Les Commencemens d’une conquête
Revue des Deux Mondes3e période, tome 79 (p. 509-546).
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LES
COMMENCEMENS D’UNE CONQUÊTE

VII.[1]
LA PREMIÈRE EXPÉDITION DE CONSTANTINE.


I.

Lorsque, dans le second mois de l’année 1836, le ministère dit du 22 février avait été constitué sous la présidence de M. Thiers, les amis de l’Algérie s’étaient inquiétés d’y voir M. Hippolyte Passy, le chef des économistes opposés à la conquête ; leur inquiétude avait redoublé lorsqu’avait été nommée la commission du budget en majorité hostile à leur espoir; ils touchèrent au découragement quand le rapporteur de la commission, M. Baude, proposa, le 20 mai, de réduire à 19,320 hommes (indigènes compris) l’effectif des troupes entretenues en Afrique ; le gouvernement demandait 22,920 hommes; l’année précédente, la chambre en avait accordé 21,000. Il paraissait évident que, n’osant pas réclamer directement l’abandon qui avait été repoussé en principe, la commission se proposait d’y revenir par un détour, en diminuant progressivement, une année après l’autre, les allocations et les contingens, l’argent et les hommes.

La discussion s’ouvrit le 9 juin. L’événement de cette première séance fut le discours de M. Thiers : « Je le déclare au nom du cabinet, dit le président du conseil, l’opinion du gouvernement est formelle; le gouvernement persiste à regarder l’occupation d’Alger comme une chose grande, comme une chose utile pour la France et à laquelle il serait non-seulement malheureux, mais déshonorant de renoncer. Pour ma part, j’ai été parfaitement libre sur la question d’Alger, car jamais à cette tribune je n’ai eu l’honneur de porter la parole sur cette question. Eh bien ! je me suis sérieusement, sincèrement examiné ; c’est avec une profonde conviction que je viens soutenir devant mon pays qu’il doit faire des efforts persévérans pour s’assurer cette belle possession. Certainement si Alger était à conquérir, oh! je ne le conseillerais pas à la France, mais enfin nous y sommes. Lorsque l’expédition d’Alger fut résolue sous la restauration, je fus du nombre de ceux qui la blâmèrent, et je crois que je rendrai le véritable sentiment de la France à cette époque, lorsque je dirai que tout le monde y vit avec effroi l’intention d’aller y forger des armes pour les reporter sur le continent français et attenter à nos institutions. Voilà le sentiment qui nous animait tous alors contre l’expédition d’Alger ; et cependant, lorsque j’appris que l’expédition avait réussi, je fus saisi d’une joie involontaire ; moi, l’ennemi déclaré de ce gouvernement, je m’associai à son triomphe avec une joie pleine et entière et j’applaudis au résultat, quoique j’eusse blâmé l’entreprise. Messieurs, les sentimens que j’éprouvai étaient ceux de toute la France et le sont encore. Il y a un instinct profond que je défie les ennemis les plus acharnés de l’occupation de venir braver à la tribune; je les défie de venir dire : « Abandonnez Alger! » À cette déclaration qu’ils n’espéraient guère, qu’ils n’attendaient pas du moins si explicite, les amis de l’Algérie applaudirent avec transport, et leur enthousiasme ne se contint plus quand le président du conseil, élargissant la question, en vint à s’écrier : « L’occupation restreinte, l’occupation réduite est un non-sens. »

Dès lors, pour couvrir sa retraite, la commission, battue, en désarroi, essaya de récriminer contre le passé ; la contribution de Tlemcen lui donnait beau jeu ; elle ne manqua pas de s’en faire un thème. En consentant à la suivre dans cette diversion, M. Laurence, dans un discours très bien fait, donna des éclaircissemens curieux au sujet de la bastonnade, employée comme châtiment légal : « L’indigène, le musulman, dit-il, ne connaît que sa loi, il l’invoque et la réclame; elle lui est chère, à tort ou à raison, peu importe. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il la réclame, et moi, magistrat au nom de la France, chargé d’administrer ou de faire administrer la justice, j’ai entendu des Arabes donner la préférence au châtiment du cadi sur le châtiment français. J’ai vu des Arabes venir me dire à moi-même que nos lois étaient insensées et qu’ils en trouvaient, quant à eux, l’application injuste, car, disaient-ils, quand j’ai quitté le tribunal du cadi, qui m’a puni, je rentre dans ma famille ; je peux cultiver mon champ et donner du pain à mes enfans, tandis que, toi, tu m’arrêtes avant de me juger, tu me retiens après m’avoir jugé, et, pendant que je languis dans l’ombre, mangeant ton pain dans la prison, ma femme et mes enfans n’en ont pas. Voilà la logique des Arabes. S’il m’avait été permis de considérer les peines dans leurs rapports avec ceux qui doivent les subir, j’aurais dû faire droit à leurs réclamations et les renvoyer au cadi. »

Du menu détail où elle était descendue, la discussion se releva et reprit son ampleur avec M. Guizot. Il appuya les demandes du gouvernement, il combattit, comme M. Thiers, l’occupation restreinte; mais en recommandant une politique prudente, lente, pacifique, ne faisant la guerre qu’en cas d’absolue nécessité, il signala le danger d’une politique différente, agitée, guerroyante, jalouse d’aller vite, d’aller loin, d’étendre brusquement, par la ruse ou par la force, la domination française sur tout le territoire de l’ancienne régence : « Il faut, ajouta-t-il, que la chambre soutienne et contienne; il faut qu’elle soit très large et très ferme en même temps. Il n’y a encore aucun parti fâcheux irrévocablement pris, aucune faute décisive; mais nous sommes sur une périlleuse pente ; nous pourrions y être entraînés. » M. Thiers, que cette comparaison des deux politiques mettait évidemment en cause, protesta contre avec vivacité : « Si c’est, répliqua-t-il, le système de la guerre qu’on appelle le système inquiet et agité, il n’est pas l’ouvrage du nouveau cabinet, il est l’ouvrage des circonstances antérieures, forcées, fatales en quelque sorte. » Système pour système, l’on n’agréait guère plus à la commission que l’autre : aucune des réductions qu’elle proposait ne fut adoptée; la chambre lui donna tort sur tous les points ; ce fut une déroute. La discussion aurait-elle pris un autre tour si le général Bugeaud, qui guerroyait alors en Afrique, y avait pris part? La majorité aurait hésité peut-être, mais elle eût cédé sans aucun doute à l’ascendant de M. Thiers. Quant au maréchal Clauzel, ce fut à peine s’il intervint dans le débat ; qu’aurait-il pu dire après ce qu’avait dit avec plus de force et d’autorité le président du conseil? Il vit M. Thiers ; il acheva dans ses conversations de le persuader et de le convaincre ; il eut raison par lui de la froideur et des objections du ministre de la guerre.

Comme il voulait, en s’engageant à l’est contre le bey de Constantine, être libre de toute inquiétude à l’ouest du côté d’Oran, il obtint l’envoi d’une mission moitié politique, moitié militaire, au Maroc pour menacer le sultan-chérif de la colère de la France s’il favorisait directement ou indirectement, de quelque façon que ce fût, la résistance d’Abd-el-Kader, s’il permettait notamment à ses sujets du Rif de violer la frontière et d’aller se joindre aux partisans de l’émir. Ce fut un aide-de-camp du ministre de la guerre, le lieutenant-colonel de La Rue, qui fut chargé de cette mission. Il se montra menaçant, impérieux, inflexible; après deux mois de séjour au Maroc, il en revint avec les plus belles promesses de neutralité et les plus humbles protestations de respect et de considération pour la France.

Pendant ce temps, le maréchal Clauzel n’avait pas cessé de négocier avec le ministre de la guerre. Il demandait, tant pour l’expédition de Constantine que pour la sécurité de toute l’Algérie, 30,000 hommes de troupes françaises, 5,000 réguliers indigènes et 4,000 irréguliers soldés seulement pour le temps de l’expédition. Le maréchal Maison lui accorda 30,000 hommes, mais en y comprenant les zouaves et les spahis réguliers, considérés comme troupes françaises ; quant aux irréguliers, il parut disposé à lui en concéder 4 ou 5,000. Là-dessus, et s’exagérant encore l’effet des dispositions favorables du ministère, le gouverneur s’empressa d’adresser de Paris, le 2 août, au général Rapatel, une longue dépêche qui était tout un programme d’action militante et immédiate : « Général, disait-il, un système de domination absolue de l’ex-régence est, sur ma proposition, définitivement arrêté par le gouvernement. Les opérations qui devront avoir lieu dans chaque province se feront simultanément et de manière à ce que la campagne qui va s’ouvrir atteigne le but définitif que l’on se propose : occuper toutes les villes importantes du pays ; y placer des garnisons ; établir des camps et postes retranchés au centre de chaque province et aux divers points militaires qui doivent être occupés d’une manière permanente ; masser sur un point central, dans chaque province, des troupes destinées à former une colonne mobile. Voilà mon plan d’occupation ; il s’agit maintenant d’une exécution prompte, vigoureuse, complète. »

Pendant l’absence du maréchal Clauzel, un fait grave, désastreux pour le prestige de l’autorité française, s’était produit à Médéa. Cinq semaines après son installation effective et la visite que le général Desmichels lui avait faite, le vieux bey Mohammed-ben-Hussein avait été attaqué par Sidi-Mbarek-el-Sghir et par toutes les tribus du voisinage. Réduit à ses coulouglis, trahi par les hadar, qui livrèrent aux assiégeans une porte de la ville, forcé dans la kasba, il avait été fait prisonnier et conduit enchaîné dans l’ouest. Qu’était-il devenu? On le sut plus tard. « Concevez-vous, écrivait au mois de décembre 1836 le lieutenant-colonel de La Moricière, concevez-vous quelque chose de plus humiliant pour la France que la prise de notre bey de Médéa? Vous figurez-vous ce malheureux qu’on nomme partout le bey Bou-Matmore, parce qu’il est resté quatre mois caché dans un matmore et qui, cinq semaines après son installation, a été conduit, pieds et poings liés, de Médéa à Miliana, de là au camp d’Abd-el-Kader sur la Tafna et enfin à Fez, à Mequinez et à Maroc, qui, les cheveux longs, la barbe et la moustache rasées, a été promené dans tout le pays sur un âne, la tête tournée du côté de la queue, emblème vivant de notre humiliation? A quoi donc a servi l’ambassade de M. de La Rue? Pourquoi n’a-t-il pas réclamé ce personnage? Quel poids voulez-vous que les paroles d’un gouverneur aient en Afrique, si vous oubliez de semblables choses? En Europe, on les ignore, mais les Arabes les savent, s’en souviennent, vous les jettent au visage et vous y font monter le sang. »

Pour venger cet outrage, il fallait reprendre Médéa et s’y établir; c’était la première occupation que le maréchal Clauzel avait résolu de faire. En attendant son retour et d’après ses instructions du 2 août, le général Rapatel donna au général de Brossard l’ordre de se porter avec une colonne de 2,000 hommes sur la Chiffa et d’y construire un camp retranché. Ce camp devait servir de base à l’opération projetée sur Médéa; mais comme de Boufarik à la Chiffa la sûreté des communications était douteuse, on décida de relier les deux stations par des postes intermédiaires. Tandis qu’on était en train de faire les terrassemens, le maréchal revint à Alger, le 28 août. Ce système de petits postes qui avait pour conséquence l’éparpillement des troupes, ne lui plut pas; il ordonna de suspendre le travail et d’évacuer même le camp ébauché de la Chiffa. Sur ces entrefaites, les nouvelles les plus graves lui arrivèrent de Paris, apportées par le commandant de Rancé, membre comme lui de la chambre des députés et son premier aide-de-camp. Sur la question d’une intervention française en Espagne, un désaccord avait éclaté entre le roi Louis-Philippe et M. Thiers ; le cabinet du 22 février était en dissolution ; le maréchal Maison, près de quitter le ministère, inquiet des engagemens pris avec le gouverneur, avait arrêté le départ des renforts annoncés. Quelque diligence que M. de Rancé eût mise à son voyage, la crise avait marché encore plus rapidement que lui. Quand il était arrivé à Alger, le 8 septembre, il y avait déjà deux jours qu’un nouveau cabinet était constitué sous la présidence du comte Molé ; le général Bernard avait le portefeuille de la guerre. Immédiatement le maréchal Clauzel fit repartir pour Paris son aide-de-camp. Le ministère ne lui était pas favorable, et, pour comble de disgrâce, le rapporteur de la commission du budget, M. Baude, venait de débarquer en Algérie, chargé officiellement de faire une enquête sur les indemnités dues aux indigènes dépossédés, depuis 1830, par l’autorité française, mais préoccupé personnellement de recueillir des griefs contre l’administration du maréchal. Celui-ci écrivait à un ami, le 16 septembre : « Si le gouvernement nouveau ne fait pas pour moi ce que m’a promis l’ancien, je me fais laboureur dans ma ferme de l’Agha. Baude instrumente contre moi. La chambre veut, la chambre ordonne, la chambre entend que, etc. Le roi n’est rien, il n’y a que la chambre. »

A Paris, le commandant de Rancé soutenait énergiquement la cause de son chef; il s’avança même jusqu’à laisser entendre que, si le gouverneur n’obtenait pas l’exécution des promesses qui lui avaient été faites, il quitterait la place à d’autres. Autorisée ou non, la menace était imprudente ; le ministère, qui n’aurait pas osé rappeler le maréchal, saisit la balle au bond et fit partir pour Alger le général de Damrémont avec les pouvoirs nécessaires pour recevoir la démission du gouverneur et le remplacer. Dans ce même temps, le ministre de la guerre donnait aux troisièmes bataillons des régimens employés en Algérie l’ordre de rejoindre leurs corps. Avec la finesse d’un homme du Midi, le maréchal Clauzel, relevant de son côté la balle, s’empara de cet ordre comme d’un commencement de satisfaction, et, quand le général de Damrémont arriva, il lui fît très bon accueil, puis reconduisit presque aussitôt avec force politesses en lui disant qu’il n’avait jamais eu la pensée de mettre le marché à la main au gouvernement et que, s’il regrettait de n’avoir pas tout ce qu’il aurait souhaité, il n’en essaierait pas moins de se tirer d’affaire.

On était au mois d’octobre ; le temps pressait. Une partie des troupes qui devaient concourir à l’expédition de Constantine étaient encore en opération dans les provinces d’Alger et d’Oran. Dans la première, sur les instances du colonel Lemercier, directeur des fortifications, la construction du camp de la Chiffa avait été reprise et achevée, non sans coups de fusil, mais on n’y avait pas laissé de garnison. Dans la province d’Oran, le général de Létang avait essayé de refaire la belle campagne du général Perregaux. Ancien colonel du 2e régiment de chasseurs d’Afrique, bon officier de cavalerie, connaissant bien le pays, ce qui lui manquait, c’était l’art de conduire les troupes de pied. Déjà, au mois d’août, pendant les fortes chaleurs, il leur avait imposé de cruelles fatigues. Au mois d’octobre, il les avait fait sortir de nouveau, s’était porté sur l’Habra, puis avait tenté de gagner la vallée du Chélif ; mais Abd-el-Kader, qui manoeuvrait mieux que lui, s’était mis en travers de sa route, de sorte que la colonne française, à bout de vivres et de forces, avait été contrainte de rentrer à Mostaganem après quinze jours de marches et de contremarches inutiles. Là, le général de Létang avait trouvé des ordres du maréchal, qui lui proscrivait d’envoyer sans retard à Bône les corps désignés pour l’expédition de Constantine. Dans ces derniers jours, il y avait eu entre le gouvernement et le maréchal Clauzel un échange de récriminations un peu mesquines, une vraie chicane de mots. Le maréchal, qui était décidé à l’expédition, voulait qu’elle lui eût été ordonnée ; le ministre de la guerre répliquait aigrement qu’elle était seulement autorisée. « Je vous ai dit formellement, écrivait-il au gouverneur, que, comme vous n’êtes qu’autorisé à faire l’expédition, vous pouvez vous dispenser de la faire, qu’il dépend de vous seul de prendre à cet égard une détermination selon que vous trouverez les moyens à votre disposition suffisans ou insuffisans. Il est donc bien évident que le gouvernement du roi n’a point ordonné l’expédition de Constantine. » Etrange contradiction : pendant que le ministre de la guerre désavouait ainsi par avance et, pour ainsi dire, par précaution, l’aventure, on y hasardait le second fils du roi, le duc de Nemours, et c’était l’auteur de la diatribe qu’on vient de lire qui écrivait, le 22 octobre, au maréchal : « Je vous ai fait connaître, par ma dépêche télégraphique d’hier, que j’ai appris avec satisfaction que vous entrepreniez l’expédition de Constantine et que vous n’étiez pas inquiet des résultats. L’intention de Sa Majesté est que mon seigneur le duc de Nemours assiste à l’expédition comme le prince royal a assisté à celle de Mascara. C’est une preuve de l’intérêt que prend Sa Majesté au succès de l’expédition de Constantine. » Le 28 octobre, le maréchal Clauzel s’embarquait dans le port d’Alger Pour Bône. La foule qui venait d’assister à son départ pouvait se dire, en voyant disparaître au-delà du cap Matifou le navire qui l’emportait : Alea jacta est.


II.

La province de Bône, on ce qu’on désignait ainsi, c’est-à-dire la ville de Bône et sa banlieue, avait eu pour commandant, depuis le 15 mai 1832 jusqu’au mois de mars 1836, le général d’Uzer. À la fois ferme et conciliant avec les indigènes, il avait, pendant ces quatre années, obtenu des résultats considérables ; en dépit du bey de Constantine Ahmed, de ses intrigues et de ses menaces, les tribus voisines, dans un demi-cercle de plus de quinze lieues de rayon, avaient reconnu l’autorité française. Elles savaient, par expérience, que, si le général de Bône ne se laissait pas braver impunément, il ne tolérait, de la part des colons européens, aucune injustice contre les Arabes soumis et paisibles : mais parmi les cotons, cabaretiers, cantiniers, mercanti pour la plupart, le général était loin d’être aussi populaire ; on lui faisait un crime de sa bienveillance pour les indigènes. Il y avait encore d’autres griefs tout aussi misérables qu’on faisait valoir à son désavantage. Bône était pourvu depuis l’année 1834, de quelques fonctionnaires civils ; comme ils avaient peu de chose à faire, ils étaient pointilleux, agressifs, entreprenans, au-delà du cercle de leurs attributions; de là, comme à Bougie, des conflits répétés avec l’autorité militaire. Enfin, le général avait fait dans le pays des acquisitions de terres, et ses ennemis ne manquaient pas de dire que, dans ces transactions, il avait abusé de son pouvoir.

Parmi ceux qui acceptaient sans contrôle cette fâcheuse imputation, le général d’Uzer avait eu le chagrin de rencontrer un de ses subordonnés, un officier de grande valeur, le lieutenant-colonel Duvivier. Rentré en France, à la suite de son différend avec le commissaire civil de Bougie, renvoyé, quelque temps après, à la disposition du maréchal Clauzel, Duvivier avait reçu, au mois d’octobre 1835, le commandement des spahis réguliers et irréguliers de Bône. On a déjà pu voir qu’avec de très grandes qualités morales et militaires, il était un subordonné difficultueux et peu docile; à plusieurs reprises, le général d’Uzer fut obligé de lui rappeler et de lui marquer nettement la limite de ses droits. Duvivier en conçut une vive irritation ; le 15 décembre, il écrivit au maréchal Clauzel la lettre suivante : «Monsieur le maréchal, j’ai l’honneur de vous demander, comme une grâce, de me rappeler immédiatement à Alger. Les désagrémens, bien pénibles, que j’ai éprouvés à Bône en sont la cause. Depuis que je suis en Afrique, j’ai souvent payé de ma personne comme simple soldat ; j’ai eu quelques beaux faits d’armes et j’ai commandé dix-huit mois à Bougie d’une manière honorable; j’ai fait abnégation complète de mes intérêts personnels, dépensant une partie de mon propre avoir, non pour mes plaisirs, mais pour le service, négligeant tout moyen, toute acquisition facile et favorable, ne pensant jamais à occuper d’autre terre que quelque six pieds dans une gorge de montagne. » L’allusion était claire et d’autant plus blessante qu’elle devait régulièrement passer sous les yeux du général d’Uzer. Avec une modération bien méritoire, celui-ci se contenta de renvoyer la pièce à son auteur, en y joignant cette simple apostille : « M. le lieutenant-colonel Duvivier a oublié qu’il devait s’adresser à M. le lieutenant-général Rapatel, et je l’engage à lui écrire une lettre plus convenable, s’il veut que je la transmette. » Duvivier ne fut rappelé qu’au mois de mars 1836 ; du mois de mai au mois d’août, il exerça par intérim, en l’absence du lieutenant-colonel Marey, les fonctions d’agha des Arabes dans la province d’Alger.

Presque en même temps que Duvivier, le général d’Uzer avait quitté Bône. Parmi les indigènes qu’il employait le plus souvent dans ses relations avec les Arabes, deux surtout, Moustafa ben Kérim et le cadi de la ville, étaient en butte à l’animosité des colons ; on les accusait de malversations, de manœuvres frauduleuses, et les malveillans insinuaient que le général pouvait bien y avoir eu part. Une plainte fut adressée au maréchal Clauzel, qui se trouvait alors dans la province d’Oran, entre l’expédition de Mascara et celle de Tlemcen. Sans y regarder de plus près, il invita le procureur-général, M. Réalier Dumas, à se rendre à Bône pour y faire une enquête sur les faits dénoncés, et il informa de cette mission le ministre de la guerre. L’enquête détruisit la plus grosse part des imputations alléguées contre les deux Maures, et mit tout à fait à néant celles qui visaient indirectement le général ; la probité de sa conduite et la loyauté des acquisitions qu’il avait faites furent, au contraire, reconnues et proclamées avec éclat, à la confusion de ses calomniateurs. Malheureusement le ministre de la guerre n’avait pas attendu le résultat de l’enquête; sur la seule vue de la lettre du maréchal Clauzel, il avait décidé la mise en disponibilité du commandant de Bône. Cette brusque décision, dont l’exécution appartenait au gouverneur général, le surprit et le désola sincèrement. « La sévérité de cette mesure, s’empressa-t-il d’écrire d’Alger au maréchal Maison, le 11 mars, me fait un devoir d’entrer dans quelques explications que je regrette vivement de ne vous avoir pas soumises dans ma lettre, écrite d’Oran, peu de temps après mon retour de Mascara. Cette lettre avait surtout pour objet de vous prévenir de la mission du procureur général. Je pensais que vous voudriez en connaître le résultat, avant de prendre aucune mesure à l’égard du général d’Uzer, qui n’était pas personnellement attaqué. Il faut reconnaître que, sous les rapports politiques et militaires, cet officier général n’a mérité que des éloges ; il a maintenu avec habileté la tranquillité et la paix dans le pays confié à son commandement ; il a vigoureusement châtié, quand il l’a jugé nécessaire, les tribus qui se montraient hostiles, et, jusqu’à une assez grande distance de Bône, elles sont toutes dans un état de soumission très favorable à nos projets sur Constantine. Sa réputation de capacité et d’habileté ne peut recevoir aucune atteinte, et je serais désolé d’avoir pu, sans aucune intention, lui nuire en portant à votre connaissance l’objet de la mission de M. le procureur général à Bône. Le général d’Uzer commandait sous mes ordres, en 1830, une brigade en Afrique; mes sentimens d’estime pour lui n’ont point changé depuis lors, et je regarde comme un devoir d’en renouveler l’expression dans un moment oui il est l’objet d’une mesure sévère. » Ce fut au tour du ministre d’être embarrassé. « Il paraît, écrivit-il en apostille sur la lettre du gouverneur, que le maréchal Clauzel n’a pas assez réfléchi quand il a porté une accusation qui ne laissait au ministre d’autre parti à prendre que celui qu’il a pris. » Ce fut le général d’Uzer qui aida ministre et gouverneur à se tirer de cet imbroglio ; fatigué des mauvaises chicanes qu’on lui faisait, il avait demandé lui-même sa mise en disponibilité et son rappel en France, de sorte que la décision qui avait été prise contre lui demeura lettre morte et que peut-être n’en eut-il même pas connaissance.

Le colonel Duverger, chef d’état-major général de l’armée d’Afrique, avait été nommé commandant provisoire de la province de Bône ; il prit possession du commandement le 2 avril. Quelques jours auparavant était arrivé, au bruit du canon, — tel était l’ordre du maréchal Clauzel, — le commandant Jusuf, que, par un arrêté pris à Tlemcen, le 21 janvier 1836, il avait créé bey de Constantine, Jusuf, « un des hommes les plus intrépides et les plus intelligens qu’il connût. » C’était en ces termes qu’il recommandait au ministre de la guerre sa créature et son favori. « Le maréchal, disait un de ses compagnons d’armes, a pour lui cette complaisance, presque ce respect qu’a l’ouvrier pour l’instrument dont il espère un bon service. En somme, Jusuf est un vaillant conducteur de bandes arabes, fort beau dans le combat, lorsqu’il galope en avant, chamarré d’or et de pourpre, le fusil sur l’épaule et la tête fièrement redressée sur son large cou. Il est homme, je pense, à se jeter sur Constantine et à s’y tenir quelque temps à force de serres et de griffes. Pour le présent, il veut, de toute sa volonté d’aventurier, se trouver seul sur la route, ou tout au moins, s’il ne peut pas faire lâcher au maréchal sa proie de Constantine, sur laquelle celui-ci a non moins résolument posé son ongle de lion, il veut être dans l’armée française le premier en ligne pour diriger, informer, instruire et marcher. » A ceux qui lui conseillaient d’employer de préférence le lieutenant-colonel Duvivier : « Vous vous faites illusion, répondait le maréchal, si vous pensez qu’il peut réussir mieux que Jusuf. Il n’est pas Turc, et c’est un obstacle; jamais un chrétien ne parviendrait à débaucher les troupes du bey Ahmed. Jusuf réussira moitié par ruse, moitié par force. » Cette dévolution du beylik avait choqué d’abord le ministre de la guerre; mais enfin, le fait étant public, il y avait donné son assentiment.

La situation de Jusuf, à la fois chef d’escadrons dans l’armée française et bey de Constantine, ne laissait pas d’être ambiguë : à titre de chef d’escadrons, il avait pris, après le départ de Duvivier, le commandement des spahis réguliers et irréguliers ; à titre de bey, il était autorisé à lever, à ses dépens et pour son compte personnel, un corps de mille Turcs, Maures ou coulouglis; l’artillerie lui confiait deux obusiers de montagne. Enfin le commandant supérieur de Bône recevait l’ordre de favoriser par tous les moyens l’établissement de ce « pouvoir naissant, mais tout dévoué à notre cause. » Il est bien vrai qu’en ces premiers temps d’infatuation, Jusuf s’était persuadé qu’il lui était possible d’arriver à Constantine avec l’aide seule des indigènes, sans le concours des troupes françaises, et, chose plus étrange, il avait presque réussi à faire partager au maréchal cette folle confiance. Comme noyau de son futur bataillon, il avait amené d’Alger deux cent quatre vingts coulouglis ; pour recruter le surplus, il comptait sur son nom et sur son prestige. N’était-il pas un des héros de la surprise de Bône ? N’était-il pas populaire ? N’avait-il pas bonne mine sous son riche costume ? Et ses spahis, et ses coulouglis n’avaient-ils pas également bon air? En dépit de la popularité, du costume et de la bonne mine, le recrutement languissait; afin de l’activer, le bey envoya ses chaouchs dans les cafés, dans les boutiques, dans les carrefours, faire la presse et racoler des volontaires. Aussitôt il n’y eut qu’un cri parmi les indigènes : Jusuf était-il donc bey de Bône? Ils coururent aux magistrats, au commissaire civil, qui leur donnèrent raison. Jusuf fut contraint de relâcher sa capture; avec elle disparut aussi sa popularité dans la ville, il essaya de se revancher au dehors. Une proclamation qui sommait les cheikhs de venir rendre hommage à sa dignité fut répandue dans les tribus environnantes ; les plus rapprochées obéirent; les plus éloignées hésitèrent, demandèrent à réfléchir ou s’excusèrent. Au nombre de celles-ci étaient les Ouled Radjeta; le bey résolut de faire sur eux un exemple qui déciderait les autres. A la tête de ses coulouglis, il surprit quelques-uns de leurs douars et s’en revint avec sept cents bœufs et mille moutons ; un peu après, il renouvela l’exemple sur les Ouled Attia. Quelques jours plus tard, on apprit que Ouled Radjeta et Ouled Attia avaient plié leurs tentes et décampé pour aller s’établir loin du bey français, hors de ses atteintes. C’était tout le contraire de ce qu’obtenait jadis le général d’Uzer; mais aussi les procédés de Jusuf étaient tout le contraire des siens.

Un mois à peine après son arrivée, il était bien déchu dans l’estime publique. « Joseph, écrivait à cette époque un correspondant de Duvivier, Joseph est ici, encore plus qu’à Alger, couvert d’or et de diamans ; il a à sa porte deux chaouchs ; mais l’idée que le maréchal lui a promis plus qu’il ne voulait et pouvait tenir, l’arrêt mis au recrutement de son corps et surtout la gêne où des emprunts répétés le réduiront incessamment, ôtent à sa figure cette expression de sérénité, ou plutôt de vanité satisfaite. L’enthousiasme général s’est calmé ; l’opinion publique, devenue silencieuse, laisse percer les haines et les jalousies particulières ; Dieu sait si Joseph en a amassé sur son passage à Oran et pendant son séjour ici ! Les chasseurs d’Afrique et le colonel en particulier sont fort mal avec lui, surtout depuis que sa politique envers les Arabes le fait recevoir un peu froidement et peu rechercher dans la société des officiers français. » La situation du colonel Duverger n’était pas moins fausse ; il était le supérieur hiérarchique de Jusuf et cependant il paraissait n’être que son adjoint. « Il semble, ajoutait le correspondant de Duvivier, que par un pacte secret il se soit engagé à ne commander qu’en apparence et à n’être en réalité que le bras droit de Joseph. »

Un moment, la bonne chance parut revenir au favori du maréchal. Le colonel Duverger avait ordre d’établir sur le chemin de Constantine une série de postes-étapes, de manière à réduire d’autant la distance que l’expédition aurait à parcourir sans moyens de ravitaillement. A cinq lieues et demie de Bône, le plateau de Dréan parut convenir à la création d’un camp retranché qui fut construit aussitôt et reçut le nom de camp Clauzel. Cette prise de possession imposa d’abord aux indigènes. Une des plus puissantes tribus de la province, établie à vingt lieues au sud-est sur la frontière de Tunis, les Hanencha, était divisée par la rivalité de deux grands chefs, El-Hasnaoui et Resghi, en deux factions ou sof. Le dernier tenant le parti d’Ahmed, l’autre se déclara pour Jusuf et lui amena cinq cents cavaliers, grand succès dont celui-ci ne manqua pas, très justement d’ailleurs, de se faire gloire auprès du maréchal. Il profita de ce renfort pour rayonner de plus en plus loin autour de Bône, étendant malheureusement beaucoup moins sa protection que ses rigueurs, pillant les insoumis en faveur des auxiliaires, n’usant que de la force et n’ayant que la menace à la bouche. Enivré de sa fortune, il ne souffrait plus de contradiction ; avec les indigènes il agissait en pacha turc. Son secrétaire Khalil, ancien cadi de Bône, soupçonné par lui d’avoir voulu l’empoisonner, à l’instigation d’Ahmed, fut, un soir du mois de juillet, au camp Clauzel, saisi dans sa tente et décapité tout de suite, à l’insu même de l’officier supérieur qui commandait le camp. Cette exécution sommaire fit un prodigieux effet, non-seulement en Afrique, mais à Paris. Le maréchal Clauzel demandait en ce temps là pour Jusuf le grade de lieutenant-colonel et l’appuyait chaleureusement : « Tout cela, écrivait en marge de la demande le maréchal Maison, ministre de la guerre, tout cela ne fait pas que Jusuf doive continuer à brigander. »

Parmi les Arabes, le meurtre de Khalil était vivement commenté. Ahmed n’eût fait ni mieux ni pis. « On dit, écrivait à Duvivier un de ses correspondans de Bône, on dit que Jusuf fait le bey tout aussi bien qu’Ahmed. Il porte comme lui un chapelet à la main, il a de plus beaux habits que lui, il lève des contributions comme lui, fait comme lui distribuer des coups de bâton, et comme lui couper des têtes sans en demander la permission à qui que ce soit. On dit qu’il en est, parmi les Arabes, qui se permettent de regretter le régime du général d’Uzer, si paternel pour eux. On assure d’ailleurs que tout va bien, que nous marchons, progressons à pas de géant et que l’avenir nous appartient. » En réalité, c’était Ahmed qui recueillait le fruit des fautes de Jusuf. Beaucoup de dissidens revenaient chaque jour à lui, non par sympathie, mais par haine et crainte de son adversaire. Le meilleur pour eux était le moins mauvais, celui dont ils attendaient le moindre mal. « Turc pour Turc, disait l’un d’eux, au témoignage de La Moricière, mieux vaut Ahmed que Jusuf; car le premier est gras, le second est maigre et il nous forcera à l’engraisser. » Les conséquences de ce revirement ne se firent pas attendre. Au mois d’août, Ahmed sortit de Constantine et se mit en campagne, animant les tribus contre les Français. Au mois de septembre, le colonel Duverger poussa une reconnaissance jusqu’à seize lieues de Bône, à Ghelma, où le maréchal aurait voulu avoir un camp; mais le colonel n’avait pas assez de monde pour s’y établir; les renforts attendus de France n’étaient point arrivés.

Peu de temps après, Bône vit débarquer un nouveau commandant supérieur ; c’était le général Trézel, qui avait enfin obtenu d’être renvoyé en Afrique. L’agitation gagnait la plaine même de la Seybouse; entre Dréan et Bône les communications n’étaient plus sûres. Le 9 octobre, le camp Clauzel fut inquiété par un parti de cavalerie arabe ; il fut attaqué plus sérieusement le 24 ; l’ennemi était plus nombreux. C’étaient les goums de presque toutes les tribus qui naguère faisaient hommage au bey Jusuf. El-Hasnaoui l’avait lui-même abandonné; sans se déclarer pour Ahmed, il attendait les événemens dans une neutralité suspecte. Si générale et si évidente était la défection des indigènes qu’il n’y avait pas moyen de la nier. Jusuf n’essaya pas de le faire, mais il en rejeta le grief sur autrui, sur le retard de l’expédition, et il sut encore une fois si bien persuader le maréchal que celui-ci, l’année suivante, soutenait encore cette thèse. « Tandis que nous perdions le temps, écrivait-il alors, Ahmed le mettait à profit ; il marchait sur Bône, venait attaquer le camp de Dréan, châtiait les tribus qui s’étaient compromises pour nous, leur apprenait qu’il n’y a aucun fond à faire sur nos promesses, nous déconsidérait dans un pays où l’action de combattre suit immédiatement la menace qu’on en fait, et nous perdions à la fois notre position militaire et notre position morale. » Mais il importe beaucoup de faire observer qu’au mois d’octobre 1836, ni le maréchal ni Jusuf ne mettaient en doute qu’aussitôt l’armée en mouvement, la plus grande partie des tribus, sinon toutes, ne vinssent lui faire amende honorable et marcher avec elle.

III.

Privé des renforts sur lesquels il avait pu compter, réduit aux seules ressources de l’armée d’Afrique, le maréchal Clauzel avait dû appeler à Bône des troupes d’Oran, d’Alger, de Bougie même. D’Oran étaient venus le 17e léger et le 62e ; d’Alger le 63e ; de Bougie la compagnie franche du 2e bataillon d’Afrique. À ces corps il faut ajouter le troisième bataillon du 2e léger qui vint un peu après. « Envoyez-moi par le retour de la frégate, avait écrit le maréchal au général Rapatel, le bataillon du commandant Changarnier, cet officier que j’ai remarqué dans l’expédition de Mascara. » Changarnier était chef de bataillon depuis le 31 décembre 1835. Toutes ces troupes avaient eu des traversées longues et tourmentées; quand les hommes qui venaient de passer tant de jours et tant de nuits serrés sur le pont des navires, mouillés par la pluie, mouillés par la mer, avaient été mis à terre non sans peine, car les moyens de débarquement étaient aussi incomplets que tout le reste, ils étaient entassés dans les taudis malsains d’une ville qui était tristement fameuse par son insalubrité. Cette année-là en particulier, la saison était excessivement pluvieuse. Le casernement et les services hospitaliers, agencés pour les besoins ordinaires de la garnison, ne pouvaient plus suffire; en une semaine, sur huit mille hommes, plus de deux mille tombèrent atterrés par la fièvre de Bône. Combien de victimes n’avait-elle pas faites depuis quatre ans, cette fièvre de Bône? Cependant, grâce à l’heureuse initiative d’un jeune médecin militaire, le docteur Maillot, qui pratiquait et recommandait l’emploi du sulfate de quinine à haute dose, elle devenait de moins en moins meurtrière.

Tel était le prologue de l’expédition de Constantine, quand le maréchal Clauzel débarqua sur le quai de Bône, le 31 octobre. Deux jours auparavant, le duc de Nemours y était arrivé de Toulon ; le lieutenant-général de Colbert, son aide-de-camp, les généraux ducs de Mortemart et de Caraman, qui avaient des fils dans l’armée d’Afrique, étaient venus à la suite du prince et, comme lui, à titre de volontaires ; deux membres de la chambre des députés, MM. de Chasseloup et Baude, étaient arrivés d’Alger, au même titre. Le maréchal Clauzel avait hâte de quitter Bône, ce foyer d’infection ; mais, d’une part, toutes les troupes attendues n’étaient pas débarquées encore, et de l’autre les moyens de transport étaient loin de répondre aux besoins les plus urgens du corps expéditionnaire. Le colonel Lemercier, commandant du génie, le colonel de Tournemine, commandant de l’artillerie, l’intendant militaire Melcion d’Arc, insistaient pour retarder le départ de la colonne qui n’était, selon la saisissante expression du duc d’Orléans, que l’ébauche d’une armée. Les trois services, qui demandaient ensemble quinze cents mulets, n’avaient pu en réunir que quatre cent soixante-quinze, pas même le tiers.

En dépit de toutes les remontrances, le maréchal Clauzel mit son avant-garde en mouvement, le 8 novembre, sur Ghelma. Cette avant-garde, commandée par le général de Rigny, avait la composition suivante : un millier de spahis réguliers et auxiliaires ; le bataillon turc de Jusuf qu’il n’avait jamais pu mettre à plus de 300 hommes; 500 chevaux du 3e régiment de chasseurs d’Afrique ; 860 hommes du 1er bataillon d’Afrique et de la compagnie franche du 2e, sous les ordres du lieutenant-colonel Duvivier; l’effectif total était de 2,700 hommes. Le gros du corps expéditionnaire, sous le commandement du général Trézel, comprenait: le bataillon du 2e léger qui ne comptait que 375 baïonnettes, le 17e léger, le 59e, le 62e et le 63e de ligne, au total 4,650 hommes. En ajoutant 550 artilleurs, 510 sapeurs et mineurs, et 300 hommes environ des services administratifs, on trouvera le nombre de 7,400 Français et de 1,350 indigènes, relevé sur l’état de situation du 12 novembre. L’artillerie emmenait six pièces de campagne et dix de montagne, approvisionnées toutes ensemble, les premières à sept cent soixante-dix coups, les secondes à six cent soixante, trente-six fusils de rempart, ayant chacun deux mille coups à tirer, deux cents fusées de guerre, cinq cent mille cartouches et 200 kilogrammes de poudre de mine. Ce matériel était traîné ou porté par trois cent vingt-huit chevaux et mulets. Le service des subsistances avait chargé trois cent douze mulets de bât et treize prolonges; un troupeau suivait qui pouvait fournir cent quarante mille rations de viande fraîche. Outre les approvisionnemens charriés, chaque soldat était pourvu de sept jours de vivres portés dans le sac. Le total des chevaux de selle et des animaux de bât et de trait s’élevait au chiffre de 2,274.

L’avant-garde atteignit, le 10 novembre, le plateau de Ghelma. Elle y installa son bivouac, en arrière d’un ravin escarpé, près des ruines de l’ancienne Calama. Au moyen d’une coupure on réduisit de moitié l’immense espace embrassé par l’enceinte qui existait encore, flanquée de tours carrées, mais ouverte çà et là par des brèches qu’une végétation vigoureuse avait envahies; à l’intérieur, parmi les broussailles et les hautes herbes, gisaient des pierres de taille, quelques-unes couvertes d’inscriptions, des tronçons de colonne, des chapiteaux, débris et témoins de cette grandeur romaine dont le maréchal Clauzel aimait tant à invoquer le glorieux souvenir. Le 13, il quitta Bône, avec le duc de Nemours, le quartier-général et le gros de l’armée. Quoique le temps se fût amélioré, cette première journée de marche ne se fit pas sans lenteur ni désordre ; le soir, la colonne s’arrêta sur le bord de l’Oued-bou-Eufra ; dans la nuit, un orage diluvien inonda le bivouac ; le troupeau effrayé se dispersa ; un grand nombre de bêtes disparurent et on eut beaucoup de peine à rattraper les autres. Le 14, on coucha à Mou-el-Fa ; le 15, le convoi ne franchit le col d’Aouara qu’après avoir été allégé, c’est-à-dire après avoir abandonné sur le bord du chemin la plupart des engins du génie, les échelles d’assaut entre autres, et, ce qui était au moins aussi grave, une grande partie de l’orge destinée aux chevaux. Arrivé à la hauteur de Ghelma, le maréchal laissa la colonne bivouaquer sur la rive gauche de la Seybouse et s’en alla visiter les travaux exécutés par l’avant-garde. Il s’en montra satisfait et donna au général de Rigny ses instructions pour la marche du lendemain. En cinq jours la brigade n’avait pas eu moins de quatre-vingt-cinq malades ; le maréchal voulait qu’on les emmenât en disant qu’ils seraient mieux soignés à Constantine ; mais comment les emmener, quand l’ambulance de l’avant-garde ne disposait que de huit paires de cacolets et de huit brancards, c’est-à-dire de vingt-quatre places en tout ? Lorsqu’au départ de Bône le chirurgien-major de l’ambulance s’était étonné d’avoir si peu de ressources, on lui avait répondu que, l’armée ne devant pas se battre, ces ressources étaient parfaitement suffisantes. Pour comble d’embarras, un certain nombre de muletiers arabes avaient déserté la nuit avec leurs bêtes. Ordre fut donc donné de laisser à Ghelma les malades et aussi, les moyens de transport ne suffisant plus, cent cinquante mille cartouches, plus du quart de l’approvisionnement, malades et munitions sous la garde d’un détachement d’infanterie. Le lendemain, les troupes étant déjà en mouvement, l’intendant Melcion d’Arc, qui était venu inspecter l’hôpital improvisé du camp de Ghelma, chercha vainement cette infanterie ; on avait oublié de l’y mettre. Il fallut y envoyer cent cinquante hommes du 59e, qui furent, quelques jours après, renforcés par le troisième bataillon du 62e, arrivé à Bône après le départ de l’expédition.

L’armée marchait en deux colonnes parallèles, la brigade de Rigny sur la rive droite de la Seybouse, la brigade Trézel sur la rive gauche ; elles devaient se réunir à Mjez-Ahmar. Comme les berges de la rivière étaient fort escarpées, les sapeurs travaillèrent pendant la nuit afin d’y ménager des rampes. Le 17 au matin, la colonne principale rejoignit l’avant-garde sur l’autre bord. Depuis deux jours, on voyait s’élever de plus en plus à l’horizon du sud une haute montagne que les guides disaient être difficile à franchir. Ils ajoutaient que, de l’autre côté, le pays, jusque-là verdoyant et boisé, changeait subitement d’aspect ; que, de cette montagne à Constantine, s’étendait un vaste plateau d’une terre argileuse bonne pour la charrue, mais uniformément nue et triste, sans un seul arbre, sans un seul arbuste, peuplée seulement dans les friches d’un fouillis de grands chardons. Alors chaque homme reçut l’ordre de faire un fagot qu’il porterait au-dessus de son sac et de couper dans le taillis un brin de 2 mètres qu’il tiendrait comme un bâton de pèlerin. L’état-major avait calculé qu’employée aux feux de bivouac, cette provision de bois suffirait aux besoins de la troupe jusqu’à Constantine. « Si du moins, ajoute le témoin à qui nous devons ce détail, la gourde pleine avait été attachée à ces bâtons, elle aurait donné du courage à nos pauvres soldats qui faisaient déjà peine à voir, chargés comme de vrais baudets et marchant sur un sol où l’on enfonçait jusqu’à la cheville. » Après la halte que nécessita cette petite opération, l’armée alla bivouaquer aux ruines d’Announa, au pied du Djebel-Sada, le mont difficile à franchir. Au sommet s’ouvre le col de Ras-el-Akba, que les Arabes nomment aussi le Coupe-gorge. A force de travail et d’énergie, à grands renforts d’attelages, l’artillerie et le convoi purent, en vingt-quatre heures, s’élever jusqu’au col. L’autre versant, moins abrupt, conduisit l’avant garde au bord de l’Oued-Zenati, qui n’avait qu’un filet d’eau. Le 19, elle établit son bivouac auprès du marabout de Sidi-Tamtam, un des lieux saints vénérés des Arabes. Le maréchal donna les ordres les plus sévères pour qu’il fût respecté religieusement.

Jusque-là on n’avait rencontré ni amis ni ennemis ; on avait entrevu, çà et là, quelques douars, quelques troupeaux, dont les gardiens impassibles regardaient d’un œil indifférent passer la colonne. En vain le brillant Jusuf caracolait devant eux, à la tête de sa troupe aux burnous flottans, aux bannières déployées; en vain le rythme étrange de ses hautbois aigus et de ses tambourins ronflans envoyait à tous les échos cette sorte de psalmodie bizarre, dont la répétition monotone a tant de charme pour les oreilles arabes ; il ne voyait rien venir des alliés attendus. Tout s’accordait dans cette abstention suspecte : les hommes sans expression, la terre sans verdure, le ciel sans sérénité. Le moment approchait où les hommes, la terre, le ciel, allaient cesser d’être neutres. Le 19, dans la soirée, des coups de feu furent tirés sur l’arrière-garde ; le capitaine de Prébois, qui faisait un levé topographique, faillit être enlevé. Pendant la nuit, un vent glacé se mit à souffler violemment du nord; la pluie tomba serrée, mêlée de grêle, puis de neige, par rafales; elle ne cessa pas de tout le jour suivant ni de toute la nuit suivante. La terre grasse, pénétrée d’eau, s’enfonçait sous le pied des hommes, sous le sabot des chevaux, sous les roues des voitures : après bien des haltes et des arrêts dans la boue, il fallut laisser le convoi se traîner péniblement en arrière. Le jour lirait à sa fin quand la tête de colonne atteignit le plateau de Somma. Là se dressait, solitaire et imposant dans sa ruine, un monument romain, dont la silhouette puissante se détachait sur un fond de nuages ; mais ni le temps ni la circonstance ne se prêtaient guère aux jouissances des archéologues. Cette nuit du 20 au 21 novembre fut horrible. Les hommes, imprévoyans comme d’habitude, avaient gaspillé ou jeté sur la route leur provision de bois; mourant de faim et de froid, enfoncés dans la fange glacée jusqu’à mi-jambe, ils essayaient de dormir debout, serrés, appuyés les uns contre les autres ; ceux qui perdaient l’équilibré ne se relevaient pas ; on les entendait quelque temps geindre, puis on ne les entendait plus; on pensait qu’ils avaient succombé au sommeil : ils avaient succombé à la mort. A l’aube grisâtre du lendemain, on eut à mettre en terre une vingtaine de cadavres.

Cependant, toujours optimiste, toujours confiant, le maréchal Clauzel faisait lire aux troupes un ordre du jour qui débutait ainsi : « Aujourd’hui, le corps expéditionnaire entrera dans Constantine ; «  la ville était divisée en quartiers assignés aux divers élémens de l’armée ; le général Trézel, nommé commandant de place, et le chef d’état-major étaient chargés d’asseoir les logemens, l’intendant Melcion d’Arc de faire les réquisitions nécessaires, etc. En vertu de cet ordre, le colonel Du verger, accompagné d’un officier de chaque corps, fut envoyé en avant pour en assurer l’exécution; deux heures après, on vit le détachement revenir ; il n’avait pu franchir l’Oued-Akmimine, ruisseau sans importance l’avant-veille, devenu torrent ce jour-là. Attendre la baisse des eaux était impossible ; le maréchal commanda de passer à tout prix. Les premiers cavaliers qui s’aventurèrent dans les eaux fougueuses y perdirent leurs chevaux et furent sauvés eux-mêmes à grand’peine; enfin des nageurs, pris dans les compagnies du génie, réussirent à gagner l’autre bord; en sondant, ils reconnurent un gué ; des cinquenelles furent tendues d’une rive à l’autre ; mais, comme il n’y avait pas d’arbres au tronc desquels on pût les attacher, ce furent des groupes d’hommes qui se suspendirent aux deux extrémités, de manière à donner au cordage une tension suffisante. Les hommes passèrent ainsi à la file, plongés dans ce torrent de neige fondue jusqu’aux aisselles, quelques-uns accrochés à la queue des chevaux ; les blessés et malades furent transportés à dos de cheval ou de mulet. La traversée dura plusieurs heures; malheureusement des cantines d’ambulance, des caisses de médicamens et de vivres furent perdues ou avariées.

Pendant ce temps, le maréchal s’était porté au galop avec une faible escorte vers Constantine, comme il avait couru l’année précédente vers Mascara; mais la fortune ne lui voulut pas accorder deux fois la même faveur. De la hauteur de Sidi-Mabrouk, il dévora des yeux la cité mystérieuse, qui ne se révélait à lui que par son site étrange. Séparée du Mansoura par un précipice dont il ne pouvait pas voir le fond, mais d’où montait un grondement d’eaux furieuses, elle occupait, au sommet d’un rocher à pic, un plateau relevé au nord et s’abaissant vers le sud par une pente rapide. Les angles du trapèze, dont elle présentait la figure, avaient une orientation à peu près normale; le maréchal, qui avait devant lui la face sud-est, la plus allongée, ne voyait la face nord-est qu’en raccourci; du point où il était, il ne pouvait pas deviner l’exacte direction des deux autres; mais l’inclinaison du plateau lui permettait de relever les principaux détails du plan qui se développait devant lui. A l’angle nord et bordant presque toute la face nord-ouest, s’étageaient les immenses constructions de la kasba; au centre, le palais du bey s’élevait au-dessus des maisons aux toitures de tuiles brunes, aux murs grisâtres, d’aspect sombre et sévère, et dont les mosquées aux coupoles écrasées, aux minarets d’un rouge terne, n’étaient pas faites pour égayer l’attristante monotonie. Malgré tout, le tableau ne manquait pas de grandeur, et le cadre qui l’entourait contribuait l’agrandir encore. A sa droite, au sommet de l’angle formé par la rencontre des faces nord-est et sud-est, le maréchal apercevait, jeté hardiment sur l’abîme, un pont que soutenaient deux rangs d’arcades, d’un travail romain, soutenues elles-mêmes par une arche naturelle, œuvre du torrent qui s’était ouvert un passage à travers le roc. Ce pont, el-Kantara, débouchait a l’issue d’un ravin qui séparait le Mansoura des hauteurs dominantes de Sidi-Mecid et dont les berges, couvertes d’aloès en quinconce, semblaient à distance être plantées de vignes. A gauche, presque au bas de la pente, au-delà des eaux, encore tranquilles, que le Roummel allait précipiter dans le gouffre creusé entre le Mansoura et Constantine, on voyait le grand bâtiment des écuries du bey, le Bardo, et plus loin, dans la même direction, mais à un niveau beaucoup plus élevé, k hauteur de Coudiat-Aty, devant laquelle se développait la face sud-ouest de la ville, dont aucun obstacle ne la séparait. A gauche encore, plus en arrière, par-delà les replis sinueux d’un affluent du Roummel, le Bou-Merzoug, tout au pied des hauteurs qui venaient mourir au confluent des deux cours d’eau, se dressaient des arcades monumentales, derniers restes d’un aqueduc romain.


IV.

Tandis que le maréchal Clauzel faisait cette reconnaissance attentive, l’armée avait commencé à gravir la pente du Mansoura, quand l’avant-garde, renforcée du 17e léger, reçut l’ordre de redescendre et de pousser jusqu’au Coudiat-Aty, dont l’occupation allait être d’une grande importance, si Constantine ne prévenait pas le danger qui la menaçait par une soumission dont le maréchal Clauzel ne désespérait pas encore. Le Roummel ayant trop de profondeur au-dessous du confluent, le général ne Rigny fit chercher un gué au-dessus; tandis que les éclaireurs passaient le Bou-Merzoug qu’il fallait traverser d’abord, un coup de canon partit de la ville. Ce premier coup fit sensation; au gré de quelques optimistes, c’était le commencement d’une salve de bienvenue; un second coup retentit, les pessimistes affirmèrent avoir entendu un sifflement sinistre; au troisième coup, un fourrier du 17e léger eut la tête emportée par le boulet. Plus de doute possible, c’était la guerre. Au même instant, le drapeau rouge fut hissé au sommet de la kasba, et les pentes du Coudiat-Aty se couvrirent d’hommes armés qui se précipitaient pour défendre le passage du Roummel. Les tirailleurs de l’avant-garde les tinrent à distance, mais la rivière ne fut pas facile à franchir; on dut renoncer à faire passer sur l’autre bord les pièces de campagne affectées à la brigade de Rigny ; il fallut leur faire rebrousser chemin et les renvoyer au Mansoura, de sorte qu’en fait d’artillerie, l’avant-garde se trouva réduite à deux obusiers de montagne, à quatre fusils de rempart et à deux tubes de fusées. Le jour baissait, assombri par d’épaisses nuées d’où tombait la neige. Le Roummel passé, trois compagnies du bataillon d’Afrique, déployées en tirailleurs et protégées à gauche par la cavalerie, eurent bientôt refoulé l’ennemi, qui s’enfuit en grand désordre et rentra précipitamment dans la ville. Ce fut encore pour les optimistes l’occasion, la dernière, d’assurer que, si on avait suivi les fuyards, on serait entré pêle-mêle avec eux dans Constantine ; à quoi les pessimistes répondaient qu’on y serait entré peut-être, mais qu’on n’en serait certainement pas sorti, la tête sur les épaules. Le sommet du Coudiat-Aly était occupé par quelques tombeaux de marabouts, entourés de nombreuses pierres tumulaires; c’était le grand cimetière musulman de la ville. L’artillerie s’établit seule sur la crête avec son petit matériel; le bivouac des troupes, un peu en arrière, était ainsi disposé, de droite à gauche : le quartier-général, l’ambulance installée dans un marabout et couverte du côté de la campagne par les chasseurs d’Afrique, le bataillon d’Afrique, le 17e léger. Les spahis, le bataillon turc de Jusuf et la compagnie franche avaient été retenus en-deçà du Roummel par le maréchal.

Pendant ce temps, les corps de la brigade Trézel avaient pris sur le Mansoura les emplacemens indiqués par l’état-major. Au bord du plateau, le petit bataillon du 2e léger suivait du regard les mouvemens de la brigade de Rigny, lorsque le maréchal fit appeler le commandant Changarnier. « Vous voyez, lui dit-il en montrant le Bardo, ce grand bâtiment isolé; si nous pouvions y faire flotter notre drapeau, cela produirait peut être quelque effet sur la ville. Je ne sais si l’ennemi est disposé à le défendre. Voulez-vous essayer de l’occuper ? » Les armes aussitôt prises, le commandant descendit au Roummel, qui grossissait à vue d’œil. Les hommes le traversèrent à la file en se tenant par la main ; l’eau leur montait jusqu’à la poitrine. Quand ils eurent passé, la nuit était faite ; la neige, qui ne cessait pas de tomber, amortissait le bruit de leurs pas. Arrivés au Bardo, ils le trouvèrent vide ; il n’y restait qu’un bœuf, qui fit les frais du souper ; des solives enlevées au toit entretinrent le feu sous les marmites. Le lendemain, au point du jour, le drapeau français hissé, selon l’ordre du maréchal, au plus haut de l’édifice, n’eut d’autre effet que de servir de cible aux canonniers turcs. Peu de temps après, un bruit de combat attira l’attention du commandant ; le bataillon, qui, bien abrité, avait pu mettre ses armes en état pendant la nuit, gravit rapidement la pente du Coudiat-Aty et déboucha fort à propos sur le flanc d’une sortie à laquelle les troupes du général de Rigny, dont les fusils mouillés ne pouvaient pas faire feu, n’avaient à opposer que leurs baïonnettes ; l’intervention du 2e léger fut imprévue, rapide et décisive. De la terrasse du Mansoura, le maréchal, attiré lui aussi par le bruit de l’engagement, en avait suivi le détail ; on le vit faire et répéter longtemps le geste d’un homme qui applaudit. Séparé de sa brigade par la crue des eaux, le commandant Changarnier se mit à la disposition du général de Rigny. Le bataillon du 2e léger fut placé à droite du quartier général.

Du côté du Mansoura, la nuit du 21 au 22 novembre avait été marquée par un douloureux incident. Après avoir traversé la veille à grand’peine le Bou-Akmimine, les prolonges de l’administration, chargées de vivres, étaient restées embourbées jusqu’au moyeu dans une fondrière ; aucun effort n’avait pu les en faire sortir. C’était le 62e qui leur servait d’escorte. De tous côtés, on voyait surgir des bandes d’Arabes ; le colonel envoya prévenir le quartier général et demander du renfort. « Rien de mieux, répondit ironiquement le maréchal ; s’il en est ainsi, je vais conduire l’armée où est le convoi, puisque le convoi ne peut pas venir où est l’armée. Dites à votre colonel, ajouta-t-il en changeant de ton, qu’il faut qu’il tienne, me comprenez-vous ? et qu’il m’amène les voitures. » Un peu après, nouveau message ; le 62e, disait-on, n’avait plus que trois cents hommes. « Trois cents hommes ! s’écria le maréchal ; qu’avez-vous fait des autres ? La pluie les a-t-elle fondus ? ou bien en avez-vous eu sept cents hors de combat ? Je n’ai pas de renforts à donner. » Cependant il fit partir Jusuf et sa cavalerie. Les spahis arrivèrent trop tard. Les voitures étaient abandonnées ; les Arabes achevaient de faire main basse sur ce que les hommes d’escorte avaient eu la funeste idée de mettre d’abord au pillage. Ils s’étaient jetés sur des barils d’eau-de-vie, les avaient défoncés, s’étaient gorgés de boisson; puis, trébuchant dans la boue, incapables de résistance, ivres-morts, ils étaient tombés sous les coups d’un ennemi impitoyable. Des avant-postes on pouvait entendre les clameurs de joie qui saluaient leurs, têtes sanglantes promenées dans Constantine. Il en avait péri cent seize de cette fin horrible.

Ainsi décimé, le 62e prit place sur le Mansoura. non loin du marabout de Sidi-Mabrouk, où était le campement du quartier général ; tout près de là se trouvait aussi le parc des vivres, déjà bien réduit et privé de ses dernières ressources par cette déplorable aventure. L’ambulance, d’abord installée derrière le marabout, venait d’être transportée plus près des troupes dans des grottes que les spahis avaient découvertes sur le flanc escarpé du plateau et d’où Jusuf lui-même avait eu de la peine à les faire déguerpir. Son bataillon de Turcs et son artillerie occupaient l’extrémité gauche de la terrasse, le long de laquelle étaient répartis par section les chevalets de fusées; à l’extrême droite, deux batteries de pièces de campagne étaient braquées sur le pont et sur la porte nommée Bab-el-Kantara. De l’autre côté du ravin, sur les pentes de Sidi-Mecid, des tirailleurs détachés du 59e et du 63e surveillaient le débouché du pont. Les deux régimens auxquels ils appartenaient avaient leurs bivouacs sur le Mansoura, le 63e en avant, couverts l’un et l’autre vers le ravin par la compagnie franche du capitaine Blangini.

Dans Constantine, la défense était conduite par Ben-Aïssa; il avait sous ses ordres les janissaires que le bey n’avait pas cessé de recruter à Constantinople, à Smyrne et même à Tunis, les habitans de la ville en âge de porter les armes et un gros contingent de Kabyles qu’il avait fait venir des montagnes depuis Bougie jusqu’à Sétif. Kabyle de naissance, Ben-Aïssa exerçait sur ses sauvages compatriotes une influence irrésistible. Quant au bey Ahmed, il avait jugé prudent de sortir de sa capitale, sous le prétexte d’ailleurs assez plausible de rassembler et de mener contre les Français les Arabes de la plaine.

Pendant toute la journée du 22, un combat d’artillerie s’était soutenu entre les batteries turques qui défendaient Bab-el-Kantara, et les batteries françaises qui l’attaquaient; en même temps, les fuséens avaient lancé sans succès leurs projectiles, qui n’avaient allumé aucun incendie dans la ville. Le soir venu, le maréchal voulut connaître l’effet qu’avait produit la canonnade. A minuit, le capitaine du génie Hackett, suivi de quelques sapeurs d’élite, descendit par le ravin jusqu’au pont. A peine s’y était-il engagé que, par une brusque éclaircie, les rayons de la lune répandirent sur la petite troupe l’éclat d’une lumière perfide. bien loin de reculer, les braves gens prirent le pas de course sous une grêle de balles; ceux qui ne furent pas touchés arrivèrent jusqu’à la porte, dont la voûte leur servit d’abri. Ils trouvèrent les vantaux traversés par les boulets, arrachés de leurs gonds, inclinés, mais retenus par une saillie du mur; au-delà, un passage oblique était fermé par une seconde porte, parfaitement intacte, parce que les canons français ne pouvaient pas avoir de vue sur elle. Après le rapport que lui fit, au retour de cette périlleuse reconnaissance, le capitaine Hackett, le maréchal décida pour le lendemain soir une attaque de vive force. Le lendemain, l’intendance allait faire sa dernière distribution ; l’artillerie allait lancer ses derniers boulets ; il ne lui resterait plus qu’un petit nombre d’obus et de boîtes à mitraille. Si la tentative échouait, c’était peut-être un désastre ; c’était fatalement, au moins, la retraite.

Le 23, tandis que la canonnade recommençait au Mansoura dès le point du jour, la brigade du Coudiat-Aty avait à repousser en même temps une sortie de Ben-Aîssa et une attaque de la cavalerie d’Ahmed sur le revers de la position. Celle-ci fut la plus sérieuse; il fallut engager contre elle toutes les troupes, moins le bataillon d’Afrique, dont les tirailleurs, embusqués derrière de petits parapets en pierre sèche, suffirent à repousser la sortie. Les cavaliers arabes, plus tenaces, ne cédèrent, longtemps après, qu’à une charge décisive des chasseurs. Rentrés au bivouac, les soldats reçurent une maigre ration de riz et d’eau-de-vie ; c’était le seul envoi qui leur eût été fait depuis trois jours; il n’y en eut plus d’autre; on vivait des chevaux morts et de ce qui pouvait rester au fond des sachets de réserve portés depuis Bône dans les sacs. Le beau temps était revenu ; le Roummel commençait à décroître. Vers trois heures, un carabinier du 2e léger, dont la compagnie avait été rappelée sur le Mansoura, traversa la rivière à la nage, apportant au général de Rigny, dans un morceau de toile goudronnée roulé autour de sa tête, l’ordre d’attaquer à minuit la porte de Coudiat-Aty, pendant qu’à la même heure le maréchal ferait attaquer la porte d’El-Kantara. En fait, le seul front accessible qui se développait en face du Coudiat-Aty n’avait pas moins de trois portes : Bab-el-Djedid, Bab-el-Raïba et Bab-el-Djabia ; c’était la seconde que l’assaillant avait particulièrement pour objectif. Le commandant Changarnier, à qui le général de Rigny confia d’abord l’opération, se mit en devoir de reconnaître d’aussi près et, aussi exactement que possible les abords de la place. Bab-el-Raïba était précédée d’un faubourg ou plutôt d’une rue bordée de ces petites boutiques arabes qui n’ont pas plus de trois ou quatre pieds de profondeur. Les maisons dans lesquelles étaient ménagées ces niches étaient au nombre de seize d’un côté, de treize de l’autre ; une mosquée s’intercalait dans la série de droite, un grand foudouk dans la série de gauche. Le terrain reconnu, le commandant Changarnier fit ses dispositions en conséquence.

Au Mansoura, ce fut le général Trézel qui eut la direction de l’attaque. Un détachement de sapeurs, conduit par le colonel Lemercier et le capitaine Hackett, devait faire sauter successivement les deux portes; à défaut de pétards, ils entasseraient contre les vantaux des sacs de poudre chargés de sacs à terre ; dès que la double explosion aurait fait son œuvre, la compagnie franche du capitaine Blangini, suivie du 59e et du 63e, se jetterait dans la place et l’occuperait coûte que coûte. La nuit vint; dans un ciel splendide, sans nuages, la lune éclairait encore mieux que la veille la porte et ses abords. Quand, à minuit, dans l’étroit défilé du pont qui n’avait pas huit pieds de large, les sapeurs s’élancèrent, un feu terrible les accueillit; beaucoup tombèrent, morts ou blessés, obstruant la voie, les sacs de poudre roulant confondus avec les sacs à terre. Sur un ordre mal compris, la compagnie franche vint augmenter l’encombrement et le désordre. Dans cette foule confuse et compacte, pas un coup de feu n’était perdu; le général Trézel eut le cou traversé par une balle. A s’obstiner dans cette échauffourée, on eût sacrifié sans aucun espoir tout ce qui survivait sur ce pont de malheur. Le colonel Lemercier ordonna la retraite; les blessés ne purent être relevés qu’au prix d’autres morts et de nouvelles blessures.

Au Coudiat-Aty, au même instant, c’était le même carnage. Vers sept heures, un officier d’état-major, qui avait pu traverser le Roummel à cheval, avait apporté au général de Rigny les instructions détaillées du maréchal Clauzel. D’après ces instructions, l’attaque devait être faite par le lieutenant-colonel Duvivier, à la tête du bataillon d’Afrique. Le commandant Changarnier, que le général avait désigné d’abord, réclama vainement contre cette substitution ; l’ordre était formel. Un peu avant minuit, le bataillon d’Afrique se mit en marche, précédé d’un détachement de treize sapeurs portant des pioches, des haches, un sac de poudre, sous les ordres du capitaine du génie Grand, et suivi de deux obusiers de montagne amenés par le lieutenant d’artillerie Bertrand. Arrivé au faubourg, Duvivier posta son infanterie à droite et à gauche, derrière la mosquée, le long des maisons, dans les boutiques ; puis il fit avancer, jusqu’à trente pas de la porte, les deux obusiers, qui ne purent tirer qu’une seule salve. La rue, balayée par les balles et la mitraille, se jonchait de blessés et de morts. Le sac de poudre, dont le porteur avait été tué sans doute, ne put pas être retrouvé ; ceux qui avaient couru jusqu’à la porte, avec le lieutenant-colonel et le capitaine Grand, réclamaient à grands cris les haches ; on ne les retrouva pas davantage. Dix minutes se passèrent ainsi; le capitaine Grand, le commandant Richepance, étaient blessés mortellement; de quinze officiers du bataillon d’Afrique, cinq étaient atteints; Duvivier ordonna la retraite. Les mulets de l’artillerie avaient été tués ; le lieutenant Bertrand et ce qu’il y avait encore de canonniers furent obligés de s’atteler aux pièces. A la hauteur de la mosquée, les hommes se rallièrent; les plus courageux se dévouèrent à la recherche des camarades qui manquaient; quand on crut les avoir ramenés ou relevés tous, on reprit lentement le chemin du bivouac, et, dès qu’on fut arrivé, on se compta : il y avait trente-trois morts et près de cent blessés.


V.

Au marabout, qui servait d’ambulance, l’intérieur du petit monument, la galerie à jour qui l’entourait, la cour même, tout était encombré, jonché de corps sanglans ; les chirurgiens, malgré tout leur zèle, ne pouvaient suffire à tous ces malheureux qui les appelaient. Entre trois et quatre heures du matin, le docteur Bonnafont, chirurgien-major de l’ambulance, venait d’achever une amputation, lorsque l’aide-de-camp du général accourut l’avertir qu’il fallait se préparer au départ; l’ordre de retraite arrivait du Mansoura à l’instant même. Sur la réclamation du chirurgien, dont tous les moyens de transport se réduisaient à vingt-quatre places de cacolet ou de brancard, le général donna l’ordre de mettre à sa disposition les chevaux des chasseurs et autant d’hommes d’infanterie qu’il en faudrait pour porter sur des couvertures les blessés plus grièvement atteints. La longue colonne de douleur commença de descendre au Roummel. Il y avait déjà longtemps qu’elle défilait, le jour commençait à poindre, et des coups de fusil se faisaient entendre. Quatre malheureux, les derniers, gisaient encore à l’ambulance; tout à coup Duvivier parut, et, s’adressant aux chirurgiens, leur donna l’ordre de partir au plus vite : les Kabyles étaient sur ses pas, il n’y avait plus moyen de les contenir. « Et ces blessés? lui demanda-t-on. — Je ne réponds plus de vous. » Ce fut sa seule réponse; il courut à sa troupe, les chirurgiens se jetèrent sur leurs chevaux, et les quatre blessés demeurèrent. Dix secondes après, arrivaient les Kabyles.

A cinq heures du matin, le général de Rigny avait réuni les chefs de corps et leur avait donné ses ordres: la brigade devait repasser le Roummel avant le jour et faire sa jonction avec la colonne descendue du Mansoura ; le 2e léger était chargé de couvrir la retraite. Le général partit le premier avec le 17e léger, les chasseurs d’Afrique en partie démontés et l’artillerie. Le bataillon d’Afrique n’attendait que le départ de l’ambulance pour la suivre. Pendant le défilé de la colonne, le commandant Changarnier avait fait recueillir quelques sachets de riz, de biscuit, de sucre et de café oubliés dans les bivouacs, et vider les gibernes des blessés et des malades; il s’était composé de la sorte une réserve de deux mille cartouches. L’évacuation du Coudiat-Aty était beaucoup plus lente que ne l’avait prévu le général; quand le T léger, réduit à deux cent soixante hommes, se mit à son tour en retraite, le soleil était à l’horizon, les assaillans étaient nombreux et la fusillade était vive. Déjà le bataillon se trouvait à couvert du canon de la place, quand au milieu des hurlemens de Kabyles on crut entendre des appels désespérés, des voix françaises. Le commandant remonta vivement la pente et aperçut une trentaine de soldats courant éperdus sous les coups de fusil et de yatagan; c’était un poste oublié par le bataillon d’Afrique. Enlevé par son chef, au son de la charge, le 2e léger s’élança au secours de ces infortunés camarades ; la moitié put être sauvée ; le reste fut massacré sans merci. Après ce retour offensif, le commandant Changarnier put descendre au Roummel et le franchir sous la protection du bataillon d’Afrique déployé sur la rive droite. La traversée de l’ambulance venait d’être attristée par une catastrophe déplorable. Ceux des blessés qui avaient pu trouver place sur les chevaux des chasseurs, sur les cacolets, sur les brancards, étaient passés sans trop de peine ; mais, parmi les malheureux que portaient à bras, sur des couvertures, des hommes épuisés de fatigue, qui n’avaient plus la force de soulever leur charge, beaucoup de ceux-là plongés dans l’eau, à demi noyés, avaient fait, en se débattant, lâcher prise aux mains glacées des porteurs; ils avaient disparu, emportés dans le courant rapide.

Sur le Mansoura la retraite avait été retardée par le désarmement des batteries ; les pièces ne purent cependant pas être emmenées toutes ; les deux obusiers confiés à Jusuf restèrent entre les mains des Arabes avec ses tentes, ses bagages et sa musique. Il fallut aussi abandonner le matériel du génie. Le départ de l’ambulance, moins précipité qu’au Coudiat-Aty, avec des moyens de transport mieux appropriés, se fit avec plus d’ordre; on ne laissa dans les grottes que trois mourans, un soldat du 62e et deux indigènes absolument hors d’état d’être emmenés. Il y avait encore dans ces abris un certain nombre d’hommes qui s’y étaient glissés en cachette ; ne sachant pas ce qui se passait au dehors, ils y restèrent et furent bientôt surpris par les Kabyles. Il était déjà plus de dix heures quand le Mansoura fut évacué.

Dégagé enfin des illusions qui l’avaient troublé trop longtemps, l’esprit du maréchal Clauzel avait repris toute sa lucidité ; l’homme de guerre se retrouvait sans défaillance. « Le maréchal, a dit Duvivier, leva le siège avec la même sérénité de visage que s’il sortait de chez lui pour se promener; il fut admirable dans toute la retraite. » L’attitude du duc de Nemours ne fut pas moins digne et, dans ce moment de crise, d’un excellent exemple. Pendant ces trois jours, longs comme des années, qu’il venait de passer devant Constantine, sa conduite avait été parfaite; il était venu plusieurs fois au Coudiat-Aty ; il s’était porté sans affectation jusqu’à l’extrême ligne des tirailleurs dans le plus vif du feu, et y avait été, suivant un mot heureux de Duvivier, « comme il y devait être, comme un homme qui ne s’en aperçoit pas. » Tout le monde n’avait pas le sang-froid du maréchal Clauzel et du duc de Nemours. Les corps se hâtaient de quitter le plateau avec des formations de marche très différentes ; l’ordre assigné par l’état-major n’était pas observé ; lorsqu’un aide-de-camp du maréchal essaya d’arrêter le 63e, qui devait faire l’arrière-garde, le colonel lui répondit : « j’ai toute l’Arabie sur les bras, » et passa outre. Il est vrai que de Bab-ul-Kantara, comme des portes voisines du Coudiat-Aty, les défenseurs triomphans de Constantine étaient sortis en foule, et que dans l’angle formé par le confluent du Roummel et du Bou-Merzoug une grosse masse de cavalerie s’apprêtait à fondre sur la colonne française.

D’un mamelon, où il avait fait halte après avoir passé la rivière, le commandant Changarnier, qui avait été rejoint par sa compagnie de carabiniers, observait la situation. Le bataillon d’Afrique avait rejoint les troupes en marche; le 2e léger restait seul. Par un mouvement court et rapide, le commandant refoula de l’autre côté du Roummel les groupes ennemis qui l’avaient passé à sa suite et les contraignit à chercher un autre gué, puis, pendant ce moment de répit, il prit position en arrière d’un pli de terrain d’où il ouvrit sur les bandes qui descendaient du Mansoura un feu de deux rangs dont l’effet imprévu les arrêta court. En rétrogradant de proche en proche, il était arrivé au-dessous de Sidi-Mabrouk. « Commandant, lui cria le chef d’état-major général, qui passait rapidement escorté d’une trentaine de chasseurs d’Afrique, c’est vous qui couvrez la retraite. — Je m’en aperçois bien, » répliqua Changarnier d’un ton de bonne humeur. La réplique fit rire ses hommes et rehaussa leur confiance. Elle allait tout de suite être mise à l’épreuve. La cavalerie arabe avait passé le Bou-Merzoug et s’avançait avec de grands gestes et de grands cris. Arrivée à distance de charge, elle s’arrêta; les goums s’alignèrent, les étendards passèrent au premier rang, et les chefs galopèrent sur le front en donnant des ordres, puis la masse s’ébranla de nouveau. Au signal du clairon, les tirailleurs du 2e léger rentrèrent dans le rang, puis le chef de bataillon commanda : « Formez le carré! » Le carré fut-il formé selon toutes les prescriptions de la théorie? Le commandement : A droite et à gauche en bataille! fut-il régulièrement donné? Ce fut plus tard l’affaire des épilogueurs de soulever ces graves questions. Au moment critique le carré fut formé tellement quellement; c’était l’essentiel. L’essentiel encore était d’empêcher les hommes de tirer trop tôt; déjà les armes s’inclinaient. «Attention! soldats, à mon commandement! Vive le roi! — Vive le roi! vive le commandant ! » répondirent les soldats, et les armes se redressèrent. A quarante pas du bataillon, les premiers rangs de la cavalerie arabe, étonnés de son attitude, ralentirent leur allure; il en résulta parmi ceux qui les suivaient un à-coup. Changarnier saisit l’instant : « Commencez le feu! » Au bout de quelques minutes, l’ennemi se retira en désordre et ne se rallia qu’à très grande distance. En avant, autour du bataillon, la terre était jonchée de cadavres d’hommes et de chevaux ; mais le succès avait coûté cher : un officier et seize hommes tués, quarante blessés; le commandant, pour sa part, avait eu la clavicule droite labourée par une balle. Les blessés relevés, chargés sur les cacolets, envoyés à l’ambulance, le bataillon se remit en marche, sans être inquiété davantage. « Mes amis, disait le commandant à ses soldats radieux, nous ne sommes que trois cents et ils sont six mille; eh bien! ils ne sont pas encore assez nombreux pour nous! » Quand le bataillon arriva, vers une heure, à la halte où l’attendait l’armée, témoin de son exploit, des acclamations et des bravos l’accueillirent; le maréchal vint à la rencontre du commandant et le félicita chaudement de son habile et vigoureuse conduite. En un quart d’heure, le nom de Changarnier était devenu célèbre, et c’était justice. L’exemple donné par cette poignée d’hommes bien commandés eut sur les troupes un effet subit; partout dans tous les rangs, dans tous les corps, il réveilla l’énergie morale.

Quand la marche fut reprise, les Arabes reparurent plus nombreux ; mais un ordre bien réglé s’était établi dans la colonne protégée par le feu des tirailleurs et par les charges répétées des chasseurs d’Afrique. Il était bon que le moral des troupes eût été relevé, car elles avaient encore bien des épreuves et de tristes spectacles à subir. Deux prolonges vides se trouvaient sur le bord du chemin ; il n’y avait pas d’attelages pour les emmener; néanmoins une vingtaine d’éclopés ou de malingres s’y jetèrent. On eut beau leur donner vingt fois l’ordre de descendre; on eut beau les prévenir qu’ils allaient être abandonnés s’ils ne suivaient pas le mouvement; rien n’y put faire. Cependant l’armée ne pouvait pas être arrêtée par l’aveugle obstination de vingt hommes; cinq minutes après que l’extrême arrière-garde les eut dépassés, on entendit les hurlemens des Arabes et les derniers cris de leurs victimes. Un peu plus loin l’armée longea la fondrière où s’étaient enlisées, le 21 novembre, les voitures de l’intendance ; tout autour, ensevelis à moitié dans la fange, presque nus, dans toutes les attitudes de l’agonie, gisaient des cadavres hachés à coup de yatagan et sans tête ; c’étaient les malheureux soldats du 62e que l’ivresse avait livrés à la mort. Le soir, le bivouac fut établi sur la hauteur de Somma, à quatre lieues seulement de Constantine, triste bivouac, sans feux de cuisine, car il n’y avait plus rien à faire bouillir dans les marmites. Un seul trait peut suffire à peindre la détresse générale : au début de la retraite, le docteur Bonnafont rencontre le capitaine Rewbell, officier d’ordonnance du maréchal ; tout en causant, il voit l’officier regarder à terre, descendre de cheval précipitamment, ramasser dans la boue quelque chose de jaunâtre et l’essuyer ; c’était un biscuit de campagne. À la vue de ce trésor, les yeux du docteur s’ouvrent tout grands. « Cher docteur, vous avez faim, » lui dit l’officier, et il part au galop en lui laissant le bénéfice de sa trouvaille.

La nuit venue, le maréchal, après avoir fait le tour du bivouac, s’était arrêté auprès du 2 léger ; le commandant n’avait d’autre siège à lui offrir qu’une de ses cantines ; il s’y assit, fit asseoir le commandant sur l’autre, puis, après avoir parlé de la pluie et du beau temps, sujet qui n’avait rien de banal dans l’état où se trouvait l’armée, il engagea, en baissant la voix, le dialogue suivant : « Et la Seybouse, comment la passerons-nous au-dessous de Ras-el-Akba ? Ahmed y aura sûrement envoyé ses Kabyles. — À sa place, monsieur le maréchal, vous n’y manqueriez pas. — Votre bataillon est admirable ; mais combien lui reste-t-il ? — Trois cents hommes disposés à faire leur devoir jusqu’au bout. — Les autres régimens le vaudraient s’ils étaient aussi bien commandés. Je placerai sous vos ordres leurs compagnies d’élite, et vous en tirerez bon parti. » Après ces derniers mots, il y eut un moment de silence ; puis, changeant tout à coup de sujet, le maréchal se mit à s’extasier sur la fertilité du pays, sur la beauté des collines verdoyantes qu’il avait admirées en venant de Bone à Mjez-Ahmar. « L’année prochaine, disait-il, je ferai venir d’Europe cinq ou six mille paysans pour les cultiver. Dans peu d’années le gouvernement gagnera des députés en leur donnant des villas dans ce beau pays. » Après quoi, ayant donné le bonsoir au commandant, le maréchal regagna sa tente.


VI.

Le 25, de bonne heure, l’armée se remit en mouvement ; elle avait tout à fait repris l’allure militaire. Suivant l’ordre réglé par l’état-major, les spahis réguliers, les auxiliaires bien diminués par la désertion et le bataillon turc de Jusuf ouvraient la marche ; puis venaient l’artillerie, les voitures et l’ambulance, encadrés, à droite, à gauche, en arrière, entre les troupes d’infanterie en colonne double à distance de peloton; des lignes de tirailleurs, soutenus par les escadrons de chasseurs d’Afrique, flanquaient les faces de ce parallélogramme. Jamais on n’abandonnait une position sans en avoir au préalable occupé une autre qui empêchât l’ennemi de s’établir sur la première ; jamais les tirailleurs ne restaient en prise sur le sommet des mamelons; ils étaient toujours embusqués sur le revers. Ainsi conduite, l’armée pouvait défier les attaques de la cavalerie d’Ahmed, qui faisait beaucoup de bruit, se donnait beaucoup de mouvement, tirait beaucoup, mais de loin, et ne s’engageait jamais à fond. La journée s’écoulait ainsi, avec des haltes fréquentes, lorsque, vers le soir, se produisit un fâcheux incident qui eut des conséquences plus fâcheuses encore.

Le soin de recueillir les éclopés et les traînards, dont le nombre s’était naturellement accru d’heure en heure, avait attardé l’arrière-garde; les colonnes s’étaient allongées; l’avant-garde qui marchait plus vite et se hâtait pour arriver au bivouac, avait laissé derrière elle un intervalle à découvert. Le feu, d’ailleurs, avait à peu près cessé ; les Arabes s’étaient retirés sur la droite ; on ne les voyait plus ; mais il y avait des gens qui s’imaginaient les voir encore ; il se produisait dans leur esprit une sorte d’hallucination qui n’est pas rare. L’heure y prêtait ; on sait que, du fond des vallées, au coucher du soleil, les objets dont les silhouettes se dessinent en noir sur l’horizon apparaissent grandis dans des proportions excessives. On peut lire dans les Mémoires de Commines un chapitre qui a pour titre : Comment les Bourguignons, attendant la bataille, cuidèrent de grands-chardons qu’ils virent de loin, que ce fussent lances debout. Dans la soirée du 25 novembre 1836, l’erreur fut exactement la même, si ce n’est que les grands chardons qui couronnaient les collines sur la droite de l’armée en retraite furent pris, non plus pour des lances, mais pour les longs fusils des Arabes. Le général de Rigny, qui commandait l’arrière-garde fut-il personnellement dupe de cette hallucination ou se laissa-t-il seulement impressionner par les gens qui lui affirmaient avoir vu ce qu’ils s’étaient figuré voir? Toujours est-il qu’en proie à une vive émotion et redoutant une attaque imminente, il se mit à galoper à la recherche du maréchal. Celui-ci, devançant de quelques centaines de mètres la tête de la colonne, était allé reconnaître l’emplacement du prochain bivouac ; en revenant sur ses pas, il avait envoyé le capitaine Napoléon Bertrand, un de ses officiers d’ordonnance, porter des ordres au commandant de l’arrière-garde. L’officier rencontra le général à la hauteur de l’ambulance : « Des ordres ! s’écria M. de Rigny ; commencez par écouter les miens ; mon arrière-garde est en péril ; j’ai sur mon flanc droit une forte colonne d’Arabes qui n’attend que le moment favorable pour nous couper ; le maréchal ne se soucie que de son avant-garde ; il faut qu’il l’arrête. » Le capitaine Bertrand se hâta de retourner au maréchal, qui, surpris de cette étrange communication, se mit au galop avec le duc de Nemours et l’état-major. Sur son ordre, les premières troupes s’arrêtèrent : à peu de distance de là, il vit accourir le général de Rigny : « Qu’y a-t-il donc, général ? — Il y a du désordre dans la colonne ; nous laissons beaucoup trop de monde en arrière. » Puis, d’un ton animé, le général répéta ce qu’il avait dit au capitaine sur l’imminence d’une attaque ; il ajouta même : « Ahmed seul sait faire la guerre. » Quelques minutes après, devant un groupe d’officiers dont était le capitaine de Mac Mahon, il dit encore : « M. le maréchal, au lieu de s’en aller je ne sais où, aurait dû rester à l’arrière-garde. Je ferai connaître sa conduite à la France. » En poussant plus loin, le maréchal croisa tous les corps qui marchaient en bon ordre ; on n’entendait pas un seul coup de feu ; néanmoins, arrivé à la hauteur des derniers pelotons, il commanda halte, face en arrière, et fit mettre du canon en batterie. Des officiers furent envoyés an lieutenant-colonel Duvivier, au commandant Changarnier, pour savoir d’eux quelles étaient les causes de cette sorte de panique dont avait été saisi leur général ; ils répondirent l’un et l’autre qu’ils n’y comprenaient rien, que depuis longtemps tout était calme, et que les dernières heures de la journée n’avaient pas été plus particulièrement troublées que les précédentes. Après avoir attendu quelques momens encore, le maréchal fit reprendre la marche aux troupes étonnées de ce temps d’arrêt.

Au bout d’une demi-heure, la colonne s’arrêtait au bivouac de L’Oued-Talaga ; les gens de Jusuf y découvrirent, par bonheur, des silos qui furent promptement vidés ; les chevaux reçurent une bonne ration d’orge et de fèves ; les soldats se jetèrent sur le blé, qu’ils furent réduits à manger en nature, leurs dents faisant office de meule ; le bois manquait pour le faire griller on bouillir. Une ou deux heures après l’arrivée au bivouac, le duc de Mortemart, l’intendant Melcion d’Arc, le commandant Saint-Hypolite et le capitaine de Drée, officier d’ordonnance du maréchal, vinrent trouver le commandant Changarnier et lui racontèrent ce que le maréchal venait de leur dire, peu d’instans auparavant, dans sa tente : « Si je recevais une blessure, je me hâterais de mettre aux arrêts tous les officiers supérieurs en grade à Changarnier ou plus anciens que hri. Si je suis tué, ma foi, dépêchez-vous de vous insurger et de décerner le commandement à Changarnier, sinon vous êtes tous… perdus ! »

La journée du 26 novembre s’annonça mal ; la matinée fut attristée par un douloureux sacrifice : l’ambulance n’avait reçu que tardivement son ordre de marche; les cacolets, les brancards, les chevaux, les mulets, les voitures dont elle pouvait disposer, tout venait de partir surchargé de blessés et de malades; il en restait encore une vingtaine. Comme au Coudiat-Aty, les troupes étaient déjà loin et les Arabes tout près ; les chirurgiens avaient perdu ou donné leurs chevaux pour le service ; à peine eurent-ils le temps de prendre leur course et de rejoindre l’extrême arrière-garde. Une heure après le départ, les rangs recommencèrent à s’éclaircir : les hommes, exténués de fatigue et de faim, ne pouvaient plus suivre; l’un d’eux, un soldat du 17e léger, était tombé sur le bord du chemin; pendant que le docteur Bonnafont essayait, par une goutte d’eau-de-vie, de ranimer ses forces, le duc de Caraman passa: c’était un vieillard de soixante-quinze ans; il mit pied à terre, aida le chirurgien à hisser le malade en selle et conduisit le cheval par la bride jusqu’au lieu de halte. « Docteur, disait-il en cheminant, il y a, au-dessus de tous ces malheureux événemens, une chose qui m’étonne et qui fait mon admiration, c’est la résignation avec laquelle le soldat supporte ses misères : il n’a ni à boire ni à manger, il se bat du matin au soir; s’il peut se coucher, c’est dans la boue; pas une plainte ne sort de sa bouche, c’est admirable. »

Dans la journée, la poursuite des Arabes ne fut plus aussi pressante; cependant il paraissait y avoir moins de calme parmi les troupes ; les propos regrettables tenus la veille par le général de Rigny et qu’un petit nombre d’auditeurs avaient rapportés, étaient commentés dans les rangs et d’autant plus grossis qu’ils étaient répétés davantage. On en causait encore quand on arriva au bivouac de Sidi-Tamtam. Le tombeau du marabout, qui avait été respecté à l’aller, ne le fut plus au retour : il fut jeté bas, et le bois qu’on retira des décombres servit à faire bouillir la soupe au blé des escouades. Le maréchal avait été informé de l’effet de plus en plus fâcheux que produisait dans l’armée l’incartade du général de Rigny. Le soir, tous les chefs de corps et de service reçurent l’ordre de se rendre, à huit heures, dans la tente du maréchal ; après leur avoir demandé si, la veille, ils avaient aperçu du désordre dans la colonne, et sur leur réponse négative, il leur fit donner lecture d’un ordre du jour d’où ressortait, en relief, la phrase suivante : « Je vous félicite d’avoir méprisé les insinuations perfides, les conseils coupables d’un chef peu propre à vous commander, puisqu’il ne sait pas souffrir comme vous, comme nous. Je rends ce chef au ministre de la guerre. » Le cercle était rompu depuis une demi-heure quand le général de Rigny se présenta; le maréchal lui dit d’aller prendre connaissance de l’ordre du jour à l’état-major. Il revint, quelques minutes après, atterré. Que se passa-t-il entre le maréchal et lui, tous deux seuls dans la tente? Selon le maréchal, il aurait dit, avec l’accent du désespoir : « Vous voulez donc déshonorer un père de famille? Faites-moi fusiller plutôt, il ne faut que quatre balles pour cela; mais donnez-moi du temps; je me jette à vos genoux, que cet ordre du jour ne paraisse pas ! » Selon le général, il se serait borné à protester contre l’imputation qui lui était faite et à réclamer un conseil d’enquête. D’autre part, le commandant de Rancé, aide-de-camp du maréchal, les capitaines Napoléon Bertrand et de Drée, ses officiers d’ordonnance, ont toujours affirmé qu’étant couchés dans leurs manteaux, contre les parois de la tente, ils avaient entendu les supplications de M. de Rigny. Quoi qu’il en soit, le fait est que le maréchal consentit à supprimer son ordre du jour, et qu’après avoir retiré au général son commandement en lui infligeant les arrêts de rigueur, il le lui rendit le lendemain matin, sur les instances du colonel Duverger.

Dans cette matinée du 27, au moment où la colonne venait de se mettre en marche, des bandes d’Arabes et de Kabyles s’abattirent sur le bivouac qu’elle abandonnait, à la recherche du butin, — quel butin ! — Ces misérables ne valaient pas mieux que les chacals et les vautours qui se disputaient les charognes du voisinage ; comme eux, ils s’enfuirent et prirent chasse à grands cris devant le capitaine Morris et son escadron d’arrière-garde. Ces pillards n’appartenaient d’ailleurs pas aux troupes de Constantine; depuis la veille, Ahmed avait cessé la poursuite. Quelques Kabyles essayèrent de barrer la route au col de Ras-el-Akba; il suffit des spahis et des Turcs de Jusuf pour les disperser. La colonne passa la Seybouse et vint coucher à Mjez-Ahmar. Le 28 enfin, elle atteignit de bonne heure Hammam-Berda; son temps de misère était fini. Ghelma, qui était tout proche, reçut ses malades et lui envoya des livres; le soldat, affamé par tant de jours de jeune, ne pouvait pas se rassasier. Il y eut au camp de la Seybouse, comme dernier épisode de la guerre, une scène qui ne manqua pas de grandeur. Quelques Kabyles avaient été faits prisonniers au Ras-el-Akba; comme ils s’attendaient à la mort, ils furent tout surpris de n’être pas maltraités même ; quand leurs blessés eurent été pansés, on les amena tous au quartier-général, et là, au nom du duc de Nemours, le maréchal Clauzel les renvoya libres, sous la condition d’annoncer à leurs compatriotes qu’une récompense de cent francs serait donnée à tout Arabe ou Kabyle qui ramènerait un soldat français.

Avant de partir directement pour Bône avec le prince, le maréchal prit congé de ses troupes par un ordre du jour qui fut publié le lendemain matin, 29 novembre. « c’est avec une émotion profonde et une vive satisfaction, y était-il dit, que le maréchal gouverneur-général félicite les braves troupes sous ses ordres du courage et de la résignation qu’elles ont montrés dans leur mouvement sur Constantine, en supportant avec une admirable constance les souffrances les plus cruelles de la guerre. Honneur soit rendu à leur caractère! Un seul a montré de la faiblesse ; mais on a eu le bon esprit de faire justice de propos imprudens on coupables, qui n’auraient jamais dû sortir de sa bouche. » Sans être aussi écrasant que celui du 26, cet ordre du jour pesait lourdement sur le général de Rigny. Le 1er décembre, il écrivit de Bône au ministre de la guerre pour demander un conseil d’enquête. Après avoir vu le rapport du maréchal et visé la loi du 21 brumaire an V, par laquelle « est réputé coupable de trahison tout individu qui, en présence de l’ennemi, sera convaincu de s’être permis des clameurs tendant à jeter l’épouvante et le désordre dans les rangs, » le ministre de la guerre déféra le général de Rigny au jugement du conseil de guerre séant à Marseille. Les débats remplirent trois audiences; le général fut acquitté ; s’il eût été déclaré coupable, c’était la mort.

Parmi les tristes récriminations qui faisaient un si fâcheux épilogue à l’expédition de Constantine, et pour en finir avec elles, il suffira d’indiquer une protestation des officiers du 62e contre les termes d’un dernier ordre du jour signé par le maréchal, au moment où il allait s’embarquer, avec le duc de Nemours, pour Alger, le 4 décembre. Après de nouveaux remercîmens aux troupes : « Ces paroles, ajoutait l’ordre, ne s’adressent pas à ceux qui, après avoir abandonné ou pillé le convoi de vivres, ont mis le corps expéditionnaire dans l’impossibilité d’atteindre le but qu’il se proposait. Victimes de leur intempérance, ils ont été cruellement punis de leur faute, et leur exemple trouvera peu d’imitateurs dans l’armée. Tout soldat digne de ce nom sait qu’à la guerre l’énergie des hommes fermes, de ceux qui fixent la victoire, s’accroît en raison des obstacles qui lui sont opposés, et que le courage n’est rien sans ordre ni discipline. » Au tort de protester contre le général en chef, les officiers du 62e avaient ajouté celui de publier leur protestation dans les journaux; à la suite d’une enquête dont la ministre avait chargé spécialement le général Bugeaud, treize d’entre eux furent mis en retrait d’emploi.


VII.

Rentrée à Bône le 1er décembre, la colonne expéditionnaire, qui en était partie du 8 au 13 novembre, avait été dissoute. Rn trois semaines, elle avait perdu plus de sept cents hommes par le feu on par fa misère; sur ce nombre onze officiers et quatre cent quarante-trois soldats avaient été tués à l’ennemi. Les hôpitaux de Bône reçurent cent soixante-seize blessés et cent cinq atteints de congélation, sans compter les autres malades, dont le nombre, accru par la période de réaction qui suit toujours les grandes crises, s’éleva rapidement à trois mille, pour décroître bientôt et bien malheureusement, car ce ne furent pas des guérisons qui firent du vide dans les salles, ce furent les ravages du typhus. Parmi ces victimes, mourant pour ainsi dire après coup, le colonel Lemercier doit être porté au compte de l’expédition de Constantine. Il convient d’ajouter que tous les blessés et tous les malades n’étaient pas compris dans l’énormité des chiffres qu’on vient de lire ; le commandant Changarnier, notamment, avait ramené tous les siens à Alger, et il est probable que les autres corps étrangers à la province de Bône avaient suivi son exemple. Pour combler tous ces vides, le ministre de la guerre, dès qu’il eut entre les mains le rapport du maréchal Clauzel, prescrivit, le 17 décembre, l’envoi immédiat à Bône du bataillon de tirailleurs d’Afrique. composé de volontaires sortis des régimens de France, du bataillon de la légion étrangère, qui commençait à se reformer sur le modèle de l’ancienne légion, du 3e bataillon d’infanterie légère d’Afrique, rappelé de Corse, de trois compagnies de sapeurs et de mineurs, d’une batterie de campagne et de tous les détachemens que pouvaient fournir les dépôts des corps employés dans la province.

On eût dit que le malheur s’acharnait après les derniers restes De l’expédition de Constantine. Le 30 janvier 1837, la poudrière de La kasba de Bône sauta ; le 17e léger eut à lui seul soixante-six tués ou disparus, cent onze blessés ; le bataillon d’Afrique vingt et un tués, quarante et un blessés; en somme, cette catastrophe, d’un effet si désastreux, coûta la vie à cent cinq hommes et en envoya cent quatre-vingt-douze à l’hôpital. Dix mètres de parapet étaient ruinés sur les faces nord et sud; 1 million de cartouches, 7,000 kilogrammes de poudre avaient fait explosion.

En quittant Bône, le maréchal Clauzel avait laissé au général Trézel, dont la blessure n’avait pas eu les suites fatales qu’on avait redoutées d’abord, des instructions qui lui prescrivaient d’envoyer à Ghelma le lieutenant-colonel Duvivier et le capitaine du génie Hackett, avec cent cinquante hommes du 1er bataillon d’Afrique, deux cent vingt-cinq spahis, soixante sapeurs et vingt canonniers; il s’y trouvait déjà cinq cents hommes du 17e léger. Assurément Ghelma était un poste d’une grande importance; mais lorsque le maréchal Clauzel, dans une dépêche du 3 décembre au ministre de la guerre, écrivait que l’expédition de Constantine « s’était transformée en une véritable et forte reconnaissance à la suite de laquelle il avait occupé Ghelma, » il y avait, dans cette façon de présenter les choses, un tel renversement des faits et une telle exagération, que tout ce qu’il y avait d’hommes intelligens en France et en Algérie en sentit et en déplora le ridicule. Duvivier, qui fut bientôt après nommé colonel au 12e léger et maintenu en Afrique, était arrivé à Ghelma le 12 décembre. Jusuf, bien déchu de ses grandeurs et redevenu simple commandant de spahis, aurait dû l’y suivre ; mais il était retenu à Bône par une maladie qu’il était tout disposé, disait malicieusement le général Trézel, « à traîner en longueur, pour ne pas aller se mettre sous la verge de Duvivier. » L’irritation dans l’armée contre lui était grande ; c’était lui, non le maréchal Clauzel, qu’on rendait responsable des malheurs qu’avait entraînés l’expédition de Constantine.

Dès son arrivée, Duvivier se mit à l’œuvre avec une grande énergie. Le camp ébauché au mois de novembre prit une forme régulière ; un ancien puits retrouvé sous les décombres fut remis en état ; une rigole bien conduite amena les eaux d’une source captée à 1,400 mètres de distance ; il y eut des baraques pour les hôpitaux, pour les magasins ; on construisit des fours en maçonnerie ; la première distribution de pain fut saluée comme une fête par les troupes, qui, depuis longtemps, ne connaissaient plus que le biscuit. En même temps, les progrès moraux ne le cédaient pas aux progrès matériels. Duvivier, qu’on avait accusé à Bougie d’être intraitable avec les Kabyles, se montra tout le contraire à Ghelma, tout le contraire surtout de ce qu’avait été Jusuf. Il fit annoncer dans les tribus qu’il empêcherait toute exaction, toute injustice, toute atteinte aux droits des indigènes. Insensiblement ils se rapprochèrent ; bientôt ils vinrent trouver le commandant pour qu’il décidât de leurs contestations entre eux : « Tu es le sultan, lui disaient-ils ; tu nous dois la justice. » Comme il parlait l’arabe et connaissait assez bien le Coran, ses jugemens étaient généralement approuvés et respectés. Sa parole inspirait une si grande confiance que, dans un moment où l’argent lui manquait, des vendeurs de grains acceptèrent en garantie de leur créance un billet signé de sa main.

Lorsque, vers la fin de janvier 1837, le lieutenant-colonel Foy, envoyé en mission par le ministre de la guerre, vit Ghelma, il fut surpris de tout ce qui avait été fait en six semaines. La muraille d’enceinte, dont les brèches étaient fermées, avait 2 mètres 1/2 de hauteur et 1 mètre d’épaisseur sur 1,100 mètres de développement. Trois grandes baraques en pierre, pouvant contenir chacune 150 hommes, étaient achevées, d’autres étaient en construction. « L’occupation de Ghelma, écrivait le lieutenant-colonel Foy, a été une bonne opération de guerre ; elle a maintenu les tribus ; elle a changé la nature de notre retraite en faisant voir à j’ennemi que notre armée n’avait cédé qu’à la rigueur du climat ; elle maintient et effraie les populations jusqu’au Ras-el-Akba ; sans cette occupation, nous n’étions plus à l’abri des incursions des cavaliers d’Ahmed-Bey. » Néanmoins, tout pesé, tout examiné, on commençait à reconnaître que le camp de Ghelma, excellent comme centre d’approvisionnement, comme place de dépôt, n’avait pas les qualités offensives qu’on lui avait d’abord attribuées. La vraie position stratégique se trouvait quatre lieues plus loin, sur le bord de la Seybouse, à Mjez-Ahmar. C’était de là que devrait partir un jour l’expédition nouvelle qui s’en irait à Constantine venger l’échec de la première.


VIII.

Pendant que le maréchal Clauzel portait la guerre dans la province de Bône, de petites opérations de peu d’importance étaient faites par ses lieutenans dans les provinces d’Oran et d’Alger. D’Oran le général de Létang était allé ravitailler Tlemcen dans les derniers jours de novembre. Aux environs d’Alger, c’étaient toujours les incursions des Hadjoutes chez les Français et des Français chez les Hadjoutes. Le 8 novembre, un parti de cavalerie, conduit par le neveu de Sidi-Mbarek, bey de Miliana, était venu insulter le blockhaus d’Ouled-Aïcha ; le général de Brossard, qui était à Boufarik, fit monter à cheval, pour lui donner la chasse, une centaine de spahis réguliers. Attirés par la fuite de l’ennemi dans le ravin de Beni-Mered, les spahis se trouvèrent cernés tout à coup par plus de 1,000 cavaliers; quand ils furent parvenus à sortir de cette étreinte, ils laissèrent sur le terrain 3 officiers et 14 hommes. L’auteur de ce guet-apens était un de leurs anciens brigadiers, un déserteur nommé Moncel ; de la pointe de son lissa, ce misérable avait gravé son nom en lettres sanglantes sur la poitrine de celui des officiers à qui il en voulait davantage; l’année suivante, il fut pris par des Arabes soumis dont il pillait le douar, livré à l’autorité française et fusillé. Le lendemain de la catastrophe, le général Rapatel sortit d’Alger avec tout ce qu’il put réunir, parcourut la partie moyenne de la Métidja, envoya dans Blida quelques boulets, reçut de loin la fusillade des Hadjoutes sans les pouvoir atteindre, et, le 12 novembre, après quatre journées de patrouille sans effet utile, ramena les troupes à Boufarik.

Arrivé de Bône, le 6 décembre, à Alger, le maréchal Clauzel n’y fit pas un long séjour; il en partit pour France, le 11 janvier 1837, laissant, comme d’habitude, l’intérim du gouvernement au général Rapatel. Cet intérim ne dura guère moins de trois mois, mais non pas au lieu et place du même titulaire ; le maréchal Clauzel avait cessé d’être gouverneur des possessions françaises dans le nord de l’Afrique. C’était un dissentiment sur la conduite générale des affaires algériennes et non l’échec de Constantine qui, d’après ce qu’affectait de répéter le ministère, était la cause de cette disgrâce. Le général de Damrémont, qui avait dû recueillir une première fois la succession du maréchal, en fut saisi le 12 février 1837, mais il n’entra en possession qu’au mois d’avril.

Dans la séance du 19 janvier, la discussion de l’adresse à la chambre des députés avait abordé la question d’Afrique. Le général Bugeaud fit un discours qui n’était pas pour déplaire au maréchal Clauzel, car tout en raillant les partisans de la conquête, il était d’accord avec lui sur l’urgence d’en finir. « Il importe d’avoir une solution, disait-il ; il n’y a pas de système moyen. Le système mixte dont on a parlé, qui consiste dans la clémence, dans les bons procédés, dans la justice, n’existe pas. Cela est bon à appliquer en temps de paix. On ne fait pas une demi-guerre : il faut la paix ou la guerre avec toutes ses conséquences. On dit qu’on ne veut pas de la retraite : il faut donc savoir organiser la victoire. Pour arriver à un bon résultat, il ne faut pas que l’expédition de Constantine soit un fait isolé; il faut qu’il se rattache à un plan général. Il ne faut pas affaiblir Oran et Alger pour faire cette expédition ; il faut se montrer forts partout pour frapper le moral des Arabes. Et n’allez pas croire qu’il suffit pour cela d’un petit effectif de vingt à trente mille hommes.

UNE VOIX. — Combien donc ?

LE GENERAL. — Il faut au moins quarante-cinq mille hommes. (Mouvement prolongé.) Je ne suis pas guerroyant, mais je parle des Arabes, et avec les Arabes il faut savoir guerroyer, et guerroyer vite, pour être dispensé de le faire longtemps.

M. DE RANCÉ (aide-de-camp du maréchal Clauzel). — C’est le seul moyen d’avoir la paix.

LE GENERAL. — On a dit que la restauration a conquis l’Afrique et que le gouvernement de juillet ne sait ni la conserver ni l’administrer. Messieurs, c’est que la conquête n’a pas encore été faite; elle est encore à faire. La restauration n’a pris qu’Alger ; nous avons bien depuis pris plusieurs villes, et nous n’en sommes guère plus avancés; mais, quand la France voudra faire cette conquête, quand elle le voudra sérieusement, elle la fera. »

Le général Bugeaud n’était déjà plus aussi hostile à l’Algérie qu’il lui convenait parfois encore de le paraître ; au fond il y avait pris goût, et selon l’expression de Kléber, « préparait ses facultés » pour y commander en chef. Le 28 décembre 1836, il écrivait de Paris à Duvivier : « Je viens de plaider une cause facile à gagner : vous allez être fait colonel. Étudiez bien les hommes et les choses pour vous et pour moi peut-être. »


CAMILLE ROUSSET.

  1. Voyez la Revue des 1er janvier, 1er février, 1er mars, Ier avril, 15 mai 1885 et 1er janvier 1887.