Les Commencemens d’une conquête
Revue des Deux Mondes3e période, tome 79 (p. 56-98).
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COMMENCEMENS D’UNE CONQUÊTE

VI.[1]
LE GOUVERNEMENT DU MARÉCHAL CLAUZEL (1835-1836)
MASCARA — TLEMCEN — LA TAFNA — LA SIKAK.


I.

« Avec l’ardeur d’un sous-lieutenant, écrivait vingt années plus tard le général Changarnier, le maréchal Clauzel en avait, à soixante-trois ans, l’imprévoyance. Habile dans le maniement des troupes, ferme en face des difficultés parfois imprudemment provoquées, équitable et bienveillant dans l’exercice du commandement, même à l’égard des hommes qui, dans la vie politique, auraient été ses adversaires, il était aimé des officiers, même des soldats, quoique négligent, non indifférent, il ne donnât pas assez de soins au bien-être de ces généreux instrumens de sa gloire. Incomplet, inégal, mais doué de rares facultés, il est, de tous les hommes de guerre que j’ai vus de près, celui qui m’a le plus instruit par ses défauts comme par ses grandes qualités. »

Profondément troublé par le désastre de la Macta, Alger attendait avec impatience le maréchal Clauzel. Quand il débarqua, le 10 août 1835, sur le quai de la Marine, d’où il était parti, quatre-ans et demi auparavant, délaissé par la faveur populaire, il fut accueilli par une foule enthousiaste. C’était, pour beaucoup, à la médiocrité de ses prédécesseurs qu’il devait ce regain de popularité; entre eux et lui, la comparaison était toute à son avantage ; on le regrettait déjà sous le général Berthezène; sous le comte d’Erlon, on le réclamait à grands cris. Son attitude à la chambre des députés, en face des ennemis de la conquête, avait achevé de rétablir son prestige. Tel on l’avait vu en 1831, tel on le revoyait en 1835. En faveur de ses qualités, qui paraissaient plutôt rajeunies, on oubliait volontiers ses défauts, ou l’on aimait à croire qu’il s’en était corrigé : on se trompait. La confiance excessive en soi-même, la mobilité d’esprit, l’imprévoyance, les illusions étaient toujours aussi grandes. Il en donna tout de suite la preuve dans une proclamation dont l’optimisme promettait bien plus qu’il ne pouvait tenir.

« Habitans de la régence d’Alger, disait-il, ma nomination au gouvernement des possessions françaises dans le nord de l’Afrique est un acte des plus significatifs des intentions du roi des Français. Quelque compliquées que soient en ce moment les affaires, je parviendrai, j’en ai l’espoir, avec l’aide de l’administration et le concours des habitans, à rétablir la paix, après avoir puni les rebelles, quels qu’ils soient et où qu’ils se trouvent, à favoriser toutes les entreprises agricoles et commerciales dans une grande étendue de pays, à attirer des cultivateurs européens dans la régence pour fertiliser, par leurs travaux, les terres les plus riches du monde connu et à donner ensuite un grand développement au commerce de la colonie, développement dont le commerce et l’industrie de la métropole ressentiront aussi les heureux effets. Habitans de la régence d’Alger, livrez-vous à l’espérance; elle ne sera pas déçue sous mon administration. Formez et exécutez librement des entreprises dans l’étendue des terres que nous occupons, et vous y recevrez toute la protection de la force qui est à ma disposition ; mais sachez aussi que cette force dont je dispose n’est qu’un moyen secondaire; car c’est seulement par l’émigration européenne, le travail des colons et le commerce que nous jetterons ici des racines profondes. Nous formerons, à force de persévérance, un nouveau peuple qui grandira plus vite encore que celui qui commença sa création au-delà de l’Atlantique, il n’y pas un siècle. »

Cette déclaration n’était pas du tout en rapport avec les instructions que le nouveau gouverneur avait reçues du maréchal Maison, ministre de la guerre. Il lui avait été bien recommandé, précisément au sujet des entreprises commerciales, industrielles et agricoles, de prévenir des rêves et des prétentions que le gouvernement ne pouvait admettre et de se garder bien d’encourager prématurément des essais de colonisation dont le résultat, dans les circonstances présentes, ne pouvait être pour la métropole qu’une charge onéreuse. Aussi le ministre n’hésita-t-il pas à regretter, sinon à blâmer formellement, les promesses au moins imprudentes du gouverneur-général.

C’était d’abord et surtout le désastre de la Macta que le maréchal Clauzel avait mission de venger; mais, comme les ressources de l’armée d’Afrique n’y pouvaient pas suffire, il avait été convenu que quatre régimens d’infanterie envoyés de France viendraient renforcer la division d’Oran; malheureusement une invasion simultanée du choléra en Algérie et en Provence arrêta soudain et empêcha longtemps le départ de ces troupes ; le seul 47e de ligne put arriver à Mers-el-Kébir au commencement du mois de septembre. Pendant quinze jours, du 8 au 21 août, les habitans d’Alger, les juifs surtout, furent cruellement éprouvés par le fléau ; du côté des Arabes, Blida, Médéa, Miliana souffrirent bien plus encore. Quand l’épidémie eut à peu près cessé ses ravages, le maréchal, avant de s’engager de fait contre Abd-el-Kader, voulut lui disputer indirectement ses dernières acquisitions en opposant à ses khalifas des représentans indigènes de l’autorité française.

L’inévitable Ben-Omar étant sous sa main, il l’institua, par un arrêté du 9 septembre, bey de Cherchel et de Miliana; l’instituer, c’était facile ; mais l’installer, c’était une autre affaire. Ben-Omar, qui avait de l’expérience, Ben-Omar, qui jadis avait été forcé de quitter Médéa et que, tout récemment, Blida même avait refusé de recevoir, n’était pas très pressé de courir au-devant d’un nouveau mécompte. Lorsqu’il fut décidé qu’il serait envoyé par mer à Cherchel, il fallut l’embarquer presque de force. C’était bien lui d’ailleurs qui avait été le prévoyant; arrivé devant la capitale maritime de son beylik, il apprit que, s’il mettait pied à terre, il serait indubitablement massacré. Cédant à ses prières, l’officier qui le conduisait voulut bien consentir à ne pas l’envoyer à la mort, et le bey in partibus fut tout heureux de revenir dans sa maison d’Alger jouir en paix de la pension de 6,000 francs que lui faisait la France.

Huit jours après la nomination de Ben-Omar, le maréchal Clauzel s’était donné une seconde satisfaction du même genre. Il y avait un vieux Turc, nommé Mohammed-ben-Hussein, ancien khalifa du beylik de Titteri avant 1830 ; le gouverneur imagina de l’instituer bey de Médéa, et d’abord le succès de cette fantaisie ne parut pas impossible. Quelques tribus écrivirent au maréchal qu’elles acceptaient son client et qu’une députation d’une quarantaine de cavaliers allait se rendre auprès de lui pour lui faire cortège; mais les gens de la montagne, Mouzaïa et Soumata, qui avaient gardé mauvais souvenir des Turcs, étaient résolus à barrer le passage aux députés. Ceux-ci, contraints de faire un grand détour par l’est, arrivèrent à Alger le 1er octobre. Le 3, le gouverneur, en grande cérémonie, devant toutes les autorités, en présence des cadis de la ville et des grands de la plaine, donna solennellement l’investiture au nouveau bey, lui mit la gandoura sur les épaules et dans les mains un yatagan au fourreau d’or. Le général Rapatel fut chargé de l’escorter jusqu’au pied de l’Atlas. Dans la nuit du 5 au 6, une colonne de deux mille hommes, réunis au camp d’Erlon, se porta sur Haouch-Mouzaïa, où elle établit son bivouac; quand elle reprit, le lendemain, le chemin du camp, elle fut, comme d’usage, reconduite à coups de fusil par quelques centaines d’Arabes et de Kabyles. Le vieux Mohammed, n’ayant pas jugé prudent de s’engager dans le sentier du Ténia, revint à Boufarik avec la colonne ; il se proposait de gagner Médéa sans bruit par quelque chemin plus long, mais moins dangereux. En attendant, le général Rapatel, ne voulant pas laisser impunie l’insolence des Hadjoutes. qui, depuis la nouvelle de la Macta surtout, redoublaient d’audace, envoya contre eux le lieutenant-colonel Marey avec les zouaves, les spahis réguliers et les auxiliaires. S’il n’y avait pas eu la capture d’un marabout, Sidi Yahia, célèbre en ces parages, c’eût été une course inutile, comme tant d’autres: il est vrai qu’avec le marabout on avait pris ses chevaux et son bétail, qui comptait près de neuf cents têtes.

Irrité d’entendre toujours parler de ces Hadjoutes, qui, toujours battus et toujours fuyant, reparaissaient toujours, le gouverneur voulut leur infliger de sa main de maréchal une si bonne leçon qu’elle fût décidément la dernière. Par une heureuse rencontre, il allait avoir la chance de faire coup double, car le khalife d’Abd-el-Kader à Miliana, Sidi Mbarek-Mahiddine-el-Sghir, venait de descendre en plaine avec des forces considérables. Le 17 octobre, cinq mille hommes de troupes de toutes armes étaient réunis au camp d’Erlon. Le 18, au point du jour, le mouvement commença. Après avoir passé la Chiffa, on aperçut, au-dessus des gorges d’où sortent le Bou-Roumi et l’Oued-Ddjer, flotter les drapeaux rouges de Sidi Mbarek. A gauche, deux escadrons de chasseurs d’Afrique, auxquels s’était joint un peloton de la milice à cheval d’Alger, refoulèrent l’ennemi, que le 3e bataillon d’Afrique acheva de mettre en déroute: à droite, une autre charge, conduite par le général Rapatel en personne et soutenue par le 63e de ligne, eut le même succès. Le lendemain, on ne rit plus personne : Soumata, Mouzaïa, gens de Miliana, gens de la plaine, Hadjoutes même, tout avait disparu. La colonne alla devant elle jusqu’au lac Halloula, brûlant tout, haouchs, gourbis, meules et fourrages. Le 20, elle revint sur ses pas, achevant ce qu’elle n’avait pas détruit la veille; le 21, elle bivouaquait à Boufarik; le 22, elle était dissoute.

Alger était dans l’enthousiasme ; c’était le bruit commun par toute la ville que les Hadjoutes avaient été littéralement anéantis; la population, précédée du conseil municipal, s’était portée au-devant du gouverneur; l’intendant civil l’avait harangué. Le soir, il y eut des illuminations et des feux de joie. Le lendemain, on apprit avec stupeur que, le 21, pendant que la colonne revenait à Boufarik, la ferme de Baba-Ali, la grande propriété du gouverneur, avait été mise à sac et que les pillards n’étaient ni plus ni moins que des Hadjoutes. Aussitôt, passant d’un extrême à l’autre, les enthousiastes de la veille ne tarirent plus d’épigrammes au sujet de cette expédition dérisoire, et tous ceux qui l’avaient faite, même ces miliciens tout fiers d’avoir chargé au Bou-Roumi, en eurent leur part.


II.

Dans le drame qui avait pour nœud le désastre de la Macta, les affaires d’Alger même n’offraient qu’un intérêt secondaire : c’était la scène d’Oran qui captivait l’attention du public. Il y avait de ce côté-là un entr’acte dont on s’étonnait. Comment Abd-el-Kader n’avait-il pas poursuivi d’abord sa victoire? Comment n’avait-il pas anéanti sous Arzeu les vaincus démoralisés ? Comment n’avait-il pas surpris et attaqué, dans cette marche de flanc d’Arzeu à Oran, les escadrons réduits des chasseurs d’Afrique ? Comment enfin, pendant deux mois entiers, Oran n’avait-il pas même aperçu ses coureurs? Prudent homme de guerre, l’émir n’avait encore entre les mains qu’un instrument défectueux, fragile, facile à briser par la victoire autant que par la défaite. Était-ce une armée que ce rassemblement de goums sans cohésion, sans discipline, ardens sans doute à combattre, mais à piller bien davantage, lâchant l’ennemi pour le butin dès avant la fin de la bataille, et n’ayant plus d’autre idée que de retourner bien vite à leurs douars, mettre en sûreté leur part de pillage? Abd-el-Kader, le soir de la Macta, s’était trouvé presque réduit à ses réguliers, qui, dans le combat de Mouley-Ismaël, le 26 juin, avaient eux-mêmes beaucoup souffert; il lui fallait du temps pour les rétablir et les renforcer, plus de temps encore pour convoquer de nouveau ce qu’on peut appeler le ban et l’arrière-ban de la féodalité arabe, pour rappeler sous ses drapeaux tous ceux qui lui devaient le service. Voilà pourquoi, du 28 juin au 27 août, les alentours d’Oran furent si calmes que les Douair et les Smelay firent paisiblement leurs récoltes. Le 27 août, les coups de fusil recommencèrent; le 2 septembre, l’arrivée du 47e, le premier des régimens attendus de France, permit à la garnison d’Oran de se montrer hors de la ligne des blockhaus, où la prudence du général d’Arlanges la tenait confinée depuis deux mois. L’émir, qui s’était avancé jusqu’à Misserghine, se retira d’abord sur le Sig, puis sur l’Habra, et finit par rentrer dans la montagne. D’après les ordres du maréchal Clauzel, la position de Msoulen ou du Figuier, à 14 kilomètres au sud-est d’Oran, à la pointe orientale de la Grande-Sebkha, devait être occupée d’une façon permanente. Le génie, du 10 au 21 septembre, y construisit un fort étoile capable de contenir cinq cents hommes. C’était la première étape dans la direction de Mascara, qui était le principal objectif du maréchal. Il y en avait un autre, Tlemcen, où Moustafa ben Ismaïl et les coulouglis, bloqués depuis six ans dans le Méchouar, attendaient enfin de lui leur délivrance. Afin de leur donner courage et d’empêcher en même temps l’introduction des armes et des munitions de guerre que l’émir se faisait envoyer de Gibraltar et de Tanger, le gouverneur fît occuper l’île de Rachgoun, qui commande l’embouchure de la Tafna. C’est un rocher, long de huit à neuf cents mètres, large de trois cents, dont le profil escarpé, de formation volcanique, se dresse à quarante ou cinquante mètres au-dessus de la mer; il n’y a ni une goutte d’eau ni une feuille verte; rien que le roc nu, aride, brûlé par le soleil. Le 30 octobre, au point du jour, un bateau à vapeur y débarqua, non sans peine, une petite colonie militaire. Le chef d’escadron d’état-major Sol, qui en était le chef, avait sous ses ordres un capitaine du génie, un lieutenant d’artillerie, un chirurgien militaire, un agent comptable, un interprète, cent douze hommes du 1er bataillon d’Afrique, vingt-trois sapeurs du génie, dix-huit canonniers gardes-côtes, quatre soldats d’administration, un quartier-maître et quatre matelots. Le matériel se composait de deux bouches à feu, de quatre fusils de rempart, de quarante-cinq mille cartouches d’infanterie, d’outils, de planches, de bois d’œuvre, de ferrures, de tentes, de vivres et d’eau douce pour un mois ; enfin, d’un canot; car il était recommandé au chef de la colonie de se mettre en communication avec les tribus de la côte. Sur ce roc inhospitalier, l’installation fut pénible et longue; enfin, à force de patience et d’industrie, des baraques remplacèrent les tentes, et la vie matérielle s’organisa tant bien que mal ; mais quelle épreuve pour des hommes habitués à l’action que l’existence passive, inoccupée, de cette sorte de naufragés volontaires ! Combien devaient-ils envier le sort des heureux camarades qui, dans ce même temps, sans avoir probablement conscience de leur fortune, faisaient la traversée de France en Algérie, de Port-Vendres à Mers-el-Kébir !

Le 11e de ligne, le 2e et le 17e légers arrivèrent ainsi, mais sans ustensiles de campement, sans bidons ni marmites ; on fut obligé d’en faire venir de Metz. En attendant, les troupes furent employées à la construction d’un grand ouvrage que le maréchal Clauzel avait donné l’ordre d’ajouter à la redoute du Figuier. Le 21 novembre, l’artillerie d’Oran salua l’entrée du duc d’Orléans et du gouverneur; un demi-bataillon de zouaves et trois compagnies d’élite, empruntées aux régimens d’Alger, leur servaient d’escorte. Le 23, le Turc Ibrahim, l’ancien caïd de Mostaganem, fut nommé par le maréchal bey de Mascara ; il ne restait plus qu’à l’installer à la place d’Abd-el-Kader. Mais comment conduire jusqu’à Mascara l’énorme quantité d’approvisionnemens dont l’armée allait être embarrassée pour combattre, et qui lui était indispensable pour vivre ? Les moyens de transport adoptés en Europe ne convenaient plus à la guerre d’Afrique ; c’était au convoi du général Trézel qu’était dû, pour beaucoup, le désastre qu’on allait venger : l’expérience était faite. Aux prolonges et aux fourgons du train le maréchal Clauzel eut l’idée de substituer, pour une grande part du moins, des chameaux. On en loua sept cents aux Sméla et aux Douair, qui ne mirent pas beaucoup d’empressement à les fournir ; aussi, pour être bien sûr de les avoir en temps utile, le gouverneur, dans la nuit du 25 au 26, fit cerner tous les douars et opérer la réquisition par l’intendance. Les troupes étaient prêtes à marcher. Deux cents hommes par régiment, pris parmi les moins valides, les cavaliers démontés, et trois cents marins furent laissés à la garde d’Oran et de Mers-el-Kébir.

Le corps expéditionnaire comprenait quatre brigades et une réserve. La première brigade, sous les ordres du général Oudinot, frère du colonel tué au combat de Mouley-Ismaël, avait la composition suivante : Douair et Sméla, Turcs et coulouglis d’Ibrahim, 2e régiment de chasseurs d’Afrique, quatre compagnie de zouaves, 2e léger, une compagnie de mineurs, une de sapeurs. Les autres brigades se composaient : la deuxième, sous le général Perregaux, des trois compagnies d’élite venues d’Alger, du 17e léger et d’une compagnie de sapeurs ; la troisième, sous le général d’Arlanges, du 1er bataillon d’Afrique et du 11e de ligne ; la quatrième, sous le colonel Combe, du 47e. Deux obusiers de montagne étaient attachés à chaque brigade. La réserve était formée d’un bataillon du 66e, d’une compagnie de sapeurs, de quatre obusiers de montagne et d’une batterie de campagne. L’effectif dépassait onze mille hommes, dont un millier d’indigènes. Quoique l’emploi des chameaux affectés au transport des approvisionnemens eût permis de réduire le nombre des voitures, il y avait encore neuf cents chevaux d’attelage ; c’était beaucoup. Soucieux de ménager les forces du soldat, le maréchal avait fait réduire le paquetage ; mais, à la place des effets laissés en magasin, chaque homme emportait des vivres pour deux jours, et, de plus, une double ration de biscuit et de riz dans un sachet cacheté, qui ne devait être ouvert que sur l’ordre des chefs de corps.

Le 26 novembre, toutes les troupes étaient réunies au camp du Figuier. Le lendemain, la première brigade se porta au camp du TIelate, qu’elle trouva tel à peu près que le général Trézel l’avait laissé cinq mois plus tôt ; c’était une remarque déjà faite ailleurs que les Arabes n’avaient pas l’idée ou ne se donnaient pas la peine de détruire les terrassemens élevés par les Français. Le 29, après voir traversé, sans rencontrer un seul ennemi, la forêt de Mouley-Ismaël, l’armée descendit dans la plaine du Sig ; à midi, sous un soleil radieux, mais qui n’avait plus ses ardeurs meurtrières, elle marchait allègre, confiante, bien conduite, dans un ordre admirable : en tête, au son des hautbois et des tambourins arabes, les Douair, les Sméla, les Turcs d’Ibrahim, drapeaux flottans, bannières au vent ; puis les quatre brigades dessinant un losange au milieu duquel s’avançait la masse du convoi, surveillé par la réserve. Avant la nuit, elle bivouaquait, en carré, sur la rive gauche du Sig ; les indigènes seuls étaient sur la rive droite. Là, au pied des montagnes qui le séparaient de Mascara, le maréchal reconnut d’abord la difficulté d’engager dans leurs gorges sans routes la batterie de campagne et les autres voitures. Le 30, seize cents travailleurs, relevés de trois heures en trois heures, depuis le lever jusqu’au coucher du soleil, construisirent sur la rive gauche de la rivière un vaste camp retranché capable de contenir, sous la garde d’un millier d’hommes, les parcs de l’artillerie, du génie et de l’intendance. On vit, pendant le travail, des cavaliers rôder, ou plutôt se promener tranquillement aux alentours, quelques-uns même jeter quelques paroles de paix aux gens d’Ibrahim. Le maréchal fit couper court à ces tentatives suspectes ; si l’émir voulait négocier, il n’avait qu’à le faire nettement, sinon il fallait combattre.

Pour l’obliger à se déclarer, tout au moins à déployer ses forces, le général Oudinot reçut, dans la matinée du 1er décembre, l’ordre de pousser une reconnaissance vers la gorge du Sig. À midi, deux compagnies de zouaves, trois bataillons sans sacs, deux escadrons de chasseurs d’Afrique et cent cinquante Turcs s’élancèrent à l’attaque des premiers mamelons occupés par l’ennemi ; les avant-postes furent abordés au pas de course, culbutés, mis en déroute ; mais alors, du fond des ravins où ils se tenaient cachés, les Arabes accoururent en foule. La reconnaissance avait atteint son but ; le général Oudinot fit sonner la retraite. Engagés le plus avant au milieu des tentes abattues, les zouaves et les chasseurs d’Afrique n’entendirent pas d’abord ou ne comprirent pas le signal, et, quand ils se décidèrent à reculer, ils ne le firent que lentement. Autour d’eux le flot des assaillans grossissait comme la marée montante ; trois ou quatre volées de mitraille les dégagèrent, et la colonne, reformée en bon ordre, reprit, sans se laisser entamer, la direction du camp. À mi-chemin, elle rencontra trois bataillons que le maréchal amenait en personne à son aide. Dans cette affaire, les forces que l’ennemi démasqua furent évaluées à quatre mille hommes, mais on savait qu’il y avait d’autres rassemblemens échelonnés dans la montagne, entre le Sig et l’Habra.

Deux idées hardies souriaient à l’imagination entreprenante du maréchal Clauzel : laisser d’abord à son adversaire le loisir de réunir tout son monde afin d’en finir avec lui d’un seul coup, puis frapper d’étonnement les Arabes en conduisant jusqu’à Mascara, en dépit de l’Atlas et d’Abd-el-Kader, par-dessus la montagne comme à travers la plaine, le lourd attirail de son artillerie et de son convoi. Joueur audacieux, il lui plaisait de jeter ce défi à la fortune. Le camp du Sig, destiné l’avant-veille à garder la batterie de campagne et les voitures de l’armée, allait rester désert, comme un monument de son passage et comme un lieu d’étape pour les expéditions à venir. Après avoir donné à ses troupes trente-six heures de repos, il les remit en chemin, le 3 décembre, au point du jour. Comme il ne voulait pas, dans cette saison, faire mouiller inutilement les hommes, il avait donné l’ordre d’établir pour l’infanterie, sur le Sig, deux ponts de chevalets ; la cavalerie, l’artillerie et le convoi traversèrent à gué la rivière, qui n’avait que quelques pouces d’eau. Les ponts défaits, la brigade d’arrière-garde, qui avait attendu que le génie eût chargé les chevalets sur ses voitures, se trouva séparée du gros de l’armée. Une masse de cavaliers arabes essaya, mais sans succès, de se jeter dans l’intervalle. Repoussée par le feu du 47e, cette cavalerie se replia d’abord au pied de la montagne, et là, reformée par goums sous les yeux d’Abd-el-Kader, elle s’ébranla de nouveau pour se jeter dans le flanc des colonnes en marche.

A côté du maréchal Clauzel, le duc d’Orléans suivait avec attention les péripéties du combat. Venu en Afrique, disait-il avec une modestie noble, pour apprendre, sous un manœuvrier justement célèbre, l’art de manier les troupes, il n’avait pas voulu de commandement; c’était en volontaire qu’il faisait campagne. Plus tard, dans un des plus beaux fragmens de ces Campagnes de l’armée d’Afrique, œuvre excellente, inachevée par malheur, et dont ses fils ont recueilli pieusement les héroïques récits, voici comment il a esquissé en traits saisissans la leçon de tactique à laquelle il lui avait été donné d’assister, le 3 décembre 1835, dans la plaine du Sig, aux dépens d’Abd-el-Kader : « l’émir s’ébranle avec dix mille cavaliers déployés par goums sur plusieurs lignes, faisant retentir l’air de leurs cris glapissans. Au milieu des étendards et d’un groupe de chefs étincelans, Abd-el-Kader est reconnaissable à l’extrême simplicité de son costume. Cette masse imposante, dont la formation et l’aspect rappellent les armées du moyen âge, s’avance au grand trot, précédée de nombreux tirailleurs ; mais le mouvement des Français est encore plus rapide. Un changement de direction à droite, par brigade, est commandé par le maréchal, qui, ne voulant pas recevoir sur son flanc, de pied ferme, cette attaque, se porte au-devant de l’ennemi avec les première et deuxième brigades, tandis que la troisième et la quatrième couvrent le convoi en arrière et à droite. Cette manœuvre est exécutée avec une précision et une célérité qui eussent été applaudies sur un champ d’exercice. Une batterie de dix pièces de montagne et de campagne ouvre son feu au milieu des tirailleurs de la deuxième brigade, devenue tête de colonne. L’effet en est terrible, surtout autour de l’émir ; son secrétaire et son porte-étendard tombent à ses côtés : mais lui-même, fier d’être le but de tous les coups, se promène au petit pas sur son cheval noir et défie, dans son fatalisme confiant, l’adresse des canonniers, obligés d’admirer sa bravoure. Ses cavaliers continuent le combat jusqu’à ce que, débordés sur leur droite par la première brigade, qui les a tournés, ils se retirent en bon ordre dans la montagne, cédant à l’emploi habile des moyens supérieurs de la tactique européenne. Le maréchal ne veut point les y suivre. Un nouveau changement de direction à gauche replace l’armée française dans la route qu’elle avait un instant quittée. Elle redescend tranquillement dans la plaine, sans paraître s’occuper davantage de l’armée arabe, qui a vainement essayé de l’attirer dans la montagne. »

Abd-el-Kader, cependant, ne se tenait pas pour battu. Il savait que, pour trouver de l’eau et un bon bivouac, l’armée française devait nécessairement pousser jusqu’à l’Habra. C’était là qu’il espérait la surprendre et l’accabler, comme au défilé de la Macta naguère. Sans être aussi favorable à son dessein, la disposition du terrain ne laissait pas de lui assurer des avantages. En voici la topographie, telle que le duc d’Orléans l’a tracée : « Une lieue avant d’arriver à l’Habra, la plaine, découverte et unie comme un lac, se resserre entre l’Atlas, à droite, et un bois très touffu, à gauche. La forêt et la montagne vont se rapprochant, et le fond de cette espèce d’entonnoir est fermé perpendiculairement par deux ravins parallèles entre eux, unissant les mamelons escarpés de la droite à la futaie très resserrée de la gauche. Derrière ces ravins, d’un accès difficile, se trouve un cimetière entouré de haies d’aloès et de petits murs, et rempli de pierres tumulaires et d’accidens de terrain qui se prolongent en arrière jusqu’à l’Habra; au centre, on voit quatre marabouts blancs, surmontés d’un croissant, dédiés à Sidi-Embarek, et servant, dans ces vastes solitudes, de point de direction et quelquefois d’asile au voyageur. C’est dans cette position que l’émir attend les Français, qui jouent quitte ou double la même partie qu’à la Macta. L’infanterie régulière s’embusque avec intelligence dans les ravins et dans le cimetière, lieu saint marqué par des prophéties qui promettent un miracle aux musulmans. Le bois est occupé par les fantassins irréguliers, soutenus par quelques pelotons de Nizams. Trois petites pièces de canon, qui jusqu’alors n’avaient servi qu’à constater la souveraineté d’Abd-el-Kader, sont pour la première fois mises en batterie contre les chrétiens : du haut d’une colline escarpée elles prendront d’écharpe les colonnes françaises obligées de se resserrer à mesure que la plaine se rétrécit. Toute la cavalerie, sous le commandement d’El-Mezari, se réunit sur les versans de la montagne pour se jeter sur le flanc droit et l’arrière-garde des chrétiens, que l’artillerie et l’infanterie combattront de front et sur le flanc gauche. Telles sont les dispositions, bien appropriées à la nature des lieux et à l’esprit de ses troupes, que l’émir a prises avec promptitude, guidé par son seul instinct, tant il est vrai que l’intelligence du terrain et la connaissance du cœur des hommes sont les premières qualités d’un général, celles auxquelles rien ne supplée, et dont les inspirations peuvent parfois suppléer elles-mêmes au manque d’études et à l’ignorance des règles de l’art! »

De son côté, le maréchal Clauzel, observateur vigilant, avait pénétré le dessein de son adversaire; en voyant la direction uniformément suivie par les goums, après leur défaite, vers le fond rétréci de la plaine, il s’était convaincu qu’Abd-el-Kader l’attendait aux abords de l’Habra. Aussi avait-il resserré son ordre de marche et donné à la première brigade l’ordre de faire halte en attendant les autres. Puis, impatient de reconnaître le terrain qu’il avait devant lui, il s’était avancé avec le duc d’Orléans et l’état-major, précédé seulement de quelques voltigeurs et suivi d’un peloton de chasseurs d’Afrique. Tout à coup, au-delà d’un mamelon qui masquait la position de l’émir, la petite troupe se trouve en présence d’un gros de cavaliers arabes; sans hésitation, — une minute d’incertitude eût tout perdu, — les chasseurs, enlevés par l’état-major, fondent sur l’ennemi, le culbutent, remettent le sabre au fourreau, saisissent le fusil, et, tout en tiraillant de concert avec les voltigeurs, donnent aux compagnies d’avant-garde le temps d’accourir à la rescousse. Cet épisode émouvant sert de prologue à l’action décisive. Appelées aussitôt par le maréchal, les deux premières brigades sont lancées, l’une contre le bois, l’autre contre le cimetière. A peine en mouvement, du taillis, du ravin, de la montagne, de front et de flanc, une violente fusillade, soutenue par le feu lent mais bien dirigé des canons de l’émir, les accueille : rien ne les arrête. A gauche, le bois est envahi, fouillé, déblayé, enlevé ; le duc d’Orléans, qui s’est mis à la tête d’une compagnie du 17e léger, reçoit une contusion à la jambe. À droite, les zouaves et le 2e léger, franchissant les ravins d’un seul élan, abordent dans le cimetière les réguliers de l’émir, les rompent et les poussent en désordre. Le général Oudinot, atteint d’une balle à la cuisse, remet le commandement de la première brigade au colonel Menne, du 2e léger. Le bataillon de ce régiment qui tenait la droite et couvrait de ce côté le flanc de la brigade, avait laissé en France son commandant, vieil officier d’âge à prendre sa retraite ; c’était un capitaine qui le commandait par ancienneté. Ce capitaine avait quarante-deux ans et douze années de grade ; il avait servi dans la garde royale et passait pour légitimiste ; il se nommait Changarnier. « Si le maréchal Clauzel, a-t-il écrit plus tard, eût été près de nous et dans une de ces veines d’inspiration qui n’ont pas été rares dans sa carrière, la batterie de l’émir aurait été prise par le 2e léger. » Mais le colonel Menne n’osa pas user de son commandement intérimaire pour autoriser le mouvement que demandait le capitaine Changarnier, et quand le maréchal, qui s’était porté à l’extrême gauche, fut revenu vers la droite, il n’était plus temps ; la nuit tombait, et les Arabes avaient retiré leurs pièces. Le combat, d’ailleurs, était gagné sur toute la ligne ; à l’arrière-garde, le 47e et les chasseurs d’Afrique avaient vigoureusement repoussé les cavaliers d’EI-Mzari. En somme, l’affaire, bien conçue, lestement menée, courte et peu sanglante, faisait beaucoup d’honneur au maréchal et à ses troupes. C’était la revanche de la Macta.

À neuf heures du soir, l’armée bivouaqua sur la rive gauche de L’Habra. Le 4 décembre, à six heures du matin, elle passa la rivière comme elle avait passé le Sig. À la place du général Oudinot blessé, le général Marbot, aide-de-camp du duc d’Orléans, commandait la première brigade. La marche parut d’abord indiquée dans la direction de Mostaganem, où l’on disait que le maréchal voulait déposer ses blessés, peu nombreux d’ailleurs ; mais, au milieu du jour, l’avant-garde reçut l’ordre de tourner brusquement à droite et de s’engager dans la montagne par la gorge de l’Oued-Addad. On allait à Mascara. La gorge, faiblement défendue par l’ennemi, que la défaite de la veille avait découragé, fut occupée facilement. Pour l’armée française, les difficultés n’allaient plus venir des hommes, mais de la nature. Il y avait neuf lieues de montagne à franchir, sans route, par des sentiers de mulet ou de chèvre, coupés de ravins, hérissés d’obstacles, à travers le chaos. Contre une attaque possible de l’émir, les dispositions de marche furent admirablement prises : trois brigades couvraient sur la droite le convoi que la quatrième protégeait à gauche ; mais, encore une fois, les hostilités se bornèrent, pendant tout le voyage, à quelques coups de feu tirés de loin. Engagé dans les fonds, le convoi se traînait lourdement ; on avait beau doubler, tripler les attelages, le génie avait beau travailler jour et nuit, multiplier déblais et remblais pour lui frayer passage, c’était beaucoup s’il avançait de deux lieues en vingt-quatre heures. Le 5 au soir, il n’avait encore atteint qu’à grand’peine le bivouac d’Aïn-Kebira.

Des nouvelles de Mascara, étranges et contradictoires, étaient arrivées au quartier-général. D’une part, on disait qu’Abd-el-Kader s’apprêtait à défendre sa capitale ; de l’autre, on affirmait qu’il était au contraire abandonné, maudit par ses anciens sujets. Dans sa propre tribu, des Hachem seraient venus lui enlever brutalement le parasol doré, symbole du pouvoir, et lui auraient dit avec insolence : « Quand tu seras redevenu sultan, nous te le rendrons. » D’autres, plus emportés encore, auraient poursuivi de leurs insultes la femme de l’émir et l’auraient dépouillée de ses bijoux. Impatient de savoir le vrai, et décidé à ne s’en rapporter qu’à lui-même, le maréchal partit, le 6 décembre, dès la pointe du jour, avec le prince, le quartier-général et les deux premières brigades, laissant les deux autres, la réserve et le convoi, sous le commandement du général d’Arlanges, avec ordre d’occuper le col et le village d’El-Bordj et d’y attendre de nouvelles instructions. Ce jour-là, le temps, qui s’était maintenu beau depuis le commencement de l’expédition, devint subitement mauvais. Le maréchal avait hâte d’arriver; précédé des Turcs d’Ibrahim, escorté d’un seul escadron de chasseurs d’Afrique et de vingt-cinq zouaves qui avaient pu suivre le trot des chevaux, il déboucha, le soir, vers cinq heures, devant Mascara. Si l’ennemi eût encore occupé la ville, c’eût été courir au-devant d’un désastre. « Il n’aurait fallu, a dit très judicieusement le capitaine d’état-major Pellissier, l’auteur des Annales algériennes, qu’un parti de trois cents chevaux pour l’enlever et conduire à la fois à Abd-el-Kader le général en chef de l’armée française et l’héritier présomptif de la couronne. » Le gros des troupes n’arriva que deux heures plus tard. Heureusement il ne restait dans Mascara, déserté par les hadar, que des juifs. La pluie tombait à torrens ; la nuit était noire. Au milieu des ténèbres et de l’inconnu, on se casa tant bien que mal. Le quartier-général, les zouaves et quelques compagnies du 2e léger s’installèrent dans la ville ; le surplus de la première brigade occupa Baba-Ali, au nord; la deuxième s’établit à Bab-el-Cheikh, au sud. Quel établissement! « Des maisons délabrées, a dit un des occupans, des meubles brisés, une pluie torrentielle délayant le fumier des rues et le transformant en ruisseaux d’une boue noire et fétide ; les clairons sonnant la marche pour rallier les détachemens égarés dans les ténèbres ; des querelles sans nombre pour se disputer une ignoble baraque ou une écurie : au milieu de tout cela, les hurlemens et les aboiemens furieux des chiens arabes, les cris des officiers, qui ne pouvaient se faire entendre ni obéir, et les imprécations des soldats, jurant contre tout le monde et surtout contre le temps. La nuit fut mauvaise ; trempés jusqu’aux os, nous n’avions pas de feu pour sécher nos habits. Nous nous serrâmes les uns contre les autres en attendant le jour, qui fut bien lent à paraître. »

Enfin, le jour venu, on put commencer à se reconnaître. Sur le versant méridional du Chareb-er-Rih, Mascara, flanqué de ses faubourgs Argoub-Ismaïl, Aïn-Beïda, Sidi-Bougelal et Baba-Ali, était, en 1835, entouré d’une muraille haute de plus de 8 mètres, avec une kasba et plusieurs mosquées; au dehors s’étendait, comme autour de toutes les villes musulmanes, une ceinture de jardins et de cimetières. En abandonnant la ville, les Arabes l’avaient mise à sac et leur fureur s’était assouvie sur les juifs qui n’avaient pas voulu les suivre; on trouvait les cadavres de leurs victimes dans les rues, dans les maisons, dans les puits. Cependant ils n’avaient ni tout détruit ni tout pillé. Il restait de grandes quantités de blé, d’orge et de paille ; les jardins étaient pleins de légumes ; des centaines de pigeons voletaient par les rues ; pour le soldat c’était l’abondance. De son côté, l’état-major avait fait une bonne prise, l’arsenal, la fabrique d’armes, les magasins d’Abd-el-Kader, vingt-deux pièces de canon, des fusils, des barils de poudre, quatre cents milliers de soufre et ce qui valait mieux que tout, l’obusier de montagne et les caissons naguère enlisés dans le marais de la Macta. Il n’y avait plus qu’à installer le bey Ibrahim ; mais, par un de ces reviremens d’idées dont il avait l’habitude, le maréchal Clauzel s’était tout à coup dégoûté de sa conquête ; l’âpreté des chemins, la difficulté des communications, la désertion des habitans, la haine dont ils étaient évidemment animés, tous ces faits, toutes ces considérations avaient réagi contre ses résolutions premières ; il était décidé maintenant à quitter Mascara sans retard. Des ordres furent donnés pour détruire les canons, les magasins, les approvisionnemens, démanteler la kasba, ouvrir des brèches dans le mur d’enceinte, et livrer aux flammes la ville et les faubourgs. Pendant que la torche, la sape et la mine accomplissaient leur œuvre, le maréchal voulut faire acte de souveraineté dans la capitale d’Abd-el-Kader; un arrêté, daté de Mascara, donnant à la province d’Oran une organisation nouvelle, la divisait en trois beyliks : de Tlemcen, de Mostaganem, du Chélif, et nommait Ibrahim bey de Mostaganem.

Le 9 décembre au matin, après quarante-huit heures d’occupation, les troupes françaises évacuèrent la cité condamnée, au bruit des fourneaux de mines qui sautaient et sous les nuages d’une fumée nauséabonde et noire dont les épais flocons rampaient lourdement sur le sol humide. Tout ce qu’il y avait de familles juives avaient supplié le maréchal de les prendre sous sa garde et de les emmener avec lui. Rien de plus pitoyable que ce nouvel exode, où les lamentations et les sanglots alternaient avec les chants bibliques. Beaucoup de ces malheureux succombèrent au froid, à la fatigue, à la faim. On vit encore une fois ce qu’on avait déjà vu, ce qu’on verra toujours, tant que se reproduiront ces tristes scènes d’abandon et de retraite, l’humanité, la compassion, le dévoûment du soldat pour ces misères, tout ce qui fut sauvé par lui, de femmes, d’enfans, de vieillards, pendant qu’il souffrait presque autant qu’eux lui-même. La pluie ne cessait pas ; le brouillard absorbait le peu de lumière qui filtrait à travers les nuages. Sur les pentes, les sentiers défoncés n’étaient plus que des torrens de boue. Les chameaux dont le pied charnu est fait pour s’étaler largement sur le sol ferme, glissaient dans la vase, tombaient, refusaient de se relever, ou roulaient dans les ravins avec leur charge. C’est ainsi qu’une quantité considérable de vivres fut perdue ou avariée. Quant aux troupes qui étaient restées dans la montagne avec le général d’Arlanges, leur sort, tout aussi lamentable, n’avait pas eu du moins pour compensation la gloriole d’une entrée à Mascara. Après deux jours d’efforts incessans pour faire avancer les pesantes voitures de l’artillerie et de l’intendance, à peine avaient-elles atteint le col d’El-Bordj, qu’un ordre du maréchal leur était venu de rétrograder jusqu’au débouché des gorges de l’Atlas. Dans cette colonne comme dans l’autre, les vivres se faisaient rares ; il n’y avait plus de distributions régulières et les hommes avaient gaspillé comme d’habitude leur approvisionnement de réserve. Ce fut dans ces tristes conditions que les deux fractions de l’armée se rejoignirent, le 10 décembre dans la soirée, auprès des marabouts de Sidi-Ibrahim.

Le lendemain, un jour éclatant dissipant les nuages faisait oublier toutes les misères et ramenait la distraction des coups de fusil. Mal chaussés, mal équipés contre le mauvais temps, les Arabes s’étaient à peine montrés pendant la retraite ; ils reparurent avec le soleil, mais peu nombreux, tiraillant à distance et peu soucieux d’affronter la mitraille. Enfin, le 12, l’armée atteignit Mostaganem. Dans les derniers jours, le soldat n’avait eu pour se nourrir que quelques poignées d’orge et des lambeaux de viande arrachés aux cadavres des chevaux et des chameaux qui jalonnaient la route. Après la fatigue, l’humidité, la mauvaise nourriture, la dysenterie vint naturellement à la suite et peupla les hôpitaux de nombreux malades ; quant aux pertes causées depuis le commencement de l’expédition par des faits de guerre, elles étaient peu considérables : deux cents hommes hors de combat, dont vingt morts seulement.

Le duc d’Orléans avait été lui-même atteint par la maladie; le 14 décembre, il s’embarqua sur le Castor pour rentrer en France. Il partait emportant l’estime et la sympathie de tous ceux dont il venait de partager la fortune, depuis le maréchal jusqu’au simple soldat. « Le duc d’Orléans s’est très bien conduit dans tout cela, écrivait le lieutenant-colonel de Maussion, chef d’état-major de la division d’Oran, ne se mêlant ostensiblement de rien, fort poli pour tout le monde et fort brave. » — a Le prince est fort bien, écrivait de son côté La Moricière ; il porte bien l’uniforme, s’exprime facilement, a de l’aplomb, du coup d’œil et des idées. Il est instruit et supérieur à la moyenne de nos officiers généraux. Du reste il a fort bien pris avec l’armée et avec tout le monde sans exception. »


III.

L’expédition de Mascara, que les loustics de régiment et les beaux esprits d’Alger appelaient une mascarade, n’avait ni répondu aux grands espoirs du maréchal Clauzel, ni satisfait ses vastes desseins. Dans l’infini de sa confiance imaginative, il embrassait l’Algérie tout entière, envahie sur tous les points à la fois et conquise en deux coups, à supposer qu’une seule campagne n’y eût pas été suffisante. « Et d’abord, dans la province d’Oran, a-t-il dit lui-même, je voulais que nous eussions en notre puissance Mascara, Tlemcen, Oran, et pour compléter ces positions, Mostaganem, Mazagran, un camp à la Tafna et le camp du Sig, avec une colonne mobile de cinq mille hommes. Cela fait, cette province était enveloppée, dominée, soumise. Mascara en notre possession, Abd-el-Kader ou tout autre était rejeté dans le désert ; ce n’était plus qu’un chef d’Arabes errans. Tlemcen dans nos mains, il ne recevait plus ni armes, ni munitions, ni secours d’hommes du Maroc, et tous les efforts de cette puissance jalouse mouraient faute de pouvoir arriver jusqu’aux Arabes. Dans la province d’Alger et de Titteri, je voulais avoir, outre Alger, la ligne de Blida à Coléa, et deux postes avancés au versant du col de Ténia, Médéa et Miliana. Dans la province de Constantine, je voulais avoir Bougie, Bône, La Calle et Constantine. Quarante mille hommes suffisaient pour les deux campagnes, trente mille pour ces occupations et, deux ans après, vingt mille hommes dominaient complètement la régence. Cela fait, les beys nommés, établis, protégés par nous, auraient joint les troupes indigènes à nos troupes; bientôt on eût senti partout le poids de notre autorité, l’activité de notre surveillance. Alors l’Algérie devenait une vraie province française, alors la colonisation n’était plus une affaire de gouvernement ; elle venait toute seule. »

Voilà le rêve : voyons la réalité. Le maréchal était allé à Mascara, mais il n’avait pas jugé à propos de s’y établir ; il avait ébranlé le pouvoir de l’émir, mais il savait bien qu’il ne l’avait pas renversé. Il était le premier à le reconnaître : « Au retour de Mascara, Abd-el-Kader était-il soumis, sa puissance anéantie ? Non, quoiqu’il l’eût dit lui-même un moment, quoiqu’il eût renvoyé chez elles les tribus qu’il avait soulevées ; car, quelques jours après, il courait vers l’ouest, il soulevait le pays et se réunissait à son caïd Ben-Nouna, qui tenait Tlemcen assiégé. » Il fallait donc courir au secours de Tlemcen d’abord, après quoi on irait à Constantine. « Si vous ne prenez pas Constantine, si vous abandonnez Tlemcen, l’Afrique est perdue pour nous. Tlemcen est la porte par laquelle le Maroc vous enverra tous les ambitieux qui voudront troubler votre possession ; Constantine est celle par où passeront toutes les tentatives de Tunis suscitées par nos rivaux. Si vous n’occupez pas ces deux Gibraltar de la régence d’Alger, vous n’en serez jamais les maîtres. Il faut à la régence Constantine et Tlemcen, comme il fallait au royaume de France Calais et Bordeaux. Tant que les Anglais ont occupé ces deux villes, ç’a été sur notre terre une guerre d’extermination. »

Parmi ses excès d’imagination, il faut avouer que le maréchal ici voyait juste. Son tort a été, n’ayant pu persuader au gouvernement et aux chambres qu’il avait raison, de s’opiniâtrer dans l’exécution de ses desseins et de s’y jeter à corps perdu, avec des moyens qui n’y pouvaient pas suffire. Réciproquement le tort des pouvoirs publics était qu’avisés des projets du maréchal, sans s’y opposer ni les approuver formellement, ils le laissaient faire, quitte à lui reprocher, en cas d’échec ou seulement de demi-succès, d’avoir agi sans ordres et de son propre chef. Il se plaignait justement de cette molle attitude, qui n’était, à ses yeux, ni digne ni loyale. « Si je pressais le gouvernement de s’expliquer, a-t-il dit, et proposais des plans qui pouvaient conduire à un résultat, on me répondait verbalement d’une manière satisfaisante, et par les dépêches officielles on ne disait ni oui ni non; on acceptait avec des restrictions, des contradictions, des doutes, etc. Pendant ce temps les choses se faisaient, mais sans ensemble, sans vigueur, sans les moyens nécessaires. Aussitôt une chose faite, au lieu de lui donner de la suite, comme je devais l’espérer, on se plaignait de ce qui avait été fait, on me désavouait, on rappelait les troupes, on ordonnait des réductions dans les dépenses. »

Il en fut ainsi de l’expédition que le maréchal Clauzel avait décidé de faire pour secourir Tlemcen. « j’ai vu, lui écrivait, le 5 janvier 1836, le maréchal Maison, ministre de la guerre, que vous vous disposiez à faire l’expédition de Tlemcen. Si la saison ne contrarie pas vos projets, le moment d’abattre complètement l’influence d’Abd-el-Kader semble, en effet, devoir être celui où vous venez de détruire son pouvoir à Mascara. J’attends avec impatience vos premières dépêches pour savoir le résultat de vos opérations sur Tlemcen. » Mais, dans la même dépêche, le ministre rappelait au gouverneur-général l’obligation de resserrer dans les limites du budget l’effectif de l’armée d’Afrique et lui prescrivait de renvoyer quatre régimens en France. Selon les idées du gouvernement, qui étaient celles de la majorité des chambres, le maréchal Clauzel n’avait été envoyé en Algérie que pour venger l’affront de La Macta, et, l’affront vengé par la destruction de Mascara, il devait restituer, comme un prêt, les troupes qui ne lui avaient été confiées temporairement que pour un objet déterminé. A peine rentré à Oran, le 18 décembre 1835, le gouverneur-général avait paru d’abord disposé à s’exécuter de bonne grâce ; ne gardant avec lui que les compagnies d’élite du 2e léger, il avait fait relever par le gros de ce corps le 10e régiment de même arme qui était désigné pour rentrer le premier d’Alger en France ; mais, sous divers prétextes, il trouva le moyen de retarder de plusieurs mois le départ des trois autres.

Pendant qu’il hâtait à Oran ses préparatifs, la fortune ou plutôt une faute d’Abd-el-Kader lui amena tout à propos un auxiliaire de grande considération. Lorsque le vieux Moustafa-ben-Ismaïl s’était déclaré hautement pour les Français contre celui qu’il appelait dédaigneusement le marabout de Mascara, son neveu El-Mzari avait refusé de le suivre et s’était retiré vers Abd-el-Kader avec une fraction des Douair et des Sméla, sur laquelle il exerçait une influence incontestée. Accueilli comme il méritait de l’être, il était devenu l’un des aghas de l’émir; à La Macta, il avait été blessé; au combat de l’Habra, c’était lui qui commandait la cavalerie et il avait été blessé encore ; mais peu de temps après, Abd-el-Kader, aigri par la défaite et mécontent d’autrui, s’était laissé aller contre son lieutenant à des marques de suspicion et de défiance. Celui-ci, atteint dans son orgueil et craignant pour sa vie, noua secrètement des relations avec Ibrahim, le bey de Mostaganem, et quand il eut pris avec lui ses sûretés, il lui amena les Douair et les Sméla invariablement dévoués à sa personne. Au premier avis que le maréchal eut de cette importante défection, il fit partir pour Mostaganem le commandant Jusuf, avec de grands complimens pour le chef arabe, qu’il invitait à venir s’entendre avec lui à Oran. El-Mzari s’y rendit, escorté de son goum ; avec lui vint un autre chef d’importance, Kadour el-Morfi, ancien caïd des Bordjia. Le gouverneur-général leur fit grand accueil; il nomma El-Mzari khalifa du bey de Mostaganem et agha de la plaine d’Oran. Sous les tentes demeurées fidèles au vieux Moustafa le retour des Douair et Sméla dissidens fut célébré comme celui de l’enfant prodigue ; l’on se promit de faire bientôt payer aux partisans d’Abd-el-Kader la dépense des festins où la réconciliation fut scellée de part et d’autre.

Par El-Mzari le maréchal Clauzel apprit exactement ce qu’était devenu et ce qu’avait fait Abd-el-Kader depuis sa défaite. La destruction de Mascara n’avait pas été si complète qu’on aurait pu croire, la pluie qui avait rendu si pénible la marche de l’armée française ayant suffi pour éteindre la plupart des incendies; une grande partie des hadar étaient rentrés dans la ville et la famille d’Abd-el-Kader s’était établie dans le faubourg d’Aïn-Beïda. Quant à l’émir, avec ce qui lui restait d’infanterie régulière et de cavaliers, il s’était porté chez les Beni-Chougrane, dont la fidélité paraissait douteuse, leur avait imposé, les avait ralliés sans trop de peine à sa cause, et sa petite armée, accrue de leur goum, était venue camper sur l’Habra. On y comptait environ sept cents hommes de pied et deux mille chevaux; mais ce n’était qu’un noyau qui grossissait tous les jours. Le maréchal eut bientôt d’ailleurs plus pertinemment encore de ses nouvelles. Le 28 décembre, les Douair et les Sméla furent tout à coup attaqués dans la plaine de Mléta et perdirent quelques têtes de bétail. Ainsi, trois semaines après sa défaite, Abd-el-Kader tenait la campagne et venait braver jusque sous les murs d’Oran les Français qui n’étaient pas encore en mesure d’en sortir. « Si celui qui a le moins de besoins et qui y pourvoit le plus vite est celui qui fait le mieux la guerre, a dit le duc d’Orléans, peut-être l’émir dut-il croire à sa supériorité sur les Français. » Il était sans doute trop intelligent pour y croire, mais il lui importait que les Arabes eussent de leur chef et d’eux-mêmes cette opinion et cette créance. Ce fut pourtant dans ces conditions toutes favorables à l’émir que le maréchal Clauzel, cédant aux insinuations du juif Ben-Durand, frère de celui qui avait eu sur le comte d’Erlon une si fâcheuse influence, lui permit d’ouvrir avec Abd-el-Kader des pourparlers qui n’avaient aucune chance de succès. De part et d’autre, on cherchait à gagner du temps, du côté du maréchal pour achever les préparatifs de l’expédition, du côté de l’émir, pour la prévenir par un coup de main sur le Méchouar de Tlemcen. En effet, Abd-el-Kader s’y porta rapidement avec toutes ses forces, attira au dehors les coulouglis et leur coupa soixante têtes, puis courut au-devant des Angad du Tell qui venaient au secours des coulouglis et les mit en déroute; mais tous ses efforts échouèrent contre les murs du Méchouar.

Enfin, le 8 janvier 1836, le maréchal Clauzel avait organisé sa colonne d’un effectif de sept mille hommes en trois brigades ainsi constituées : dans la première, sous le général Perregaux, le 17e léger, un bataillon formé des compagnies d’élite du 2e et du 10e léger, les 18e et 63e de ligne, quatre compagnies de zouaves, deux compagnies du génie, le 2e régiment de chasseurs d’Afrique, les Douair et les Sméla ; dans la deuxième, sous le général d’Arlanges, le 1er bataillon d’Afrique et le 66e de ligne ; dans la troisième, le 11e de ligne seul. A chaque brigade était attachée une section d’obusiers de montagne. Il y avait de plus en réserve six pièces, dont quatre de campagne, une batterie de fusées de guerre, un équipage de pont et deux compagnies du génie. Les parcs et le convoi comprenaient une soixantaine de voitures et deux cents chameaux.

Partie d’Oran le 8 janvier à sept heures du matin, la colonne bivouaqua, le 12 au soir, sur les rives de l’Amighier, petit affluent de l’Isser. Dans cette marche de trente lieues, elle n’avait été retardée ni par les difficultés du terrain, beaucoup moins tourmenté que du côté de Mascara, ni par l’ennemi, qu’elle n’avait point vu : en fait, il n’avait pas été brûlé une amorce. Après le coucher du soleil, on aperçut, à l’est, des feux de bivouac en très grand nombre; à trois heures du matin, arriva un coulougli dépêché par Moustafa-ben-Ismaïl. Les nouvelles qu’il apportait étaient importantes : désespérant d’emporter le Méchouar, Abd-el-Kader, dans la nuit du 11 au 12, avait fait évacuer, de gré ou de force, la ville par tous les hadar, en leur persuadant que les Français n’y feraient pas plus de séjour qu’à Mascara; c’étaient les feux de leurs campemens qu’on voyait briller à deux ou trois lieues de distance. Le 13, après quelques heures de marche à travers un terrain dont la monotone aridité depuis Oran avait commencé, la veille à peine, à s’estomper de verdure, Tlemcen apparut comme une vision magique. Au premier plan, les bois d’oliviers, les vergers, les jardins ; au fond la montagne en gradins, les eaux tombant en cascades limpides de ressaut eu ressaut dans la plaine, au milieu la ville blanche avec ses mosquées et les murailles crénelées du Méchouar; à gauche Sidi-bou-Médine et Agadir, à droite les ruines et le minaret de Mansoura, tout s’encadrait mieux que dans la plus habile des compositions pittoresques, tout s’arrangeait à souhait pour le plaisir des yeux.

L’avant-garde venait de traverser le ravin d’Ouzidan, quand elle vit approcher une troupe de cavaliers ; c’étaient les principaux des coulouglis et les grands des Angad qui venaient, Moustafa-ben-Ismaïl en tête, saluer le général des Français. L’entrevue eut lieu sous les beaux oliviers qui bordent la rive du Safsaf. « Il y a quelques jours, dit au maréchal le vieux défenseur du Méchouar, j’ai perdu soixante de mes plus braves enfans ; mais en te voyant j’oublie mes malheurs passés. Depuis six ans, j’ai été souvent sollicité, je n’ai voulu me lier à personne ; aujourd’hui convaincu par ta réputation, je me remets à toi, et avec moi les miens, tout ce que nous avons. Tu seras content de nous. » Puis prenant la tête de la colonne, il la guida vers la ville. A une heure, le maréchal y fit son entrée, au bruit des salves du Mechouar, aux acclamations des Turcs, des coulouglis et des juifs. L’occupation de Tlemcen se fit avec beaucoup d’ordre ; des quartiers distincts furent assignés aux brigades et aux services du corps expéditionnaire. Le bataillon d’élite fut place en grand’garde à Sidi-bou-Medine et le bataillon d’Afrique occupa d’autre part Aïn-el-Hout. Dans les maisons abandonnées par les hadar, on trouva de grandes provisions de grains ; il y avait des moulins aux environs, et les jardins étaient remplis de légumes. Le soldat avait largement de quoi vivre.

Le 14, le colonel Duverger, chef d’état-major, passa la revue des Turcs et des coulouglis ; il en compta sept cent soixante-quinze ; mais sur ce nombre, quatre cent trente-deux seulement étaient armés ; les trois cent quarante-trois autres reçurent avec reconnaissance des fusils français. Dès le lendemain, ils furent mis en campagne avec les cavaliers d’El-Mzari et l’infanterie de la première brigade. La mission du général Perregaux était d’essayer de joindre Abd-el-Kader, qui se mit aussitôt en retraite. Entraînés par le commandant Jusuf et le commandant Richepance, une cinquantaine de Douair et de Sméla se jetèrent sur sa piste ; pendant cinq lieues d’une poursuite acharnée, l’émir fut plus d’une fois en danger d’être atteint ; il perdit ses mules, ses bagages, son étendard, enlevé par le Smela Mohammed-ben-Kadour. Le lendemain, de nombreux groupes de hadar, cernés dans la montagne, et abandonnés par leur caïd Ben-Nouna, se rendirent au général Perregaux, qui les fit ramener sous escorte avec leurs troupeaux à Tlemcen.

Séduit par l’abondance des ressources qu’on découvrait tous les jours dans les maisons et dans les silos des alentours, le maréchal Clauzel s’était décidé non-seulement à prolonger son séjour dans ce beau pays, mais encore à y établir la domination française sous la protection du Mechouar. Pour en former la garnison, il choisit parmi les volontaires qui se présentèrent en foule, cinq cent soixante hommes qu’il constitua en quatre compagnies, avec un détachement d’artilleurs et d’ouvriers du génie, sous le commandement du capitaine du génie Cavaignac. Il n’était pas malaisé d’approvisionner le Mechouar en munitions de guerre et de bouche ; mais ce qui manquait, c’était l’argent comptant. Malheureusement le maréchal se laissa persuader qu’il lui serait facile d’en trouver dans la bourse des coulouglis, qui, pendant six ans, s’était arrondie aux dépens des hadar, et chez les juifs, qui, ayant là, comme ailleurs, le monopole du commerce, avaient certainement fuit de gros profits à la fois sur les hadar pillés et sur les coulouglis pillards. Aussitôt et sans s’éclairer davantage, il prit le parti de faire supporter aux coulouglis, aux juifs et même aux hadar rentrés de la veille, les frais de l’expédition qui les mettait, disait-il, à l’abri des extorsions d’Abd-el-Kader, et il leur imposa verbalement une contribution de 150,000 francs. Tout, depuis le principe jusqu’aux moyens d’exécution, devait être irrégulier dans cette affaire. Légalement, toute contribution de guerre doit être levée par les soins de l’intendance; non-seulement, l’intendance n’en fut pas chargée, mais le maréchal prétendit même se faire un mérite de lui en avoir épargné la charge. Il désigna pour collecteurs Moustafa-ben-Ismaïl et douze notables de la ville qui tout de suite se récusèrent; non content de se récuser, Moustafa prit la défense des coulouglis ; rien n’y put faire. Le conseiller secret du maréchal, son mauvais génie, un juif d’Oran, nommé Lasry, qui le suivait comme interprète, se fit attribuer les fonctions de collecteur, puis s’adjoignit un Arabe de grande tente, Moustafa-ben-Moukalled, lequel, à son tour, réclama l’adjonction du commandant des spahis Jusuf, déjà destiné, dans la pensée du maréchal, au beylik de Constantine. Ce furent en fait ces trois hommes qui présidèrent à la levée de la contribution. Elle commença le 25 janvier et, dès le premier jour, les vieux procédés turcs furent mis en pratique. De ceux qui s’excusaient de n’avoir pas d’argent monnayé, on exigeait qu’ils apportassent en échange leurs armes de prix, les bijoux de leurs femmes. Cette manière de substitution désapprouvée, interdite, le lô janvier, par le maréchal, n’en continua pas moins sous une forme à peine déguisée. Au lieu d’être versés directement à la contribution, les bijoux étaient apportés à Lasry, qui les prenait pour son compte et devenait débiteur à la caisse du prix d’estimation qu’il avait taxé lui-même.

Tandis que le maréchal Clauzel employait ou laissait employer ce moyen fâcheux de pourvoir aux besoins de la garnison du Méchouar, il se préoccupait d’établir ses communications avec Oran. Par la route qu’il avait suivie, la distance était grande; il y avait plus de trente lieues; par la vallée de la Tafna, il n’y en aurait eu que dix, le surplus étant voyage de mer. C’est pourquoi, dès son arrivée en Afrique, il avait fait occuper, à l’embouchure de la rivière, le rocher de Rachgoun. Le 23 janvier, une reconnaissance de cavalerie fut poussée sans difficulté jusqu’au confluent de l’Isser et de la Tafna. Le 25, le maréchal quitta Tlemcen, laissé à la garde de la première brigade, avec une colonne forte de deux mille quatre cents hommes d’infanterie, de six pièces d’artillerie, des chasseurs d’Afrique, des cavaliers d’El-Mzari, et de ces mêmes coulouglis qui allaient se battre à côté des Français au nom desquels s’exerçait odieusement contre eux la rapacité de Lasry. Arrivée à l’Isser, sans avoir rencontré d’opposition, la colonne prit son bivouac; la nuit ne tarda pas à lui révéler, par des feux étages en grand nombre sur les deux rives de la Tafna, le voisinage de l’ennemi. Sans compter les Hachem et les Beni-Amer, qui étaient restés fidèles à la fortune de l’émir, Ben-Nouna, très influent dans ces parages, avait appelé à lui les Kabyles d’Oulaça et même les montagnards fanatiques du Bif marocain. Ils étaient accourus nombreux, ardens, décidés à barrer aux chrétiens la route de Bachgoun, car ils avaient deviné sans peine le dessein du maréchal. Le 26 au matin, les troupes françaises, sauf le 11e de ligne laissé sur la rive gauche de l’Isser avec les bagages, passèrent la rivière et manœuvrèrent de manière à débusquer l’ennemi des hauteurs et à le rejeter dans la plaine où l’attendaient les chasseurs d’Afrique. Un vigoureux élan des Douair, entraînés par Moustafa-ben-Ismaïl et soutenus par les coulouglis, rompit la ligne d’Abd-el-Kader, dont la gauche isolée disparut du champ de bataille; le centre refoulé dans la plaine, assailli, pris en flanc par les chasseurs, ne fit pas une longue résistance ; ses groupes dispersés cherchèrent un abri au-delà des escarpemens de la Tafna: mais le passage était difficile ; nombre de Marocains, surpris à ce moment par l’escadron turc du 2e chasseurs, furent sabrés ; un des leurs, un porte-drapeau, serré de près, sur le point d’être atteint, lança son cheval par-dessus la berge à pic ; le cheval et le cavalier roulèrent morts sur la grève, mais le drapeau, recueilli par un Arabe, ne tomba pas aux mains des infidèles. Pendant l’action, les Kabyles d’Oulaça, conduits par leur caïd Bou-Hamedi, avaient essayé sans succès de se jeter sur les bagages. Le combat fini, le maréchal voulut reconnaître lui-même la position qu’avaient occupée les troupes d’Abd-el-Kader, en avant de la gorge où s’enfonce la Tafna. De là il aperçut la rivière encaissée entre deux murailles de roc, et le chemin qui suit la rive droite constamment dominé df s deux bords. Il n’était pas possible d’engager des troupes dans un tel défilé, ni, par conséquent, de relier par cette voie si dangereuse Tlemcen et Rachgoun. Obligé de renoncer à son rêve, le maréchal résolut de se mettre le lendemain en retraite. Le 27, la colonne avait fait demi-tour lorsqu’elle fut assaillie tout à coup et violemment par des bandes nombreuses qui pendant la nuit avaient traversé la Tafna ; c’étaient des Marocains et des Kabyles arrivés depuis le combat de la veille. Les coulouglis, qui reçurent leur premier choc, furent rejetés sur le bataillon d’Afrique ; les chasseurs eux-mêmes eurent quelque peine à se dégager de la masse des assaillans. Après cette charge furieuse, le maréchal se préparait à prendre l’offensive à son tour, lorsqu’il vit l’ennemi cesser presque subitement son feu et rétrograder précipitamment vers la Tafna. Il eut bientôt l’explication de ce coup de théâtre ; c’était l’apparition du général Perregaux, qui. sur un ordre reçu du maréchal pendant la nuit, était venu de Tlemcen à sa rencontre. Menacé d’être pris entre les deux colonnes, Abd-el-Kader s’était hâté de se retirer. Le camp qu’il avait occupé ensuite dans une forte position défensive n’aurait pu être emporté qu’au prix d’un sanglant effort ; après l’avoir reconnu, le maréchal ne jugea pas à propos d’y sacrifier ses troupes. Il rentra, le 28 janvier, à Tlemcen, suivi à distance par un millier de cavaliers qui faisaient parler la poudre en poussant des clameurs de triomphe. En effet, pour les Arabes, Marocains et Kabyles, c’était celui qui se retirait qui était le vaincu, et la retraite de la colonne française leur semblait d’autant mieux une défaite qu’elle avait échoué dans son projet de pousser jusqu’à Rachgoun.

Les huit derniers jours que le maréchal Clauzel passa dans Tlemcen furent employés à réparer les défenses du Mechouar, à compléter son approvisionnement, malheureusement aussi à presser l’affaire de la contribution. A l’intimidation, aux menaces, avaient succédé les peines afflictives, l’emprisonnement, la bastonnade. Cependant les cris des victimes devinrent si violens et les murmures de l’armée si expressifs que le maréchal fut obligé de les entendre. Il commença par suspendre la perception, qui avait produit une valeur de 94,000 francs, partie en numéraire, partie en matières d’or et d’argent. Du numéraire, 29,000 francs furent employés à la solde des troupes, 6,000 versés au lieutenant trésorier de la garnison du Mechouar. Quelques jours après, à la veille de quitter Tlemcen, le maréchal voulut sauver au moins les apparences et couvrir d’une forme régulière ce qu’il s’était permis jusque-là d’arbitraire à la turque. Le 6 juillet, il signa un arrêté qui imposait aux habitans riches de Tlemcen un emprunt forcé de 150,000 francs, remboursables en quatre années, déduction faite des valeurs antérieurement recueillies pour la contribution. Plus tard, quand il eut vu l’indignation gagner la France entière, il fit annoncer dans le Moniteur algérien la restitution des sommes qui n’avaient pas été employées encore ; mais il ne lui fut pas accordé de réparer lui- ême l’iniquité de ses actes. Ce fut par un vote des chambres françaises que les spoliés reçurent l’équivalent, non de ce qu’ils avaient effectivement payé, mais de ce que les collecteurs déclaraient avoir perçu, au taux d’estimation, en recette.

Le 7 février, la colonne expéditionnaire quitta Tlemcen. Au lieu de regagner Oran par la route directe, le maréchal prit celle de Mascara. Pendant les trois premiers jours, la marche ne fut ralentie que par les accidens du terrain, qui devenaient de plus en plus ardus à mesure qu’on s’élevait plus haut dans les montagnes des Beni-Amer ; grâce aux travaux incessans du génie, ces obstacles furent heureusement tournés. Le 10, au moment où la colonne, inclinant au nord dans la direction d’Oran, allait s’engager dans une gorge connue sauf le nom de défilé de la Chair, parce que, au siècle dernier, les montagnards y avaient fait un grand carnage d’Espagnols, Abd-el-Kader parut avec quatre ou cinq mille hommes, cavaliers pour la plupart. Le général Perregaux, qui faisait l’arrière-garde, se retourna contre eux et les contint d’abord ; puis, par une savante disposition de son infanterie, à droite et à gauche du défilé, le long des crêtes, le maréchal, présentant alternativement une des deux pointes à l’ennemi, fit sa retraite par échelons, presque sans coup férir. Cette tentative de l’émir contre l’habile manœuvrier fut la dernière ; mais il y eut de ses Arabes qui donnèrent, la nuit suivante, aux soldats français une singulière leçon d’audace. Entièrement nus ou couverts seulement de feuilles de palmier nain, ils se glissèrent en rampant au travers des grand’gardes, non-seulement jusqu’au front de bandière, mais au centre même du camp, près de la tente du maréchal, et se retirèrent, après avoir mis tout le monde en alerte, emportant des fusils volés aux faisceaux d’une compagnie d’élite. Le 12 février, le corps expéditionnaire rentrait à Oran.

Ainsi se termina l’expédition de Tlemcen; militairement honorable pour le maréchal Clauzel, elle lui fit moralement le plus grand tort. L’armée en eut le ressentiment, et son jugement fut sévère. Retenu par sa haute situation, le duc d’Orléans n’eut qu’un mot, tristement significatif, sur ce séjour à Tlemcen « qui, malheureusement, ne fut point employé d’une manière utile pour la position morale et la considération de l’autorité française. » Le 17 février 1836, le lieutenant-colonel de Maussion, chef d’état-major de la division, écrivait d’Oran : « La dernière expédition aurait été très belle et très avantageuse, si le démon de l’argent n’était venu, sous la figure d’un juif d’Oran, souffler au maréchal l’idée que Tlemcen renfermait beaucoup de richesses. Il a frappé une contribution sur les juifs, sur les habitans qui étaient rentrés, et enfin sur les coulouglis et les Turcs, ceux même qui nous avaient appelés. Comme ces malheureux n’avaient pas d’argent, on a pris leurs bijoux, leurs effets, jusqu’à des titres de propriété, en prenant soin d’estimer le tout bien au-dessous de sa valeur. Beaucoup ont été arrêtés, quelques-uns battus ; puis, quand on a eu beaucoup tiré, un ordre du jour est venu annoncer qu’on leur rendait la contribution, et on leur a rendu, non ce qu’ils avaient donné, mais les sommes estimées. Tout a été assorti dans cette affaire : le montant de la contribution n’a jamais été officiellement déclaré ; aucun Européen n’a été admis à voir les objets apportés en paiement et à les acheter au besoin ; ni l’intendant, ni le payeur n’ont été appelés. Cette contribution sur les coulouglis a aliéné ces hommes qui étaient à nous ; et fait éloigner des tribus qui étaient prêtes à se soumettre. Elle a valu beaucoup d’argent à quatre personnes et en coûtera beaucoup à la France par la fâcheuse impression qu’elle a produite. » Le jugement de La Moricière était encore plus terrible. Voici ce que, vers la fin de l’année 1836, il écrivait à M. Napoléon Duchâtel, officier d’ordonnance du duc d’Orléans et membre de la chambre des députés : « Il est si pénible de voir la honte sous une gloire, l’opprobre à côté du talent, des guenilles sous un manteau d’or, que je ne pouvais me décider à formuler une opinion sur le maréchal. Avec ses antécédens, il s’était arrangé de manière que son nom résumait les idées de colonisation, de développement agricole et industriel, de soumission des populations de l’intérieur, etc. Tremblant, non sans quelque raison, de voir les mauvaises dispositions de la chambre, sachant que nous allions être attaqués, nous nous sommes tous pressés autour de notre chef, comme de bons soldats, ne nous apercevant pas que, parmi nos ennemis, il y en avait qui nous auraient tendu la main, si nous n’avions pas marché dans les rangs de l’armée de Verres. » Verres! quelle comparaison accablante! Le maréchal Clauzel n’en méritait sans doute pas l’ignominie ; mais c’était déjà trop qu’elle pût venir, sur son compte, à la pensée d’un honnête homme.


IV.

Le maréchal Clauzel, malgré sa déconvenue, n’avait pas renoncé au projet d’ouvrir une communication directe entre Tlemcen et la mer ; comme il n’avait pu y réussir en partant de Tlemcen, il retourna son plan et s’imagina que le succès serait meilleur en partant de Rachgoun. A peine revenu de Mostaganem, il prit la mer à Mers-el-Kébir, le 14 février, avec le général d’Arlanges, le colonel Lemercier, directeur des fortifications, et le directeur de l’artillerie. La reconnaissance qu’il fit de l’embouchure de la Tafna l’ayant confirmé dans son dessein, il donna l’ordre d’y construire le plus tôt possible un poste retranché; puis, de retour à Oran, comme il voulait inquiéter Abd-el-Kader dans une autre direction, il organisa en colonne mobile le 17e léger, le 11e et le 66e de ligne, le 2e de chasseurs d’Afrique et la cavalerie indigène, avec sept pièces de campagne et de montagne, sous les ordres du général Perregaux, et se hâta de partir pour Alger, d’où il comptait frapper sur les Arabes un coup terrible avant d’être privé du concours des régimens, dont le ministre de la guerre, toujours obsédé par la commission du budget, réclamait impérieusement le renvoi en France. Il emmenait avec lui les zouaves et les bataillons d’élite.

Dès le 23 février, le général Perregaux se mit en mouvement ; dans cette première sortie, il surprit les Gharaba dans la plaine du Sig et leur enleva des chevaux, des mulets et deux mille bœufs que les gens d’Oran accueillirent avec joie, car depuis quelque temps on y manquait de viande. Du 14 mars au 1er avril, la colonne mobile, habilement dirigée, fit une expédition dont les résultats furent les plus importans qu’on eût obtenus encore dans la province d’Oran, car elle amena, presque sans conflit, la soumission de la plaine et de la montagne au sud-est jusqu’aux abords de Mascara et, fait plus considérable encore, l’adhésion publique et l’assistance militaire de Sidi-el-Aridi, chef de la plus puissante et la plus riche des tribus qui occupaient la vallée du bas Chélif. Quand le général Perregaux parcourait le pays depuis l’Habra jusqu’à la Mina, quatre mille cavaliers des goums lui faisaient cortège et telle était sa popularité parmi les Arabes qu’Abd-el-Kader n’osa pas s’attaquer à lui. Leduc d’Orléans a rendu à la mémoire du général Perregaux ce noble témoignage : « Il réussit, parce qu’il sut employer avec énergie et talent la justice et la persévérance. Ce sont des armes dont on a rarement fait usage en Afrique ; elles exigent, pour être maniées avec succès, d’autres et de plus rares qualités que le courage et l’ambition. La colonne Perregaux était un modèle de bonne organisation : les transports étaient bien entendus, les marches bien réglées ; la nourriture du soldat avait été augmentée et adaptée au climat, par l’usage régulier du sucre, du café et un emploi plus fréquent du riz. En peu de jours et avec bien peu de moyens, le général Perregaux avait créé les élémens d’une puissance rivale de celle de l’émir ; ce n’est qu’après avoir terminé la conquête pacifique d’une contrée où il régnait par sa modération, par la discipline de ses troupes et par son intelligence des besoins du peuple arabe, qu’il rentra à Mostaganem. Son nom lui a survécu dans la province d’Oran comme en Égypte celui de Desaix. »

Dans la province d’Alger, il n’y avait pas lieu d’être aussi satisfait de l’état des affaires. Les Hadjoutes, cette hydre des marais du Mazafran, plus nombreux à mesure qu’on en tuait davantage, parce que de tous les coins de la montagne et de la plaine accouraient vers eux les belliqueux et les gens d’aventure, les Hadjoutes ne cessaient pour ainsi dire pas d’un jour leurs courses et leurs pilleries. Pendant la longue absence du maréchal Clauzel, le général Rapatel, commandant de la division d’Alger, avait envoyé contre eux à diverses reprises des expéditions qui sabraient ceux qu’elles pouvaient atteindre, brûlaient des gourbis, fouillaient le bois des Karésa, ramassaient du bétail qu’elles perdaient en grande partie au retour, parce que, mal guidées, égarées dans les broussailles, arrêtées par les marécages, elles piétinaient sans parvenir à retrouver le bon chemin. Ce fut le cas d’une colonne partie de Boularik, le 31 décembre 1835 et qui rentra au camp deux jours plus tard, après avoir passé le premier jour de l’an 1836 à errer à travers les débordemens de la Chiffa vingt-quatre heures durant, presque sans halte. Elle était commandée par le général Desmichels, l’auteur de ce déplorable traité dont les suites étaient si funestes ; il avait obtenu d’être renvoyé en Afrique, mais le maréchal Clauzel, par un juste sentiment des convenances, n’avait pas voulu l’employer dans la province d’Oran.

Rentré à Alger, le 19 février, le maréchal y reçut, le 5 mars, une visite qui n’était pas pour lui être agréable. Mécontent de n’avoir pas vu arriver en France les régimens qui devaient quitter l’Afrique, le maréchal Maison, ministre de la guerre, avait dépêché un officier de son état-major, le lieutenant-colonel de La Rue, avec l’ordre de presser l’embarquement des troupes et de ne revenir qu’après avoir vu de ses yeux le dernier détachement en mer. Tout ce que put obtenir le gouverneur-général, ce fut un dernier délai qui lui permît d’entreprendre une opération dont il attendait, pour la province d’Alger, un effet pareil à celui qu’il s’imaginait avoir produit par l’expédition de Tlemcen dans la province d’Oran; il n’y allait pas de moins que de la soumission de Médéa et de Miliana. Au mois de mars 1836, il lui plaisait de se retrouver sur le même terrain et avec la même confiance qu’au mois de novembre 1830.

Qu’était devenu cependant Mohammed-ben-Hussein, ce vieux Turc qu’il avait naguère, dans son propre palais, avec tant d’appareil, investi du titre de bey de Médéa? de Boufarik, où il s’était d’abord dissimulé prudemment, Mohammed avait réussi par un long détour à travers la montagne, à gagner les environs de sa prétendue capitale ; mais ses sujets ayant refusé de le recevoir, il était allé chercher un asile dans le voisinage, chez les Hacem-ben-Ali, dont le cheikh était le père d’une de ses femmes. Menacé par les gens de Médéa, le malheureux bey ne se crut pas en sûreté sous la tente de son beau-père ; il lui fallut trouver une retraite moins facile à surprendre. On connaît ces greniers souterrains que nous nommons vulgairement silos, que les Arabes nomment aussi matmores ; ce fut dans une de ces excavations que Mohammed s’enfouit, n’osant pas en sortir de jour, et il y demeura de la sorte pendant cinq mois. Aux alentours, chez ses amis même, il n’était plus désigné que sous le nom du bey Bou-Matmore. Averti du rôle misérable et ridicule que jouait ce protégé de la France, le maréchal Clauzel avait résolu de relever, par une démonstration éclatante, son prestige.

Le 29 mars, une forte colonne expéditionnaire se réunit à Boufarik; elle était composée des zouaves qui venaient d’être portés à deux bataillons, sous les ordres de La Moricière, nommé lieutenant-colonel, du 3e bataillon d’infanterie légère d’Afrique, du 2e léger, du 13e et du 63e de ligne, des spahis réguliers et irréguliers, du 1er régiment de chasseurs d’Afrique, de deux batteries, dont une de montagne, et de cinq compagnies de sapeurs ; l’effectif de ce petit corps d’armée était de 5,000 hommes de pied et de 1,200 chevaux. Le général Rapatel, sous la direction du maréchal, en avait le commandement ; les généraux Desmichels et Bro étaient à la tête des brigades. Le 30 mars, l’expédition quitta Boufarik ; le lendemain, au point du jour, elle atteignit Haouch-Mouzaïa, la ferme de l’Agha, dont il ne restait plus que l’enclos, les bâtimens d’habitation étant tombés en ruine. Le maréchal y laissa, sous la garde de 400 condamnés militaires, à qui des armes avaient été rendues pour la circonstance, son convoi, son ambulance et la plupart des voitures d’artillerie. Il n’en garda que douze avec deux prolonges du génie ; celles-là, il était décidé à les hisser jusqu’au sommet de l’Atlas. Déjà, dans sa marche sur Mascara, il avait voulu, en prouvant que les Français, avec leur encombrant et lourd matériel, pouvaient passer partout, frapper l’imagination des Arabes ; mais la démonstration n’avait pas été faite jusqu’au bout, et, malgré les efforts héroïques du génie, canons, caissons, fourgons et prolonges étaient demeurés en route. Après une courte halte, à huit heures du matin, les troupes combattantes s’engagèrent dans la montagne, les zouaves en tête, suivis du 2e léger et du 3e bataillon d’Afrique. La veille, il n’y avait eu qu’un engagement assez vif, mais court, au passage de la Chiffa; ce jour-là, le feu de l’ennemi ne cessa pas jusqu’au soir. Comme les sapeurs avaient fort à faire pour ouvrir sur les rampes une route carrossable, la tête de colonne dut s’arrêter au plateau connu depuis l’expédition de 1830, sous le nom de plateau du Déjeuner. Le lendemain, 1er avril, elle reprit sa marche, en se portant sur les hauteurs de gauche. Pour aborder le Tenia-de-Mouzaïa, il n’y avait qu’une seule tactique enseignée par le terrain même. On ne pouvait pas, sans s’exposer à subir des pertes énormes, atteindre directement le col par un sentier qu’un ravin profond comme un abîme côtoyait d’un côté et qu’une suite de pitons boisés commandait de l’autre. C’étaient ces pitons disposés irrégulièrement en arc de cercle qu’il fallait enlever successivement jusqu’au dernier, au pied duquel s’ouvrait l’étroit passage. Au commandement du général Bro, les zouaves et les zéphyrs à gauche, le 2e léger un peu plus à droite, se mirent à l’escalade ; sur le sentier inférieur, le 13e de ligne suivait le mouvement. Il fallut gagner du terrain pied à pied; la nuit venait; l’avant-garde n’était plus qu’à 300 mètres du col ; clairons sonnant, tambours battant, un dernier effort la porta jusqu’au but; le col était conquis. Le maréchal y établit son quartier-général au milieu des troupes d’infanterie qui étaient échelonnées de part et d’autre à la naissance des deux versans. Elles y soutinrent, deux jours durant, les attaques acharnées des Kabyles ; pendant ce temps, au bruit de la fusillade répondaient les coups de pic et les coups de mine ; le génie avançait lentement, luttant contre le roc, comblant les ravines, aplanissant les obstacles, frayant la route à l’artillerie qui s’élevait derrière lui de rampe en rampe. Enfin, le 5 avril, les derniers lacets l’amenèrent au niveau du col. En cinq jours, les sapeurs du colonel Lemercier avaient ouvert dans le flanc de la montagne 15 kilomètres 1/2 de voie carrossable. Le soir, à 960 mètres de hauteur, les pièces de campagne saluèrent l’accomplissement de cette œuvre gigantesque et les échos de l’Atlas en propagèrent jusqu’aux douars les plus éloignés la terrifiante nouvelle. Sur un rocher du Ténia, au bord de la route, on put lire cette inscription gravée par les soldats : Maréchal Clauzel (1830-1836.)

Quand, à Médéa, on avait appris que les Français étaient maîtres du défilé, les hadar avaient pris peur et quitté la ville ; alors le bey Matmore, tiré de sa cave et escorté de quelques amis, y avait été reçu par les coulouglis. Pour faire en sa faveur une démonstration et donner confiance à ses partisans, la lutte ayant cessé, le h avril, autour du col, le maréchal avait fait descendre à Médéa, ce jour-là même, le général Desmichels avec toute la cavalerie, le 62e et deux pièces de montagne. Le général fut frappé du triste aspect de cette ville abandonnée, dont les rares habitans, juifs et coulouglis, sombres et craintifs, ne donnèrent, à son arrivée, aucun signe d’allégresse. Mohammed aurait souhaité qu’il demeurât quelques jours auprès de lui ; mais, ses instructions ne lui permettant pas de prolonger son séjour à Médéa, le général Desmichels en repartit, le 5, après avoir donné aux coulouglis six cents fusils et cinquante mille cartouches. Arrivé au bois des Oliviers, il y rencontra le général Rapatel, qui lui apportait l’ordre de châtier la tribu des Ouzra, la plus turbulente de celles qui avaient méconnu et insulté le bey protégé de la France. Le lendemain, de concert avec Mohammed, qui vint accompagné des coulouglis et d’un petit goum de cavaliers arabes, l’exécution fut faite, le feu mis dans les douars, le bétail enlevé. Le 27, le général reprit le chemin du col ; le soir même, toute la colonne expéditionnaire bivouaquait autour de Haouch-Mouzaïa ; le 9, les troupes qui l’avaient composée rentraient dans leurs cantonnemens. Leurs pertes s’élevaient à 300 hommes tués ou blessés.

En fait, quel était le résultat de cette opération de guerre ? Pour en bien juger, il faut se reporter à six années en arrière et la comparer à l’expédition de novembre 1830. Alors, comme en 1836, le maréchal Clauzel, parti avec l’espoir de pousser jusqu’à Miliana, n’avait pas étendu son action plus loin que Médéa ; mais, en 1830, il avait laissé dans Médéa une garnison française, tandis que, en 1836, il abandonnait le bey Mohammed à lui-même ; entre les deux expéditions, presque semblables d’ailleurs, la comparaison était donc plutôt en faveur de la première. Était-ce la faute du maréchal ? Non pas tant de lui que du ministre de la guerre et des chambres, qui lui refusaient le temps et les moyens, non pas seulement d’étendre, mais même d’affermir, sur le terrain déjà conquis, la domination française. Pendant que les régimens qu’on lui réclamait avec tant d’âpreté prenaient la mer pour rentrer en France, il s’embarqua lui-même, le 14 avril, laissant au général Rapatel le commandement par intérim. Il allait à Paris soutenir, devant le gouvernement, les chambres et l’opinion publique, la cause de l’Algérie.


V.

Au moment où le maréchal Clauzel quittait Alger, le général d’Arlanges, dans la province d’Oran, était en marche pour l’embouchure de la Tafna. Après l’heureuse expédition du général Perregaux, qui n’avait reçu du maréchal qu’une mission temporaire, le commandant de la division d’Oran était rentré dans la plénitude de ses attributions. Comme il avait reçu l’ordre d’établir le plus promptement possible un poste retranché sur la côte, en face de l’îlot de Rachgoun, il avait hâté ses préparatifs. Le général Perregaux lui avait rendu ses troupes, le 1er avril ; le 7, il était en état de partir. La colonne qu’il avait formée comprenait : deux bataillons du 17e léger, un bataillon du 47e, un bataillon du 66e, le 1er bataillon d’infanterie légère d’Afrique, deux compagnies de sapeurs, trois escadrons du 2e chasseurs d’Afrique, 200 Douair et Sméla, quatre pièces de campagne et quatre de montagne ; mais, comme les effectifs étaient très réduits, l’ensemble ne donnait pas plus de 3,200 hommes. Avec une si faible colonne, il aurait fallu marcher vite, prévenir l’ennemi aux passages difficiles, ne lui pas donner le temps de réunir ses forces; mais la chaleur commençait à se faire sentir, le général d’Arlanges, très attentif à la santé de ses troupes, voulait les ménager; il ne fit d’abord que de petites étapes; il perdit trois jours à ouvrir une route dans les ravins du mont Tessala et à vider les silos des Beni-Amer ; bref, après sept jours de marche, il n’était encore arrivé qu’à l’Oued Ghazer. Ce fut là qu’il aperçut pour la première fois l’ennemi.

Le général d’Arlanges était, dans toutes les nuances du mot, un très brave homme, allant au feu comme pas un ; il avait été un excellent colonel; jamais on ne vit régiment mieux administré que le sien. Quand le maréchal Clauzel lui avait enlevé momentanément la disposition de ses troupes pour les confier au général Perregaux, il avait été très froissé; mais entre les deux, le maréchal, bon juge, avait reconnu que celui-ci possédait mieux l’art de conduire une colonne. Le lieutenant-colonel de Maussion, chef d’état-major de la division d’Oran, aimait et estimait son général, mais il connaissait bien ses défauts : « Le général d’Arlanges, disait-il, est un brave homme, plein de sens et de jugement, mais qui comprend très lentement, de sorte qu’il est impropre à la bataille, où il faut voir vite. Comme il est très brave et plein d’ardeur, il court alors à droite et à gauche au milieu des balles ; mais il ne sait pas faire mouvoir les troupes à propos. Avec beaucoup de droiture et de courage, il est craintif et caporal, n’osant rien prendre sur lui dans une position où il faut beaucoup oser. » Tel était l’homme qui, à dater du 15 avril, allait avoir en face de lui Abd-el-Kader.

Ce jour-là, dès l’aube, la colonne avait quitté le bivouac de l’Oued-Ghazer; elle montait lentement les pentes du Dar-el-Atchoun, quand, vers sept heures, des cavaliers arabes se montrèrent en grand nombre sur sa gauche. Moustafa-ben-Ismaïl, qui avait l’instinct de la guerre et surtout l’expérience de cette guerre-ci, courut au général et le pressa d’engager, l’action en lui disant qu’il était dangereux de s’aventurer dans la montagne avant d’avoir infligé une sévère leçon à l’ennemi. Éconduit sans avoir pu se faire écouter, mais de plus en plus assuré du péril prochain, Moustafa ne put pas se contenir ; il entraîna ses Douair à la charge ; ils n’étaient que 200 ; l’ennemi, infiniment plus nombreux, les enveloppa. Pouvait-on les laisser périr? Bien malgré lui, le général d’Arlanges envoya pour les dégager les chasseurs d’Afrique ; mais ceux-ci eurent besoin d’être soutenus à leur tour; il fallut envoyer le 17e léger, puis le 47e, puis bataillon par bataillon, toute l’infanterie. Encore plus ardens que la cavalerie arabe, les fantassins kabyles se battaient avec rage; ils couraient sur les canons, se jetaient sur les baïonnettes ; ils relevaient sous la mitraille leurs blessés et leurs morts. Quand ils s’arrêtèrent enfin, vers midi, épuisés de fatigues, ils s’éloignèrent lentement; ces vaincus ne pensaient qu’à prendre leur revanche, ils n’étaient pas en déroute. Aussi, lorsque le général d’Arlanges, après quelques heures de repos, donna l’ordre de reprendre la marche, Moustafa le supplia d’attendre encore, sur ce champ de bataille dont les détails lui étaient désormais familiers, l’occasion prochaine d’un combat décisif; alors l’ennemi, de nouveau battu, écrasé, serait définitivement réduit à l’impuissance, alors la colonne française pourrait sans inquiétude prendre possession de la Tafna : « Si tu parviens à dompter ici l’ennemi, disait Moustafa, alors seulement tu seras libre de tes mouvemens ; si tu ne peux le détruire ici, estime-toi heureux de ne l’avoir pas rencontré dans ces défilés qui se refermeront sur toi ; » et, joignant l’action à la parole, se jetant à bas de son cheval, le vieux guerrier, que nul au monde n’aurait pu soupçonner de faiblesse, s’étendit en travers du chemin, devant le général. La marche fut reprise sans être inquiétée ; les craintes de Moustafa parurent d’abord chimériques ; le soir, la colonne bivouaqua au bord de la Tafna; le lendemain, 16, elle suivit la rive droite du cours d’eau jusqu’à l’embouchure. A peine avait-elle commencé à s’y établir qu’elle était déjà bloquée; les prédictions de Moustafa s’accomplissaient; les défilés s’étaient refermés sur elle.

Le général d’Arlanges eut d’abord quelque peine à le reconnaître ; cependant il comprit la nécessité de se fortifier au plus vite. Dès le 17 avril, cinq cents hommes furent employés aux terrassemens ; le 20, le colonel du génie Lemercier, venu d’Oran par mer, prit la direction des travaux ; là où le maréchal Clauzel avait cru qu’il suffirait d’un fossé, d’un parapet et de deux blockhaus, le génie eut à construire un camp fortement retranché, avec tête de pont sur la rive gauche. Il n’y avait plus d’illusion à se faire ; le blocus était complet et rigoureux. La cavalerie envoyée, sous la protection d’un bataillon, au fourrage, était inquiétée chaque matin et de plus en plus resserrée dans le champ de ses recherches. Enfin, voulant éprouver la force du cercle qui l’enserrait, le général prit la résolution de faire une reconnaissance sur la rive gauche de la Tafna.

Le 24, à huit heures du soir, quinze cents hommes d’infanterie passèrent la rivière à gué; le 25, à deux heures du matin, le général les rejoignit avec toute la cavalerie et huit pièces de canon, dont les munitions furent partiellement mouillées pendant le passage. La marche, indiquée sur deux colonnes, fut contrariée par l’obscurité de la nuit, il fallut attendre l’aube. On aperçut alors quelques vedettes qui s’enfuirent aux premiers coups de fou dans la direction d’un petit monument qui était le marabout de Sidi-Yacoub. On les suivit ; à droite marchaient le 47e et les zéphyrs, sous le commandement du colonel Combe ; à gauche, le 17" léger et le 66e sous les ordres du colonel Corbin. Arrivé à la hauteur du marabout, à deux lieues environ de la Tafna, le général d’Arlanges fit battre le terrain en avant des colonnes par les Douair de Moustafa et les spahis du 2e chasseurs; mais ces éclaireurs s’étendirent trop loin, s’éparpillèrent et disparurent bientôt cachés par les accidens du sol. Les trompettes eurent beau rappeler, cinq quarts d’heure s’écoulèrent avant qu’on les vît revenir serrés de près par les cavaliers de l’émir ; Abd-el-Kader était là. Pendant ce temps, le pays qui paraissait inhabité deux heures auparavant, s’était insensiblement peuplé; des groupes de Kabyles armés se montraient autour des colonnes ; entre eux et les flanqueurs avait commencé la fusillade.

Le général d’Arlanges ordonna la retraite; les deux colonnes réunies firent demi-tour. A peine s’étaient-elles mises en mouvement que de toutes les gorges, de tous les ravins, s’élancèrent des bandes hurlantes. Du mamelon de Sidi-Yacoub partait un feu nourri. Le général, suspendant la marche, donna l’ordre de le faire occuper par les tirailleurs de l’arrière-garde ; ils furent repoussés, les compagnies détachées pour les soutenir furent repoussées à leur tour, un demi-bataillon du 67e réussit à s’élever, la baïonnette en avant, jusqu’au marabout, mais ne parvint pas à s’y maintenir. Les Kabyles, acharnés à sa suite, se précipitèrent sur la pente : ni les obus, ni la mitraille qui trouaient leurs rangs pressés ne les arrêtèrent. Ils étaient déjà sur les pièces, quand une charge des Douair, enlevés par Moustafa, debout sur ses étriers, les fit reculer enfin. Dans ce conflit, le général d’Arlanges, qui était au plus fort de la mêlée, reçut une balle à la tête ; le lieutenant-colonel de Maussion, son chef d’état-major, le capitaine de Lagondie, son aide-de-camp, furent blessés à côté de lui. Par droit d’ancienneté, le colonel Combe prit le commandement. À ce moment critique, Moustafa signala, derrière la foule ennemie, un guidon noir de forme triangulaire qui, passant de la droite à la gauche, s’éloignait dans la direction du camp : « c’est, dit-il, au colonel, le drapeau de l’émir; il est là ; il veut nous couper la retraite ; il n’y a pas un instant à perdre. » Renonçant à tout retour offensif, le colonel Combe fît mettre au bord d’un ravin toutes les pièces en batterie, et, sous la protection de leur feu, la marche en arrière fut reprise ; mais bientôt les munitions manquèrent ; les gargousses, mouillées au passage de la Tafna, ne pouvaient plus servir. Ce furent les charges de la cavalerie qui suppléèrent à la mitraille. La colonne reculait lentement ; elle mit quatre heures à faire les deux lieues qui séparaient du camp le marabout de Sidi-Yacoub. A mesure qu’elle gagnait du terrain, les attaques de l’ennemi redoublaient de violence; plus ardent qu’au combat de Dar-el-Atchoun, plus acharné qu’à la Macta même, c’était le souvenir de cette grande journée qu’il aurait voulu égaler par un aussi éclatant triomphe ; et quand il vit près de lui échapper la proie qu’il poursuivait depuis le matin, son dernier effort fut terrible. A travers les lignes rompues des tirailleurs, Arabes et Kabyles se jetèrent sur les baïonnettes ; quelques-uns bondirent au milieu de la colonne jusqu’aux pièces de canon, qu’ils saisissaient par l’affût, par les roues, luttant avec les artilleurs corps à corps. De tous ceux qui avaient pénétré dans ce cercle de fer aucun ne sortit vivant. Enfin, à une heure, la colonne atteignit la tête de pont ; pendant la lutte opiniâtre qu’elle venait de soutenir, le camp avait été attaqué, mais avec moins de vigueur. Les troupes françaises avaient éprouvé une grave perte : quarante morts, trois cents blessés. C’était plus que n’avaient coûté les expéditions de Mascara et de Tlemcen ensemble ; les quatre journées de lutte au col de Mouzaïa n’avaient pas coûté davantage.

Les pertes de l’ennemi avaient dû être bien plus grandes ; mais il triomphait, il se proclamait vainqueur, et les têtes des vaincus, promenées parmi les tribus, attestaient sa victoire. L’effet de cette journée sur les imaginations arabes fut immense; en un moment tous les résultats acquis un mois auparavant par l’habile opération du général Perregaux s’évanouirent. Toute la vallée du Chélif reconnut l’autorité d’Abd-el-Kader ; le bey Ibrahim et son agha El-Mzari furent rejetés de Mazagran dans Mostaganem ; d’Oran au camp du Figuier les communications menacées par les Gharaba n’étaient plus sûres. A la Tafna, le colonel Lemercier multipliait les ouvrages de défense. Le 29 août, le général d’Arlanges reçut d’Abd-el-Kader ce défi hautain : « Le commandant des croyans au général d’Oran : Salut à celui qui doit se convertir. Les menteurs t’ont fait croire qu’il n’y a plus de sultan. Tu es sorti pour gouverner le pays des Arabes : voici le sultan qui se présente pour te combattre, et tu as reculé. Ce n’est pas l’usage chez les rois et c’est une grande honte, car ton armée est réunie et ton camp est établi. C’est une faiblesse de ta part. Vous ne m’avez battu autrefois que par ruse, avant que j’eusse pu réunir mes forces ; cela ne peut passer aux yeux du monde pour une victoire. Maintenant sors pour me combattre et réponds-moi sur tes projets. » Le jour où le général d’Arlanges reçut cette provocation qui demeura sans réponse, les troupes, déjà réduites à la demi-ration, n’avaient plus que pour deux jours de vivres; depuis plus d’une semaine, la mer furieuse ne permettait plus au camp de communiquer avec Rachgoun; elle se calma enfin, des approvisionnemens arrivèrent, même du foin pour la cavalerie, car il n’était plus possible d’aller au fourrage. Une nuit, Moustafa voulut s’évader et regagner Oran à travers la montagne, mais il fut arrêté par l’ennemi et forcé de rentrer dans la place ; il fallut embarquer les chevaux des Douair.

Quand les nouvelles du combat de Sidi-Yacoub arrivèrent en France, elles y produisirent l’impression d’une seconde Macta; ministres et députés, amis ou ennemis de l’Afrique, tous se rencontrèrent dans une pensée commune : la revanche. Ordre fut envoyé, par le télégraphe, aux commandans des divisions militaires riveraines de la Méditerranée, de faire partir au plus vite, le 23e et le 24e de ligne de Port-Vendres, le 62e de Marseille. Le commandement de cette division fut donné au maréchal de camp Bugeaud. Le 6 juin, le général et ses troupes débarquaient à l’embouchure de la Tafna ; le même jour, le général d’Arlanges, relevé de son poste, s’embarquait pour Oran.


VI.

Nouveau venu en Afrique, à l’âge de cinquante-deux ans, le général Bugeaud y apportait deux idées profondément enracinées dans sa tête : l’une, que la prise d’Alger avait été le commencement d’une mauvaise affaire ; l’autre, que la guerre, telle qu’on la faisait en Algérie, était une guerre mal faite. Dès le lendemain de son arrivée, il réunit les chefs de corps et leur tint ce petit discours : « Messieurs, je suis nouveau en Afrique, mais, selon moi, le mode employé jusqu’ici pour poursuivre les Arabes est défectueux. J’ai fait de longues campagnes en Espagne ; or, la guerre que vous faites ici a une grande analogie avec celle que nous avions entreprise, en 1812, contre les guérillas. Vous me permettrez d’utiliser l’expérience que j’ai acquise à cette époque. C’est ainsi que je suis d’avis de supprimer les fortes colonnes et de nous débarrasser de cette artillerie, de ces bagages encombrans qui entravent nos marches et nous empêchent de poursuivre ou de surprendre l’ennemi. Nos soldats, comme les soldats de Rome, doivent être libres de leurs mouvemens et dégagés; il faut, à tout prix, alléger le poids qui les surcharge. Nos mulets, nos chevaux porteront les vivres et les munitions, et les tentes leur serviront de bâts et de sacs. Alors nous serons à même de traverser les montagnes, les torrens, sans laisser derrière nous les bagages. » C’était le programme d’une nouvelle tactique ; les vieux africains s’en scandalisèrent et chargèrent le colonel Combe de porter au général leurs objections collectives. Quoi ! supprimer l’artillerie, quand il est d’expérience que c’est le canon qui donne confiance au soldat ! Le général écouta le colonel, mais ne se rendit pas à ses raisons. Sauf les batteries de montagne, dont le matériel se porte à dos de mulet ou de chameau, toute l’artillerie fut embarquée avec ses voitures et celles de l’intendance, caissons, fourgons, prolonges, etc. « Le général Bugeaud, écrivait le lieutenant-colonel de Maussion, a de la vigueur et de l’impérieux, ce qui est bien important ici où la douceur du général d’Arlanges et l’indifférence du maréchal Clauzel, pour tout ce qui ne le touche pas personnellement, ont laissé germer bien de l’indiscipline dans les hauts grades. Le général Bugeaud est, d’ailleurs, assez appuyé pour nous débarrasser de quelques officiers supérieurs dont la pusillanimité entrave tout et décourage tous les soldats. On croit dans ce monde que la bravoure est une chose commune et brutale ; on se trompe fort : elle est rare et raisonnée. Il n’y a rien de plus brave qu’un honnête homme. » Duvivier, un autre bon juge, disait pareillement : « Il y a des officiers qui ne sont jamais braves : ils sont très rares ; d’autres sont braves un jour, et ne le sont pas l’autre : c’est la majeure partie ; d’autres sont braves tous les jours et à toute heure : c’est la minorité, c’est le nerf et la gloire des régimens devant l’ennemi. »

Le camp de la Tafna laissé à la garde du commandant du génie Perraud, avec une garnison de douze cents hommes, composée du bataillon d’Afrique et des malingres des régimens, le général Bugeaud se mit en marche, le 11 juin à onze heures du soir; il emmenait dix bataillons d’infanterie, d’un effectif total de cinq mille cinq cents baïonnettes, quatre cents sabres, dix obusiers de montagne et trois cents chevaux ou mulets de bât portant six jours de vivres. Comme il était faible en cavalerie, il avait résolu d’aller chercher du renfort à Oran. Abd-el-Kader, qui l’attendait sur la route de Tlemcen, perdit du temps avant d’avoir pu retrouver sa piste, de sorte que, malgré le désordre et la lenteur d’une marche de nuit à travers les accidens et les broussailles d’un terrain mal connu, les coureurs arabes ne rejoignirent que le 12, à neuf heures du matin, les colonnes françaises. L’émir, qui était campé la veille sur l’oued Sinane, parut avec quelque quinze cents cavaliers ; mais l’engagement qui suivit ne passa pas les proportions d’une escarmouche. A partir de ce moment, l’ennemi ne se montra plus ; le 17 juin, sans combat, mais non sans fatigue, la colonne atteignit les environs d’Oran. La chaleur était forte ; à l’exception du 17e léger et du 47e de ligne acclimatés en Algérie, les troupes étaient harassées ; et pourtant les marches avaient été courtes, les haltes fréquentes, les bivouacs bien choisis.

Dans un rapport adressé au ministère de la guerre, le général Bugeaud écrivait : « Il faut, pour commander les régimens, les bataillons et les escadrons en Afrique, des hommes vigoureusement trempés au physique et au moral. Les colonels et les chefs de bataillons un peu âgés, chez qui la vigueur d’esprit et de cœur ne soutient pas les forces physiques, devraient être rappelés en France, leur présence ici est beaucoup plus nuisible qu’utile. Ce qu’il faut aussi pour faire la guerre avec succès, ce sont des brigades de mulets militairement organisés, afin de ne pas dépendre des habitans du pays, de pouvoir se porter partout avec légèreté, et de ne pas charger les soldats comme on le fait, de manière à les rendre impropres au rude métier qui leur est réservé, sur un sol aussi âpre et sous un climat aussi brûlant. Beaucoup succombent sous le poids, et les plus forts ont besoin d’être conduits avec une lenteur telle qu’il est impossible de faire de ces mouvemens rapides qui seuls peuvent donner des succès. Des mulets militairement organisés me paraissent être la meilleure base de la guerre en Afrique; j’ai calculé qu’il en faudrait quatre-vingts par mille hommes ; ils porteraient dix mille rations ; les soldats auraient dans de petits sacs une réserve de quatre jours ; ce serait donc quatorze jours de vivres, ce qui est très suffisant pour les campagnes que l’on peut faire dans ce pays, car elles doivent être de courte durée, si l’on ne veut pas perdre tous ses soldats. Si l’on veut continuer l’occupation de l’Afrique, il faut prendre les moyens nécessaires pour réussir, et ce sera faire économie d’hommes et d’argent. Ce sont les demi-moyens qui ruinent. Il faut être forts ou s’en aller. Surtout il faut n’envoyer que des soldats robustes, car tous les faibles périssent, et que ces soldats soient commandés par des officiers jeunes et énergiques. Les régimens qui sont depuis deux ou trois ans dans ce pays commencent à être bons, mais aussi leur effectif est bien réduit : le 17e léger en est là ; entré il y a sept mois en Afrique avec seize cents hommes, il n’en a pas neuf cents dans le rang, mais ces neuf cents sont bons. Les trois beaux régimens que j’ai amenés deviendront bons aussi, mais ce ne sera qu’après avoir perdu deux ou trois cents hommes faibles au physique et au moral. Il faut convenir que l’apprentissage coûte un peu cher. »

Après avoir donné à ses troupes deux jours de repos, le général Bugeaud se remit en campagne, le 19 juin. Sa colonne, accrue de huit cents chevaux des chasseurs d’Afrique et des auxiliaires, escortait un grand convoi de ravitaillement pour Tlemcen, un troupeau de bœufs, cinq cents chameaux et trois cents mulets, chargés de munitions et de livres. Il n’y eut d’engagement sérieux que le 24, entre l’Amighier et le Safsaf; ce jour-là l’émir attaqua franchement la colonne. Ce fut une belle rencontre de cavalerie ; les chasseurs d’Afrique chargèrent d’abord, puis Moustafa « qui, selon son habitude, dit dans son rapport le général Bugeaud, chassait le sanglier avec ses Douair, est arrivé fort à propos sur le flanc de l’ennemi, pendant que nous le poussions de front. La déroute alors a été complète. » Après ce combat, le capitaine Cavaignac, le bey de Tlemcen Moustafa-ben-el-Moukalled, les chefs des hadar et des juifs tinrent sur le Safsaf au-devant du général. Depuis quatre mois que le capitaine Cavaignac tenait dans le Méchouar, il n’avait pas été sérieusement attaqué, mais la garnison et les habitans de la ville avaient beaucoup souffert du blocus établi autour d’eux par Abd-el-Kader ; il avait fait venir dans la campagne environnante jusqu’à cent vingt mille têtes de bétail qui avaient dévoré toutes les récoltes. Mais si, dans la garnison du Méchouar, les corps étaient amaigris et les visages hâves, il y avait, dans les âmes soutenues par la fermeté stoïque du capitaine Cavaignac, une énergie militaire qui faisait contraste avec certaines défaillances dont la colonne amenée par le général Bugeaud avait donné de fâcheux témoignages. « Nos affaires. écrivait le lieutenant-colonel de Maussion, chef d’état-major, sont en assez bon train, malgré la triste composition de notre colonne de conscrits commandés par des pleureurs. En faisant de trois à cinq lieues par jour, nous avions toujours en arrière un cinquième de notre monde. »

Dans son rapport au ministre de la guerre, le général Bugeaud était plus explicite : « j’arrive à Tlemcen après cinq jours de marche ; j’ai fait des haltes fréquentes; partout où il y avait de l’eau, je restais deux heures ou je couchais, et, malgré cela, à deux jours d’Oran, j’ai dû renvoyer près de trois cents hommes qui ne pouvaient plus marcher. Depuis, mes cacolets et mes chameaux se sont encore couverts d’officiers et de soldats. Les nouveaux régimens sont détestables pour faire cette guerre; le 24e a été celui dont j’ai été le plus mécontent. Il a été très démoralisé : c’était presque du désespoir ; quatre hommes se sont suicidés dans une marche de quatre lieues. Cette maladie venait d’en haut. J’ai réuni les officiers, je les ai harangués en présence des soldats, j’ai discuté leurs plaintes à haute voix, je leur ai prouvé qu’aucune n’était fondée; enfin quittant le ton de la discussion, je leur ai dit que leurs plaintes sur le sort du soldat dissimulaient mal l’affaissement de leur moral, que les soldats ne se seraient pas plaints si eux-mêmes n’en avaient donné l’exemple. Le lieutenant-colonel a eu la maladresse de me reprocher les fatigues de la journée du 12, qui était un jour de combat. Il me faisait beau jeu ; je lui ai répondu comme il le méritait. Si pareille chose se renouvelait, j’ôterais le commandement aux deux chefs supérieurs, et je le leur ai dit à huis clos. Je suis entré dans ces détails, monsieur le maréchal, pour vous corroborer dans l’opinion que vous avez sans doute déjà, qu’il faut pour l’Afrique des troupes constituées tout exprès et se sentant commandées par de jeunes chefs, ardens et vigoureux. Quelques jeunes gens se sont distingués en Afrique; si vous conservez cette fâcheuse conquête, il faut les avancer et leur donner le commandement des régimens d’abord, des colonnes plus tard. » Le rapport se terminait par un grand éloge des Douair : « j’en suis extrêmement content : ce sont d’intrépides et habiles cavaliers. Ils sont évidemment supérieurs à notre cavalerie pour éclairer, tirailler et combattre dans les terrains difficiles. Moustafa, leur chef, est un homme respectable et de très bon conseil ; il y a d’autres chefs qui sont aussi fort recommandables par leur bravoure et leur intelligence. Il serait juste et politique de faire un bon traitement à ces hommes qui servent si bien notre cause. »

D’esprit tout positif, le général Bugeaud n’avait pas l’imagination poétique. Tlemcen ne lui parut pas mériter la réputation charmante qu’on avait faite à son site. « Ce pays tant vanté, disait-il, est une petite oasis qu’on trouve avec plaisir après avoir traversé les trente lieues de désert stérile, incultivable, qui la séparent d’Oran ; mais, en même temps, on est étrangement surpris de voir quelque chose de si peu semblable au portrait oriental qu’on nous en avait fait. Tlemcen est un monceau de vilaines ruines; c’est un amas de petites cabanes carrées, dont il ne reste plus que les quatre murailles plus ou moins dégradées; une petite partie est encore debout et n’en est pas plus belle. Elle recèle quatre ou cinq mille Maures, juifs ou coulouglis, qui ont l’air fort misérable et qui sont très malheureux. La contribution a commencé leur ruine, le blocus l’a bien avancée, et, comme ils ne recueillent rien, il faudra bien que leur petite bourse s’épuise. La position de cette ville est agréable; de belles eaux, qui descendent de la montagne voisine, la traversent et vont arroser ses jardins et un bois d’oliviers que je croyais plus vaste, d’après le dire pompeux de nos africains enthousiastes. Je crois être libéral en portant à 200,000 francs le produit des olives de Tlemcen. Après ce bois se trouvent quelques champs de médiocre qualité; quelques pièces d’orge, restes d’Abd-el-Kader, attestent que la récolte était fort chétive ; du reste, pas un épi de froment. »

Le général Bugeaud ne séjourna que deux jours à Tlemcen ; il en repartit le 26 juin. Les éclopés de la colonne, laissés dans la ville, étaient remplacés par deux cents hommes du Méchouar et trois cents coulouglis sous les ordres du capitaine Cavaignac. La direction était donnée sur le camp de la Tafna. Le général Bugeaud allait-il réussir là où avait échoué le maréchal Clauzel? Arrivé le 27 à dix heures du matin, sur l’Isser, il fit mine de vouloir s’engager dans la gorge qui avait arrêté le maréchal; quand il eut attiré de ce côté toutes les forces d’Abd-el-Kader et tous les Kabyles des environs, il tourna brusquement à droite, se mit à gravir les pentes du Djebel-Tolgoat, haut de 500 mètres, et atteignit sans combat le col de Seba-Chiourk, où il prit son bivouac. La terrible gorge était tournée. Le lendemain, il alla par les hauteurs la reconnaître; il vit une coupure à parois verticales, au fond de laquelle coulait la Tafna; six cents hommes y auraient tenu toute une armée en échec. Le 29 juin, la colonne atteignit le camp retranché. Un second convoi de ravitaillement pour Tlemcen y fut organisé sans retard. A la place du bataillon d’Afrique, qui prit son rang dans la colonne, un bataillon du 47e et quelques compagnies du 23e et du 62e furent détachés pour la garde du camp. Le 4 juillet, à quatre heures du soir, une avant-garde, conduite par le colonel Combe, remonta la rive droite de la rivière dans la direction de la gorge, à l’entrée de laquelle il bivouaqua; au milieu de la nuit, en grand silence, il prit sur sa gauche un sentier qui le conduisit au col de Seba-Chiourk; le gros des troupes et le convoi le rejoignirent; à huit heures du matin, tout avait passé; à midi, tout était réuni sur la rive gauche de l’Isser. Ainsi, deux lois de suite, Abd-el-Kader s’était laissé décevoir et, sans grands frais d’invention, le général Bugeaud avait deux fois réussi par le même stratagème. Dès lors tout son désir fut d’être attaqué ; il en eut l’espoir quand, dans l’après-midi, il vit défiler par la rive droite de l’Isser une grosse colonne de cavalerie qui vint prendre position à une lieue environ sur sa gauche. Le soir, il fit lire aux troupes l’ordre suivant : « Vous serez attaqués demain dans votre marche; vous saurez un temps souffrir les insultes de l’ennemi et vous vous bornerez à le contenir ; mais, dès que je pourrai jeter le convoi dans Tlemcen, vous prendrez votre revanche, vous marcherez à lui et vous le précipiterez dans les ravins de l’Isser, de la Sikak ou de la Tafna. » La Sikak, qui est le cours inférieur du ruisseau nommé Safsaf dans son cours supérieur, se réunit à l’Isser à quelque distance du point où l’Isser se réunit à la Tafna ; les ravins de ces trois cours d’eau ne sont donc pas éloignés les uns des autres.

Le 6 juillet, à trois heures du matin, le général Bugeaud fit mettre en marche le convoi dont il voulait se débarrasser au plus vite ; mais la queue de cette longue file d’animaux n’avait pas encore passé la Sikak, lorsque, entre quatre et cinq heures, on vit cette cavalerie qu’on avait signalée la veille, traverser l’Isser; le général Bugeaud la fit contenir sur la rive droite de la Sikak par les Douair soutenus d’un escadron de chasseurs et d’un bataillon du 24e. En même temps, du côté opposé, on voyait sortir des ravins et s’élever sur le plateau compris entre la Tafna au couchant, l’Isser au nord et la Sikak à l’est, une autre troupe de cavaliers et des masses de Kabyles. Le dessein de l’émir était évident; tandis que le premier groupe de cavalerie, conduit par Ben-Nouna, manœuvrait pour attaquer et retarder l’arrière-garde française, le gros des forces ennemies s’avançait pour gagner la tête de la colonne, lui couper le chemin de Tlemcen et la mettre entre deux feux. L’esprit net et décidé du général Bugeaud eut bientôt arrêté son plan de bataille. Le convoi ayant achevé de passer la Sikak, il déploya contre la cavalerie de Ben-Nouna, parallèlement au ruisseau, mais à quelque distance en-deçà, la moitié du bataillon d’Afrique et le 62e ; perpendiculairement à la gauche du 62e, il mit en bataille le 23e et l’autre moitié du bataillon d’Afrique; en avant de cette ligne, un bataillon du 47e et deux du 17e léger étaient formés en colonnes doubles ; les chasseurs d’Afrique en colonne par escadron se tenaient prêts à déboucher par les intervalles ménagés entre ces masses d’infanterie. Les Douair et le 24e avaient été rappelés à la suite du convoi qui était parqué dans l’angle dessiné par les deux lignes des troupes, sous la protection spéciale du capitaine Cavaignac et de son bataillon. Cette disposition en équerre, le général Bugeaud le reconnaissait volontiers, n’eût pas été admissible devant une armée européenne; mais avec les Arabes, ajoutait-il, il n’y a pas de mauvais ordre, pourvu que l’on ait de la fermeté et de la résolution. »

A peine les différens corps de la division avaient-ils pris leur poste de combat qu’une masse de trois mille cavaliers arabes, soutenus par un pareil nombre de fantassins kabyles, s’abattit en vociférant sur les bataillons du colonel Combe. Choisis tout exprès par le général Bugeaud pour recevoir le premier choc, accoutumés aux clameurs des Arabes et à leur tactique bruyante, ces vieux africains ne s’étonnèrent pas. Auprès d’eux passèrent les chasseurs d’Afrique ; lancés à fond de train au plus épais de la cohue, ils commencèrent à l’éclaircir à coups de sabre ; mais le feu des Kabyles qui les prenait en flanc les obligea de rétrograder pour se reformer sous la protection de la batterie de montagne. Une seconde fois ils prirent leur élan ; à côté d’eux galopaient les Douair, accourus du bord de la Sikak, ardens à venger leur glorieux chef Moustafa blessé d’une balle qui lui avait fracassé le poignet. Cette charge fut décisive. Les Arabes culbutés s’enfuirent en déroute, qui vers la Tafna, qui vers l’Isser, abandonnant leur infanterie à la fureur des cavaliers de Moustafa. Cependant, à travers des flots de poussière et de fumée, on voyait venir du fond du champ de bataille une troupe d’apparence réglée, marchant en ordre, et derrière ses rangs alignés, quelques groupes de cavalerie se rallier autour d’un guidon bien connu depuis le combat de Sidi-Yacoub. C’était Abd el-Kader avec son bataillon de réguliers, fort de douze à quinze cents hommes. Malgré la vivacité de son feu, cette brave troupe, abordée par les colonnes du colonel Combe, ne put longtemps tenir.

Pressée, rompue, acculée au ravin abrupt de l’Isser, elle fut précipitée dans l’abîme ; les Douair y poursuivirent ce qui par exception avait échappé à la mort. A force de cris et de coups de plat de sabre, le général Bugeaud parvint à leur arracher vivans cent trente des réguliers ; mais il fallut leur en payer la rançon en quelque sorte. quant à la cavalerie qui, du côté de la Tafna, faisait mine de se réunir, elle n’attendit pas une seconde attaque ; à l’approche des bataillons français, elle s’empressa de franchir la rivière et disparut. Sur l’autre partie du champ de bataille, le succès n’était pas moins complet. Attirée sur la rive gauche de la Sikak par la retraite apparente de la ligne française, abordée résolument par le 62e et le demi-bataillon d’Afrique, précipitée, elle aussi, dans le ravin au-delà duquel elle s’était compromise, la cavalerie de Ben-Nouna était détruite ou en déroute. Pendant ce temps, le convoi, désormais sans inquiétude, s’avançait librement vers Tlemcen. A huit heures, tout était fini.

L’affaire, vigoureusement menée, l’avait été presque sans sacrifices. Le général Bugeaud parlait de trente-deux tués et de soixante-dix blessés; au dire du lieutenant-colonel de Maussion, son chef d’état-major, c’était deux fois trop; il n’y aurait eu que quinze des uns et trente des autres. Du côté des Arabes, les pertes, qu’on ne pouvait évaluer précisément, étaient évidemment énormes; on en pouvait juger par le nombre des morts et des blessés qu’ils avaient abandonnés, contre leur habitude, sur le plateau et surtout dans les ravins. On avait ramassé sept cents fusils, pris six drapeaux ; on savait qu’Abd-el-Kader, qui ne s’était pas ménagé, avait eu un cheval tué sous lui. Afin de bien constater aux yeux des populations de la plaine et de la montagne, sa victoire qui était grande, le général Bugeaud voulut établir son bivouac, à midi, sur le bord de l’Isser, où s’était arrêtée la poursuite ; il voulut y coucher même. Ce ne fut que le lendemain qu’il revint à Tlemcen, au bruit des salves du Méchouar. Le 9 juillet, une colonne légère, suivie de tous les chevaux et de tous les mulets de bât, alla couper les moissons et vider les silos d’une tribu hostile, les Beni-Ornid. Enfin, le 12 juillet, le général reprit la route d’Oran, où il arriva le 19, ayant fait de petites marches et tout brûlé chez les Béni-Amer. Après avoir remis le commandement des troupes qu’il ramenait au général de Létang, successeur du général d’Arlanges, il s’embarqua pour Alger, d’où il rentra en France avec le grade de lieutenant général.

La campagne que venait de faire le vainqueur de la Sibik ne paraissait pas avoir modifié ses préventions contre la terre algérienne. « l’abandon de l’Afrique, écrivait d’Oran, le 19 juillet, le lieutenant-colonel de Maussion, est pour lui le Delenda Carthago, et, malheureusement, il professe toute la journée à tout le monde, et d’une voix retentissante, ce système, qui ajoute beaucoup au découragement des troupes, ce dont il ne se doute pas. Je n’ai jamais vu un homme d’une grande capacité, d’un bon jugement, et plein de bonnes intentions, manquer aussi complètement de tact et être aussi absolument privé de toute délicatesse d’esprit; mais c’est un fort brave homme, rude par principe et qui gagne beaucoup à être connu. »

Au moment où le général Bugeaud rapportait d’Alger à Paris ses impressions toujours défavorables et son témoignage qui, dans la chambre des députés, pouvait être d’une grande valeur, le maréchal Clauzel s’apprêtait à rapporter de Paris sur la terre d’Afrique la ténacité de ses illusions et ses excès de confiance.


CAMILLE ROUSSET.

  1. Voyez la Revue du 1er janvier, 1er février, Ier mars, 1er avril et 15 mai 1885.