas blessés mortellement pourront se réjouir d’un aussi beau succès ; pour moi, je suis heureux d’avoir encore pu faire quelque chose pour le roi et pour la France. — Mais vous, colonel, s’écrie le duc de Nemours, vous êtes donc blessé? — Non, monseigneur, je suis mort. » Le lendemain, ce fut fait de lui.

La seconde barricade, plus forte que la première, était formée des fourgons abandonnés par la retraite de 1836; le minaret d’une mosquée située en arrière donnait à ses défenseurs le concours d’un double étage de feux. Il était difficile de l’attaquer de front; on essaya de la tourner. A gauche de la rue du Marché débouchait une autre voie du même ordre qui descendait de la kasba; celle-ci était aussi bien défendue que l’autre. Sous la direction du capitaine Boutault, les soldats du génie commencent un travail de sape à travers les murs ; on chemine ainsi de maison en maison, gagnant du terrain sur le flanc de l’ennemi, qui est débordé à son insu; enfin, on atteint une grande construction qui fait, à gauche de la brèche, le pendant de la caserne des janissaires à droite ; c’est la maison du khalifa, de Ben-Aïssa, du chef militaire de Constantine. Après une lutte intérieure aussi acharnée que celle de la caserne, on s’en empare: l’ennemi, étonné, recule; il évacue le minaret, la barricade, tout le bas des rues de la Kasba et du Marché. Une autre surprise achève de le décourager : un détachement de sapeurs, commandé par le capitaine Niel et soutenu par une compagnie du 17e léger, s’est engagé, à droite de la caserne des janissaires, dans un quartier moins préparé pour la défense; en suivant le rempart, il est parvenu à la porte El-Djabia, au-dessus de la pente qui descend rapidement au Roummel ; la porte est enfoncée, ouverte aux troupes de la troisième colonne qui s’empresse d’accourir, conduite par le général Lamy. Dix minutes après, au moment où le général Rullière, envoyé par le général Valée, arrive pour remplacer les deux chefs d’attaque successivement frappés, La Moricière et Gombe, un Maure vient à lui, à travers la fusillade, et lui présente une lettre des grands de la ville, qui, rejetant sur les Kabyles et les janissaires du bey la responsabilité de la résistance, implorent la clémence du vainqueur. Le général en chef, à qui le message est envoyé sans retard,. donne au général Rullière l’ordre de faire cesser immédiatement le feu et de prendre, avec les troupes qu’il a sous la main, possession de Constantine.

Le drame aux péripéties terribles n’avait pas duré deux heures ; mais quand tout paraissait fini, un sanglant et cruel épilogue allait en prolonger l’horreur par une scène déplorable. Au-dessous de la kasba, en face de Sidi-3Iecid, l’escarpement, de plus de cent mètres, qui descend presque verticalement au Roumrael, est traversé de distance en distance par d’étroits ressauts qui semblent diviser en étages la haute muraille de roc : c’était par cet endroit, opposé à l’attaque du Coudiat-Aty, que, pendant l’assaut, beaucoup de familles avaient réussi à s’échapper de la ville. Au sommet de l’abîme et sur les saillies inférieures, des cordes attachées à des piquets avaient déjà servi au salut de quelques centaines de fugitifs ; ceux qui attendaient leur tour ignoraient malheureusement encore la soumission offerte par leurs chefs et acceptée par les Français. Ceux-ci, les généraux Rullière et Lamy en tête, montaient à la kasba ; voici ce qu’a vu et raconté le général Lamy : « De ce côté de la ville règne un escarpement divisé en terrasses successives de trente à soixante pieds ; sur le bord supérieur était une rangée de femmes et d’enfans qu’on descendait avec des cordes. À notre aspect, un mouvement de terreur se manifesta, et en un instant toute la rangée disparut : nous restâmes pétrifiés. À nos signes pacifiques, quelques hommes s’approchèrent, jetèrent leurs armes et reçurent en tremblant les poignées de main de nos soldats ; les femmes, les enfans encore debout sur l’esplanade, se rassurèrent. Nous approchâmes et nous vîmes quarante cadavres étendus au pied du rocher. Les moins blessés s’efforçaient de descendre encore plus bas, et là nous les avons nourris pendant deux jours, jusqu’à ce qu’on ait pu se procurer les moyens de les retirer. »

À midi, le général en chef et le duc de Nemours firent par la brèche leur entrée dans Constantine. Arrivés au palais du bey, ils y appelèrent les chefs de la ville. Ben-Aïssa était de ceux qui avaient réussi à s’échapper ; le Kaïd-ed-Dar était mort ; le Cheikh-el-Beled, vieillard très respecté de la population, mais trop âgé pour servir utilement dans une telle crise, présenta son fils Sidi-Mohammed-Hamouda, qui fut nommé caïd et chargé d’organiser sans retard l’autorité municipale. Une proclamation rassurante fut adressée aux habitans ; l’entrée des mosquées était interdite aux soldats. La ville, qui aurait pu, selon les vieux usages de la guerre, ayant été prise d’assaut, subir la désolation du saccage, n’eut à supporter d’autre peine que le désarmement et d’autre charge que l’entretien de l’armée victorieuse, à quoi, par sa richesse et par l’abondance des approvisionnemens qu’elle renfermait, il ne lui fut pas malaisé de suffire. Un commencement de pillage, excité par la convoitise des juifs qui poussaient le soldat au désordre, avait été bien vite et sévèrement réprimé. Les zouaves, le 2e léger et le 47e restèrent seuls dans Constantine, sous l’autorité supérieure du général Rullière ; le chef de bataillon Bedeau, de la légion étrangère, fut nommé commandant de place.

En même temps que ces premiers essais d’une organisation régulière, des soins autrement urgens et sacrés occupaient le général en chef et l’état-major. Quand on eut déblayé des cadavres qui les encombraient la maison du khalifa et la caserne des janissaires, on y transporta les blessés ; il y en avait plus de cinq cents ; mais dans les salles ensanglantées, sans portes ni fenêtres, tout manquait. On fit une réquisition de matelas, de tapis, de sacs de laine pour les plus malades, de paille et de foin pour les autres. Ceux qu’on ne pouvait pas voir sans un sentiment de compassion mêlé d’horreur, c’étaient les brûlés ; fort heureusement, on trouva dans les magasins du bey des balles de coton et de la toile. Le coton servit aux pansemens ; de la toile on pouvait faire des chemises; où trouver des couturières? Il y avait dans le harem d’Ahmed une cinquantaine de femmes, peu accoutumées assurément aux travaux d’aiguille, mais qui, sous la direction des cantinières de l’armée, se mirent tant bien que mal à l’ouvrage, de sorte qu’au bout de quelques jours les pauvres blessés eurent des chemises et, ce qui les faisait rire entre deux douleurs, des chemises cousues par des odalisques.

Les morts avaient reçu les derniers adieux de leurs camarades. Sur le nécrologe de l’assaut de Constantine, la liste des officiers était longue, et, de toutes les armes, c’était le génie qui en comptait le plus. Une cérémonie d’un grand caractère honora leur sépulture. Avant que les cercueils fussent descendus dans la fosse, excepté celui du général de Damrémont, qui devait être ramené en France, ils reposèrent, au pied de la brèche, sous un catafalque en sacs à terre gardé par le 11e de ligne, dont le général en chef, tué à l’ennemi, avait été colonel ; et toute l’armée défila devant ce monument simplement héroïque.

Le 17 octobre, le colonel Bernelle arriva de Bône avec le jeune prince de Joinville, venu trop tard pour partager les dangers et la gloire des vainqueurs de Constantine. Le colonel amenait un convoi de ravitaillement escorté d’un bataillon du 26e et de deux bataillons du 61e; malheureusement, il amenait aussi, dissimulé insidieusement dans les rangs de la colonne, le choléra, dont naguère le 12e de ligne avait apporté le germe à Bône et à Mjez-Ahmar. Le mal éclatant tout à coup frappa des premiers le général de Caraman. Dès le 18, il y eut trente morts. Alin de soustraire au fléau les blessés et les malades, le général Valée en fit partir pour Mjez-Ahmar le plus grand nombre avec l’artillerie de siège. Parmi les partans se trouvait le capitaine Canrobert, adjudant-major au 47e, qui avait une jambe fracturée par un coup de feu. Le 26, le général Trézel se mit en route avec un second convoi. Le lendemain, le grand chef du Zab, le Cheikh-el-Arab, Farhat-ben-Saïd, se présenta devant le général Valée ; il lui offrit de se mettre à la poursuite d’Ahmed, son ennemi mortel, qui s’était retiré dans le Djebel-Aurès. Le général en chef lui fit grand accueil et lui conféra le titre d’agha de la plaine.

La ville, emportée d’assaut, avait repris sa physionomie d’avant le siège; les boutiques étaient rouvertes, les cafés remplis d’oisifs, les marchés fréquentés par les Arabes du dehors. Le génie travaillait à fermer la brèche ; on déblayait les décombres aux alentours ; tout rentrait dans l’ordre, et Constantine, où l’on s’inquiétait quelque temps auparavant de savoir si l’on pourrait se maintenir, Constantine était décidément et facilement française. Le général en chef en confia le commandement au colonel Bernelle, avec une garnison de deux mille cinq cents hommes, composée du 61e du 3e bataillon d’Afrique, de la compagnie franche du 2e bataillon, d’un escadron du 3e chasseurs d’Afrique, d’un peloton de spahis réguliers, de deux compagnies de sapeurs, d’une batterie de campagne et de quatre obusiers de montagne. Le 29 octobre, tout ce qu’il y avait encore de l’armée expéditionnaire quitta Constantine à la suite du général en chef et du duc de Nemours. Le 1er novembre, la colonne arrivait à Mjez-Ahmar; le 3, elle rentrait à Bône sans avoir laissé en arrière ni un homme, ni une voiture et, ce qui était plus remarquable peut-être, sans avoir eu un seul coup de fusil à tirer. Avec sa résignation fataliste, la population indigène se courbait sous la raison du plus fort qui, au despotisme d’Ahmed, avait substitué la domination française.

Pendant que le cercueil du général de Damrémont traversait la Méditerranée pour aller prendre dans le caveau des Invalides son repos glorieux, pendant que le corps du général Perregaux, mort de sa blessure, attendait en Sardaigne d’être ramené en France, le général Valée, à qui la mort venait d’attribuer leur héritage militaire, allait recueillir le fruit de leur labeur autant que du sien, le gouvernement de l’Algérie et le bâton de maréchal.


CAMILLE ROUSSET.

  1. Voyez la Revue des 1er janvier, 1er février, 1er mars, 1er avril, 15 mai 1885, du 1er janvier et du 1er février 1887.
  2. Le duc d’Aumale, alors âgé de quinze ans, venait de remporter un prix au concours général.
  3. Le 31 juillet 1830, quand Louis-Philippe se rendit, à travers les barricades, du Palais-Royal à l’Hôtel-de-Ville : le 6 juin 1832, quand il parcourut à cheval les quartiers disputés à l’insurrection.
  4. De l’artillerie, du génie et de l’administration.