Les Commencemens d’une conquête
Revue des Deux Mondes3e période, tome 68 (p. 50-81).
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LES
COMMENCEMENS D'UNE CONQUÊTE

III.[1]
LE DUC DE ROVIGO EN ALGÉRIE
JANVIER 1832 — MARS 1833


I

Le général Savary, duc de Rovigo, figurait depuis si longtemps sue la scène publique qu’on l’aurait volontiers cru plus âgé qu’il n’était ; il n’avait que cinquante-sept ans. Égyptien comme le général Boyer, ministre de la police sous l’empire, il arrivait avec assez de titres pour donner confiance aux partisans de l’arbitraire et de la force : en dépit du blâme infligé au commandant d’Oran, le système turc ne laissait pas d’avoir ses preneurs.

Dans le gouvernement d’Alger, chef, troupes, administration, tout était renouvelé de fond en comble. A la place du 15e, du 28e, du 30e de ligne, qui rentraient directement en France, et du 20e, qui, détaché à Oran, n’attendait que l’arrivée du 66e pour être rapatrié à son tour, la division d’occupation allait être composée du 4e et du 67e de ligne, du 10e léger, des zouaves et de quelques corps nouveaux, dont la formation était décidée ou commencée même ; tels étaient la légion étrangère, deux bataillons d’infanterie légère d’Afrique et deux compagnies de discipline. La colonie naissante allait donc servir d’exutoire à la mère patrie pour les scories de l’armée, comme elle l’était déjà pour l’écume de la population civile. Les compagnies de discipline étaient composées des incorrigibles qui avaient épuisé dans les régimens la série des punitions réglementaires ; les bataillons d’infanterie légère d’Afrique étaient alimentés par une source encore plus impure : ils recevaient les militaires frappés de condamnations et qui, graciés ou arrivés un terme de leur peine, rentraient dans les rangs pour accomplir leur temps de service. Ce sont ces bataillons qui ont acquis une certaine popularité sous le sobriquet de zéphirs. Pour ce qui est de la légion étrangère, les bons et les mauvais élémens s’y trouvaient confondus, mais les mauvais en plus grand nombre. Le 18 septembre 1831, un officier d’état-major inscrivait dans son journal la note suivante : « Nous avons un bataillon d’étrangers dignes de tenir compagnie au 67e. Ils sont débarqués depuis huit jours ; le premier, il a manqué trente-cinq hommes à l’appel du soir ; avant-hier, une compagnie tout entière s’est enivrée, et a battu ses chefs ; elle est tout entière au cachot ou à la salle de police, sauf deux, qui vont passer en conseil de guerre. » Heureusement, sous la main ferme de chefs résolus, les mauvais sujets finissaient par s’assouplir et se ranger ; s’ils ne s’élevaient pas au niveau des bons, ils subissaient néanmoins peu à peu leur influence et, selon les occasions, ils étaient capables de bien servir.

Une organisation nouvelle était donnée à la cavalerie ; une ordonnance royale du 17 novembre 1831 avait prescrit la formation de deux régimens de chasseurs d’Afrique, l’un pour Alger, l’autre pour Oran. Le premier devait avoir pour noyau les cavaliers des deux escadrons du 12e chasseurs de France qui demanderaient à rester en Afrique ; les chasseurs algériens supprimés étaient mis à la suite des escadrons français.

Le duc de Rovigo avait amené comme chef d’état-major le maréchal-de-camp Trézel ; le colonel Leroy-Duverger, qui occupait l’emploi sous le général Berthezène, consentit à se réduire aux fonctions de sous-chef. La division d’occupation était partagée en trois brigades commandées par les maréchaux-de-camp Buchet, de Feuchères et de Brassard ; le maréchal-de-camp de Faudons, beau-frère du général en chef, avait le titre de commandant et d’inspecteur permanent de la cavalerie d’Afrique ; le général Danlion continuait de commander la place d’Alger.

Dans l’administration civile, le changement était bien plus considérable ; à dire vrai, c’était une révolution. Casimir Perier, président du conseil des ministres, aurait voulu rattacher au cabinet de la présidence toutes les affaires d’Alger, militaires et civiles, sans distinction ; mais, arrêté par l’opposition du maréchal Soult, ministre de la guerre, il n’avait pu accomplir que la moitié de son dessein. Une ordonnance royale du 1er décembre 1831 instituait à Alger deux autorités indépendantes l’une de l’autre, égales et parallèles : un intendant civil, relevant du président du conseil, à côté d’un commandant en chef, relevant du ministre de la guerre. La seule apparence de supériorité que pouvait avoir celui-ci, c’était la présidence qui lui était déférée dans le conseil d’administration, composé, avec lui et l’intendant civil, du commandant de la station navale, de l’inspecteur général des finances et du directeur des domaines. En un mot, c’était le dualisme constitué en attendant l’antagonisme. Pour remplir les hautes fonctions d’intendant civil, Casimir Perier avait choisi un homme d’expérience, le baron Pichon, conseiller d’état.

En donnant une sorte d’organisation officielle à la conquête qui n’avait été jusque-là régie que par des mesures individuelles et provisoires, l’ordonnance du 1er décembre 1831, quelles qu’en dussent être les conséquences pratiques, n’en était pas moins le premier acte public et le premier engagement pris en face de l’Europe par la France au sujet d’Alger. Tout au plus pourrait-on citer une déclaration, bien générale et bien vague, faite par le maréchal Soult à la chambre des pairs, le 1er mars 1831. Le comte de Montalembert, le père de l’illustre orateur, s’était inquiété des intentions du gouvernement à l’égard de la régence. « Quant à moi, avait-il ajouté, je regarde l’occupation d’Alger comme tellement importante aux intérêts de la France, dans les circonstances présentes, que le ministre qui signerait l’ordre de son évacuation mériterait, à mes yeux, d’être traduit à cette barre comme coupable de haute trahison envers l’état. Il se peut que l’occupation indéfinie de la régence d’Alger nous entraîne dans quelques complications diplomatiques avec le cabinet britannique, mais ces complications ne sauraient nous décider à prendre une aussi fatale résolution que celle de l’abandon d’un pays que nous avons conquis avec tant de gloire. — Le gouvernement, s’était borné à dire le maréchal Soult, a été interpellé sur ses vues au sujet d’Alger ; je dois répondre que l’on doit compter que le gouvernement fera tout ce qu’il doit pour l’honneur et la dignité de la France. » Ce n’était assurément pas une déclaration bien significative.

Une année passe ; le budget de la guerre est en discussion devant la chambre des députés. Dans la séance du 20 mars 1832, le maréchal Clauzel, qui a reçu le bâton l’année précédente, pose résolument en ces termes la question d’Alger : « Conserverez-vous ou non la conquête ? Le ministère sera sans doute unanime avec nous sur une œuvre de la restauration qui est vraiment digne et nationale ; mais la politique qui se fait par élans généreux, par sentimens désintéressés, n’est pas beaucoup accueillie par le temps qui court. Entre l’héroïsme qui coûte et l’égoïsme qui rapporte on ne balance plus guère, et le chiffre d’une action passe avant sa moralité. Comme il faut tout prévoir, je dois dire que la crainte même d’irriter la susceptibilité de quelque grande puissance ne pourrait servir d’excuse à l’abandon qu’on ferait d’Alger, car l’Europe souhaite, l’Angleterre désire que la France conserve cette colonie. » La réponse du maréchal Soult fut un peu moins brève, sans être plus explicite que celle qu’il avait faite l’année précédente à la chambre des pairs : « Je ne viens, dit-il, contester ni combattre ce qui a été dit de favorable au sujet d’Alger ; mais le maréchal Clauzel, ainsi que les orateurs qui lui ont succédé, ont fait des questions sur lesquelles il ne m’est pas possible de répondre d’une manière péremptoire ; je ne puis pas dire positivement ce qu’il en adviendra. Le fait est que nous occupons Alger et qu’aucune des dispositions du gouvernement ne peut faire présumer qu’il ait l’intention de l’abandonner. » Le langage du ministre de la guerre ne satisfit pas les partisans de l’occupation : « S’il continuait à garder le silence, disait le lendemain l’un d’entre eux, il faudrait apporter ici l’expression du vœu national ; il faudrait du haut de cette tribune faire entendre cette vérité que le désir de la nation est qu’Alger reste une possession française. » Casimir Perier intervint ; après avoir établi que, sur un total de 14,371,000 francs, la dépense vraiment imputable à l’occupation n’était pas de 6 millions 1/2, puisque l’entretien des mêmes troupes en France aurait absorbé le surplus, il ajouta : « Toutes les précautions sont prises pour que l’occupation militaire soit forte, qu’elle subsiste dans l’intérêt de l’honneur de la France et dans l’intérêt de l’humanité, qui est non-seulement celui de la France, mais encore celui de toutes les nations de l’Europe. »

Dans les calculs politiques auxquels donnait lieu la question d’Alger, entrait toujours un facteur important, l’opinion de l’Angleterre. A ne juger que par le langage des journaux de Londres et par l’attitude jalouse, défiante, hostile même des agens consulaires de la Grande-Bretagne à Alger, à Oran, à Tunis, au Maroc, il était permis de croire que le sentiment du gouvernement anglais devait être, après comme avant la conquête, aussi mauvais, sinon pire ; et de là, les malveillans ne manquaient d’inférer que, pour complaire à nos impérieux voisins, le gouvernement français leur avait fait d’avance le sacrifice de la terre conquise.

Dans cette imputation qui a été si souvent et si longtemps reproduite, il n’y avait pas un mot de vrai. Les rapports de la France et de l’Angleterre étaient tout différens de ce qu’ils avaient été vers la fin de la restauration ; dans ce temps-là, l’intimité de la première avec la Russie était une menace pour la seconde ; après la révolution de 1830, c’était la Russie qui nous était hostile et l’Angleterre qui s’offrait à notre alliance, et quand la révolution belge eut menacé l’Europe de la guerre générale, l’alliance fut faite. Il faut le dire une fois pour toutes, jamais la France n’a eu à repousser, jamais l’Angleterre n’a fait à la France maîtresse d’Alger de propositions injurieuses, encore moins exigeantes ; les prétendus engagemens personnels du roi Louis-Philippe au sujet de l’Afrique sont un odieux mensonge. Du côté de l’Angleterre, comme du côté de la France, les gouvernemens étaient tacitement d’accord pour ne pas soulever la question algérienne. Dès le 27 novembre 1830, le prince de Talleyrand, ambassadeur à Londres, écrivait au général Sébastiani, ministre des affaires étrangères : « Quant à Alger, j’ai évité d’en parler ; j’aimerais bien que nos journaux en fissent autant. Il est bon qu’on s’accoutume à notre occupation, et le silence en est le meilleur moyen. Je crois que l’opinion a changé sur cette question en Angleterre et que nous n’éprouverons pas d’insurmontables difficultés lorsqu’il s’agira de la traiter. » Pendant plus de quinze mois, le silence diplomatique, au moins le silence officiel, fut complet. « La discussion qui a eu lieu avant-hier aux communes, écrivait M. de Talleyrand, le 9 mars 1832, a reporté l’attention sur Alger ; j’en éprouve quelque regret. Nous devons toujours préférer que notre possession sur la côte d’Afrique reste pour ainsi dire oubliée. » Le général Sébastiani répondait, le 14 : « Je pense comme vous, prince, qu’il faut éviter autant que possible de toucher à aucune des questions qui se rapportent à l’occupation d’Alger par les troupes françaises. Malheureusement, la conduite des agens consulaires de la Grande-Bretagne dans cette partie de l’Afrique est peu compatible avec le système de réserve et de ménagemens dans lequel nous voudrions nous renfermer. Animés à notre égard d’une évidente malveillance qu’ils ne puisent certainement pas dans les instructions du cabinet de Londres, ils semblent se plaire à susciter des embarras à nos généraux ; ils s’opiniâtrent à vouloir donner à leurs attributions une extension qui pouvait se concilier avec le régime et le système de droit public d’un gouvernement mahométan, mais que repoussent nécessairement la forme et les principes de l’administration aujourd’hui établie dans la régence. Lorsque vous en trouverez l’occasion, sans vous exposer à susciter des discussions inopportunes, je vous prie de signaler confidentiellement cet état de choses à l’attention des ministres anglais, qui s’empresseront bien certainement d’y mettre un terme. » C’est à ce sentiment de réserve, pour ainsi dire internationale, qu’il faut attribuer, et c’est par lui qu’il convient d’expliquer la discrétion du gouvernement français dans les débats que la question d’Alger ne pouvait manquer de soulever dans les chambres.

La combinaison imaginée par Casimir Perier pour le gouvernement d’Alger en partie double ne dura pas dans la pratique beaucoup plus de quatre mois. Le baron Pichon était entré en fonctions le 19 janvier 1832, et, tout de suite, l’antagonisme avait éclaté. Avant l’arrivée de l’intendant civil, le commandant en chef avait fait prendre par le conseil d’administration un arrêté qui fut l’origine du conflit. L’intention qui avait dicté la mesure était en soi excellente. Étonné de la mauvaise installation des troupes, qui n’avaient jamais reçu de fournitures de couchage, le duc de Rovigo, avec la sollicitude d’un bon chef d’armée pour les besoins du soldat, s’était laissé persuader qu’il lui serait facile de procurer un matelas à chaque homme. Alger, lui disait-on, renfermait d’énormes quantités de laine, il n’y avait qu’à commander aux habitans de s’en dessaisir. Un arrêté du 7 janvier leur imposa une contribution de 4,500 quintaux payable soit en nature, soit en argent, à raison de 80 francs le quintal ; c’était donc une valeur de 360,000 francs à prélever, soit 18 francs en moyenne par tête, sur les 20,000 indigènes, musulmans et juifs, qui composaient la population de la ville. La municipalité, chargée de la répartition, s’acquitta de son devoir, ou plutôt y manqua, de la manière la plus inique. Les réclamations furent nombreuses, les rentrées difficiles, et les moyens de coaction déplorables. On était en plein dans le système turc. En fait, les versemens en nature furent à peu près nuls, si bien que pour se procurer la laine nécessaire, il fallut en faire venir de Tunis par l’intermédiaire d’un négociant, M. Lacroutz. L’affaire, connue à Paris, fit sensation. Le ministère, qui avait oublié de pourvoir au couchage des troupes d’Afrique, se hâta de passer un marché d’urgence avec la compagnie Vallée, chargée de l’entreprise des lits militaires, et annula comme inutile la décision prise par le duc de Rovigo. La première fois que l’intendant civil prit séance au conseil d’administration, on lui demanda de signer l’arrêté rendu douze jours avant son arrivée ; il s’y refusa ; quand vint l’ordre d’annulation, il fut le seul qui en réclama l’exécution immédiate ; les désavoués refusaient d’obéir, sous prétexte que le retrait de l’arrêté serait pris comme une marque de faiblesse. Sur une dépêche itérative du ministre, il fallut se soumettre et restituer aux contribuables les sommes qu’ils avaient déjà versées dans la caisse du domaine. Quant à M. Lacroutz, il fit à la compagnie Vallée cession de ses matelas et de ses laines. Ainsi se termina, au profit du droit, mais au détriment de l’autorité, une affaire qui laissa dans le cœur du commandant en chef un ressentiment profond contre l’intendant civil. Cependant ils signèrent d’accord certains actes qui exigeaient le concours de l’un et de l’autre, soit pour déférer au conseil d’administration les recours contre les décisions judiciaires, soit pour régler l’état de la population maritime qui, embarquée, était soumise à la police militaire, débarquée, à la police civile, soit encore pour continuer les travaux de la grande place qui, par une application obligée du système dualiste, dut être construite et décorée par les architectes civils sur les plans et tracés du génie militaire. Lorsqu’enfin, après une tension de quatre mois, la corde finit par se rompre, ce fut à propos d’une question bien secondaire, la nomination de l’amine des mzabites, pauvres gens qui, avec les biskris, avaient en quelque sorte le monopole des professions inférieures et des petits métiers. Aucun des deux ne voulant céder à l’autre, le conflit fut porté devant le président du conseil. C’était l’heure malheureuse où, dans Paris ravagé par le choléra, Casimir Perier était en proie au mal impitoyable ; il résistait encore, mais il était perdu. Avec lui, avant lui, disparut le dualisme algérien, que le maréchal Soult n’avait accepté qu’avec peine et seulement à titre d’expérience. Le 16 mai, mourut le grand ministre ; quatre jours plus tôt, le 12, une ordonnance royale avait replacé l’intendant civil sous les ordres du commandant en chef.

Au baron Pichon succéda, dans cette position réduite, un sous-intendant militaire, maître des requêtes au conseil d’état, M. Genty de Bussy. « C’était, a dit l’auteur des Annales algériennes qui l’a bien connu, un homme d’esprit et de savoir-faire, qui sut bientôt se rendre à peu près indépendant du général en chef. Le duc de Rovigo, qui n’avait pu supporter les prétentions légitimes de M. Pichon, se soumit sans peine à l’ascendant de son successeur, et toléra ses nombreuses usurpations. L’on vit bientôt le nom de M. Genty figurer dans les arrêtés à côté de celui du général en chef et sur le pied de l’égalité ; ce qui prouve que si les positions font les hommes, il y a des hommes qui savent faire leur position. »


II

Le duc de Rovigo était arrivé en Afrique bien résolu à reprendre sur les Arabes l’autorité que son prédécesseur avait laissé perdre. L’agha Mahiddine, qui ne se dérangeait pas naguère pour rendre ses devoirs au général Berthezène, fut mandé à Alger avec les caïds et les principaux cheikhs des tribus de la Métidja. Il ne s’en présenta guère qu’une dizaine ; les autres s’excusèrent comme les invités du père de famille dans l’évangile : les pluies étaient violentes, les cours d’eau débordés, etc. Comme le père de famille, le commandant en chef prit note de leurs excuses et se promit de leur en demander compte. En attendant, il festoya ceux qui étaient venus ; après dix jours ; l’agha Mahiddine reprit le chemin de Koléa avec force protestations de dévoûment et promesses de paix, voire même de tribut.

Le duc de Rovigo était défiant, soupçonneux ; à certains égards, il n’avait pas tout à fait tort de l’être. Il avait entre les mains toute une correspondance interceptée des notables de Blida, de Médéa, de Miliana, soit avec le Turc Ibrahim, qui s’était rendu maître, comme on sait, de la kasba de Bône, soit avec le sultan du Maroc, pour lui faire acte d’obéissance. Si l’agha et ses pareils étaient gens cauteleux, il y avait un personnage qui ne prenait pas la peine de dissimuler ses prétentions. Le promoteur de la grande insurrection contre le général Berthezème, l’hôte de Ben-Zamoun, le marabout Sidi-Saadi, avait fait faire au duc de Rovigo des propositions étonnantes : à condition qu’on voulût bien le nommer au commandement des Arabes, l’installer à la kasba et lui permettre d’arborer le drapeau turc ; en d’autres termes, si l’on voulait bien lui céder la place, il voulait bien, de son côté, promettre de payer une redevance à la France, d’assurer le maintien de la paix et de favoriser le commerce. Pour qu’une idée aussi extravagante eût pu traverser le cerveau d’un indigène, il fallait que fût tombé bien bas le prestige de l’autorité française. Il importait donc de le relever promptement et sûrement.

Alger, avec ses hautes murailles, n’avait rien à craindre des attaques du dehors, et, dans l’intérieur, la haine sourde des Maures était impuissante ; mais le Fhas était à peu près sans défense. En l’entourant d’une forte ceinture militaire, le duc de Rovigo voulut à la fois lui donner la sécurité et prouver à tous, Maures, Arabes et Kabyles, que l’établissement de la France en Afrique n’était pas un campement sous la tente, un jour déployée, repliée le lendemain. Des emplacemens furent désignés, à Dely-Ibrahim, Tixeraïn, Birkhadem et Koubba, pour quatre camps permanens mis en communication par une route de ceinture et couverts par une ligne de blockhaus. Dès le commencement d’avril, les travaux de terrassement commencèrent et les baraquemens furent entrepris. Le lor bataillon de zouaves, à Dely-Ibrahim ; à Birkhadem, le second, firent des merveilles, Ces deux camps furent les premiers achevés et les mieux construits, avec la moindre dépense. Sauf le 4e de ligne, qui, pour la garde d’Alger, occupait les forts et la kasba, tous les autres corps étaient cantonnés ou campés.

La saison n’était pas avancée encore, et déjà les malades affluaient aux hôpitaux ; sur quinze cents places, onze cents étaient occupées ; d’urgence il en fallait préparer d’autres. L’ancienne maison de campagne du dey, près de Bab-el-Oued, dans une situation merveilleuse, avait été affectée comme résidence d’été aux commandans en chef. D’un mouvement généreux, le duc de Rovigo en fit l’abandon à l’intendance, et la somptueuse habitation devint le premier des hôpitaux militaires. Une autre transformation s’accomplissait en même temps : la mosquée de Hassen devenait l’église catholique. « Cette mesure, dit l’auteur des Annales algériennes, choqua beaucoup moins les musulmans qu’on n’aurait pu le croire, car notre indifférence religieuse était ce qui les blessait le plus. Ils furent bien aises de voir que nous consentions enfin à prier Dieu. »

Jusqu’au mois d’avril, la tranquillité s’était maintenue ; mais on touchait au ramadan, qui, en terre musulmane, est toujours une époque dangereuse ; dans ce pays-là, c’est assez d’une étincelle pour allumer l’incendie, et c’est inopinément, d’ordinaire, que jaillissent les étincelles.

Un ennemi déclaré du bey de Constantine Ahmed, le : cheikh El-Arab, le plus grand chef du Zab oriental, dont Biskra est la principale oasis, Farhat-ben-Saïd, avait envoyé à Alger une députation de neuf grands pour demander aux Français leur concours contre son adversaire. Sans prendre avec eux d’engagement, le duc de Rovigo leur avait fait le plus cordial accueil ; le 5 avril, ils étaient repartis chargés, comblés de présens. Le même jour, un peu au-delà de la Maison-Carrée, sur le territoire d’El-Ouffia, ils furent attaqués et dépouillés ; revenus à Alger, ils se plaignirent. La tribu d’El-Ouffia n’avait pas bonne réputation ; ce n’était pas la première fois que, dans le voisinage de son douar, des vols, des meurtres même avaient été commis ; elle était de plus soupçonnée fortement de provoquer la désertion dans le bataillon de la légion étrangère établi à la Maison-Carrée. Il y avait donc contre elle un préjugé grave ; une enquête sévère et prompte, le crime déféré à la juridiction militaire, telles étaient les mesures qu’aurait dû prendre aussitôt le commandant en chef. Malheureusement, à la justice il préféra la force, à l’équité française le procédé turc. Dans la nuit du 6 au 7 avril, 300 chasseurs d’Afrique et 300 hommes de la légion étrangère cernèrent le douar : tout fut saccagé ; hormis quelques femmes et quelques enfans, tout fut tué ; il y eut soixante-dix morts, parmi lesquels deux déserteurs allemands. « En pareil cas, disait un de ceux qui présidaient au massacre, il faut mettre son cœur dans sa poche. — C’était ainsi qu’on faisait au temps des Turcs, » répétaient les autres. Assurément ; mais alors pourquoi donc avoir dépossédé les Turcs ? Entre la facilité débonnaire et la répression sauvage n’y avait-il pas un moyen terme ? Tout n’était pas fini ; après la substitution de la violence à la justice, il y eut une odieuse profanation de la justice. Quatre hommes de la tribu avaient été par hasard épargnés ; deux s’échappèrent ; les deux autres passèrent en conseil de guerre. Les débats prouvèrent à peu près que ce n’étaient pas des Ouffia, mais des Khachna, qui avaient dépouillé les envoyés de Farhat ; les accusés devaient donc être absous, ils furent déclarés coupables ; les acquitter, c’eût été reconnaître implicitement l’innocence des Ouffia et condamner la précipitation du général en chef ; l’un des juges osa faire publiquement cet indigne aveu. Au moins s’attendait-on à la grâce ; le duc de Rovigo s’y refusa durement : un exemple, disait-il, était nécessaire. Les malheureux furent exécutés. Ce ne fut pas tout ; pour compromettre encore plus dans sa détestable cause ceux qui avaient été les exécuteurs de ses ordres, il leur fit distribuer, le prix du sang, l’argent produit par la vente des troupeaux de la tribu détruite : aux chasseurs d’Afrique, 14,000 francs ; 10,000 à la légion étrangère, 800 aux guides arabes qui avaient conduit la colonne.

C’était fini de la paix. Mis en suspicion par le général en chef, ce n’est pas l’agha qui pouvait être tenté de sacrifier à l’autorité française ni même d’employer en sa faveur la grande influence qu’il exerçait personnellement sur les Arabes. Le massacre d’El-Ouffia avait eu un lointain retentissement ; des représailles se préparaient. Le 25 mai, devait commencer une grande opération mi-partie agricole et militaire ; sous la protection de deux bataillons d’infanterie et d’une batterie de montagne, le 1er régiment de chasseurs d’Afrique allait faucher les foins magnifiques qui foisonnaient aux environs de la Maison-Carrée, sur les deux rives de l’Harrach, et pour le transport desquels l’intendant militaire avait fait marché avec les cheikhs de Beni-Khelil, de Beni-Mouça et de Khachna. Le 24, au point du jour, 25 hommes de la légion étrangère et 20 chasseurs d’Afrique étaient envoyés en reconnaissance dans la plaine ; le commandant Salomon de Musys, de la légion, et un officier du génie marchaient avec eux ; une compagnie de grenadiers venait assez loin en arrière. A une lieue de la Maison-Carrée, au coin d’un petit bois, la reconnaissance déboucha tout à coup en face d’une grosse troupe d’Arabes, masqués auparavant à sa vue par le taillis. Il y avait là un marabout ; le commandant y adossa son infanterie en lui recommandant de tenir ferme jusqu’à l’arrivée des grenadiers, dont il allait, avec les chasseurs d’Afrique, presser la marche. A peine se fut-il éloigné que les Arabes attaquèrent ; malheureusement, après avoir fait une décharge qui coucha par terre une vingtaine d’hommes et de chevaux, les fantassins de la légion s’imaginèrent que dans le bois la résistance leur serait plus facile ; pas un d’eux ne put y arriver ; dans l’intervalle, ils furent atteints et massacrés tous. Heureux de ce succès, les Arabes, malgré la supériorité du nombre, n’attendirent pas le sabre des chasseurs ni le feu des grenadiers qui arrivaient au pas de course. A la nouvelle de cette cruelle aventure, l’opération des foins fut contremandée par le général en chef, et il fit hâter la construction de trois redoutes nouvelles entre la Ferme modèle et la Maison-Carrée. Tous les anciens ouvrages furent armés d’artillerie et les blockhaus de fusils de rempart ; un service de télégraphie fut organisé entre les avant-postes et avec Alger.

On ne tarda pas à savoir que le guet-apens du 24 mai devait être attribué, non pas aux tribus de la Metidja, mais à des Amraoua et à des Isser, venus de l’autre versant des montagnes qui bornent la plaine à l’est. Une expédition fut aussitôt organisée sous le commandement du général Buchet pour aller châtier les Isser ; 1,200 hommes pris également dans le 4e, le 10e de ligne et la légion étrangère, 100 zouaves et 15 artilleurs avec deux obusiers de montagne, s’embarquèrent le 10 juin sur les frégates Calypso et Zélée, le brick Zèbre et les bâtimens à vapeur Pélican et Rapide. Le capitaine de vaisseau Cosmao commandait cette petite escadre. La mission du général Buchet était étroitement limitée ; il ne pouvait tenter qu’une surprise ; un débarquement de vive force lui était interdit. Dans ces conditions, il n’y avait rien à faire ; de tous les points de la côte l’escadre était vue ; l’ennemi par conséquent averti, sur ses gardes ; la nuit venue, les deux versans de la vallée de l’Isser s’éclairèrent d’une multitude de feux. Il n’y avait plus qu’à virer de bord ; pendant le retour, c’était entre les loustics de régiment une dispute à qui remercierait le général en chef de la jolie partie de plaisir avec illuminations et promenade en mer qu’il avait eu la bonté d’organiser en leur faveur. Il y avait des gens qui, d’un bout de la plaine à l’autre se moquaient encore davantage : c’étaient les indigènes. L’expédition manquée était une faute dont la responsabilité retombait en plein, non sur le général Buchet, mais sur le commandant en chef. Il fallait s’attendre à une grande prise d’armes.

Le lieutenant-général d’Alton venait d’être envoyé par le ministre de la guerre à Alger pour prendre, sous la direction supérieure du duc de Rovigo, le commandement de la division ; à tour de rôle, chacun des trois maréchaux de camp placés à la tête des brigades devait surveiller pendant quinze jours, à Birkhadem, le service des avant-postes. Les troupes ravagées par la fièvre étaient de moins en moins en état d’y suffire. Dans la dernière quinzaine de juillet, il y avait plus de 3,000 hommes aux hôpitaux ; un mois après, plus de 4,000 ; la mortalité heureusement était faible en proportion du nombre des malades. Il fallut évacuer presque entièrement les postes les plus malsains, et chercher en arrière de la Ferme modèle et de la Maison-Carrée quelques emplacemens un peu moins insalubres.

« Nous sommes menacés d’une attaque qui ne nous inquiète guère, nous autres qui savons ce que c’est, écrivait, le 10 août, un officier d’état-major ; mais le duc de Rovigo en perd la tête ; il devient fou par l’approche d’un danger qu’il s’exagère. Hier, dans une espèce de conseil où nous étions une vingtaine, il a sérieusement parlé de mettre dans les vasques des fontaines qui sont sur la route par où nous sortirons en cas d’attaque, de l’eau-de-vie et du sucre, de façon à faire une espèce de grog que les soldats boiraient en passant, le tout pour les empêcher de se gorger d’eau. Il nous a conté dix autres absurdités de la même force. Je l’ai vu beaucoup depuis quelques jours, parce que le général Trézel avait mal au pied et que j’allais au rapport à sa place. Où diable Bonaparte avait-il péché ce ministre-là ? Et pourtant cet homme a fait ici de bonnes choses, mais la peur lui fait tourner la tête, et puis, il est d’une telle versatilité que trois ou quatre fois dans un jour il change d’avis et d’idée. »

Tandis que le duc de Rovigo menaçait de tomber au niveau du général Berthezène, tout semblait avoir rétrogradé d’un an avec lui ; on revoyait, comme en 1831, Sidi-Saadi proclamant la guerre sainte, Ben-Zamoun descendant des montagnes, toutes les tribus se levant à la fois. La seule différence était qu’il y avait un agha, et que cet agha jouait un jeu double, d’un côté tendant la main à l’insurrection, de l’autre, se faisant auprès des Français un mérite de leur révéler ce que tout le monde savait et voyait. Enfin, au moment de quitter Koléa pour se joindre aux insurgés, il envoya air duc de Rovigo son lieutenant Hamida, avec la protestation d’un dévoûment qui, momentanément paralysé par la violence, ne désespérait pas de pouvoir faire encore ses preuves. L’artifice était trop grossier, la manœuvre trop impudente. Ce fut le malheureux Hamida qui en porta la peine ; jeté en prison, menacé du conseil de guerre, il mourut, dit-on, de frayeur. Tout ce qu’il y avait de valide dans les troupes était prêt à marcher au dehors pour la garde d’Alger. Un arrêté du 21 septembre institua une garde nationale ; tous les Français, depuis vingt ans jusqu’à soixante, étaient appelés à en faire partie ; quatre compagnies de 100 hommes furent mises immédiatement sur pied, avec un peloton de 30 gardes à cheval pour le service des ordonnances. Ce même jour, dans une reconnaissance poussée par les chasseurs d’Afrique aux environs de la Maison-Carrée, l’un des principaux instigateurs de l’insurrection, Ben Ouchefoun, kaïd de Beni-Mouça, fut tué d’un coup de pistolet par le lieutenant de Signy. Le 23, une alerte au camp de Dely-Ibrahim faillit causer une affaire entre les généraux de Brossard et de Faudoas. « Je ne suis pas responsable des sottises de votre beau-frère, » avait dit le premier au second. Le soir même, le beau-frère leur fit écrire à tous deux que celui qui provoquerait l’autre serait embarqué sur l’heure. Quelques jours après, par esprit d’équité sans doute, il voulut confier à chacun d’eux le commandement d’une colonne active ; la plus nombreuse même fut pour le général de Brossard.

Haouch-Souk-Ali, à l’est de Boufarik, était le quartier général des insurgés ; le 1er octobre, le général de Faudoas reçut l’ordre de les aller surprendre. Sa colonne comprenait trois bataillons du 10e léger, une compagnie du 67e, le 2e bataillon de zouaves, une compagnie de sapeurs, une section d’artillerie, deux escadrons de chasseurs d’Afrique, une section d’ambulance, en tout 1,600 hommes. Le rendez-vous était donné pour neuf heures du soir au pont de l’Oued-Kerma, en avant de la Ferme modèle. A minuit, le général fit faire une courte halte à Birtouta, puis la marche fut reprise, un escadron de chasseurs en avant, suivi du bataillon de zouaves. Vers une heure du matin, on entendit quatre ou cinq coups de fusil. L’ennemi, qu’on allait chercher bien loin, avait épargné à la colonne la moitié de la route ; il était venu s’embusquer au marabout de Sidi-Haïd, et c’était un de ses postes avancés qui venait de faire feu. On ne s’en inquiéta guère, tant on était convaincu qu’on allait le surprendre à Souk-Ali.

La nuit était très sombre ; entre quatre et cinq heures, le général de Faudoas venait d’envoyer au commandant Marey, des chasseurs, l’ordre d’obliquer à gauche, lorsque le capitaine Saint-Hippolyte, qui conduisait l’avant-garde, accourut à toute bride en criant : « C’est ici qu’ils sont ; ils sont à cinquante pas. » Au même instant, une violente décharge éclate à bout portant sur l’avant-garde. Beaucoup de chevaux sont abattus ; les autres, effrayés, se cabrent, se défendent, pirouettent, reculent, se rejettent sur le petit bataillon de zouaves que le commandant Duvivier vient de former en carré. Trois des faces sont enfoncées ; heureusement la première tient bon, et de son feu contient les Arabes ; les trompettes sonnent le ralliement, puis la charge, les officiers de chasseurs se jettent en avant, appelant leurs hommes ; c’est une vraie charge arabe, éparpillée, en désordre ; cependant elle réussit. L’ennemi n’a su profiter ni de la surprise, ni de la nuit qui faisait sa force ; le jour va poindre ; on se reconnaît, le péril est passé. Cette échauffourée, qui aurait pu tourner à la déroute, ne fut pas sanglante ; il n’y eut du côté des Français que 7 morts et 14 blessés. Les Arabes s’étaient enfuis par le défilé de Boufarik : le général de Faudoas ne voulut pas s’y engager à leur suite ; quand il eut fait lancer quelques obus pardessus le marais dans les broussailles, il ordonna la retraite ; alors, selon l’usage, l’ennemi reparut. Les troupes, qui n’avaient pas encore l’expérience d’un vrai combat arabe, en virent se succéder toutes les péripéties : les groupes de cavaliers accourant d’abord, drapeaux en tête, les hommes de pied, parfois trois ensemble, accrochés à la selle ou à la queue des chevaux ; puis autour des drapeaux arrêtés subitement, les premiers au galop lâchant leur coup de fusil, puis encore, couchés sur l’encolure du cheval, achevant le cercle en rechargeant leur arme, pendant que les fantassins embusqués derrière les haies, les pierres, les buissons, les arbres, font le coup de feu à main posée. Une charge de chasseurs, régulière, bien conduite, acheva de venger le demi-échec du matin. Les cavaliers s’enfuirent, abandonnant les hommes de pied qui perdirent une centaine d’hommes, et laissant deux drapeaux aux mains des vainqueurs. Après un repos de deux heures, la colonne reprit le chemin de Birkhadem, où elle arriva le soir.

Cette même nuit, qui avait mené à la surprise de Sidi-Haïd, le général de Faudoas avait égaré le général de Brossard à la recherche de Koléa. Sa colonne, composée de trois bataillons du 4e de ligne, du 1er  bataillon de zouaves, de deux escadrons de chasseurs d’Afrique, de quatre obusiers de montagne et d’une section de mulets de bât, était forte de deux mille trois cents hommes. C’était l’escorte d’une lettre du commandant on chef, ou plutôt d’une sorte de mandat d’amener, au nom de l’agha Mahiddine, que l’on s’attendait à trouver encore à Koléa, de même que sur un autre point on s’attendait à trouver des Arabes à Souk-Ali. Après être partie de Dely-Ibrahim, le 1er octobre, à huit heures du soir, la colonne, mal dirigée par les guides, n’arriva sous Koléa que le 2, à onze heures du matin. Elle vit venir au-devant d’elle une députation précédée d’un drapeau blanc ; mais, en même temps que s’avançait ce groupe pacifique, on apercevait une centaine d’hommes armés qui sortaient de la ville et s’esquivaient au plus vite. Au dire du marabout, chef de la députation, ces hommes étaient des Kabyles dont l’arrivée des Français débarrassait heureusement la cité. Le général de Brossard ne parut pas convaincu ; il prit pour otages le marabout lui-même avec le cadi et deux des notables, déposa correctement entre les mains des autres la lettre adressée à l’agha, fit ramasser aux environs quelque trois cents têtes de gros bétail et se remit en chemin. On ne voyait pas trace d’ennemis ; les seuls coups de feu qu’on entendait étaient tirés sur des bœufs qui s’échappaient ; cependant deux zouaves, qui étaient restés en arrière, furent massacrés la nuit suivante. La colonne, très fatiguée, ne rentra dans ses cantonnemens que le 3 octobre.

Pendant la marche, un acte étonnant d’insubordination avait été commis publiquement par le colonel du 4e de ligne. Il avait demandé au général de Brassard un guide pour son 2e bataillon, qui devait être séparé du 1er par l’artillerie ; sur le refus du général, le dialogue suivant s’était engagé devant la troupe : « Alors, mon général, vous marcherez avec le bataillon, et, s’il s’égare, j’en rendrai compte. — Taisez-vous, colonel ; on ne parle pas de la sorte. Un colonel devant son régiment ! .. — J’en rendrai compte. — Vous garderez les arrêts vingt-quatre heures. — J’en rendrai compte. — Quarante-huit heures. — J’en rendrai compte. » Ainsi de suite jusqu’à quinze jours d’arrêt. Trois jours après, les arrêts du colonel étaient levés par le commandant en chef, et le général de Brossard demandait à rentrer en France.


III

Le combat de Sidi-Haïd parut d’abord avoir des suites heureuses. Dès le 5 octobre, on vit arriver de tous les points des députations envoyées par les tribus pour faire leur soumission et demander la paix. Ben-Zamoun s’était retiré chez les Flissa en déclarant qu’il ne voulait plus se mêler de rien. L’agha Mahiddine avait cherché asile dans les montagnes des Beni-Menad, d’où il adressait au commandant en chef des explications embarrassées sur sa conduite. Le duc de Rovigo, enivré de sa victoire, continuait d’agir à la turque. Il frappa d’une contribution de 200,000 piastres fortes les deux villes de Blida et de Koléa. La seconde, ou plutôt la famille Mbarek, dont les deux principaux membres avaient été emmenés comme otages par le général de Brassard, paya 10,000 francs, et ce fut tout. Les gens de Blida, qui prétendaient avoir fermé leurs portes à l’agha, commencèrent par se dire insolvables, puis ils promirent de payer et ne payèrent point, essayant de gagner le temps où les pluies rendraient la contrainte d’une exécution trop difficile. Le duc de Rovigo, pénétrant leur dessein, donna l’ordre de hâter les poursuites.

Le 21 novembre, une colonne de 3, 200 hommes, composée de quatre bataillons du 4e de ligne et du 10e léger, du 2e bataillon de zouaves, d’une batterie de campagne pourvue de fusées à la Congrève, d’une compagnie de sapeurs, de quatre escadrons de chasseurs d’Afrique, d’une section d’ambulance et d’un convoi de vivres, partit sous les ordres du général de Faudoas, qu’accompagnait le chef d’état-major général Trézel ; à cinq heures du soir, elle prenait position devant Blida. Cinq ou six pauvres hères se présentèrent aussitôt, de petits drapeaux blancs à la main ; ils assuraient que tout ce qu’il y avait de riche ou d’aisé s’était enfui. Le lendemain, le général fit occuper les portes et les mosquées. Les gens de la veille avaient dit vrai : la ville était déserte, le pillage ne produisit à peu près rien ; mais on savait que les riches, dans les momens difficiles, avaient l’habitude de cacher leur avoir au fond d’une gorge de l’Atlas, dans le village de Sidi-Rouïa el Kebir, à 2 ou 3 kilomètres. Le général Trézel, qui voulait reconnaître le pays, se chargea de diriger en même temps les perquisitions ; il prit avec lui un bataillon du 10e léger, les zouaves et une section d’artillerie. A l’approche du détachement, les petits drapeaux blancs s’agitèrent en vain ; le village fut occupé ; les hommes avaient disparu ; un assez grand nombre de femmes étaient entassées dans deux maisons. En fouillant ça et là, on découvrit des amas de cartouches et des pièces d’armes qui avaient appartenu à des fusils de munition. Alors tous les coffres, tous les tapis, tous les paquets de hardes qu’on put trouver furent saisis, portés devant le front du détachement et distribués à la troupe ; il y en avait pour une valeur d’une trentaine de mille francs. Au retour, il y eut les coups de fusil auxquels on devait s’attendre ; mais les dispositions de retraite avaient été bien prises ; il n’y eut que cinq blessés, un seul grièvement. Pendant ce temps, le génie avait ouvert de larges brèches dans l’enceinte de Blida. Le 23 novembre, les troupes étaient rentrées dans leurs cantonnemens sans avoir rencontré aucun groupe hostile dans la plaine. Cette course, qui n’avait eu pour objet et pour résultat que le pillage, ne fut pas jugée satisfaisante à Paris ; le duc de Rovigo en reçut même un blâme.

Avec l’expédition de Blida s’acheva l’existence du 2e bataillon de zouaves, qui n’était ressuscité que pour mourir encore. Le recrutement des indigènes était de plus en plus difficile. Dès le mois de mai, un avis ministériel avait autorisé le commandant en chef à fondre les deux bataillons en un seul qui pourrait être porté à huit ou dix compagnies de 100 hommes, officiers non compris ; de ces compagnies, la première et la dernière seraient entièrement composées de Français, les autres d’indigènes, sauf une demi-escouade française choisie parmi les meilleurs sujets du corps ; pour les besoins religieux des indigènes, il aurait un moueddine avec rang et solde de sous-lieutenant. Cette refonte des zouaves fut effectuée au mois de décembre 1832. Le commandement du bataillon unique avait été offert au commandant Duvivier ; c’était d’après ses conseils que la réorganisation s’était faite ; cependant il refusa et demanda pour raison de santé son renvoi en France avec un congé de six mois. Le commandant Kolb, qui avait remplacé Maumet à la tête du 1er bataillon, fut nommé sur son refus. La lettre que Duvivier écrivit à cette occasion, le 11 décembre, au duc de Rovigo, est curieuse ; le fond est d’un homme qui sent sa valeur, qui est mécontent, qui se plaint, mais qui serait désolé d’être pris au mot ; la forme est grave, solennelle, emphatique : « Les fatigues sans nombre que j’ai éprouvées depuis l’entrée des Français en Afrique m’ont affaibli physiquement et intellectuellement au-delà de ce que je puis exprimer. Depuis deux ans environ, je fournis vingt heures de travail ou de marche par jour. La fièvre cérébrale que j’ai endurée au camp cet été a laissé chez moi des traces profondes ; ma tête n’est plus constamment à moi ; en un mot, je suis bien déchu du peu que je valais. Je n’ose considérer la nouvelle tâche qui m’est imposée ; je dois vous le dire et la décliner. Depuis longtemps, mon général, j’en avais prévenu ; j’attendais la nouvelle organisation pour le déclarer positivement. Je voulais approcher le plus possible de celle-ci pour soutenir jusqu’au bout les intérêts de mon ancien bataillon ; mais la décision qui vient de nous réunir a été si subite que je n’ai pas pu, dans le moment, penser à ma position particulière. Obtenir une convalescence de six mois avec solde pour rentrer définitivement en France, telle est la faveur que je réclame de vous, mon général. La présence du commandant Kolb vous donnera toute facilité ; qu’il reprenne immédiatement un commandement qu’il regrette et qui lui plaît. Je resterai quelque temps encore à Alger pour remettre les comptes d’un bataillon que j’affectionnais et qui n’est plus. Ensuite, et je vous le devrai, je reposerai sur le sol de la patrie une tête dont les Kabyles ici n’ont pas voulu. » Avec le commandant Kolb, vieux soldat honnête et brave, mais rien davantage, l’avenir des zouaves était bien compromis : heureusement, il leur restait La Moricière.

Que devenait cependant l’administration civile ? Le successeur amoindri du baron Pichon, M. Genty de Bussy, faisait beaucoup de bruit et de besogne ; mais le bruit assourdissait les gens et la besogne n’en était pas meilleure. L’intendant civil était grand paperassier ; dans le rapport d’une commission d’enquête, dont il sera fait mention plus tard, son administration a été jugée en ces termes : « Activité peu féconde en résultats utiles, souvent imprudente et dommageable. » Parmi les résultats utiles, il y en a trois qu’on peut particulièrement citer : d’abord, un arrêté du 16 août, qui réformait le régime judiciaire établi par le général Clauzel et renvoyait à une cour criminelle composée des membres de la cour de justice et du tribunal correctionnel réunis la connaissance des crimes commis par des Français ou des étrangers ; ensuite l’établissement des deux villages européens de Dely-Ibrahim et de Koubba, construits pour abriter quelques centaines d’émigrans allemands et suisses, qui, depuis un an, traînaient leur misère dans les faubourgs d’Alger. Ce second essai de colonisation ne fut pas beaucoup plus encourageant que celui de la Ferme modèle, qui avait été le premier. Pour l’emplacement des deux villages, M. Genty de Bussy avait choisi des terrains séquestrés dont les propriétaires étaient connus ; bien des réclamations s’élevèrent, mais elles ne le troublèrent pas. Il avait, d’ailleurs, en matière de propriété, des idées aussi simples, aussi absolues et aussi sommaires que les procédés turcs du duc de Rovigo en matière de gouvernement. Comme, dans l’ignorance où le domaine était de ce que lui avait laissé le beylik, c’était une difficulté presque inextricable de discerner les biens qui devaient lui appartenir, l’intendant civil aurait volontiers pris un arrêté qui eût attribué à l’état toutes les terres sans exception, sauf aux particuliers à faire valoir leurs droits. A défaut de cette vaste opération, M. Genty de Bussy institua, le 1er mars 1833, une commission chargée de la vérification de tous les titres de propriété ; c’était déjà beaucoup entreprendre, d’autant plus que, pour une tâche aussi considérable, les vérificateurs institués n’étaient pas plus de quatre.

Au moment où, sur la proposition de l’intendant civil, le duc de Rovigo signa de confiance cet arrêté comme beaucoup d’autres, il s’apprêtait à passer en France pour se faire soigner d’une affection cancéreuse dont il souffrait à la gorge. Afin de pourvoir aux incidens qui pourraient se produire pendant son absence, laquelle d’ailleurs, à son estime, ne devait pas être longue, il donna aux troupes une organisation nouvelle. Les généraux d’Alton, de Feuchères, Buchet, de Brossard et de Faudoas étant successivement rentrés en France, la plupart des maréchaux-de-camp étaient nouveaux en Algérie. Le général Danlion continua de commander la place d’Alger avec une petite garnison composée d’un bataillon de vétérans et des compagnies de discipline. Les troupes actives furent réparties de la manière suivante : première brigade, sous le général de Trobriand, les deux bataillons d’infanterie légère d’Afrique, le bataillon de zouaves, le 1er régiment de chasseurs d’Afrique ; 2e brigade, sous le général Avizard, le 10e léger et la légion étrangère ; 3e brigade, sous le général Bro, le 4e et le 67e de ligne.

L’intention du duc de Rovigo était de reprendre en 1833, sur une grande échelle, la récolte des foins que l’insurrection avait empêchée l’année précédente. Il avait tracé sur la carte une courbe qui, partant, à gauche, du fort de l’Eau, au-dessous de la Maison-Carrée, passait par Haouch Rassauta, coupait obliquement la plaine du nord-est au sud-ouest et venait par Birtouta se terminer à Douéra. Une enceinte palissadée, destinée à recevoir la récolte, fut ajoutée au" fort de l’Eau, que le génie mit en état de recevoir une garnison permanente et que l’artillerie arma de fusils de rempart. Haouch Rassauta fut approprié au logement de la cavalerie, qui pendant la fenaison devait occuper ce poste, à côté des campemens marqués pour l’infanterie de la première brigade et pour l’artillerie. Entre Haouch Rassauta et la Maison-Carrée, une ligne de communication défilée de la plaine était indiquée sur le revers nord des collines qui bordent la mer.

Malheureusement le duc de Rovigo venait de tacher encore une fois son commandement par une exécution qui rappelait l’odieux souvenir d’El-Ouffia. Parmi les chefs arabes qui affectaient de se tenir loin d’Alger, deux surtout, El-Arbi-ben-Mouça, ancien kaïd de Beni-Khélil, et Meçaoud-Ben-Abdeloued, kaïd d’Es-Sebt, c’est-à-dire de la plaine Hadjoute, irritaient les ressentimens du commandant en chef. Voulant à tout prix les attirer sous sa griffe, il adressa au kaïd de Khachna, leur ami, une lettre qui pour eux devait avoir la valeur d’un sauf-conduit ; les termes, au témoignage de l’interprète qui l’avait écrite, étaient aussi nets et aussi explicites que possible. Ils vinrent ; à peine arrivés, ils furent arrêtés, jetés en prison, traduits devant un conseil de guerre. Le kaïd de Khachna, indigné, demandait qu’on lui fit partager leur sort. De toute part venaient des lettres de sollicitation en leur faveur. Arrêtés au mois de décembre 1832, ils furent jugés, condamnés, exécutés au mois de février 1833. Comme dans l’affaire d’El-Ouffia, les juges craignirent, en absolvant les accusés, de condamner le commandant en chef ; ils le condamnèrent bien plus sûrement et se condamnèrent eux-mêmes, complices d’une perfidie, coupables avec lui de la foi violée. Longtemps parmi les Arabes les noms d’El-Arbi et de Meçaoud furent invoqués et servirent de cri de guerre à leurs prises d’armes.


IV

D’Alger passer à Bône, c’est passer tout à coup de Machiavel à l’Arioste, de la réalité morose aux aventures héroïques d’un roman de chevalerie. Depuis le mois de septembre 1831, depuis le jour fatal qui avait vu la fin tragique du capitaine Bigot et du commandant Huder, les gens de Bône, trompés par le Turc Ibrahim, l’auteur du guet-apens, rançonnés par lui, sous la menace du canon de la kasba, n’osaient même pas quitter la ville, car ils redoutaient encore plus Ben-Aïssa, le lieutenant d’Ahmed, bey de Constantine, qui, campé sous leurs murs, les attendait au dernier morceau de pain. Il y avait quatre mois qu’ils étaient courbés sous cette double terreur ; à bout de force, mourant de faim, ils invoquèrent encore une fois ces Français qu’ils avaient laissé si misérablement trahir. Ibrahim lui-même, n’ayant plus rien à donner à ses hommes, associa impudemment ses propres sollicitations aux leurs. Vers la fin du mois de janvier 1832, quatre députés de Bône débarquèrent dans le port d’Alger, apportant les vœux de leurs compatriotes avec ceux du maître de la kasba. A l’égard d’Ibrahim, le duc de Rovigo prit le parti de dissimuler ; rentrer dans Bône était le plus urgent ; plus tard on verrait à lui faire couper la tête. Il lui écrivit donc comme à un ami, lui offrant même, en cas de mauvaise fortune, un asile. Cette lettre lui devait être remise par le capitaine Jusuf, des chasseurs d’Afrique, un coreligionnaire. Embarqués sur la goélette Béarnaise, Jusuf et les quatre députés arrivèrent, le 8 février, à dix heures du soir, dans la rade de Bône. La lueur des coups de canon tirés de la kasba illuminait par instans les montagnes et la mer. C’était ainsi toutes les nuits, afin de tenir les gens de Constantine à distance. Le lendemain, dans la kasba, en présence d’Ibrahim, du moufti, du cadi, des grands de Bône, les députés rendirent compte de leur mission ; on lut les lettres du grand chef d’Alger. Tous, à l’exception d’Ibrahim, réclamèrent avec instance l’envoi d’une forte garnison française. Après s’être borné d’abord à demander seulement un consul, quelques artilleurs musulmans et des vivres, Ibrahim, dompté par la faim, consentit à promettre de se conduire en sujet de la France, jusqu’à la réponse du chef d’Alger aux demandes des grands. De retour auprès du duc de Rovigo avec ces nouvelles de bon augure, Jusuf fut immédiatement renvoyé à Bône, mais non plus seul. Un officier d’artillerie, le capitaine d’Armandy, qui parlait l’arabe et qui connaissait bien les Turcs, aussi familier que le commandant Huder avec les choses d’Orient, mais plus énergique, avait été désigné comme chef de mission ; entre lui et Jusuf mis sous ses ordres, l’entente ne cessa pas d’être parfaite. Elle s’établit pareillement, à bord de la goélette Béarnaise, avec le commandant Fréart, homme de résolution et d’initiative. Une felouque, chargée de farine et de riz, suivait la goélette à la remorque. Le capitaine d’Armandy avait ordre de ne délivrer, surtout aux gens d’Ibrahim, ces moyens de subsistance que successivement, de quatre jours en quatre jours.

Les deux officiers, surtout le secours qu’ils apportaient, étaient impatiemment attendus ; quand ils débarquèrent, le 29 février, la Marine était envahie par la foule, dont les acclamations mêlées aux salves d’artillerie, les suivirent jusqu’aux portes de la kasba, où les attendait Ibrahim. Les affaires allaient donc au gré de celui-ci ; car il lui arrivait des vivres, dont il avait besoin, et non des troupes, dont il se défiait. Le duc de Rovigo ne s’était pas décidé a en envoyer encore. Le soir même, Jusuf reprenait la mer, ayant mission d’acheter des chevaux à Tunis. Le capitaine d’Armandy restait seul, dans une masure ouverte, près de la mer, avec trois hommes. Apres le massacre de Huder et de Bigot qui en avaient cent vingt-cinq, c’était hardi. Il demeura ainsi plusieurs jours, visitant les fortifications, donnant des conseils, encourageant les uns et les autres, Ibrahim, pour preuve de sa constance, lui montrait avec orgueil un chapelet de têtes kabyles suspendues à la porte de la kasba. Du terre-plein de la citadelle, on apercevait le camp de Ben-Aïssa séparé de la ville par un marais.

Dans la nuit du 4 au 5 mars, à la faveur d’une fausse attaque dirigée contre la porte de Constantine, l’ennemi s’introduisit dans la place par une brèche du front de mer. La plupart des habitans se réfugièrent dans la grande mosquée ; d’autres s’échappèrent du côté de la Marine. Le capitaine d’Armandy, réveillé par eux, ne s’inquiéta pas d’abord de la panique ; le bruit du canon, qui ne cessait pas de tirer à l’autre bout de la ville, contribuait à lui donner confiance ; mais, vers quatre heures du matin, il entendit le crieur de Ben-Aïssa promettre aux gens de Bône la miséricorde de Dieu et du Prophète ; les terrasses voisines étaient couvertes de gens armés ; il n’eut que le temps de courir à la mer avec ses trois canonnière, de se jeter dans un canot et de gagner à force de rames la felouque. Bône était prise, mais non la kasba.

Louvoyant dans la baie des Caroubiers, le capitaine reçut d’abord une communication d’Ibrahim, qui réclamait des vivres, puis une autre de Ben-Aïssa, qui lui proposait une entrevue. Sans hésiter il accepta, et le lendemain, s’étant fait mettre à terre, il s’en alla seul, à cheval, au camp ennemi. Ben-Aïssa, Kabyle d’origine, n’était pas barbare ; à Tunis, où il avait résidé quelque temps, il avait pris les formes de la politesse turque. Il commença par s’excuser du désordre que ses gens avaient fait, malgré sa défense, dans la maison de l’officier français et par promettre que tout ce qui lui appartenait lui serait rendu ; puis il entama une question plus grave. A l’entendre, Ahmed, bey de Constantine, n’aurait été qu’un ami méconnu de la France, avec laquelle il désirait si passionnément s’entendre que c’était pour cette seule raison qu’il avait voulu se rendre maître de Bône, afin de communiquer plus aisément avec elle ; cependant son amitié n’allait pas jusqu’à une soumission dont ses sujets ne s’accommoderaient certainement pas. A cette sorte d’avance le capitaine d’Armandy, qui ne cherchait qu’à gagner du temps, répondit en demandant pour Ibrahim, ami de la France, lui aussi, une suspension d’armes. Après avoir fait quelques difficultés, Ben-Aîssa finit par y consentir. Il fut convenu que, de part et d’autre, on prendrait les ordres d’Alger et de Constantine.

Vingt jours se passèrent ainsi : pour Ibrahim dans l’indécision de ce qu’il devait faire, ou rester dans la kasba, au milieu de sa garnison, dont il n’était plus sûr, ou se réfugier avec sa famille auprès du capitaine ; pour celui-ci, dans l’attente fiévreuse de la goélette Béarnaise, qu’il était surpris chaque matin de ne pas voir revenue pendant la nuit au mouillage. La mer était mauvaise ; la goélette, retardée par les vents, n’arriva que le 26 mars. Aussitôt M. d’Armandy se rendit à bord, fit connaître au commandant Fréart l’état des choses et lui persuada sans peine de demeurer en rode, en faisant partir pour Alger un bateau du pays avec ses dépêches. Il était temps ; car dans une nouvelle conférence, provoquée le même jour par Ben-Aïssa, il déclara que la suspension d’armes n’avait fait que le compromettre auprès d’Ahmed et que l’ordre lui était venu de reprendre les hostilités. Jusuf était revenu de Tunis ; le capitaine d’Armandy, lui et le commandant Fréart reconnurent sans hésitation et de concert la nécessité de sauver à tout prix la kasba : il fut convenu qu’un détachement de marins serait mis par le commandant à la disposition des deux autres.

Il restait à connaître le sentiment d’Ibrahim et de ses Turcs. Le capitaine et Jusuf se rendirent à la kasba. Quand ils eurent proposé au chef de se retirer à bord de la goélette et de leur laisser le soin de la défense, il s’éleva des rumeurs, puis une contestation vive, puis un bruyant tumulte ; des clameurs les partis qui divisaient la garnison faillirent passer aux violences ; la vie des deux officiers, leur liberté du moins, fut un instant menacée. Cependant, grâce à la fermeté de ceux qui leur étaient favorables, ils purent se retirer avec l’assurance de connaître avant le lendemain la résolution d’Ibrahim. À minuit, un canot manœuvré par un Turc accosta la felouque ; la nouvelle qu’il apportait était considérable. Ibrahim avait été chassé hors de la kasba avec quatre des plus récalcitrans ; tous les autres étaient d’accord pour recevoir les Français. À quatre heures du matin, nouveau message, nouvel avis plus pressant encore : si les Français ne se hâtaient pas, la kasba courait risque d’être abandonnée par les meilleurs et livrée à Ben-Aïssa par le reste.

Tout était en mouvement sur la goélette ; les commandemens de branle-bas étaient faits, les canots prêts à déborder. Avant d’appeler les marins à terre, les capitaines d’Armandy et Jusuf, avec un sous-officier d’artillerie, se rendirent au pied de la kasba, du côté de la campagne, parce que les gens de Ben-Aïssa étaient en observation du côté de la ville. Les nouvelles de la nuit furent entièrement confirmées ; comme il n’y avait qu’une porte à la citadelle, et qu’elle était sous le feu de l’ennemi, les Turcs lancèrent du haut du mur une corde par laquelle se hissèrent d’abord Jusuf, puis le sous-officier d’artillerie. Pendant ce temps, le capitaine d’Armandy retournait au bord de la mer hêler les canots de la goélette. Ils arrivèrent. Quelle était la force du détachement qu’un aussi petit navire avait pu distraire de son équipage ? Vingt-six matelots, commandés par MM. Du Couédic, lieutenant de frégate, et de Cornulier-Lucinière, élève de 1re classe. Avec le capitaine d’Armandy, le capitaine Jusuf et le sous-officier d’artillerie, c’étaient trente et un hommes, trente et un braves, qui allaient arborer sur la kasba de Bône et défendre, un contre cent, le drapeau de la France. Le capitaine d’Armandy les conduisit, par des sentiers détournés, sur les derrières de la kasba ; par la même corde qui avait servi à Jusuf, ils s’élevèrent, l’un après l’autre, jusqu’au sommet de la muraille. Quand le dernier eut pris pied sur le terre-plein, le pavillon français fut hissé ; un coup de canon l’assura. C’était la France, qui, par l’élan généreux de trente et un de ses enfans, prenait décidément possession de ce coin de la terre d’Afrique. N’est-ce pas merveilleux ? N’est-ce pas héroïque ? N’est-ce pas sublime ?

Le soleil avait paru. Ben-Aïssa, surpris et irrité, envoya un parlementaire avec des protestations et des menaces ; on repoussa les unes et on se tint prêt contre les autres. La journée du 27 fut employée au ravitaillement de la place et aux préparatifs de la défense ; de la goélette et de la felouque, on reçut des vivres pour quinze jours ; la porte de la kasba fut murée, l’artillerie pointée. L’ennemi, cependant, ne se présenta pas. On voyait seulement dans la ville un grand mouvement ; c’était la population que Ben-Aïssa contraignait à sortir ; la nuit venue, des feux d’incendie s’allumèrent ça et là. Désespérant de se maintenir à Bône, sous le canon des Français, le lieutenant d’Ahmed-Bey ne voulait leur abandonner que des ruines. Le 28, l’évacuation continua ; le 29, l’ennemi leva son camp et s’éloigna, poussant devant lui les malheureux fugitifs. En même temps, accourues du fond de la plaine et du haut des montagnes, des bandes d’Arabes et de Kabyles rôdaient aux alentours de la malheureuse ville comme une troupe de chacals autour d’un cadavre. L’espoir du pillage qui les attirait gagna quelques-uns des Turcs de la kasba ; mécontens d’être enfermés dans la citadelle, ils essayèrent de se révolter. Aux premiers signes de rébellion, Jusuf, de l’aveu du capitaine d’Armandy, fit saisir six des plus mutins ; après un court interrogatoire, trois furent passés par les armes, les autres furent mis aux fers à bord de la goélette. A dater de ce moment, la soumission fut absolue ; sous les ordres de Jusuf, qui savait leur imposer et les conduire, les Turcs purent être rangés au nombre des plus utiles serviteurs de la France. Ils en donnèrent dès le lendemain la preuve ; une trentaine d’entre eux s’offrirent pour tomber sur les maraudeurs qui avaient pénétré dans la ville. Après l’émouvante péripétie dont la kasba venait d’être le théâtre, Jusuf répondait d’eux ; ils se laissèrent glisser par la corde qui demeurait l’unique moyen de communication entre la citadelle et le dehors ; abrités par les haies et les broussailles, ils gagnèrent la porte de Constantine ; dès qu’ils furent à leur poste, deux ou trois bombes, lancées de la kasba, jetèrent la terreur parmi les pillards qui vinrent tomber dans l’embuscade ; plusieurs furent tués, d’autres noyés, de ceux qui, maraudant à travers le quartier de la Marine, avaient essayé de se sauver à la nage.

Assuré, désormais, de la fidélité des Turcs, le capitaine d’Armandy autorisa Jusuf à s’installer avec eux dans la ville ; dix matelots, tirés de la goélette, vinrent renforcer la petite garnison de la kasba, qui fut dès lors exclusivement française. Dans les premiers jours d’avril, quelques pauvres gens de Bône, échappés aux bandes de Ben-Aïssa, commencèrent à revenir. Enfin, du 8 au 12, arrivèrent les renforts expédiés d’Alger, où était parvenue, le 3, la première nouvelle de cette merveilleuse aventure ; c’était un bataillon du 4e de ligne, avec une quarantaine d’hommes de l’artillerie et du génie. A titre exceptionnel, quoiqu’il dût y avoir désormais à Bône un officier supérieur, le capitaine d’Armandy demeura investi du commandement de la place. Il ne tarda pas d’ailleurs à être promu au grade de chef d’escadron. Jusuf fut maintenu provisoirement à la tête des Turcs, qui furent régulièrement inscrits au service de la France avec une solde de 1 fr. 80 par jour, à la charge de se nourrir, de se vêtir et de s’équiper eux-mêmes.

Ils étaient logés, comme la partie des troupes françaises qui n’était pas casernée à la kasba, dans les maisons dont les propriétaires n’étaient pas revenus encore ; il en revenait néanmoins tous les jours ; mais combien d’entre eux retrouvaient autre chose que.des ruines ? Quand le détachement du génie eut visité le mur d’enceinte, fermé les brèches qui n’étaient pas considérables, réparé la porte de Constantine, démuré celle de la kasba, il s’occupa de dégager les principales rues obstruées par les décombres. Il y avait aussi à curer les égouts, qui étaient infects, et, ce qui importait davantage encore, à retirer des citernes les cadavres que la férocité des bandes de Ben-Aïssa y avait précipités. Des corvées d’infanterie furent employées à cette odieuse, mais indispensable besogne.

Au dehors, la campagne paraissait tranquille ; le marché de la ville était régulièrement approvisionné ; la plupart des tribus du voisinage avaient promis l’obéissance. On savait bien ce que valaient en général ces sortes de promesses, pourtant quelques-unes étaient sincères. Les partisans d’Ahmed, de leur côté, ne laissaient pas de travailler sourdement : le 16 avril, on saisit dans Bône sur un homme venu du dehors une proclamation du cheikh Kazine, qui excitait la population a la révolte en lui annonçant l’approche de nombreux auxiliaires. L’espion fut conduit à Jusuf qui, après l’avoir interrogé, lui fit, séance tenante, couper la tête. Jusuf, il convient de ne pas l’oublier, avait été nourri à Tunis dans le système turc.

Dès que la nouvelle des événemens de Bône fut arrivée à Paris, les ministres de la guerre et de la marine s’entendirent pour hâter l’envoi d’un renfort que la division d’Alger était évidemment hors d’état de fournir. Une division navale, armée à Toulon, débarqua, du 18 au 26 mai, dans le port de Bône, le 55e de ligne, deux batteries d’artillerie, une compagnie du génie avec un immense matériel, un détachement des services dépendant de l’intendance, avec un gros approvisionnement de vivres. Le général Duzer, nommé commandant de la place et de la province, approuva tout ce qui avait été fait depuis l’occupation de la kasba et prescrivit de presser les travaux nécessaires à l’installation du renfort qu’il amenait. Un hôpital pour quatre cents malades fut établi dans une grande mosquée, située au point culminant de la ville. Des emplacemens voisins du port furent assignés à l’artillerie, au génie, à l’intendance, huit îlots de maisons contigus les uns aux autres affectés au logement des troupes, deux fours, capables de cuire huit mille rations en vingt-quatre heures, construits dans les magasins à grains du beylik. Après avoir visité avec le général d’artillerie de Caraman et le général du génie de Montfort, venus en mission temporaire, les fortifications de la place et s’être rendu compte de sa situation intérieure, le général Duzer fit aux environs plusieurs reconnaissances. La plaine arrosée par la Seybouse, les montagnes qui la dominaient, tout était d’une beauté merveilleuse, mais il n’aurait pas fait bon s’y aventurer sans escorte.

A six lieues, en remontant la rivière, une des plus puissantes tribus affectionnées au bey Ahmed, les Beni-Yakoub avaient établi leurs douars. Avant l’arrivée du général, ils étaient venus près de la ville tendre à Jusuf un piège auquel il ne s’était pas laissé prendre, mais où l’un de ses Turcs avait péri ; là où ils étaient placés, ils interceptaient les communications du haut pays avec Bône. Le général Duzer, fort de l’expérience que loi avaient donnée ses campagnes sous M. de Bourmont et sous le général Clauzel, était revenu en Afrique bien résolu à traiter avec douceur, mais avec fermeté, les Arabes ni brutalité, ni mollesse, tel devait être, du commencement à la fin de son administration, le principe de sa conduite. Les Beni-Yakoub continuaient de se donner des torts ; ils méritaient de recevoir une leçon pour eux-mêmes et pour les autres. Le 27 juin, à huit heures du soir, Jusuf, accompagné d’un aide-de-camp du général, sortit de Bône avec ses Turcs, quatre compagnies d’élite et deux : obusiers ; à quatre heures du matin, il tomba sur les douars sans les surprendre, car les Beni-Yakoub étaient sur leurs gardes ; il prit des femmes, des enfans, beaucoup de bétail, et après les avoir gardés assez de temps pour bien montrer qu’il aurait été le maître de les emmener, obéissant aux instructions du général, il les renvoya. Cette générosité, inconnue aux Arabes, ne leur parut d’abord être que de la faiblesse ; quand la petite troupe se mit en retraite, ils lui firent à coups de fusil la conduite ; mais tout à coup apparut une colonne d’infanterie ; c’était le général Duzer, qui, parti de Bône à trois heures du matin, arrivait avec le 55e, une compagnie de sapeurs, et quatre obusiers de montagne. Immédiatement l’offensive fut reprise et le campement arabe de nouveau menacé. Les récoltes allaient être détruites, les gerbiers mis en cendres, les troupeaux enlevés, les Beni-Yakoub s’y attendaient : tout fut respecté ; après un repos d’une heure au milieu des douars épargnés, le général reprit la direction de Bône. Cette fois la leçon avait été comprise ; mais, refusant de se soumettre, la tribu se retira au loin dans le sud.

Tout fut tranquille jusqu’au mois de septembre. À cette époque, les intrigues d’Ibrahim recommencèrent. Réconcilié en apparence avec le bey Ahmed, assisté d’un marabout de Constantine qui prêchait la guerre sainte, il parcourait le pays, soulevant les tribus et les entraînant à sa suite. Le 8 septembre, au point du jour, on vit tout à coup déboucher une bande de douze à quinze cents Arabes et Kabyles. La température était accablante. Le général Duzer voulut laisser tomber la chaleur et l’ennemi s’engager davantage ; à quatre heures du soir, quand le moment d’agir fut venu, deux bataillons du 55e sortirent, l’un par la porte Damrémont, l’autre par la porte de Constantine, et refoulèrent les Kabyles par la vallée de l’Aqueduc sur la montée des Chacals, pendant que l’escadron turc de Jusuf chargeait les cavaliers arabes. Après un dernier essai de résistance, le camp d’Ibrahim fut enlevé ; sa tente était encore dressée ; on y trouva des armes de prix et les instrumens de sa musique militaire. Désormais on ne devait plus entendre parler de lui, si ce n’est qu’en 1834 on apprit qu’il venait de périr à Médéa, assassiné par des agens du bey Ahmed.

Celui-ci, après la tentative infructueuse de son ancien rival, aurait voulu reprendre les hostilités pour son propre compte ; il convoqua, non loin de Bône, sur les bords du lac Fezzara, les grands des tribus ; mais la plupart d’entre elles lui refusèrent leur concours, à commencer par les Beni-Yakoub ; la générosité du général Duzer à leur endroit n’avait donc pas été stérile. Quelques-unes, tout à fait gagnées par la confiance, les Merdès, une partie des Khareza, les Beni-Ourdjine, se rapprochèrent de Bône et entrèrent même indirectement au service de la France en lui fournissant, sous le nom d’otages, une troupe de spahis auxiliaires. Il n’y avait eu jusque-là de cavalerie que les Turcs montés du corps de Jusuf ; au mois d’octobre, arriva d’Alger un escadron destiné à servir de noyau et de modèle au 3e régiment de chasseurs d’Afrique.

Dans les premiers jours de novembre, une épidémie cruelle, qui avait quelques-uns des caractères du vomito negro, envahit Bône et pendant deux mois y exerça ses ravages. Indigènes et Français, tous étaient également frappés. Les hôpitaux étaient insuffisans ; l’espace, la literie, les médicamens faisaient défaut ; toutes les prévisions étaient dépassées ; un quart des troupes et de la population fut emporté ; à peine restait-il au général Duzer quelques centaines d’hommes en état de servir, et cependant, craignant d’amener au fléau de nouvelles victimes, il pria le ministre de la guerre de suspendre tout envoi de renforts. Quand le mal eut commencé à perdre de sa force, il reçut le 6e bataillon de la légion étrangère ; le 3e régiment de chasseurs d’Afrique avait déjà quatre escadrons, dont deux de lanciers. Plein de zèle et se multipliant pour donner l’exemple à tous, ce vrai chef, infatigable en dépit de son âge, faisait de temps en temps prendre les armes à quelques compagnies, monter à cheval les Turcs de Jusuf, les spahis de Beni-Ourdjine, et se montrait dans la plaine, afin de relever le moral de la garnison et de montrer en même temps aux populations qu’il avait toujours des forces disponibles.

Il eut dans les derniers jours du mois de février 1833 la satisfaction de recueillir le fruit de son système politique. Le ramadan finissait ; pour les commandans d’Alger, c’était toujours un temps d’inquiétude ; pour lui ce fut, comme pour ses administrés, un vrai temps de fête. Des courses de chevaux eurent lieu dans la plaine de la Seybouse pendant trois jours ; le cadi, les notables de la ville et plus de trois mille Arabes des environs y assistèrent. Les marchés étaient abondamment garnis, les bas quartiers de la ville assainis, les masures abattues. Bône, acquise à la France par l’audacieuse initiative de trois hommes de cœur, d’Armandy, Jusuf et Fréart, entrait, grâce au zèle intelligent d’un chef éclairé, dans une ère ouverte aux plus belles espérances.


V

Si le ministre de la guerre en avait cru le duc de Rovigo, il aurait rappelé en France les commandans de Bône et d’Oran. Pour le premier, c’eût été une injustice absolue, car, malgré les froissemens que lui infligeait la correspondance malveillante du général en chef, le général Duzer n’avait jamais cessé d’y répondre avec la déférence d’un subordonné. Du côté d’Oran, il n’en était pas de même. Lieutenant-général, autorisé à correspondre directement avec le ministre de la guerre, le général Boyer prétendait à l’indépendance ; à peine daignait-il informer de temps à autre le duc de Rovigo de ce qui se passait dans son commandement. Il y eut longtemps, d’ailleurs, peu de chose à mander : l’arrivée du général de Trobriand, le débarquement successif de renforts qui portèrent à plus de 2,500 hommes l’effectif de la garnison, en particulier celui d’un détachement de 450 cavaliers démontés envoyés de France pour former le noyau du 2e régiment de chasseurs d’Afrique, une solde régulière accordée aux Turcs de Mostaganem qui s’étaient soumis à la France, des envois de soufre et de salpêtre aux coulouglis de Tlemcen qui tenaient bon dans le Mechouar contre les attaques et les intrigues des partisans du Maroc.

Ce n’était pas seulement à Tlemcen que ceux-ci intriguaient ; ils avaient étendu leurs trames jusqu’à Mascara, jusqu’à Miliana, jusqu’à Médéa même. Dans cette dernière ville, qui avait chassé Oulid-bou-Mezrag, dont la conduite licencieuse scandalisait les bons musulmans, s’était installé comme chez lui un chérif marocain, El-Moati ; de même, à Miliana, qui avait reçu sans opposition un autre envoyé du Maroc, Mohammed-Ben-Chergui ; à Mascara, le lieutenant du sultan, El-Hameri, était moins à son aise ; il y était bloqué par les tribus qu’il avait rançonnées et compromises dans sa première chevauchée contre Oran. Un tel état de choses ne pouvait pas être toléré par la France. Au mois de mars 1S32, le comte de Mornai, gendre du maréchal Soult, fut envoyé en mission extraordinaire à Tanger avec ordre d’exiger le rappel de tous les agens marocains dispersés sur le territoire algérien et la renonciation formelle du sultan de Fez à toute prétention sur la régence, en particulier sur le beylik d’Oran et tout spécialement sur le territoire de Tlemcen. Cette mission, appuyée par la présence comminatoire d’une escadre, fut couronnée de succès. Évadé de Mascara, El-Hameri s’était arrêté à Tlemcen ; il lui coûtait beaucoup d’abandonner une ville qui tenait tant au cœur de son maître ; cependant, il lui en fallut déguerpir, comme El-Moati de Médéa, comme Mohammed-ben-Ghergui de Miliana.

Les vrais croyans, qui avaient eu foi dans l’invincible protection du sultan de Fez, étaient consternés ; ce n’était pas seulement leur religion qui allait être à la merci de l’infidèle, c’était la paix publique qui était menacée par l’anarchie. Sans une autorité supérieure qui les contînt, les tribus se jalousaient mutuellement et de la jalousie à l’hostilité il n’y avait qu’un pas. A chaque instant, on entendait parler d’une ghuzia, c’est-à-dire d’une surprise exécutée au point du jour par une tribu sur une autre, qui n’avait plus que l’idée de lui rendre la pareille. Ce système de pillage réciproque ne pouvait pas durer. Au mois d’avril, les grands du beylik d’Oran se donnèrent rendez-vous à Mascara pour aviser aux dangers auxquels les laissait exposés l’abandon du sultan Mouley-Abder-Rahman : à l’unanimité, ou reconnut la nécessité de choisir un chef. Il y avait, près de Mascara, dans une zaouïa ou école célèbre aux environs sous le nom guetna oued el hammam, un marabout qui était chérif, c’est-à-dire descendant du Prophète. Ses ancêtres, originaires de Médine, avaient passé par le Maroc avant de venir s’établir à la Guetna, sur le territoire des Hacheni. De toutes les tribus du beylik celle-ci était la plus puissante, et, chez les Hachera, le premier, sans conteste, était le marabout Mahi-ed-Dine. Ce fut lui qu’on nomma chef ; mais comme il était plutôt un saint qu’un guerrier, il présenta aux grands qui venaient de le choisir ses trois fils capables plus que lui de les mener au combat : le troisième s’appelait Abd-el-Kader.

Les commencemens d’Abd-el-Kader appartiennent à la légende comme ceux de Jusuf appartiennent au roman. Les récits les plus fantastiques écartés, il reste peu de chose : deux voyages à La Mecque avec son père, le second, poussé jusqu’à Bagdad, où des prédictions de grandeur et de gloire auraient été faites à l’enfant. En 1832, il avait vingt-quatre ans ; de taille moyenne, mais bien prise, vigoureux, infatigable, il était le meilleur parmi les premiers cavaliers du monde ; au-dessus des qualités physiques qui sont grandement appréciées chez les Arabes, il avait celles qui l’ont les dominateurs : l’intelligence, la sagacité, la volonté, le génie. Eloquent à l’égal des plus grands orateurs, il maniait à son gré les foules ; quand il parlait d’une voix grave et sonore avec le geste sobre de sa main nerveuse et une, on voyait s’animer son visage au teint mat, et, sous ses longs cils noirs, ses yeux bleus lançaient des éclairs.

Pour cimenter l’union des tribus qui venaient de le choisir, le vieux Mahi-ed-Dine, suivi de ses fils, les appela sans retard à la guerre contre l’infidèle. Dès le 17 avril 1832, une reconnaissance de 100 hommes du 2e de ligne fut attaquée à une lieue d’Oran par un parti de 400 cavaliers ; elle eut 4 morts et 11 blessés ; une sortie de la garnison protégea la retraite. Ce fut la première rencontre d’Abd-el-Kader avec les Français. Après ce combat, la tribu des Gharaba, qui l’avait livré, se retira tout entière à douze lieues d’Oran sur les bords du Sig. L’ordre de Mahi-ed-Dine était d’isoler les infidèles, de faire le vide autour d’eux. Le 1er mai, rejoint par de nombreux contingens, il fit porter au gênerai Boyer la sommation de rendre la place ou, sinon, le défi de descendre au combat dans la plaine.

Le 2 mai, on vit les premiers éclaireurs arabes ; le lendemain, 3,000 cavaliers et 2,000 hommes de pied étaient campés au revers des hauteurs qui s’étendent entre le petit lac salé et le grand, la Sebkha. Au lever du soleil, après avoir fait la prière en face de la mosquée extérieure de Kerguenta, ils se lancèrent par les ravins à l’attaque du Château-Neuf, puis à celle du fort Saint-André. D’un côté comme de l’autre, ils furent repoussés par la fusillade et par le canon ; mais, d’un côté comme de l’autre, ils revinrent sans se décourager à la charge ; le soir seulement, ils se rallièrent autour du santon de Kerma ou du Figuier, d’où ils regagnèrent leur campement. Le 4, leur nombre avait augmenté ; bien loin, au-delà des lacs, on apercevait un grand mouvement d’hommes et de chevaux. Ce jour-là, ce fut le fort Saint-Philippe qui fut attaqué ; 1,400 hommes, débouchant des ruines de Ras-el-Aïn, vinrent se ruer à l’assaut du fort ; les plus braves se jetèrent dans le fossé ; mais ils ne purent jamais escalader les remparts ; quand ils se retirèrent, le soir, ils emportèrent sous le feu leurs blessés et leurs morts. La journée du 5 fut calme ; l’ennemi concentrait ses forces. Le 6, il y avait ensemble les contingens de trente-deux tribus, près de 12,000 hommes. On s’attendait à un violent assaut contre Saint-Philippe qui était le plus menacé ; cependant les attaques du 7 et du 8, quoique favorisées par un brouillard épais, furent beaucoup moins sérieuses que les premières. Il n’y en eut plus d’autres. Le 9, au lever du soleil, Mahi-ed-Dine réunit les chefs et leur annonça qu’il allait renvoyer chez eux les goums pour leur permettre de célébrer la journée du lendemain, qui était une grande fête de l’islam, mais qu’ils auraient à épondre prochainement à une convocation qui ne s’adresserait pas à moins de 30,000 combattans. Des acclamations répondirent à l’adieu comme à la promesse du marabout.

Les environs d’Oran étaient redevenus déserts. Des portis de cavalerie battaient au loin les chemins d’Arzeu, de Mascara, de TIemcen, empêchant les gens de la campagne d’apporter leurs denrées à la ville, qui ne pouvait plus être nourrie que par les arrivages de mer. Cependant, vers le milieu de juin, des Douair et des Sméla recommencèrent à se montrer sur les marchés ; quelques chevaux même arrivaient pour la remonte des chasseurs d’Afrique.

Au mois d’août, un second maréchal-de-camp fut envoyé de France à Oran ; dès lors le général Boyer, heureux de pouvoir s’égaler un peu plus au duc de Rovigo, constitua en division les troupes de son commandement : la première brigade, commandée par le général de Trobriand, se composait d’un bataillon du 20e du 4e bataillon de la légion étrangère et du 2e régiment de chasseurs d’Afrique ; la seconde brigade, sous les ordres du général Sauzet, était formée du 66e, d’une compagnie de vétérans et d’une compagnie de fusiliers de discipline.

On savait que l’époque de la récolte est toujours un temps de paix chez les Arabes, mais qu’aussitôt après, leurs instincts belliqueux demandent à se satisfaire. Chose curieuse, c’était l’approvisionnement des marchés d’Oran qui était devenu le sujet d’une compétition entre plusieurs tribus. Les Douair et les Sméla prétendaient s’en arroger le monopole et gardaient les approches de la ville, tandis qu’à, huit lieues, sur la route de Tlemcen, des caravanes convoyées par les goums des Béni Ameur et des Angad s’apprêtaient à forcer le passage. Les uns et les autres allaient en venir aux mains quand Mahi-ed-Dine accourut, reprocha aux deux partis l’impiété de leur conduite et leur fit promettre encore une fois de renoncer au commerce avec les chrétiens.

Le 31 août, le 19 septembre, le 12 octobre, il y eut quelques démonstrations des Gharaba à la fois contre Oran et contre les Douair qui paraissaient disposés à braver les malédictions du marabout ; depuis la mort de Mouserli, les Sméla, au contraire, semblaient redevenus hostiles aux Français. Enfin, le 23 octobre, 500 cavaliers se jetèrent sur le troupeau de la place, qui paissait une herbe bien maigre au milieu des ruines de Kerguenta, mais leur tentative échoua ; attirés ensuite dans une embuscade, ils se trouvèrent engagés tout à coup avec deux escadrons de chasseurs d’Afrique que soutenaient 200 hommes du 66e. Le général de Trobriand et le colonel de Létang menaient la charge. Ainsi reçus à la pointe du sabre, les Arabes perdirent beaucoup des leurs et se dispersèrent.

La grande convocation annoncée par Mahi-ed-Dine s’était faite ; mais, au lieu de 30,000 combattans, il n’avait pu rassembler que 3,000 chevaux et 1,000 hommes de pied. Le 11, accompagné d’Abd-el-Kader, il se présenta sous les murs d’Oran. Le général Boyer, qui ne sortait jamais de la place, voulut en cette circonstance prendre le commandement des troupes. La ligne des cavaliers arabes s’étendait le long des hauteurs entre les routes de Tlemcen et de Mascara, en passant par le marabout de Sidi-Chabal ; en face d’elle, le général déploya sa colonne : à gauche, les chasseurs non montés et la légion étrangère ; au centre, le 66a et les obusiers ; à droite, les chasseurs à cheval. Ce fut la droite qui fut la première et la plus vivement engagée ; mais les obus éclatant au milieu des cavaliers ennemis les mirent dans un désordre que les charges des chasseurs et le feu de l’infanterie achevèrent de tourner en déroute ; ils furent poursuivis pendant deux lieues dans la direction de Misserguine.

Tel était l’ascendant de Mahi-ed-Dine sur les Arabes que ce nouvel échec ne lui fit rien perdre de son autorité ; mais alléguant son âge, dans une réunion des grands auprès de Mascara, il leur présenta et leur fit accepter pour les diriger à sa place son fils Abd-el-Kader. Le 25 novembre, le jeune sultan, car on lui donna ce titre par acclamation, prit possession du pouvoir. Des lettres expédiées dans toutes les tribus annoncèrent partout qu’il allait parcourir le beylik pour rétablir l’ordre, punir les injustices des forts envers les faibles, percevoir les impôts et organiser une armée capable d’exterminer les chrétiens. On n’avait jamais entendu pareil langage ; les Arabes, qui sentaient le besoin d’être gouvernés, y applaudirent. A Oran, on n’y prit pas garde. Le général Boyer était convaincu que jamais les tribus ne pourraient être assez longtemps d’accord ; il apprenait d’ailleurs qu’en face d’Abd-el-Kader, qui se laissait proclamer sultan, le kaïd Ibrahim, à Mostaganem, se faisait nommer bey et qu’à Tlemcen, Ben-Nouna, partisan déclaré du sultan de Maroc, le seul sultan qu’il pût reconnaître, avait pris le titre de pacha. Cependant Abd-el-Kader organisait à Mascara son gouvernement ; il nommait des khalifas, des aghas, des kaïds ; il recevait les hommages et les présens que lui apportaient les députations des tribus ; les arrêts qu’il rendait, souvent sévères et rigoureux, jamais injustes, étaient exécutés sans retard ; il était admiré, respecté, obéi : il était le maître.

Tandis que s’élevait à Mascara ce nouveau pouvoir, le commandement d’Oran, comme celui d’Alger, allait passer en d’autres mains. Cédant aux griefs et aux instances du duc de Rovigo, le maréchal Soult s’était décidé à rappeler en France le général Boyer ; une décision royale du 28 février 1833 lui donnait pour successeur le maréchal-de-camp Desmichels. A quelques jours de là, le 4 mars, le duc de Rovigo quittait Alger, où il comptait bien revenir et qu’il ne devait plus revoir.


CAMILLE ROUSSET.

  1. Voyez la Revue du 1er janvier et du 1er février.