Les Commencemens d’une conquête
Revue des Deux Mondes3e période, tome 68 (p. 530-574).
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LES
COMMENCEMENS D'UNE CONQUÊTE

IV.[1]
LE COMMANDEMENT DU GÉNÉRAL VOIROL
AVRIL 1833 — SEPTEMBRE 1834.


I

Pendant que le duc de Rovigo rentrait en France avec l’espoir de rétablir sa santé et d’être bientôt en état de reprendre le commandement dont il demeurait titulaire, la question d’Alger se discutait, comme l’année précédente, devant la chambre des députés, mais ne se décidait pas davantage. Néanmoins, dans la séance du 19 février 1833, le duc de Broglie, ministre des affaires étrangères, avait fait une déclaration dont la netteté donnait pleine satisfaction, sur un point délicat, à la dignité nationale, a On a paru craindre, avait-il dit, qu’il n’y eût, à l’égard de cette possession de la France, quelque convention secrète qui empêchât le gouvernement de prendre tel parti que bon lui semblerait. Je dois rassurer la chambre : il n’existe aucune convention, aucun engagement quelconque ; la France est parfaitement maîtresse de faire d’Alger ce qui paraîtra conforme à son honneur et à ses intérêts. » C’était une moitié de la question, non la moins importante, qui se trouvait résolue ; restait l’autre, dont les partisans de l’occupation donnaient ainsi la formule : « Si, à l’égard des puissances étrangères, nous sommes libres de garder Alger, vis-à-vis de la France nous y sommes engagés d’honneur. » Malheureusement le langage du maréchal Soult, ministre de la guerre, n’était pas fait pour les rassurer : « J’ai annoncé, disait-il dans la séance du 7 mars, en rappelant le débat de l’année précédente, qu’à moins de considérations politiques d’une telle nature qu’il soit dans l’intérêt de la France et de son honneur d’y renoncer, le gouvernement n’avait aucun projet d’abandonner la côte d’Afrique. » Trois mois plus-tard, le 18 juin, forcé de répondre à une interpellation du maréchal Clauzel ; il ne voulut pas s’expliquer davantage : « Je répéterai que le gouvernement n’a pris aucun engagement avec aucune puissance, qu’il est entièrement libre de faire tout ce que l’honneur et l’intérêt de la France pourraient exiger, mais que, jusqu’à présent, il n’est pas entré dans sa pensée d’évacuer Alger, que sa conduite dans tout ce pays et sur toute la côte d’Afrique est d’affermir l’occupation et de n’y avoir rien à craindre contre tout venant. »

Si réservée qu’eût été l’attitude du ministère français, elle fut à Londres trouvée presque agressive. Le 13 mars, M. de Talleyrand avait eu, avec lord Grey, au sujet des discussions de la chambre des députés, une conversation dont il rendait, le lendemain, compte en ces termes : « Il m’a exprimé des regrets très vifs du langage qui avait été tenu et qui lui causera, m’a-t-il assuré, de très grande embarras à la chambre des lords, où la question sera incessamment traitée. Il aurait désiré que le gouvernement du roi évitât de prendre des engagemens aussi positifs, après surtout que les promesses faites à l’Angleterre par le dernier gouvernement français ont été si hostilement révélées, l’année dernière, par lord Aberdeen. Il serait, je pense, utile de faire vérifier la nature des promesses qui, d’après lord Aberdeen, auraient été faites par le prince de Polignac. J’ai plus d’une fois regretté que, dans notre chambre des députés, on ne comprit pas mieux les véritables intérêts de la France et qu’on soulevât imprudemment des questions pour lesquelles le silence serait utile. » À cette communication le duc de Broglie répondait, le 18 mars : « Je sens comme vous l’inopportunité de semblables débats, mais il ne dépend pas du gouvernement du roi de les éviter. Au surplus, je dois vous dire que, ainsi que lord Grey l’a reconnu l’année dernière dans la chambre des lords, le précédent gouvernement français s’est constamment refusé à prendre, par rapport à Alger, aucun engagement avec l’Angleterre, et qu’au moment même où a éclaté la révolution de juillet, ce refus venait d’occasionner entre lord Aberdeen et le duc de Laval les explications les plus violentes. C’est ce que j’ai dit à lord Granville, qui m’a d’ailleurs avoué que ses instructions lui prescrivaient de ne jamais nous parler d’Alger. » Quand, au mois juin, l’interpellation du maréchal Clauzel eut réveillé à Londres l’écho des débats de nouveau soulevés à Paris, M. de Talleyrand ne manqua pas non plus de renouveler aussi ses doléances : « Je viens, écrivait-il le 20 juin, de connaître par les journaux le résultat de la séance de la chambre des députés relativement à l’affaire d’Alger. Elle m’a fait relire les instructions que j’avais reçues du gouvernement au mois de septembre 1830, et dans lesquelles elle occupe une grande place. J’avais cru que la conduite que nous avions à tenir devait être très mesurée, et, en conséquence, je me décidai à éviter sur cette question toute discussion avec les membres du cabinet anglais. J’aurais vivement désiré que la chambre des députés eût la même manière de voir et laissât le temps tout seul consolider cette affaire. » A quoi le duc de Broglie répliquait, le 24 : « Vous comprendrez que, dans des questions de cette nature, les considérations de politique extérieure ne sont pas les seules dont on soit obligé de tenir compte. J’ajouterai que ce qui nous a forcés de sortir du ton de réserve où nous nous étions renfermés, ce sont moins les attaques de la tribune et de la presse françaises que les assertions émises dans le parlement britannique et les réponses ambiguës de lord Grey et de lord Palmerston, dont au surplus nous concevons très bien que le langage a pu être impérieusement dicté par la situation dans laquelle ils se trouvaient placés. »

Quinze jours avant l’interpellation du maréchal Clauzel, le duc de Rovigo était mort. A son départ d’Alger, le 4 mars 1833, il avait laissé l’intérim des affaires au général Avizard, le plus ancien des maréchaux de camp de service en Afrique. Cet intérim fort court, car il ne dura pas plus de sept semaines, fut signalé par la création d’un service à la fois militaire et administratif, destiné à devenir le principal organe du commandement dans ses rapports avec les indigènes. Le bureau arabe fut institué sur les conseils du général Trézel, et le capitaine de La Moricière, des zouaves, en fut le premier chef.

Racontée par La Moricière lui-même, l’institution est curieuse à connaître : « Au mois de février 1833, l’intendant civil s’est enfin imaginé de faire faire une sorte d’inventaire de tous les biens du gouvernement, tant en ville que dans l’intérieur de nos lignes, biens qui sont immenses et dont on ne connaît ni le nombre ni l’étendue. Pour examiner cette question, il faut connaître, la constitution de la propriété dans ce pays, savoir par les indigènes ce qui se faisait avant notre arrivée, et enfin être à l’abri de toute séduction de la part de ceux qui ont usurpé ces biens. L’intendant civil m’a fait nommer secrétaire de cette commission spéciale, ce qui exige mon séjour à Alger, mais ne m’empêchera pas de marcher avec ma compagnie, le cas échéant. J’étais à peine depuis deux jours à ce travail que l’on m’a chargé d’un nouvel emploi, mais bien plus important et plus intéressant que le premier, et qui surtout me rattache tout naturellement à mon état militaire. Voici le fait : le duc de Rovigo était parti, et avec lui son secrétaire particulier et un autre individu qui remplissait près de lui des fonctions analogues à celles de secrétaire. Ces deux hommes avaient dans les mains la direction d’un bureau, dit cabinet arabe, où se traitaient, sous les yeux du duc, qui n’y voyait rien, toutes les affaires diplomatiques avec les gens du pays, c’est-à-dire avec tous les Arabes de l’intérieur, avec ceux de Bougie et des divers points importans de la côte, enfin avec ceux qui environnent Constantine. En présence de gens qui n’entendaient pas l’arabe, les interprètes avaient beau jeu ; aussi tout allait à la diable ; ces derniers s’étaient même trouvés, depuis le départ du duc, avoir la haute main sur tout ce qui se faisait. Le général Trézel et le commandant en chef par intérim, sentant que les choses ne pouvaient continuer ainsi, me proposèrent de me charger d’établir un bureau arabe, en régularisant ce qui se faisait avant et en organisant d’une manière convenable le service des relations extérieures. On me donnait sous mes ordres quatre interprètes et secrétaires, et tous les employés indigènes dont on s’était servi jusqu’alors. On me confiait en outre l’administration des fonds secrets, qui montent à soixante mille francs par an. J’acceptai sans hésiter cette charge et je suis aujourd’hui établi comme chef du bureau arabe ; en cette qualité, on m’a donné un beau local dans une dépendance de la maison du général en chef, et c’est là que je me suis installé. »


II

Le 26 avril, arriva le lieutenant-général Voirol, nommé par le roi inspecteur-général et commandant en second du corps d’occupation d’Afrique. Intérimaire, comme le général Avizard, il demeura intérimaire, même après la mort du duc de Rovigo, et il le fut pendant dix-sept mois, — longum œvi spatium, — car aucun des titulaires, ses prédécesseurs, n’avait eu la chance de parcourir une aussi longue carrière. Avant de donner une organisation définitive à ses possessions d’Afrique, le gouvernement voulait prendre le temps de réfléchir. En fait, quoique intérimaire, le général Voirol n’en fut pas moins général en chef, avec pleine autorité sur Oran et sur Bône comme sur Alger. Le total des forces dont il avait le commandement supérieur s’élevait au chiffre imposant de vingt-trois mille cinq cents hommes et de dix-huit cents chevaux. Ses premiers actes, inspirés par une fermeté sans rigueur, firent bien augurer de lui.

Les villages, ou plutôt les amas de gourbis qui portaient le nom de Bouagueb et de Guerouaou, non loin de Bou-Farik, étaient habités par une population turbulente qui, dans l’intervalle des insurrections, où elle s’était toujours fait remarquer par sa violence, ne cessait pas de molester et de piller les gens paisibles qui voulaient trafiquer avec les Français. Sur le rapport du bureau arabe, une expédition, commandée par le général Trézel, se dirigea dans la nuit du 3 mai contre ces villages ; La Moricière, avec les zouaves, tenait la tête de la colonne qui marchait à Bouagueb ; Il y eut là quelques coups de fusil ; dès la première décharge, les Arabes se réfugièrent dans la montagne, où ceux de Guerouaou, plus prudens encore, n’avaient pas même attendu l’approche du combat pour s’enfuir. Après avoir mis le feu aux gourbis, la colonne revint, poussant devant elle cinq cents têtes de gros bétail et un millier de moutons. Suivant l’usage, des groupes de cavaliers la suivaient tiraillant de très loin ; au défilé de Bou-Farik, ils se rapprochèrent avec l’espoir d’entamer l’arrière-garde. Un escadron du 1er régiment de chasseurs d’Afrique, envoyé contre eux, poussa trop loin son élan ; il fut enveloppé ; pour le dégager, il fallut en faire charger un second, que mena le général de Trobriand. Dans ce conflit qui ne dura que quelques minutes, le fils du duc de Rovigo, sous-lieutenant au corps, renversé, son cheval tué sous lui, avait déjà le yatagan sur la gorge lorsque le capitaine de Cologne, d’un coup de pistolet, abattit l’homme qui allait lui couper la tête. Le bétail capturé fut réparti à titre d’indemnité entre les victimes de ces pillards, que personne, même de leurs anciens associés, ne plaignit. C’était la justice comme pouvaient la comprendre les Arabes ; c’était ainsi que le général Duzer se faisait obéir et respecter à Bône.

Quelques jours après, commença la grande affaire qui avait tant préoccupé, dans les derniers jours de son commandement, le duc de Rovigo, la fauchaison des foins dans les prairies de l’Oued-Hamise. Comme le général Voirol avait auprès de lui le chef d’état-major de son prédécesseur, il n’eut pas un nouveau plan à faire. Cette opération mi-agricole, mi-guerrière, qui dura du 15 au 30 mai, fut d’abord une fête pour les troupes. Six cents travailleurs, pris dans les 4e et 67e de ligne, dans la légion étrangère et dans les bataillons d’Afrique, étaient campés au milieu de la prairie sous la protection d’un bataillon du 10e de ligne, des zouaves, de deux sections d’artillerie et des chasseurs d’Afrique cantonnés dans l’enceinte de Haouch-Rassauta. Le foin récolté, conduit au Fort de l’Eau par les prolonges de l’artillerie et du train, devait être transporté dans les magasins d’Alger par les soins de la marine ; le total de la récolte était évalué à 3,500 quintaux métriques. Pendant ces quinze jours, il n’y eut pas le moindre désordre ; le marché du camp, largement approvisionné, permettait aux soldats de varier leur ordinaire, et les Arabes, après les avoir vus à la besogne sans être tentés d’y prendre part, ne dédaignaient pas de goûter à leur cuisine.

Ce temps-là ne fut pas perdu pour La Moricière. Il avait sans cesse des entrevues avec les cheikhs, avec les grands des tribus voisines ; il s’efforçait d’effacer de leur esprit le souvenir d’El-Arbi et de Meçaoud. « Le lieu des séances du congrès, écrivait-il, c’est le pied d’un palmier dans la Métidja ; on y va armé jusqu’aux dents, et les négociateurs sont chargés d’exécuter les résolutions prises dans l’assemblée. Tout cela fait que, sur notre petit théâtre, il se joue des scènes fort intéressantes, fort poétiques et toujours pleines d’originalité. De plus, j’ai la conscience que je puis agir efficacement sur la civilisation des Arabes ; cela m’intéresse et me fait supporter le métier, fort pénible au physique et au moral, que je suis obligé de faire. »

Sa réputation de loyauté, de justice, d’intérêt pour les indigènes, s’était promptement répandue d’un bout de la plaine à l’autre. Un jour, les Hadjoutes, les plus défians de tous, consentirent à parlementer avec lui. La scène vaut d’être racontée par le héros lui-même : « Depuis longtemps, cette tribu puissante, qui a six cents cavaliers bien montés, était, par rapport à nous, dans des dispositions assez équivoques. On avait, sous le duc de Rovigo, violé le droit des gens en faisant venir deux de ses cheikhs, qui avaient été arrêtés, jugés et exécutés, malgré un sauf-conduit portant le cachet du duc lui-même. Renouer avec des gens ainsi trompés était difficile. Je les fis sonder par un Arabe sûr et dévoué, car il y en a. On me demanda une entrevue, seul, à cinq lieues d’Alger. Je me fis accompagner jusqu’à une lieue de nos lignes par six hommes, que je laissai là, et je partis. Les Arabes craignaient tellement une surprise qu’ils n’osaient avancer, et, voulant leur prouver que je me fiais à eux, je traversai la moitié de la plaine et j’allai les trouver à huit lieues d’Alger. Dès qu’ils m’aperçurent, — ils étaient quatre-vingts à cent, — ils fondirent sur moi ventre à terre ; je partis de même au galop pour les joindre. Quand j’arrivai à eux, tous nos chevaux s’arrêtèrent tout d’un coup, suivant la manière du pays, et l’on forma le cercle autour de moi. J’étais entouré de l’élite de la tribu ; je n’avais jamais vu un si bel escadron réuni. Je commençai à leur parler ; nous devisâmes, comme à l’ordinaire, tous à cheval. La conversation dura une heure et demie ; après quoi, nous nous séparâmes, fort contens les uns des autres. Un vieux cheikh à barbe grise me dit en me faisant ses adieux : « Tu es venu ici sans sauf-conduit écrit, tu t’es fié à la parole de l’Arabe ; tu as eu raison. Sa parole, il ne la fausse jamais. Il ne tombera pas un cheveu de ta tête. Pars et que la paix t’accompagne ! » J’espère un beau résultat de cette démarche, elle est la première de ce genre. J’étais parti sans ordres, ne pouvant en prendre dans ce genre de choses, où je sens mieux que personne ce que je dois faire. Cette démarche, qui peut paraître aventureuse, mais qui l’est moins qu’il ne le parait pour qui connaît bien son monde, a fait ici assez d’effet. Elle avait réussi, chacun a trouvé les mesures bien prises ; un rien l’eût-elle fait manquer que tout le monde me fût tombé sur le dos. » Peu de temps après, La Moricière obtint du général Voirol la liberté du marabout Si Allal et du cadi de Koléa, que le duc de Rovigo avait fait prendre par le général de Brossard ; il voulut les ramener lui-même, sans escorte française, mais avec un nombreux cortège arabe. Son entrée à Koléa fut un triomphe et son retour une fête ; deux cents cavaliers, dans leurs plus beaux costumes, lui donnaient la fantasia et faisaient en son honneur parler la poudre.

C’était mieux qu’un succès personnel : la cause française venait de faire avec lui un pas considérable ; elle gagnait parmi les indigènes des adhérens tous les jours. Des prairies de l’Oued-Hamise, les troupes avaient rapporté des germes de fièvre paludéenne ; l’été venu, le mal avait étendu ses ravages ; comme l’année précédente, les hôpitaux étaient encombrés, le poids du service écrasait les hommes valides. A Bône, dans des circonstances analogues, le général Duzer avait su tirer des gens du pays un parti utile ; pourquoi ne réussirait-on pas aussi bien aux environs d’Alger ? On réussit. La gendarmerie eut désormais des auxiliaires dans les spahis d’El-Fhas, et les troupes françaises furent relevées, dans la garde des blockhaus et des postes les plus insalubres, par des volontaires qui venaient s’offrir des douars ou des villages voisins. Encouragé par cet essai favorable, le général Voirol résolut d’associer les indigènes à de grands travaux. Tandis qu’il faisait ouvrir, par tout ce que son infanterie pouvait lui fournir de disponible, de belles routes à travers le Fhas et commencer la vaste enceinte d’un camp à Douéra, il donnait des ordres pour assécher le marais de Bou-Farik, dégager les alentours, abattre les taillis, réparer la chaussée, consolider les ponts, supprimer, en un mot, les chances périlleuses du défilé. Le hakem de Blida et le kaïd de Beni-Khelil se prêtèrent à ses vues et s’engagèrent à fournir des travailleurs.

Tout marchait au gré des optimistes ; l’avenir s’annonçait mieux encore, quand soudain l’embellie cessa. Appelé à servir ailleurs, La Moricière n’était plus là pour imposer aux indigènes. Lui disparu, la Métidja redevint houleuse. Comme il n’y avait plus auprès du général Voirol un seul officier sachant bien la langue du pays, il mit à la tête du bureau arabe le chef des interprètes, un très honnête homme, orientaliste éminent, mais qui était âgé, ne montait plus à cheval et n’était pas militaire. Le prestige qui, aux yeux des indigènes, entourait La Moricière, jeune, actif, excellent cavalier, brillant capitaine, son successeur ne pouvait pas s’en prévaloir. Les hommes et les choses qu’il aurait fallu voir de près, il ne les apercevait que de loin ; il n’était plus averti à temps et ses informations n’étaient plus sûres. Le général Voirol venait de visiter les travaux de Bou-Farik, il avait vu cent cinquante hommes à la besogne : la chaussée, les ponts étaient en état, un canal se creusait, un pont de chevalets traversait le marécage. Par la route de Douéra, poussée jusqu’à Sidi-Haïd, on pouvait aller directement d’Alger à Bou-Farik. À peine revenu, très satisfait de sa visite, il apprenait qu’une bande de mécontens avait envahi l’atelier et chassé les travailleurs. Une reconnaissance, envoyée le lendemain, trouva en effet les outils semés çà et là et le terrain désert. Les gens de Bouagueb avaient disparu. Étaient-ils les coupables ? Personne n’en pouvait rien savoir. Les travaux furent abandonnés : c’était reculer devant les agitateurs et les encourager à faire pis.

Sur ces entrefaites, Alger accueillait au bruit du canon, avec tous les honneurs militaires, quelques hauts personnages qui venaient officiellement faire une enquête sur l’état des choses en Afrique. Deux pairs de France, le lieutenant-général Bônet et le comte d’Haubersart ; quatre membres de la chambre des députés, MM. Laurence, Piscatory, de La Pinsonnière et Reynard ; le maréchal-de-camp Montfort, inspecteur du génie, et le capitaine de vaisseau Duval d’Ailly composaient cette commission, dont le général Bônet avait la présidence. Après avoir visité la ville et les environs immédiats, les commissaires voulurent se rendre à Blida. Le général Voirol les y conduisit, le 10 septembre, avec une escorte de 4,000 hommes, commandée, sous sa direction, par le général Bro. En chemin, on apprit une mauvaise nouvelle. La veille, au soir, au moment où le marché de Bou-Farik venait de finir, le kaïd de Beni-Khelil, Bouzeïd-ben-Chaoua, partisan dévoué des Français et serviteur énergique de leur cause, avait été assassiné. La colonne passa sur le lieu du meurtre ; on n’apercevait pas un seul Arabe. À peu de distance de Blida, une députation se présenta, demandant comme toujours que les troupes demeurassent en dehors de la ville ; seuls, les commissaires, accompagnés des généraux et de l’état-major, y entrèrent. Après une halte de deux heures, on reprit le chemin d’Alger. Au défilé de Bou-Farik, un spectacle atroce attendait la commission ; trois cadavres décapités gisaient en travers de la route : c’étaient un cantinier, sa femme et un ami qui le matin avaient suivi la colonne. Pendant la retraite, une centaine de cavaliers avaient, selon l’usage, tiraillé de loin contre l’arrière-garde qui avait riposté. Emporté par une ardeur qui n’était plus de circonstance, le général Bônet était un instant sorti de son rôle ; il avait pris le commandement et fait faire aux troupes des mouvemens inutiles. Elles rentrèrent fatiguées, mécontentes, particulièrement irrespectueuses à l’endroit du vieux général et des pékins, qui s’imaginaient avoir vu une bataille. Quelques jours après, la commission s’embarqua pour Bône.

Effrayés par le sort de Bouzeïd, les kaïds de Khachna et de Béni-Mouça étaient venus se réfugier dans Alger même ; ils ne se décidèrent qu’à grand’peine à retourner, sur l’ordre formel du général Voirol, à leurs fonctions. Le bureau arabe imputait avec beaucoup de vraisemblance l’assassinat du kaïd aux Hadjoutes. Le 26 septembre, le général de Trobriand leur fit une visite qu’ils n’attendirent pas et dont tout le résultat fut la destruction de quelques gourbis et l’incendie de quelques gerbiers. On retombait dans la routine énervante des petites promenades sans effet et des petits bulletins sans valeur. L’attention publique s’y attachait d’autant moins, en ce temps-là, qu’une grande et sérieuse expédition l’attirait sur un autre point et la captivait tout entière.


III

Comme Alger et comme Bône, Bougie s’élève au-dessus de la mer ; mais la montagne qui la domine n’est pas comme pour Alger une parure, comme pour Bône une décoration ; elle est une menace. Alger n’a rien à craindre de la Bouzaréa, Bône rien à craindre de l’Edough ; le Gouraïa semble prêt à s’écrouler sur Bougie. Si c’est la campagne qu’on regarde, la différence est encore plus saissante : autour d’Alger, la Métidja se développe ; sur les deux rives de la Seybouse, Bône a de l’espace ; ce qu’on nomme la plaine, à Bougie, n’est que le préau d’une prison. En effet, c’était bien une prison gardée par des geôliers impitoyables. L’homme ici est pareil à la nature : âpre, dur, inhospitalier, farouche. Le montagnard de Bougie est le type du Kabyle ; les gens de Soumata sont des civilisés en comparaison. Pour cet indépendant, jaloux de son droit jusqu’à la fureur, les liens sociaux sont les plus légers possible ; il ne reconnaît pas de chefs de naissance ; ceux qu’il veut bien admettre pour un temps, c’est lui-même qui se les donne, et, deux ou trois fois par an, il les change. Quant à l’étranger, pour lui comme pour le vieux Romain, c’est l’ennemi. Cependant, il faut bien qu’il échange quelque part et avec quelqu’un les produits de son sol, l’huile de ses oliviers, la cire de ses abeilles, le bois de ses forêts ; c’est pourquoi il tolère la ville, qu’il tient sous ses pieds, où il lui serait odieux de vivre, mais où il entend dominer toujours.

Grande autrefois, capitale d’un royaume à l’époque brillante de la conquête arabe. Bougie, en 1832, flottait dans la vaste enceinte de ses murailles croulantes ; sa population, bien réduite, ne comptait pas plus de 2,000 ou 3,000 habitans : Arabes, Turcs et Maures, marins, pêcheurs, gens de commerce. Au mois de mai de cette année, le brick anglais Procris fut insulté en rade, comme au bon temps de la piraterie barbaresque. La presse de Londres prit feu, et l’éclat fut tel qu’on prêta généralement au gouvernement britannique, sinon l’intention, du moins la menace de se faire justice lui-même et d’occuper Bougie. Ni dans la correspondance du ministre des affaires étrangères, ni dans les dépêches de l’ambassadeur de France, on ne trouve rien qui justifie en quoi que ce soit cette rumeur ; il n’y a pas, même à l’état de conversation, la moindre trace de cette affaire. Quoi qu’il en soit, le gouvernement français jugea bon d’envoyer en observation devant Bougie, au mois d’octobre, le brick de guerre Marsouin. Il y avait six jours qu’il était au mouillage quand, à l’improviste, les forts lui envoyèrent des boulets ; naturellement, il leur adressa les siens ; après quoi, le capitaine vit arriver à son bord des notables désespérés, qui rejetèrent la responsabilité de l’agression sur les Kabyles. La scène était à peu près la répétition de ce qui s’était passé à Bône, après la catastrophe du malheureux Huder. Le lendemain, ce fut un chef kabyle, Hadji-Mehemet, qui se présenta ; il se vanta d’avoir fait cesser le feu et chasser les auteurs du méfait dans la montagne ; il apportait une lettre d’excuse au nom du cadi, des notables de la ville et des cheikhs de Mzaïa, la grande tribu qui est la plus voisine de Bougie.

L’idée d’une occupation avait alors tenté le duc de Rovigo ; mais les moyens manquaient et la saison était bien avancée ; il ne laissa pas de nouer, en attendant mieux, des relations avec le Maure Boucetta, kaïd de la ville, et avec Oulid-ou-Rebah, cheikh des Oulad-Abd el Zebbar, rivaux des Mzaïa ; l’intermédiaire était un négociant, nommé Joly, depuis longtemps établi à Alger et connu sur le marché bougiote. Il y avait encore cette analogie avec l’aventure de Bône que, du côté des indigènes, on manquait absolument de sincérité. L’intrigue menée par Oulid-ou-Rebah, Boucetta et Joly, n’avait pas d’autre mobile que l’intérêt d’une association commerciale, et pas d’autre objet que le monopole des échanges. Entre eux trois ils comptaient bien accaparer le trafic, mais, pour assurer le succès de leur entreprise, il eût été bon que Joly fût paré du titre de consul de France ; ils n’aspiraient à rien de plus, et c’est ce qu’ils voulaient dire lorsque, reprenant avec le général Voirol les pourparlers interrompus par le départ du duc de Rovigo, ils assuraient (que la population de Bougie verrait avec satisfaction arriver les Français. De l’installation d’un consul à l’occupation militaire il y avait loin ; on employait bien de part et d’autre les mêmes mots, mais on ne leur attribuait pas le même sens. En tout cas, pour sortir de doute, le général Voirol résolut d’envoyer à Bougie l’homme qui lui parut le plus capable d’examiner de près les hommes et les choses, le capitaine de La Moricière.

Celui-ci s’embarqua, le 15 juin 1833, sur le brick Zèbre ; le commandant de Tinan, aide-de-camp du ministre de la guerre, avait voulu faire la reconnaissance avec lui ; il y avait en outre le sous-officier Allegro, des chasseurs d’Afrique, trois indigènes dévoués au capitaine, le kaïd Boucetta et quatre cheikhs des environs de Bougie. L’attitude de ces derniers personnages était singulière ; très assurés d’abord, ils paraissaient de plus en plus préoccupés et soucieux ; leur langage était tout autre qu’au départ : il aurait fallu, selon eux, arriver de nuit, à l’insu des Kabyles ; si un seul chrétien mettait pied à terre, ils ne voulaient plus répondre de ce qui pourrait advenir ; bref, ils essayaient tout pour empêcher le débarquement. Le 17, dès que le brick eut jeté l’ancre, La Moricière se hâta de descendre avec M. de Tinan, Allegro, deux des serviteurs indigènes, tous bien armés, Boucetta et deux cheikhs ; les autres étaient gardés à bord. A peine les visiteurs avaient-ils jeté un coup d’œil sur la ville, entourés de groupes dont la physionomie n’avait rien de sympathique, il leur fallut d’abord s’enfermer dans la maison du kaïd, dont une douzaine de Kabyles, à grands coups de crosse, s’efforçaient d’enfoncer la porte, puis, tandis que les assaillans étaient allés quérir du renfort, regagner leur canot à la hâte. Le soir, on vit la lueur d’un incendie ; c’était la maison du kaïd qui brûlait ; le lendemain matin, on apprit que sa femme et ses enfans avaient dû se réfugier dans la montagne. Au moment où le brick, déjà sous voiles, s’apprêtait à prendre la mer, une barque arabe l’accosta ; elle portait le gendre d’Oulid-ou-Rebah, qui venait de sa part avec de grandes protestations de dévoûment ; on pensa qu’il aurait mieux fait d’en donner des marques la veille, alors qu’on n’avait même pas entendu parler de lui.

En fait, La Moricière n’avait pu voir que fort peu de chose ; néanmoins, au retour, l’imagination échauffée, il poussa de toutes ses forces à l’occupation de Bougie, et sur les informations qu’il avait recueillies d’ailleurs, il fit tout un plan d’attaque. Avec 600 hommes, dit-il en ce premier moment, on en verrait la fin, et comme on se récriait, il voulut bien reconnaître qu’il en faudrait peut-être mille. Six cents ou mille, le général Voirol n’était ni en mesure ni en disposition de les donner. Cette expédition ne lui plaisait pas ; il en voyait clairement les difficultés et n’en distinguait pas bien-les avantages. A Paris, le maréchal Soult, qui pourtant n’avait jamais été jusque-là bien favorable aux affaires d’Afrique, parut s’intéresser à celle-ci ; l’ardeur de son aide-de-camp, que l’enthousiasme de La Moricière avait séduit, le gagna lui-même ; mais, en homme de grande et vieille expérience, il jugea prudent de porter du simple au double les moyens demandés. Comme la division d’Alger, réduite par les maladies, n’était évidemment pas en état de les fournir, il décida que l’expédition serait organisée en France et qu’elle comprendrait deux bataillons du 59e, deux batteries d’artillerie dont une de montagne, une compagnie de sapeurs, une compagnie du train, un détachement d’ouvriers d’administration, soit au total 1,800 hommes, avec une réserve de 300,000 cartouches, des vivres pour trois mois et un matériel proportionné. Le général Trézel, appelé d’Alger pour en prendre le commandement, arriva vers la fin d’août à Toulon avec ses aides-de-camp et le capitaine de La Moricière ; mais l’embarquement ne se put faire qu’un mois plus tard. L’état-major et les troupes prirent passage sur sept navires de l’état : la frégate Victoire, les corvettes Ariane et Circé, la corvette de charge Oise, les gabares Caravane et Durance, le brick Cygne ; huit bâtimens de commerce avaient été nolisés pour le transport du matériel. M. de Parseval, capitaine de vaisseau, commandait la division navale ; contrariée par les vents, elle ne parut que le 29 septembre, après six jours de mer, dans la rade de Bougie.

Réunis sur la dunette de la frégate, le général, l’état-major, les officiers d’artillerie et du génie étudiaient l’aspect général et les principaux accidens du terrain, le tracé de la fortification, la disposition de l’armement. La ville apparaissait en amphithéâtre au pied du Gouraïa, sur deux croupes séparées par une gorge profonde, commun débouché d’un triple ravin dont les branches convergentes divisaient autrefois les hauts quartiers de l’ancienne Bougie. De ces quartiers, comme de ceux qui occupaient au même temps la croupe orientale. Comme de l’enceinte qui les protégeait, il ne restait à peu près rien que des ruines ; la vie, qui s’en était retirée, s’était concentrée au nord et à l’ouest de la gorge de Sidi-Touati. Là, parmi les jardins et les vergers, on apercevait disséminées et comme enfouies dans la verdure quelques centaines de petites maisons proprettes et blanches. De cette vue d’ensemble, si le regard du spectateur s’arrêtait au détail, il apercevait au premier plan les défenses du front de mer, à sa droite, sur la pointe qui limitait à l’est l’anse du port, la batterie Déli-Ahmed et la tour carrée du fort Abd-el-Kader ; en face, tout au milieu de la courbe décrite par la plage, le quai de débarquement, et couvrant l’issue du grand ravin, Bab-el-Bahar, la Porte de mer ; à gauche, un peu avant la pointe occidentale, la batterie Sidi-Hussein, à la pointe même, le bastion de Choulak. Au second plan, de ce même côté, commençaient à se dessiner les murs de la Kasba, dont le bastion de Choulak n’était que l’ouvrage inférieur et qui s’élevait à mi-côte jusqu’à la masse du fort de l’Agha, son réduit. Au-dessus, au point culminant de la croupe occidentale, se dressait l’ouvrage le plus considérable de Bougie, le fort Mouça ; de l’autre côté du ravin, la croupe orientale, la croupe de Bridja, qui domine le fort Abd-el-Kader, était nue, déserte et sans défense.

Embossés à courte distance, les navires de combat ont bientôt éteint le feu des batteries de côte et des forts. À dix heures du matin, les canots chargés d’infanterie accostent au mur de quai ; les hommes débarquent ; la porte de mer est enfoncée ; on est au seuil de la ville. Dans un ordre communiqué la veille aux troupes, tout a été réglé, composition des colonnes, formations de combat, directions à suivre ; de ce programme rien n’est suivi. Est-ce la faute du général Trézel ? Non ; c’est l’instrument qui est défectueux. Le 59e, qui vient de France, ne connaît pas la guerre d’Afrique, ni même absolument la guerre ; les hommes n’ont jamais vu le feu ; les officiers hésitent, l’attaque est molle. Cependant il faut faire quelque chose. Le capitaine Saint-Germain et le lieutenant Mollière, l’un aide-de-camp, l’autre officier d’ordonnance du général, tournent, le premier à gauche vers la kasba, l’autre à droite vers le fort Abd-el-Kader ; une ou deux compagnies les suivent et pénètrent avec eux dans les ouvrages qui ne sont pas défendus. Au fort Mouça, le résultat est le même ; La Moricière y est entré à peu près sans résistance. Victoire donc ! Ville gagnée ! — Pas encore. Ce n’est pas là que sont les Kabyles. C’est au-dessus de la croupe de Bridja, au marabout de Sidi-Touati, entre les branches du ravin supérieur ; c’est là qu’ils se tiennent, nombreux, actifs, aux aguets dans toutes les ruelles, embusqués derrière toutes les haies, dans toutes les maisons, à l’abri de toutes les clôtures. Sur le sol dénudé de Bridja où les Français sont à découvert, c’est une pluie de balles ; un chef de bataillon, un capitaine, beaucoup d’hommes sont atteints ; il faut hisser jusque-là deux obusiers de montagne pour répondre à ce feu terrible. Avec des troupes neuves, étonnées, le général ne peut que se tenir sur la défensive ; tenter de déloger l’ennemi serait une trop grosse aventure. Cependant tout son monde est engagé ; il fait appel au commandant de Parseval, qui envoie deux cents matelots à la Porte de mer. Il y a vingt morts et cinquante blessés ; aux autres il faut du repos. Le soir vient, mais non pas l’ombre ; une lune magnifique éclaire la montagne, la ville et la mer. Toute la nuit le combat dure ; l’ennemi se coulant dans la gorge de Sidi-Touati essaie d’isoler Bridja du fort Mouça. Le 30 au matin, la communication directe est rétablie, mais dans les quartiers hauts les Kabyles se maintiennent, plus nombreux, plus acharnés que la veille ; des pièces de canon qu’une compagnie escorte sont attaquées ; toute la journée s’écoule dans l’ascension lente de l’infanterie française, pendant que les boulets et les obus fouillent les jardins et ruinent les maisons. C’est seulement le 1er octobre que le marabout de Sidi-Touati, à l’entrée de la gorge, peut-être occupé ; dès lors la violence du combat s’apaise ; la lutte peut être considérée comme suspendue. Dans la dernière affaire, le général Trézel a été blessé d’une balle à la jambe. Par la corvette Circé qui met à la voile pour Alger, il fait demander au général Voirol un bataillon de renfort. La pluie qui tombe à torrens aide à la trêve, mais elle retarde les travaux de défense exécutés à gauche par la compagnie de sapeurs, pendant que, sur la droite, l’artillerie couvre d’un épaulement la batterie de Bridja.

Le camp des Kabyles occupait à 1,500 mètres dans l’ouest un mamelon couronné par une sorte de construction qui avait assez l’apparence d’une tour à moulin et qui en a gardé le nom de moulin de Demous ; de là ils avaient des postes échelonnés sur les pentes, jusqu’au marabout de Gouraïa, tout au sommet de la montagne. Dans la nuit du 2 au 3 octobre, deux heures avant le jour, cinq compagnies du 59e, suivies de cent cinquante marins en réserve, se mirent en marche ; successivement et sans trop de peine, elles enlevèrent le poste des Tours d’abord, puis le poste des Ruines ; mais quand elles s’attaquèrent au marabout, elles échouèrent ; les marins ne furent pas plus heureux ; ils eurent cinq blessés, dont deux officiers ; la perte totale était de quinze blessés et de deux morts. Dans cette affaire, le kaïd Boucetta, qui avait voulu guider le détachement, fut pris dans l’obscurité pour un Kakyle et tué à bout portant par un soldat. L’erreur était regrettable, non le personnage ; dans le combat du 1er octobre, il avait profité du tumulte pour envahir la maison du cadi, qu’il haïssait, et y faire égorger quatorze femmes et enfans de sa famille.

La pluie continuait ; un blockhaus n’en fut pas moins élevé à l’angle nord-ouest de la ville ; la redoute qui l’entourait reçut un obusier de 24 et une pièce de 8 ; dès lors ce coin fut assuré contre toute attaque. Dans la soirée du 5, on vit débarquer, venant d’Alger, un bataillon de 4e de ligne ; le lieutenant-colonel Lemercier, du génie, avec une compagnie de sapeurs et un gros envoi de matériel. Quelques jours plus tard arrivèrent deux cents zéphyrs du 2e bataillon d’Afrique. Dans l’intervalle, le génie avait établi un blockhaus sur la hauteur de Bou-Ali, au-dessus de Bridja, disposé la mosquée de la kasba pour l’installation d’un hôpital et commencé à construire des fours. Les troupes, lasses du biscuit et du lard salé ; soupiraient après : le pain de munition et la viande fraîche ; une gabare était allée : embarquer des bestiaux à Bône.

Les renforts arrivés permettaient de reprendre l’offensive. Le 12 octobre, une heure avant le jour, les Kabyles furent dépostés en même temps du marabout de Gouraïa et du moulin de Demous. Au marabout, le succès fut enlevé en un tour de main ; à Demous il fallut se battre sérieusement et longtemps. Le lieutenant-colonel Lemercier, qui conduisait cette attaque avec le bataillon du 4e, une demi-compagnie de sapeurs et cinq obusiers de montagne, avait devant lui tout le gros des Kabyles, qui, d’abord surpris, revinrent plusieurs fois à la charge. La marine dut mettre à terre ses compagnies de débarquement, et l’ennemi ne reconnut sa défaite qu’après onze heures de combat. Depuis l’occupation du Gouraïa, dont le marabout fortifié devint un excellent ouvrage, Bougie n’avait plus rien à craindre du côté de l’est ; à l’ouest, le colonel Lemercier voulut donner à la place une double ligne de défense ; d’abord un retranchement continu, suivant la ligne des anciennes murailles, et poussé jusqu’au dernier escarpement du Gouraïa ; puis, à 4 ou 500 mètres en avant, échelonnés de bas en haut sur une même ligne, dite du contrefort vert, le poste crénelé du marché, le blockhaus Khalifa, le blockhaus Salem et le blockhaus Roumane. Le 25 octobre, le 1er et le 4 novembre, les Kabyles essayèrent d’empêcher ces travaux, dont ils comprenaient bien l’objet et l’importance.

Ils ne se résignaient pas ; évidemment Bougie était pour longtemps encore sous la menace de leurs attaques ; il fallait pour y commander un officier intelligent et résolu. Le maréchal Soult y envoya Duvivier, qui, rentré depuis dix mois en France, rongeait son frein au 15e de ligne. Il arriva le 6 novembre ; dès le lendemain, il prit le commandement de la place et des troupes. Pour un chef de bataillon, c’était une situation exceptionnelle ; il avait sous ses ordres un des deux bataillons du 59°, l’autre étant envoyé avec le colonel à Bône, un bataillon du 4e, deux compagnies de zéphyrs et quatre de zouaves, qui venaient d’arriver d’Alger.

La mission du général Trézel était accomplie ; l’état de sa blessure, qu’il avait négligée d’abord, le retint près d’un mois encore à Bougie ; il ne put s’embarquer que le 4 décembre. Avec lui rentraient à Alger le lieutenant-colonel Lemercier, les officiers détachés de l’état-major général, et le commandant de La Moricière, car le ministère venait de récompenser son zèle et de combler ses vœux en le mettant à la tête du bataillon de zouaves.


IV

Quand La Moricière avait créé le bureau arabe, il s’était attaché deux aides sur l’intelligence et le dévoûment desquels il pouvait absolument compter, le sergent-major Vergé, des zouaves, et le Tunisien Allegro, maréchal des logis aux chasseurs d’Afrique. Allegro l’avait suivi à Bougie ; Vergé, retenu par le général Voirol, avait été d’abord chargé de diriger et de surveiller le jeune Oulid-Bouzeïd, que le général venait de nommer kaïd de Beni-Khelil à la place de son père assassiné sur le marché de Bou-Farik, selon toute probabilité, par les Hadjoutes, puis il avait été envoyé en mission dans l’outhane de Khachna. A son retour, peu s’en fallut qu’il ne prît dans Beni-Khelil la place de son pupille, qui n’avait, sur les Arabes, aucune autorité ; mais la création d’un kaïd français parut au général Voirol une nouveauté trop hasardeuse, et ce fut l’épaulette de sous-lieutenant qui récompensa les services de Vergé comme ceux d’Allegro.

L’hiver venu, la Métidja eût été parfaitement calme, si les Hadjoutes avaient permis à leurs voisins de vivre tranquilles, ou plutôt s’il leur eût convenu de rester tranquilles eux-mêmes ; mais la turbulence, l’esprit d’aventure et surtout le goût du pillage étaient depuis trop longtemps chez eux à l’état d’habitudes invétérées pour qu’on pût espérer sérieusement de les voir changer de conduite. Sans doute ils avaient beaucoup promis à La Moricière, et La Moricière avait beaucoup présumé d’eux ; la vérité est qu’on s’était fait illusion de part et d’autre. L’influence de La Moricière sur les Hadjoutes avait été un moment grande, mais il ne faudrait pas l’exagérer ; son départ pour Bougie a pu hâter la rupture ; sa présence l’aurait retardée peut-être ; elle ne l’eût empêchée certainement pas. Quand il revint, elle était consommée ; la première expédition qu’il fit, en 1834, à la tête de son bataillon de zouaves, ce fut contre les Hadjoutes. Il était parti un soir avec 300 de ses hommes et 100 chasseurs d’Afrique, comptant surprendre dans Haouch-Hadji des chefs de bandes que les espions y disaient rassemblés. La distance était énorme, 14 ou 15 lieues à franchir en une nuit ; le capitaine d’état-major Pellissier, aide-de-camp du général Voirol, qui guidait la colonne, ne la croyait pas aussi grande ; le jour s’était fait quand la cavalerie cerna le repaire ; elle n’y trouva que des femmes, des enfans et des vieillards ; on ne leur fit aucun mal. Les hommes ne se montrèrent qu’au retour en reconduisant, selon l’usage, à coups de fusil les visiteurs. Une opération manquée a le plus souvent de mauvaises conséquences ; cependant le lundi suivant, le capitaine Pellissier, le sous-lieutenant Vergé et le sous-lieutenant Allegro se rendirent au marché de Bou-Farik, où les indigènes leur parurent tranquilles ; il est vrai qu’à peu de distance était le général Bro avec deux bataillons, deux escadrons et deux obusiers de montagne.

De la fin de janvier au milieu de mai, il y eut une période de calme que le général Voirol sut employer d’une manière très utile et très sage. Il réorganisa les kaïdats de Beni-Khelil, Beni-Mouça et Khachna en divisant chaque outhane en cantons administrés chacun par un cheikh responsable de la tranquillité publique ; pour en assurer le maintien, les kaïds et les cheikhs eurent à leurs ordres un certain nombre de spahis soldés à raison d’un franc par jour ; la solde mensuelle des kaïds était de 80 francs, celle des cheikhs de 60.

C’est par des soins d’un autre ordre que le général Voirol a recommandé d’ailleurs sa mémoire aux habitans d’Alger. Sur la colline de Moustafa-Pacha, au point culminant, s’élève une colonne de marbre ; l’inscription rappelle au passant que la route sur laquelle il chemine est l’œuvre du général, comme presque toutes celles qui rayonnent autour de la ville. Les terrassemens ont été faits, sous la direction des officiers du génie, par les troupes, les travaux d’empierrement par le service des ponts et chaussées. C’est aussi sous le commandement du général Voirol qu’a été entrepris le dessèchement des marais de l’Harrach, aux environs de la Ferme modèle et de la Maison-Carrée ; on y employait les compagnies de discipline, aidées de travailleurs indigènes. Enfin, le camp de Douéra, qui avait été construit l’année précédente, mais évacué au moment des pluies, fut occupé définitivement ; au mois de mai, la brigade du général Bro vint s’y établir. C’était le prélude d’une grande opération dans l’ouest de la Métidja.

Exaspérés par les incursions continuelles et les déprédations des Hadjoutes, les gens de Beni-Khelil et même de Beni-Mouça étaient disposés à se joindre aux Français pour les punir. Rendez-vous fut donné à leurs kaïds, le 17 mai, dans la nuit, aux ponts de Bou-Farik ; ils s’y rendirent avec 600 cavaliers. Le général Bro, parti du camp de Douéra, avait avec lui deux bataillons du 4e de ligne, un bataillon de la légion étrangère, 300 zouaves, 100 chasseurs d’Afrique et quatre pièces d’artillerie. Ses instructions lui prescrivaient de n’employer la force que si les Hadjoutes refusaient de venir à composition. Ils refusèrent. Le 18 mai, leur territoire fut envahi ; les auxiliaires arabes, qui marchaient les premiers, engagèrent le combat sans hésitation. Entre l’Oued-Djer et le Bouroumi s’étendait le bois de Kareza, refuge accoutumé des pillards ; on le fouilla, on y trouva une énorme quantité de bétail qui fut immédiatement réparti entre les auxiliaires. Le lendemain, la recherche allait être reprise quand un cavalier se présenta, demandant à être entendu. Le capitaine d’état-major Pellissier, le futur auteur des Annales algériennes, venait d’être nommé chef du bureau arabe. Assisté du sous-lieutenant Vergé, il alla trouver le parlementaire. L’Hadjoute assura que, si l’on voulait accorder la paix aux gens de sa tribu, ils s’engageaient à indemniser ceux de Beni-Khelil et même à recevoir un kaïd des mains du grand chef d’Alger. Le général Bro voulut qu’on le lui amenât ; il hésitait ; pour lui donner confiance, Vergé passa seul du côté des Hadjoutes. On ne put pas s’entendre. Le parlementaire refusant de promettre les otages qu’exigeait le général, les hostilités furent reprises. Le butin fut ce jour-là plus considérable encore que celui de la veille, troupeaux, tentes, tapis, ballots de laine, et, comme celui de la veille, il fut distribué aux auxiliaires. Le 20 mai, un nouvel envoyé se présenta ; moins fier que l’autre, il apportait la soumission de la tribu. Les Hadjoutes reçurent pour kaïd Kouider-ben-Rebah, depuis longtemps désigné par le général Voirol ; ils ne réclamèrent pas la restitution de ce qui leur avait été pris. Le 21, les troupes rentrèrent au camp de Douéra, et les auxiliaires rapportèrent dans leurs douars les dépouilles opimes qu’ils devaient à la libéralité des Français. Quelques jours après, les Hadjoutes et les gens de Beni-Khelil députèrent quelques-uns des leurs à Blida pour consacrer par une cérémonie solennelle le rétablissement de la bonne intelligence entre les uns et les autres. Une fosse fut creusée ; on y déposa un plat de couscoussou, et, pendant qu’on le recouvrait de terre, tous les assistons récitèrent une formule de malédiction contre les violateurs de la paix. Satisfait de la soumission des Hadjoutes, le général Voirol rendit à la liberté le marabout Sidi-Mohamed, le dernier des otages de Koléa.

C’était assurément une grande nouveauté que d’avoir vu des indigènes marcher avec les Roumi, contre des hommes de même religion et de même race ; mais il y avait un autre spectacle non moins intéressant à voir, des Roumi mêlés tous les jours aux indigènes, allant et venant au milieu d’eux, acceptés par eux, en commerce habituel avec eux. Quand on aurait vu pendant un certain temps pareille chose, alors on pourrait commencer à prendre confiance. L’expérience était à faire. Pendant le mois de juin, le chef, les officiers et les agens du bureau arabe se montrèrent fréquemment dans la plaine ; des Européens se rendirent le lundi au marché de Bou-Farik ; d’autres, par curiosité, poussèrent jusqu’à l’Oued-Hamise, afin de voir des émigrés du Sahara, les Arib, à qui le général Voirol avait confié un terrain de culture, près de Haouch-Rassauta, et qui, en retour, devaient fournir la garde du fort de l’Eau et de la Maison-Carrée ; leurs douars comptaient déjà quarante-cinq tentes ; ils allaient prochainement atteindre la centaine.

Pendant le mois de juillet, le bureau arabe, le service topographique et l’administration des domaines s’entendirent pour faire dans les trois kaïdats de Beni-Khelil, Beni-Mouça et Khachna la recherche des biens du beylik. Cette opération, bien conduite, fit reconnaître l’existence de dix-neuf haouch entourés de terres d’une vaste étendue, très fertiles et d’un grand rapport. Des indigènes s’y étaient installés comme chez eux, sans aucun titre ; au lieu de les faire déguerpir, on les y laissa, moyennant une très légère redevance, à titre de locataires, mais pour une année seulement. La mesure, parfaitement juste, ne fit que des mécontens ; de vrais propriétaires spoliés ne se seraient pas plaints davantage, et leurs plaintes réveillèrent l’agitation, que les optimistes s’imaginaient avoir vue disparaître. Les Maures, comme toujours, intriguaient contre la France en se donnant l’air de la servir. L’ex-bey de Médéa, Ben-Omar, s’était lait bien venir du général Voirol ; il avait même réussi à se faire donner une commission extraordinaire avec de grands pouvoirs dans l’outhane de Beni-Khelil, où l’administration d’Oulid-Bouzeïd était absolument insuffisante ; puis, sous couleur de ramener à l’autorité française les gens de Blida et les Beni-Sala de la montagne, en flattant leur amour-propre, il persuada au général de nommer à la place d’Oulid-Bouzeïd un cheikh de Beni-Sala, El-Arbi-Ben-Brahim, qui avait à Blida sa résidence habituelle. Dès que ce nouveau kaïd fut en fonctions, l’état des affaires, qui, suivant Ben-Omar, allait s’améliorer, devint pire.

Quand, après la recherche des biens du beylik, le capitaine Pellissier parut sur le marché de Bou-Farik, sa présence excita une émotion qui faillit passer au désordre. Deux jours après, El-Arbi et Kouïder, le kaïd des Hadjoutes, écrivirent au général Voirol, avec force protestations de dévoùment et de regrets, que, dans l’état d’esprit où étaient les Arabes, la seule apparition des Européens à Bou-Farik risquerait d’être considérée comme une déclaration de guerre. Gêné par ses instructions et par les avis qu’il recevait de Paris, le général Voirol essaya d’un moyen terme ; il institua un marché à Douéra ; mais les kaïds lui déclarèrent qu’aucun de leurs administrés n’y viendrait, et aucun n’y vint. El-Arbi avait fait serment de ne pas mettre le pied dans Alger tant que les Français en seraient maîtres. Néanmoins, satisfait de la victoire qu’il venait de remporter sur eux en les expulsant virtuellement de la Métidja, il consentit à paraître aux fêtes de juillet avec les grands des tribus : démonstration vaine qui, après tout ce qui venait de se passer, ne pouvait plus faire illusion, même aux optimistes. Du commerce des deux races et du rapprochement des intérêts, il ne restait à peu près rien ; l’épreuve avait mal tourné, l’expérience était faite.


V

A Bône, au contraire, l’épreuve était satisfaisante ; l’expérience paraissait en voie de réussir ; c’est que, de ce côté, l’autorité française bénéficiait de tout ce qu’inspirait d’horreur à certaines tribus le despotisme cruel du bey de Constantine. Ahmed leur était plus odieux que les Français ne leur étaient sympathiques ; mais elles ne pouvaient s’empêcher de reconnaître le soin que ceux-ci mettaient à les défendre contre les partisans de leur ennemi commun. A la tête d’une troupe de plus de trois cents cavaliers, composée de Turcs, de spahis et d’auxiliaires, Jusuf, chef d’escadron au 3e chasseurs d’Afrique, faisait la police de la plaine ; quand il était besoin d’une démonstration plus forte, le général Ouzer sortait avec les troupes régulières. C’est ainsi qu’il alla chercher, près du lac Fezzara, les Oulad-Attia au mois d’avril 1833, refouler les Beni-Yacoub au mois de mai, châtier les Merdes au mois de septembre.

Intéressant pour l’histoire locale et pour les chroniques régimentaires, le récit de ces petites expéditions risquerait d’être ici monotone. C’est un peu l’inconvénient de ces guerres d’Afrique, où, soulèvemens et répressions, les incidens sont nombreux sans être variés. Si l’historien, non par ignorance ou par oubli, mais volontairement et réflexion faite, en élimine beaucoup, s’il ne met en lumière que ce qui a du relief, il use de son droit, qui est de choisir, et fait son devoir, qui est de ménager le lecteur.

L’été de 1833, comme celui de l’année précédente, fut pour les troupes de Bône un temps de ravage. Quelle valeur a le mot décimer quand on voit, au mois de juillet, le 55e de ligne, sur un effectif de 2,430 hommes, n’en avoir pas beaucoup plus de 500 à mettre en ligne, et le 6e bataillon de la légion étrangère souffrir encore davantage ? Au mois d’août, il y avait 1,600 malades ; du 15 juin au 15 août la garnison perdit plus de 300 morts. Un mois après, Bône vit débarquer la commission d’enquête ; elle fut témoin de cette misère ; elle put signaler tout ce qu’il y avait à faire, après ce qui avait été fait déjà, pour abriter les troupes autrement que dans des masures détrempées par la pluie, surtout pour assainir et purifier la ville. Avec la chaleur, les fièvres avaient heureusement diminué ; au 1er octobre, il n’y avait plus que 700 hommes à l’hôpital ; le 55e allait être relevé par deux bataillons du 59e. L’hiver acheva de rétablir la santé publique.

Bône comptait un millier de juifs, autant de Maures, environ 800 Européens, Maltais et Mahonais pour la plupart. Au dehors, l’influence française gagnait du terrain ; les douars protégés couvraient les deux rives de la Seybouse ; jusqu’à sept ou huit lieues de distance, deux spahis pouvaient sans crainte porter aux tribus les ordres du général. Les Européens commençaient à faire des acquisitions de terres ; le général Duzer avait donné l’exemple ; il ne pensait pas qu’il s’exposait aux soupçons, aux attaques, aux morsures venimeuses dont le maréchal Clauzel avait déjà souffert et dont il devait souffrir encore.

Les fêtes du Ramadan furent encore plus brillantes, les courses de chevaux plus animées qu’en 1833 ; tous les grands y étaient venus avec leurs plus riches vêtemens et leurs plus belles armes. Le cheikh de La Calle étant mort, une députation des notables offrit au général Duzer le choix entre les candidats qui se disputaient sa succession, et celui qu’il désigna fut accepté d’un commun accord. A chaque instant, on voyait arriver des fugitifs de Constantine ou des fractions de tribus qui venaient se mettre sous la protection du drapeau français. Un odieux guet-apens du bey Ahmed ne fit que précipiter ce courant d’émigration. Les Segna, une grande tribu dont les douars, établis à quatre journées de Bône et à deux de Constantine, vers la Tunisie, ne comptaient guère moins de deux mille tentes, lui refusaient le paiement des contributions. Ahmed convoqua leurs grands ; il leur envoya des sauf-conduits ; les messagers jurèrent en son nom qu’il ne leur serait fait aucun mal ; tout ce qu’il souhaitait d’eux, c’était le concours de leurs nombreux cavaliers contre les Français. Ils vinrent suivis de leurs goums. Dès la nuit suivante, ils furent surpris et, pour la plupart, égorgés : deux cents têtes furent envoyées à Constantine avec les troupeaux et les richesses de la tribu. Après cette exécution, Ahmed vint s’établir, au mois d’août 1834, près de Guelma, sur la haute Seybouse ; il avait avec lui 4,000 hommes, dont 2,500 réguliers, infanterie et cavalerie. A son approche, le vide s’était fait autour de lui ; les grands des Oulad-Bouazis étaient venus planter leurs tentes sous le canon de Bône ; toutes les tribus avaient refusé de répondre à l’appel du bey. Au mois de septembre, il s’éloigna, maudissant les chrétiens et les faux musulmans qui aimaient mieux vivre en paix auprès d’eux que de venir à lui sous le coup de ses exactions et de ses fureurs.


VI

Ce que le bey Ahmed essayait vainement d’obtenir par la terreur, Abd-el-Kader, à l’autre extrémité de la régence, l’obtenait par la persuasion, par la souplesse et l’activité de son génie. Ce n’est pas qu’après l’acclamation des premiers jours, il n’eût rencontré, parmi les siens, des jalousies, des rivalités, des obstacles ; il ne s’en était pas étonné ; il s’attendait à en rencontrer de plus grands encore et il se préparait à les vaincre. Le titre de sultan, qui lui avait été décerné, aurait pu déplaire à Fez : il prit celui d’émir, qui veut dire prince ; quand il avait besoin de ses voisins du Maroc, il s’intitulait khalifa du sultan de Gharb ; quand il voulait entraîner les Arabes contre les Français, il était celui qui fait triompher la religion, Nacer ed dine.

De Mascara il surveillait Oran, où le commandement venait de passer, à dater du 23 avril 1833, entre les mains du maréchal de camp Desmichels. Le général Boyer léguait à son successeur une bonne situation militaire, trois mille huit cents baïonnettes, cinq cents sabres, deux batteries de campagne, le corps de place bien réparé, les ouvrages extérieurs accrus de la mosquée de Kerguenta, convertie en caserne défensive. Le successeur arrivait avec des idées très belliqueuses, blâmant l’inaction qui ne faisait qu’encourager l’ennemi et déprimer le moral des troupes. Le 7 mai, à minuit, il sortait avec 1,000 hommes du 66e de ligne et de la légion étrangère, 400 chasseurs d’Afrique et 4 obusiers de montagne. Les hommes n’emportaient qu’une ration de pain, les chevaux qu’une ration d’orge ; il ne s’agissait que d’un coup de main sur les Gharaba, qui étaient venus camper à six lieues d’Oran, dans la plaine du Tlélate. Au point du jour, on les surprit, on tua quelques hommes, on prit une trentaine de femmes et d’enfans, beaucoup de moutons et de bœufs, une vingtaine de chameaux, quelques chevaux, et l’on s’en revint. La retraite dura sept heures, harcelée par une masse de cavaliers, car des douars voisins accouraient sans cesse des alliés aux Gharaba ; cependant les pertes furent à peine sensibles, parce qu’au lieu de se servir de leurs longs fusils, les Arabes, ce jour-là, ne combattirent guère qu’à l’arme blanche. Le bétail fut particulièrement bien accueilli dans la place, qui, depuis deux mois, manquait presque absolument de viande fraîche.

Cette sortie était une provocation. Abd-el-Kader y répondit en venant s’établir, le 25 mai, à trois lieues et demie d’Oran, au santon du Figuier ; il paraissait avoir une dizaine de mille hommes. Le lendemain, le général Desmichels se tint en observation en avant du fort Saint-André ; la position lui paraissant bonne, il y fit préparer remplacement d’un blockhaus, que le génie se mit à établir, le 27, au point du jour. À ce moment, l’ennemi parut, toutes les troupes sortirent d’Oran, et l’affaire s’engagea. Les Arabes s’avançaient sur deux colonnes ; l’une se déploya pour une attaque de front, l’autre manœuvrait pour tourner la gauche française. Ce fut surtout un beau combat de cavalerie, plus émouvant que meurtrier. Enfin, après sept heures de lutte, les adversaires épuisés se séparèrent ; les uns retournèrent au Figuier, les autres rentrèrent dans la place, laissant le blockhaus solidement planté avec une petite garnison de 40 hommes.

Très étonnés, très intrigués à l’aspect de ce singulier édifice qui s’était tout à coup dressé là comme par enchantement, une centaine des plus hardis parmi les Arabes s’en approchèrent pendant la nuit, d’abord avec précaution ; ils tournaient autour ; ils se consultaient ; ils examinaient les palissades ; enfin l’un d’eux tenta l’escalade ; descendu dans l’enceinte, il s’avança vers cette maison de bois, sombre, silencieuse, la frappa du poing et se mit à rire ; au même instant, il tomba mort, et ses compagnons qui s’apprêtaient à le rejoindre, s’enfuirent au plus vite : la garnison avait fait un peu trop tôt sa décharge. Le 30, vers deux heures du matin, une autre bande plus nombreuse vint, avec une pièce d’artillerie de très petit calibre, attaquer le monstre ; un boulet brisa l’extrémité d’une poutrelle de l’étage supérieur, et ce fut tout. Le 31, les tirailleurs arabes se présentèrent en assez grand nombre ; mais cette démonstration n’était que pour masquer un mouvement général de retraite ; en effet, le soir même, les tentes furent repliées et les contingens se dispersèrent. Le monument de cette prise d’armes reçut le nom de blockhaus d’Orléans.

Le 11 juin, le général Desmichels fit, sans rencontrer d’ennemis, une promenade militaire à Misserguine et à Bridia, où fut établi le bivouac ; c’était la première couchée que les troupes d’Oran faisaient hors des murs ; elles y rentrèrent le lendemain, saluées enfin de quelques coups de fusil. Pendant cette excursion, un cheikh des Beni-Ameur, ayant trouvé libre le chemin d’Oran, y avait amené un convoi de chameaux et d’àncs chargés d’orge et de blé. Ce cheikh, très intelligent, parlait bien l’espagnol ; le général, à son retour, voulut se servir de lui pour amener d’autres chefs arabes à nouer avec les Français des relations de commerce et de bon voisinage ; afin de l’accréditer, il le chargea de ramener aux Gharaba les femmes et les enfans qui leur avaient été enlevés dans la surprise du 8 mai.

Depuis sa dernière tentative sur Oran, Abd-el-Kader travaillait à recruter de nouvelles forces en étendant de plus en plus le rayon de son autorité. C’était Tlemcen surtout qu’il souhaitait d’y soumettre. Mascara sans doute était une ville importante ; mais Tlemcen, la reine du Moghreb, l’ancienne capitale d’un royaume, avait aux yeux des Arabes un bien autre prestige. Deux partis divisaient la cité, ou plutôt il y avait deux cités dans la même enceinte, le Méchouar, château fort, ancien palais, occupé dès avant 1830 par un millier de Turcs et de Coulouglis, et la ville où dominaient les Hadar, ainsi nommait-on dans la régence les Maures, habitans des villes ; ceux-ci avec leur kaïd, Ben-Nouna, étaient en grande majorité partisans du Maroc. Quand Abd-el-Kader se présenta devant eux, réclamant leur soumission, ils essayèrent de résister, mais, attaqués de front par les goums de l’émir et pris à revers par les Coulouglis du Méchouar, ils furent facilement battus ; Ben-Nouna s’enfuit de l’autre côté d la frontière marocaine. Par son habile et sage modération, le vainqueur se concilia si bien les vaincus qu’ils abandonnèrent la cause du sultan de Fez et se donnèrent sans réserve à l’émir de Mascara. Pour achever son triomphe, il aurait fallu que les Coulouglis, dont la diversion dans le combat lui avait été si utile, lui ouvrissent les portes du Méchouar ; avec force complimens, ils les tinrent fermées, alléguant que leurs affaires et les siennes étaient distinctes, et que, s’ils étaient sortis la veille contre les Hadar c’est qu’ils avaient eu à se plaindre d’eux pour leur propre compte. Le Méchouar était fort, la garnison nombreuse et décidée ; Abd-el-Kader n’avait pas les moyens de la réduire ; il se contenta du succès déjà considérable qu’il avait obtenu et reprit le chemin de Mascara. En route, il apprit deux mauvaises nouvelles, la mort de son père Mahi-ed-Dino, et l’occupation d’Arzeu par le général Desmichels.

Arzeu était une petite ville maritime dont le cadi, depuis l’établissement des Français à Oran, avait entretenu de bons rapports avec eux et fourni même quelques chevaux pour la remonte des chasseurs d’Afrique jusqu’au jour ou, enlevé par les ordres d’Abd-el-Kader, il avait été conduit à Mascara et finalement étranglé, disait-on. Dès le mois de mai, le ministre de la guerre avait recommandé le port d’Arzeu à l’attention du commandant d’Oran. Le 1er juillet 1833 le nouveau cadi, accompagné de quelques membres de sa famille était venu annoncer au général Desmichels le triste sort de son prédécesseur, qui était son propre neveu, et solliciter la protection de la France. Le général, aussitôt, avait organisé une colonne de 2,000 hommes, composée de deux bataillons du 66e, d’un bataillon de la légion étrangère, du 2’ régiment de chasseurs d’Afrique d’une batterie d’artillerie et d’une compagnie de sapeurs, et lavait fut mettre en mouvement le 3 juillet au soir, sous les ordres du général Sauzet, tandis qu’il s’embarquait de sa personne, avec son état-major à Mers-el-Kébir, sur le brick Alcyon, suivi d’une petite flottille oui portait des vivres, des munitions et les matériaux d’un blockhaus.

Il y a 37 kilomètres d’Oran au port d’Arzeu. La route traverse du sud-ouest au nord-est, une plaine sans arbres, hérissée de broussailles et de palmiers nains, à peine accidentée par les dernières ondulations de la montagne des Lions, qu’on laisse sur la gauche. Après avoir marché toute la nuit, la colonne arriva dans la matinée du 4, en même temps que la flottille à la Mersa, qui était le port d’Arzeu. La ville proprement dite étalait, à 6 kilomètres au sud-est, sur la pente d’une colline, au milieu des ruines d’une cité romaine, ses petites maisons de pierre entourées de nopals. Elle n’avait guère plus de 500 habitans, c’était le port seul qui lui donnait quelque importance. Aussi, quand le lendemain on s’aperçut que la population avait déguerpi, le général Desmichels ne s’en mit pas en peine ; il tenait la Mersa, qui lui suffisait. Les rares partisans du cadi, n’ayant pas voulu passer à l’ennemi avec les autres, demandèrent à s’embarquer pour Mostaganem. Ainsi désertée, la pauvre ville n’avait plus à perdre que son nom ; elle le perdu : le principal disparut derrière l’accessoire, et la Mersa devint l’unique Arzeu. Sauf quelques coups de fusil tirés dans la journée du 5, l’installation française se fit paisiblement. Le blockhaus s’éleva au centre d’une redoute armée d’artillerie ; un vieux fort, voisin de la plage, fut mis en état, un four construit ; le blockhaus reçut une garnison de 25 hommes ; deux compagnies du 66e, avec quelques sapeurs du génie, occupèrent le fort qui fut bien approvisionné ; après quoi, le 10 juillet, la colonne reprit la route d’Oran, sous la conduite du général Desmichels. A moitié chemin, un escadron de chasseurs fut détaché, avec une compagnie de voltigeurs, pour reconnaître le chemin entre la montagne des Lions et la mer. Il ne put rentrer à Oran que fort avant dans la nuit ; le gros des troupes y était arrivé quatre heures plus tôt.

Quelques jours après, un bruit vint de Mascara que, pour se dépiquer d’Arzeu, Abd-el-Kader allait prendre sa revanche à Mostaganem. Au sujet de Mostaganem, Paris n’avait pas envoyé d’instructions ; en provoquer d’Alger n’était pas dans la tradition des généraux d’Oran. En effet, le général Desmichels ne témoignait pas plus de déférence au général Voirol que le général Boyer n’en avait montré au duc de Rovigo. D’ailleurs, le temps pressait et les courriers se seraient trop fait attendre. En homme qui ne craint pas la responsabilité, le général prit son parti résolument et sans retard. La frégate Victoire venait à point de mouiller à Mers-el-Kébir, amenant en renfort à la garnison d’Oran le 1er bataillon d’infanterie légère d’Afrique. A peine mis à terre, les zéphyrs furent remplacés par 900 hommes du 66e ; 550 autres, grenadiers et voltigeurs de la légion étrangère, artilleurs, sapeurs du génie, cavaliers démontés, prirent passage à bord d’une flottille. En vingt-quatre heures, troupes, munitions, vivres, matériel, tout était embarqué. La mer était mauvaise ; partie le 23 juillet de Mers-el-Kébir, forcée de relâcher à Arzeu, l’expédition dut atterrir, le 27, à Mers-el-Djedjad, le Port-aux-Poules, à l’embouchure de la Macta. Le soir même, les troupes prirent leur bivouac à la fontaine de Stidia ; le lendemain matin, à quatre heures, elles se remirent en marche. Quelques partis d’Arabes galopaient sur le flanc droit de la colonne : aux approches de Mazagran, vers huit heures, la fusillade devint assez vive ; l’avant-garde continua de marcher ; aussitôt on vit la population sortir précipitamment et fuir dans la plaine. De l’autre côté de la ville abandonnée, on apercevait un groupe assez nombreux d’hommes à pied et à cheval. Un cavalier s’en détacha et rapidement se dirigea vers l’état-major ; c’était un officier turc que le kaïd de Mostaganem, Ibrahim, envoyait saluer le général Desmichels.

Ibrahim avait fait, en moins de deux ans, une fortune étonnante. Turc de Bosnie, simple janissaire sous le dernier bey d’Oran, il était devenu, pendant l’intérim tunisien, chef des chaouch, puis commandant de Mostaganem. Après le départ de Kheredine-Agha, il avait repoussé les avances des Arabes et spontanément reconnu l’autorité française. Cependant on l’avait desservi auprès du général Desmichels ; on lui reprochait de s’être attribué le titre de bey alors qu’Abd-el-Kader avait reçu à Mascara celui de sultan, de percevoir des droits de douane et d’octroi dont il ne renduit compte à personne et d’avoir accaparé, avec le concours de quelques juifs, tout le commerce de Mostaganem. Quand son envoyé eut débité les complimens d’usage, le général répondit sévèrement que le kaïd aurait dû les apporter lui-même. Il se présenta une heure après, avec l’appareil fastueux d’un pacha. Sis chaouch, richement vêtus, marchaient devant lui ; deux nègres, à droite et à gauche, conduisaient son cheval par la bride ; autour de lui, sa garde turque ; derrière lui, sa maison militaire. En face, les troupes françaises, sévères d’aspect, blanches de poussière, noires de poudre, quel contraste ! Mal impressionné, soupçonneux, les sourcils froncés, le général Desmichels regardait et écoutait ce Turc grave, impassible, incertain du sort que les Français allaient lui faire, mais toujours maître de son visage, de sa parole et de son geste. L’état-major, moins prévenu que le général, lui fit bon accueil et lui donna place dans ses rangs. A onze heures, les troupes s’arrêtèrent sous les murs de Mostaganem.

La ville avait été grande autrefois. Des quatre quartiers dont elle se composait jadis, deux, Tijdit au nord, et Digdida au sud, n’étaient plus que des ruines ; des deux autres, séparés par le ravin de l’Aïn-Seufra, le plu6 considérable, la ville proprement dite, à l’ouest, était commandé par le fort des Gigognes ; l’autre, Matmore, plus élevé, moins étendu, était lui-même sous le feu du fort de l’Est. A 900 mètres de distance s’étendait la plage, dominée par un escarpement d’une dizaine de mètres, d’où s’élevait la coupole d’un marabout. Le général s’installa dans la ville, à l’ancien palais du bey, près du fort des Cigognes ; toutes les troupes bivouaquèrent au dehors. Les habitans reçurent l’assurance que leurs usages seraient respectés et qu’ils seraient toujours libres de sortir de la ville.

Le 29 juillet, au matin, les grand’gardes établies au nord, dans les ruines de Tijdit, furent attaquées pur des bandes arabes ; le soir, l’anniversaire officiel de la révolution de 1830 fut célébré, sur ce coin de terre, devant l’ennemi, par une revue des troupes et par une salve de vingt et un coups de canon, à laquelle répondit l’artillerie de la frégate. Le 30, profitant de la liberté qui leur avait été accordée la veille, la plus grande partie des habitans de Mostaganem abandonnèrent la ville ; les Arabes du dehors poussèrent l’insolence jusqu’à s’offrir pour aider à leur déménagement, et ils s’y seraient prêtés en effet, si le général ne leur avait pas fait donner la chasse. Le 31, le nombre des assaillans était décuplé ; la fusillade ne dura pas moins de sept heures. Dans la nuit suivante, le marabout de la plage fut entouré de fossés et crénelé. La journée du 1er août fut assez calme ; dans la soirée, toutes les troupes, moins les détachemens qui occupaient les forts et le marabout, reçurent l’ordre de s’installer dans Matmore ; l’entrée de Mostaganem, réservée aux Turcs et à ce qu’il y avait encore d’indigènes, fut interdite aux Français ; la place du Marché, extérieure au rempart, demeura commune aux deux quartiers. Le 2, le général Desmichels, laissant le commandement provisoire au lieutenant-colonel Du Barail, s’embarqua sur la frégate avec son état-major et le kaïd Ibrahim. Cent cinquante Turcs, anciens habitans d’Oran, demandèrent à y rentrer ; ils trouvèrent place sur la flottille. Les autres, au nombre de soixante-dix, eurent la garde de Mostaganem. Le 3, du bord de la frégate contrariée par le vent, on entendit la fusillade et des coups de canon ; quelques heures après, le brick Hussard, venant de Mers-el-Kébir, accosta et fit passer au général des dépêches d’Oran ; elles annonçaient un grand mouvement des Arabes entraînés par Abd-el-Kader vers Mostaganem. Cette fusillade entendue le matin, c’était, en effet, le bruit de son attaque. Elle fut ce jour-là dirigée surtout contre le marabout de la plage, qui eut à soutenir, le 5, un assaut encore plus violent. Mouillé tout près de terre, le brick Hussard lui prêta le secours de son artillerie : les assaillans, balayés par la mitraille, se rejetèrent vers Matmore, tandis que d’autres bandes attaquaient Mostaganem. À défaut de canon, ils essayèrent de la sape. Il y avait beaucoup d’endroits où la courtine était mal flanquée ; avec beaucoup d’intelligence, ils en choisirent un où elle ne l’était pas du tout ; la nuit venue, sous la protection de leurs meilleurs tireurs embusqués dans les plis du terrain parmi les broussailles, des volontaires élus entre les plus braves attaquèrent à coups de pic le pied de la muraille ; tout près d’eux, la musique arabe de l’émir jouait pour les encourager ses airs les plus sauvages. Pour achever le tableau, à cheval sur la crête du mur, exposés à découvert au feu des tireurs abrités, les grenadiers du 66e fusillaient de haut en bas les hardis travailleurs. À minuit, ces audacieux se retirèrent, emportant leurs morts. Le (5, arriva le colonel de Fitzjames, nommé par le général Desmichels commandant supérieur de la place, avec quatre compagnies du 1er bataillon d’Afrique, un renfort d’artillerie, 150,000 cartouches, 500 obus et des vivres. L’ardeur de l’ennemi s’affaiblissait ; ses attaques devenaient plus molles ; après une dernière et vaine tentative contre le marabout, il s’éloigna, le 9 ; son véritable effort avait duré six jours. Le général Desmichels n’avait quitté Mostaganem que pour essayer d’une diversion sur le territoire des Sméla, qui, malgré le voisinage d’Oran, obéissaient aux ordres d’Abd-el-Kader. Le 5 août, à huit heures du soir, le colonel de Létang, du 2e chasseurs d’Afrique, prit le commandement d’une colonne d’un millier d’hommes : ses instructions lui prescrivaient de marcher au sud-est par le Figuier et de traverser l’extrémité orientale de la plaine de Mléta jusqu’au pied du Djebel Tafaraoui : c’était là qu’il devait surprendre les douars des Sméla. Les soldats, équipés à la légère, n’emportaient que leurs bidons pleins d’eau. La marche de nuit se fit allègrement : le matin, au point du jour, le campement était investi, envahi, mis au pillage ; la foule éperdue s’enfuyait, et la colonne ralliée se remettait en marche, emmenant avec elle quatre-vingt-deux prisonniers, des femmes et des enfans surtout, des chameaux, des bœufs, une grande quantité de moutons. Le commandant Leblond, du 66e, menait l’avant-garde avec un peloton de chasseurs d’Afrique et son bataillon ; à droite et à gauche du butin, marchaient deux escadrons de chasseurs, une compagnie de la légion étrangère, cent Turcs à pied, deux obusiers de montagne ; à l’arrière-garde venaient deux compagnies de la légion et deux escadrons. Sur les flancs de ce rectangle allongé, des tirailleurs d’infanterie et des pelotons de cavalerie étaient chargés de tenir à distance l’ennemi qu’on s’attendait à voir bientôt paraître. Il parut, en effet, beaucoup plus nombreux qu’on n’aurait cru ; armé, furieux, se ruant à la vengeance.

La double colonne, alourdie par tout ce qu’elle traînait avec elle, marchait lentement. Au mois d’août, le soleil d’Afrique est à redouter, même aux premières heures du jour ; quand le terrible vent du sud y vient ajouter son haleine brûlante, la place n’est plus tenable. Le vent du sud souffla tout à coup ce jour-là, et la plaine devint littéralement une fournaise, car les Arabes avaient mis le feu aux broussailles. L’infanterie, à l’arrière-garde surtout, était haletante ; il n’y avait plus une goutte d’eau dans les bidons ; des hommes tombaient inanimés ; d’autres se couchaient volontairement, insensibles à l’idée de la mort qui accourait sur eux avec les Arabes ; ceux qui conservaient la force de marcher n’avaient plus l’énergie nécessaire pour combattre. Ce fut la cavalerie qui les sauva ; elle fut admirable de dévoûment et de constance. Ses charges répétées, soutenues par le fou des deux obusiers de montagne, continrent assez l’ennemi, sinon pour lui arracher toutes ses victimes, du moins pour empêcher de plus grands malheurs. Enfin, on atteignit le santon du Figuier. La veille au soir, le puits avait donné tout ce qu’il contenait d’eau saumâtre ; il n’y restait plus que de la vase. Arrivés là, les fantassins à bout de forces refusèrent absolument d’aller plus loin ; il n’y eut ordre, ni menace, ni prière qui pût agir sur des hommes démoralisés. Les chasseurs d’Afrique, en cercle autour d’eux, face à l’ennemi, les protégeaient. Cependant il y avait péril en la demeure. Un officier d’ordonnance du général Desmichels, M. de Forges, se dévoua ; grâce à son sang-froid, il sut échapper aux Arabes et gagner vite Oran. Aussitôt averti, le général emmena tout ce que la garnison avait de disponible ; des prolonges suivaient, chargées d’eau, de vin, d’eau-de-vie, de rations de pain. A mi-chemin, on rencontra l’avant-garde qui, seule, ne s’étant ni découragée ni défaite, amenait les prisonniers avec le butin. Au marabout de Mouley Abd-el-Kader, une troupe de Douair essaya d’arrêter le secours ; le canon qui la dispersa fut pour les malheureux du Figuier le signal de la délivrance ; à six heures du soir, toutes les troupes étaient rentrées dans leurs casernes.

Il n’était bruit que des chasseurs d’Afrique et de leur attitude héroïque : trois semaines après ils mettaient toute la ville en rumeur. Un brigadier avait insulté dans la rue une femme turque et battu un nègre qui l’accompagnait ; dans la lutte, elle avait été renversée ; il se trouva que c’était la femme du kaïd Ibrahim. Le général Desmichels fit arrêter le coupable et donna l’ordre de le mener par mer à Mers-el-Kébir. Pendant que les gendarmes le conduisaient, des camarades essayèrent de le délivrer ; il y eut une rixe ; un piquet d’infanterie dut intervenir. Quand il fut embarqué, on en vit se jeter à la nage ou monter dans des canots pour le suivre ; bientôt tout le régiment fut en révolte. Dans ce fâcheux désordre, le général Desmichels ne rencontra pas chez tous les officiers des chasseurs le concours qu’il était en droit d’attendre. La valeur morale du corps se ressentait de la hâte avec laquelle avaient été formés les cadres ; il y était entré des élémens qu’un examen attentif n’eût pas trouvés dignes et dont l’élimination était devenue nécessaire.

Au mois d’octobre, la commission d’enquête, qui avait visité d’abord Alger, puis Bône, voulut voir Oran. Après lui avoir montré la place, les forts et Mers-el-Kébir, le général Desmichels la conduisit, le 9 octobre, par le chemin des crêtes, à Misserguine et l’en ramena par Aïn-Beïda, le bord de la Sebkha et la plaine. Au retour, il fallut combattre ; 3,000 cavaliers attaquèrent les 1,800 hommes que la commission avait pour escorte. Plus réservé qu’il n’avait été naguère à l’excursion de Blida, le vieux général Bonet ne se mêla pas du commandement, laissa faire le général Desmichels et se contenta de se tenir au feu sur la ligne des tirailleurs ; on crut, ou du moins on lui dit, pour lui faire honneur, qu’il avait eu dans cette journée en face de lui Abd-el-Kader en personne.

Depuis deux mois, par une suite de cette mobilité d’imagination qui agit sur la conduite des Arabes comme un coup de vent sur la mer, quelques tribus avaient dérivé du côté d’Oran. Quatre douars des Sméla, de ceux qu’avait atteints la surprise du 5 août, s’étaient même fait rendre par le général Desmichels leurs femmes, leurs enfans et leurs troupeaux à la condition de faire soumission à la France et de venir planter leurs tente à Misserguine. Le traité, car il y avait un engagement écrit, était en chemin de s’exécuter, quand Abd-el-Kader, voulant couper court à ces essais de rapprochement qui étaient d’un mauvais exemple, porta son camp dans la plaine du Tlelate, fit arrêter par l’influence des marabouts les convois qui se dirigeaient sur les marchés d’Oran, de Mostaganem et d’Arzeu, parvint à ramener les Sméla dissidens sous son obéissance et ne reprit le chemin de Mascara qu’en laissant derrière lui la menace de sa vengeance contre les traîtres qui auraient commerce avec les Français. Déjà même, il avait fait enlever plusieurs grands des Bordjia coupables d’avoir envoyé du grain à Mostaganem.

Effrayé du sort qui les attendait et jaloux de gagner les bonnes grâces de l’émir, un cheikh de la même tribu, Kaddour, qui venait d’avoir avec Arzeu des relations suivies, s’y présenta un jour avec trois ou quatre bœufs ; quand il les eut vendus, il affecta la crainte de tomber entre les mains des partisans d’Abd-el-Kader et demanda d’être escorté jusqu’à un endroit qu’il désigna. C’était une faveur qui avait été plusieurs fois accordée à d’autres. On le fit accompagner par un maréchal des logis et quatre cavaliers des chasseurs d’Afrique. Ils n’avaient guère fait plus d’un kilomètre quand une soixantaine d’Arabes, embusqués par Kaddour, se jetèrent sur eux ; deux des chasseurs furent tués ; un troisième fut pris avec le sous-officier ; un seul parvint à regagner le fort. Les deux prisonniers, conduits à Mascara et livrés à l’émir, furent en vain réclamés par le général Desmichels. Abd-el-Kader soutint que la capture était de bonne guerre et que, s’il consentait à les rendre, ce ne serait qu’au prix de mille fusils par homme. En même temps, l’émir défiait le général au combat, dans la plaine, à deux journées de marche de Mascara et d’Oran.

Le 2 décembre, une division de deux mille baïonnettes, de quatre cents sabres et de deux batteries d’artillerie se mit en marche à six heures du soir ; les hommes n’emportaient que deux rations de pain et de viande salée. C’était encore une surprise à tenter, mais, cette fois, contre Abd-el-Kader campé à Temezoura, dans la plaine de Mléta. A cinq heures du matin, le colonel Oudinot, qui avait remplacé à la tête des chasseurs le colonel de Létang, se lance avec trois escadrons sur les premières tentes qui sont en vue ; tout est emporté ; par malheur, ce n’est pas le camp d’Abd-el-Kader, qui est plus loin et d’où l’on voit de nombreux cavaliers sortir. La surprise est manquée. La colonne se reforme, comme au 5 août, pour la retraite, les prisonniers et le bétail au milieu du rectangle ; mais il n’y a pas à craindre, comme au 5 août, de succomber sous le poids d’une chaleur accablante. Malgré la présence et les excitations d’Abd-el-Kader, les efforts des Arabes échouèrent contre la solidité des troupes. Rendues à Oran après une course de trente heures et treize heures de combat, elles n’avaient laissé en arrière ni un homme ni un cheval.

Malheureusement, l’année 1834 s’ouvrit par une affaire d’autant plus désagréable pour le général Desmichels qu’elle marqua le terme de ce qu’on peut appeler la période militaire de son commandement. Le 6 janvier, presque sous les murs d’Oran, deux escadrons de chasseurs, entraînés à la poursuite d’une troupe ennemie, tombèrent au milieu d’une masse de 1,200 cavaliers. Accouru de toute la vitesse de son cheval, tandis que le gros du régiment prenait les armes, le colonel Oudinot fit sonner la retraite ; les hommes ralliés avaient commencé de se replier en bon ordre quand tout à coup, par un de ces incidens inexplicables, mais dont l’exemple n’est pas rare, même dans les meilleures armées, la panique s’empara d’eux ; si rapidement qu’eût pu arriver le régiment à leur aide, un officier et seize chasseurs avaient déjà payé de leur vie cette malheureuse défaillance.


VII

Une révolution s’était faite dans l’esprit du général Desmichels. Après avoir voulu tout emporter par la force, il avait vu ses opérations, même les mieux conduites, demeurer stériles. Continuer d’agir offensivement avec l’obligation d’occuper fortement Mostaganem, suffisamment Arzeu, quand, au lieu de renforcer sa division, le ministère paraissait plutôt enclin à la réduire, c’était aller peut-être au-devant d’un échec ; se renfermer dans la défensive, comme avait fait le général Boyer, c’était prendre en face d’un adversaire orgueilleux une attitude trop humiliante. Pourquoi n’essaierait-on pas des moyens pacifiques ? On avait commencé de traiter avec les Sméla ; sans l’opposition d’Abd-el-Kader, ce traité eût donné des résultats utiles ; pourquoi ne chercherait-on pas à négocier directement avec Abd-el-Kader ? Ces idées communiquées, non pas au général Voirol, mais au ministre de la guerre, n’avaient pas été repoussées par lui ; le seul danger qu’il y eût à craindre, en prenant l’initiative d’une démarche aussi délicate, c’était d’exalter l’orgueil et d’accroître les prétentions de l’émir.

Quatre jours après l’affaire de Temezoura, le 6 décembre 1833, le général Desmichels lui avait adressé, sous prétexte de réclamer de nouveau les prisonniers d’Arzeu, une lettre dont l’intérêt essentiel se trouvait résumé dans cette dernière phrase : « Vous ne me trouverez jamais sourd à aucun sentiment de générosité, et s’il vous convenait que nous eussions ensemble une entrevue, je suis prêt à y consentir, dans l’espérance que nous pourrions, par des traités solennels et sacrés, arrêter l’effusion du sang entre deux peuples qui sont destinés par la Providence à vivre sous la même domination. » Abd-el-Kader ne répondit pas ; la paix à lui demandée, accordée par lui, ne pouvait que le grandir ; mais ni sa dignité, ni sa finesse ne lui conseillaient la hâte, bien au contraire. Inquiet de son silence, le général commençait à désespérer, lorsque deux juifs d’Oran, Busnach et Mardochée Amar, qui avaient des relations avec Mascara, vinrent le trouver comme pour lui apporter des nouvelles. Il leur était revenu, assuraient-ils, qu’Abd-el-Kader avait convoqué les grands et les marabouts afin d’examiner avec eux si la loi musulmane, qui interdisait aux fidèles de demander la paix aux chrétiens, ne permettait pas de l’accepter quand c’étaient les chrétiens qui l’offraient ; il était donc probable, à leur avis, que des propositions conciliantes seraient facilement acceptées. Le général écrivit une nouvelle lettre sous le même prétexte et dans le même esprit que la précédente. Abd-el-Kader, sur cette instance, répondit enfin qu’il rendrait les prisonniers lorsqu’un traité aurait fait cesser les ravages du sabre et que, pour le conclure, il attendait les propositions du général ; de l’entrevue souhaitée pas un mot.

Quelque temps après, sur une invitation venue d’Oran, deux envoyés de l’émir, personnages considérables, Miloud-ben-Harach et Khalifa-ben-Mahmoud, se présentèrent à la porte de la ville, mais jamais ils n’y voulurent entrer. Les conférences se tinrent sous leur tente entre eux et Mardochée Amar. De son côté, le général, après avoir pris conseil des principaux officiers et des fonctionnaires civils, mit par écrit les conditions suivantes : 1° soumission des Arabes à la France sans restriction ; 2° liberté de commerce pleine et entière ; 3° remise immédiate des prisonniers. Ces préliminaires furent portés, le 4 février 1834, par le sous-intendant civil, M. Sol, et par le chef d’état-major de la division, aux envoyés de l’émir, qui retournèrent à Mascara. Dix jours après, Abd-el-Kader fit répondre qu’il attendait des propositions plus explicites et que Mardochée pouvait les lui apporter sur I’Habra, où il allait planter ses tentes. Le 20, le général Desmichels fit partir, avec Busnach et Mardochée, le commandant Abdalla d’Asbonne, des chasseurs d’Afrique, un Syrien qui était au service de la France depuis la grande expédition d’Egypte. Le 25, ils étaient de retour, accompagnés de Miloud-ben-Harach, de Khalifa-ben-Mahmoud, de deux cheikhs, d’une centaine de cavaliers arabes et des prisonniers d’Arzeu, que l’émir renvoyait généreusement, sans conditions ; mais la lettre qu’il adressait en même temps au général élevait, sous une forme habile, modérée, presque caressante, d’étranges prétentions. Non content de réclamer la restitution de Mostaganem aux Arabes, il prenait sous sa protection les tribus de la province d’Alger, qui le reconnaissaient déjà pour bey, disait-il, et chez lesquelles il s’assurait de maintenir l’ordre et la tranquillité.

Pendant ce temps, de Paris, le ministre de la guerre expédiait, le 19 février, à Oran, les instructions suivantes : Abd-el-Kader pourrait être investi du titre et de l’autorité de bey sur un certain nombre de tribus, à la condition de reconnaître la souveraineté de la France et de renoncer à toute liaison contraire à ses intérêts, de prêter hommage au roi et de payer un tribut annuel, de n’acheter qu’en France les armes et les munitions dont il aurait besoin, d’envoyer à Oran des otages qui seraient employés comme guides au service de la division. La dépêche ministérielle n’était pas arrivée encore que déjà l’affaire était faite. En vingt-quatre heures, le traité avait été conclu, tant le général Desmichels avait hâte d’en finir. En voici le texte : « Article 1er. A dater de ce jour, — 26 février, — les hostilités entre les Français et les Arabes cesseront. Le général commandant les troupes françaises et l’émir ne négligeront rien pour faire régner l’union et l’amitié qui doivent exister entre deux peuples que Dieu a destinés à vivre sous la même domination. A cet effet, des représentans de l’émir résideront à Oran, Mostaganem et Arzeu. De même, pour prévenir toute collision entre les Français et les Arabes, des officiers français résideront à Mascara. — Article 2. La religion et les usages musulmans seront respectés et protégés. — Article 3. Les prisonniers seront rendus immédiatement de part et d’autre. — Article 4. La liberté du commerce sera pleine et entière. — Article 5. Les militaires de l’armée française qui abandonneraient leurs drapeaux seront ramenés par les Arabes. De même, les malfaiteurs arabes qui, pour se soustraire à un châtiment mérité, fuiraient leurs tribus et viendraient chercher un refuge auprès des Français, seront immédiatement remis aux représentans de l’émir résidant dans les trois villes maritimes occupées par les Français. — Article 6. Tout Européen qui serait dans le cas de voyager dans l’intérieur sera muni d’un passeport visé par le représentant de l’émir à Oran et approuvé par le général commandant. »

Aussitôt le traité conclu et expédié à Paris pour être soumis à l’approbation du roi, le général Desmichels remit aux envoyés d’Abd-el-Kader, pour lui être offerts en cadeau de sa part, cent fusils et cinq cents kilogrammes de poudre ; mais, en même temps, il leur confia une autre mission dont la convenance était pour le moins douteuse, à savoir le soin de faire parvenir au général d’Alger, comme disaient les Arabes, la dépêche qu’avait enfin daigné lui écrire le général d’Oran. Ce fut ainsi que, dans le courant du mois de mars, le général Voirol vit arriver huit cavaliers de l’ouest qui lui remirent, avec la communication bien tardive de son oublieux subordonné, une lettre personnelle d’Abd-el-Kader. Il y répondit froidement, sans donner à l’émir aucun titre ; il se félicitait du rétablissement de la tranquillité dans la province d’Oran et promettait son aide à l’homme habile qui saurait, de ce c6té-là, réprimer l’anarchie parmi les Arabes, mais il le dispensait d’étendre sa sollicitude aux affaires de la province d’Algor, dont l’état s’améliorait tous les jours ; puis, ayant fait aux messagers d’Abd-el-Kader de petits présens, il les chargea de lui porter, comme il aurait fait pour un chef de tribu quelconque, un simple burnous d’honneur.

A Paris, au ministère de la guerre du moins, le traité Desmichels, — c’est le nom sous lequel il est entré dans l’histoire, — fut accueilli d’abord avec une surprise désagréable. Assurément il ne répondait pas aux instructions du 19 février : la soumission d’Abd-el-Kader ne ressortait pas avec assez de relief des termes ambigus du premier article ; au lieu d’otages à fournir, c’étaient des agens qu’il allait avoir à Oran, Arzeu et Mostaganem ; enfin la triple obligation de payer un tribut, de demander exclusivement aux Français les armes et les munitions dont il aurait besoin et de renoncer à toute liaison contraire aux intérêts de la France était absolument passée sous silence. Néanmoins, pris comme point de départ d’un état de choses que d’autres arrangemens pourraient rendre meilleur, l’acte du 20 février 1834 reçut l’approbation royale. Tout bien considéré, c’était la paix, et cette considération, opposée à d’honorables scrupules, ne tarda pas à entraîner l’opinion de Paris et d’Alger comme celle d’Oran. C’était la paix et la liberté du commerce. Les Arabes affluaient sur les marchés ; des arrêtés prescrivaient l’emploi -de poids et de mesures sévèrement vérifiés, et réglaient, par rapport au boudjou, à l’exclusion de toute autre monnaie, le cours des pièces d’argent françaises. Le commandant Abdalla d’Asbonne, accompagné de deux officiers d’état-major, allait prendre à Mascara les fonctions de consul de France, et l’émir annonçait l’envoi prochain de ses oukils ou représentans dans les villes maritimes ; pour Oran, il avait choisi un de ses parens, Habid-el-Hadji ; pour Arzeu, l’un des négociateurs du traité, Khalifa-ben-Mahmoud.

Dans ce dernier port, qui semblait appelé à devenu ; pour le commerce des céréales, le marché le plus important de la province, des négocians d’Alger s’étaient hâtés d’ouvrir un comptoir ; à leur grande surprise, quand leur agent voulut commencer ses achats, il apprit des indigènes qu’il leur était interdit de vendre directement aux Européens et que toute affaire de négoce devait passer par l’oukil, représentant de l’émir, lequel absorbait ainsi, au bénéfice de son maître, le monopole des transactions. Aux réclamations des négocians intéressés, le général Desmichels répondit qu’en droit le commerce était libre et qu’il ne devait y avoir qu’un malentendu. Cependant de nouveaux faits ne tardèrent pas à contredire l’assertion du général. Un Français ayant traité avec un Arabe de quelques charges d’orge, Khalifa ben Mahmoud maltraita le vendeur et vint, sous les yeux mêmes de l’acheteur, saisir les sacs, dont il s’empara au prix du tarif arrêté par Abd-el-Kader. Sur la plainte du Français, le commandant d’Arzeu lui déclara que, d’après ses instructions, il ne lui était pas permis de se mêler des affaires de commerce. Vers le même temps, le sous-intendant civil d’Oran, M. Sol, dans un rapport adressé à M. Genty de Bussy, se plaignait d’une autorisation donnée à l’oukil d’Arzeu de charger des grains pour l’Espagne, au mépris d’un arrêté du 10 juillet 1832 qui en prohibait absolument l’exportation. Cette autorisation, aussi bien que le fait du monopole, M. Sol l’attribuait à des concessions imprudentes accordées secrètement par le général Desmichels à l’émir. Le commandant d’Oran, en réponse aux observations que lui adressa le général Voirol, prétexta de son ignorance au sujet de l’arrêté relatif à l’exportation et protesta contre le fait du monopole, qui serait, — il était le premier à le reconnaître, — en contradiction manifeste avec le traité qu’il avait conclu.

Cependant il y avait d’autres incidens fâcheux et bien plus inexplicables encore. Au milieu d’Oran même, l’oukil d’Abd-el-Kader exerçait sa juridiction sur les indigènes, les faisait arrêter et maltraiter. Un Coulougli du nom de Kaddour avait été conduit de force à Mascara, un juif dénoncé parce qu’il s’y rendait avec un passeport français, le kaïd Ibrahim menacé publiquement par le représentant de l’émir. Un cheval qu’un Arabe voulait vendre était saisi, envoyé à Mascara, l’Arabe mis en prison, et, comme le commandant de place en témoignait de l’étonnement, l’oukil alléguait l’ordre qu’il avait reçu d’empêcher les particuliers de vendre des chevaux parce qu’à l’émir seul appartenait le droit de fournir aux Français tous ceux qui leur seraient nécessaires.

M. Sol avait pénétré le secret. Le général Desmichels s’était laissé duper ; Abd-el-Kader le tenait par des engagemens qu’il n’osait ni avouer ni rompre. Après avoir reçu, vers le milieu de février, la note qui contenait les conditions françaises, telles, à peu de chose près qu’elles figurèrent ensuite dans le traité, l’émir avait, de son côté, mis par écrit les conditions arabes et il avait confié les deux pièces à Miloud-ben-Harach. La première, sur laquelle il avait apposé son cachet, Miloud avait ordre de la rendre, ainsi approuvée, au général Desmichels ; quant à l’autre, toute son adresse devait tendre à obtenir du général, non sa signature, qu’il eût sans doute refusée, mais l’empreinte de son sceau, le seul témoignage d’authenticité qui eût de valeur aux yeux des Arabes, et à faire rentrer cette pièce entre ses mains. La note de l’émir était ainsi conçue- : « 1° les Arabes auront la liberté de vendre et d’acheter de la poudre, des armes, du soufre, enfin tout ce qui concerne la guerre ; 2° le commerce de la Mersa-Arzeu sera sous le gouvernement du prince des croyans, comme par le passé, et pour toutes les affaires. Les cargaisons ne se feront pas autre part que dans ce port. Quant à Mostaganem et Oran, ils ne recevront que les marchandises nécessaires au besoin de leurs habitans, et personne ne pourra s’y opposer. Ceux qui désireront charger des marchandises devront se rendre à la Mersa ; 3° le général nous rendra tous les déserteurs et les fera enchaîner ; il ne recevra pas non plus les criminels. Le général commandant à Alger n’aura pas de pouvoir sur les musulmans qui viendront auprès de lui avec le consentement de leurs chefs ; 4° on ne pourra empêcher un musulman de retourner chez lui quand il voudra. »

Entre la note arabe et les conditions françaises la contradiction saute aux yeux ; cependant le général Desmichels ne s’en aperçut, ou du moins ne s’en inquiéta pas. Il s’imagina, dans ses idées françaises, que ces pièces intéressantes pour l’histoire de la négociation n’avaient aucune valeur effective, et, pour complaire au désir d’Abd-el-Kader, il consentit à l’échange des deux notes, en laissant à Ben-Harach la pièce arabe avec l’empreinte de son sceau. Il ne se doutait pas alors que ce qu’il venait de faire équivalait à la signature authentique d’un traité. Quand la conduite d’Abd-el-Kader et de ses représentans lui eut révélé son erreur, il était trop tard. L’acte du 26 février que les Arabes ne voulaient pas reconnaître, il aurait dû leur en imposer la reconnaissance par la force, sinon le déchirer publiquement de la même main qui venait de le souscrire. Il n’eut pas le courage héroïque d’avouer la duperie, de confesser sa faute, qui ne fut connue tout entière que l’année suivante. Cette paix à laquelle il avait attaché son nom et dont, à peu d’exceptions près, l’opinion publique avait accueilli l’annonce avec plaisir, cette paix qui n’était pourtant qu’un leurre, il se persuada qu’après tout elle valait encore mieux que la guerre. Après s’être laissé conduire par légèreté dans une fausse voie, il s’y enfonça de parti-pris, avec entêtement. Étrange contradiction ! Bien loin de s’irriter contre Abd-el-Kader qui l’avait joué, il s’attacha opiniâtrement à favoriser* ses desseins. Il se complaisait en lui comme en sa créature, et de son agrandissement il fit sa propre affaire. Au moment où la fortune sembla se détourner de l’émir, ce fut le général Desmichels qui releva son courage.

La paix qu’Abd-el-Kader venait d’accorder aux chrétiens en la tournant toute à son avantage, les envieux, les jaloux de sa domination, ses ennemis de race la lui reprochaient comme une insulte à la loi du Prophète ; il était partout dénoncé aux croyans comme l’ami des infidèles. Il réclamait l’achour, la dîme prescrite par le Coran ; les Beni-Aineur le lui refusent : l’achour est pour la guerre, Varhour est pour le service d’Allah ; il a fait la paix avec les chrétiens, à quel titre réclame-t-il donc l’achour ? Mais tout à coup, domptés, séduits, charmés par l’éloquence de l’émir, les cheikhs des Beni-Àmeur qu’il a fait venir à Mascara se soumettent. Pour les réduire à contribution, appel avait été fait aux vieilles tribus du maghzen, Douair et Sméla ; ce sont celles-ci maintenant qui ne veulent plus s’arrêter, qui refusent d’obéir. Depuis longtemps une sourde jalousie anime contre Abd-el-Kader leur chef célèbre dans tout le beylik, l’ancien agha du bey d’Oran, Moustafa-ben-Ismaïl. Voyant les siens mécontens, frustrés du butin dont ils ont eu la convoitise, il se révolte, marche contre Abd-el-Kader, le surprend dans la nuit du 12 avril et le bat. L’émir, qui a eu deux chevaux tués sous lui, qui a couru les plus grands dangers, est rentré presque seul à Mascara. Aussitôt l’insurrection éclate et les plus grands se déclarent, Sidi-el-Aribi dans la vallée du Chélif, Kaddour-ben-Modi chez les Bordjia, El-Gomari chez les Angad. Dans la société arabe, comme autrefois dans la nôtre entre la robe et l’épée, la rivalité est constante entre la noblesse religieuse et la noblesse guerrière. Issu d’une lignée de saints et d’ascètes, Abd-el-Kader n’est pas un homme de grande tente ; l’aristocratie militaire, froissée dans son orgueil, se dresse contre la suprématie du marabout.

C’est ici qu’intervient le général Desmichels. Après sa victoire, Moustafa-ben-Ismaïl s’est offert à lui : il a repoussé son offre ; une grande fraction des Douair, menacée par un retour offensif des Beni-Ameur, s’est retirée sous le canon de Mers-el-Kébir : l’oukil d’Oran proteste, leur intime l’ordre de s’éloigner, et le général est tout près d’appuyer l’oukil, quand l’arrivée du général Trézel l’empêche de commettre ce mauvais acte ; mais il a déjà écrit à l’émir que, sous la protection.de la France dont il peut s’assurer, il ne doit désespérer de rien ; il lui a conseillé de rassembler sur le Sig les tribus qui lui sont restées fidèles et promis d’aller s’établir lui-même à Misserguine, afin de surveiller et de contenir les Sméla et les Douair. Quatre cents fusils et des barils de poudre sont livrés, sur ses ordres, par les magasins de l’artillerie à Ben-Harach.

Ainsi fortifié, plus qu’en sécurité du côté d’Oran, Abd-el-Kader écrase ses ennemis tour à tour, Sidi-el-Aribi. Kaddour-ben-Morfi, enfin Moustafa-ben-Ismaïl, le 12 juillet, trois mois jour pour jour après sa défaite. Victorieux, il pardonne aux Sméla et aux Douair, et pour agha nomme El-Mzari, le propre neveu du vieux Moustafa, qui, défait, mais non abattu ni soumis, va demander au Méchouar de Tlemcen un asile contre l’humiliante générosité du vainqueur. C’est aussi à Tlemcen que le vainqueur apporte les drapeaux conquis. La cité maure le reçoit avec enthousiasme ; habile à s’attacher les populations des villes, il rend aux hadar leur ancien kaïd Ben-Nouna que le sultan de Fez a réconcilié avec lui. Seuls, les Coulouglis du Méchouar continuent de lui refuser l’obéissance, et cette fois encore, trop mal armé pour les réduire, il est contraint de dissimuler sa colère impuissante. Cependant l’artillerie d’Oran stupéfaite tirait le canon pour célébrer comme une victoire française les succès d’Abd-el-Kader, et le général Desmichels faisait porter ses félicitations à l’émir. L’expression d’un seul regret y était jointe : pourquoi l’émir ne consentait-il pas à se rencontrer avec lui ? Le rêve caressé d’une entrevue reculait toujours comme le mirage.

Oran, Mostaganem, Arzeu, le Méchouar de Tlemcen à part, l’autorité d’Abd-el-Kader s’étendait sur tout le beylik. Impatiente de rencontrer dans le Chélif une limite, son ambition n’attendait qu’une défaillance du commandement d’Alger pour la franchir, et certes l’incroyable faiblesse du commandant d’Oran était bien faite pour lui donner confiance. Il écrivit donc au général Voirol qu’après avoir pacifié la partie occidentale de la régence, il allait porter également dans l’est l’ordre et la sécurité. Le messager qu’il avait chargé de remettre sa lettre, Sidi-Ali-el-Kalati, marabout de Miliana, était loin d’être un aussi habile homme que Miloud-ben-Harach. Au lieu de circonvenir doucereusement le commandant d’Alger, il le heurta de front ; il lui reprocha d’avoir châtié les Hadjoutes, qui étaient les sujets d’Abd-el-Kader. Le commentaire était encore plus maladroit que la lettre n’était hardie. Le général Voirol répondit à l’émir qu’il le croyait trop sage pour mettre en péril, en franchissant le Chélif, ses relations nouvelles avec la France, et que la paix régnait autour d’Alger depuis le châtiment infligé aux Hadjoutes.

Le ton simple et ferme de cette réponse fit impression sur Abd-el-Kader ; elle arrêta pour un temps son essor, mais elle piqua singulièrement Sidi-Kalati, qui mit dès lors tout en œuvre pour exciter contre le général d’Alger l’irritation du commandant d’Oran. Il prêta donc au premier les propos les plus blessans pour le second et il réussit à les faire passer jusqu’à celui-ci par les officiers français détachés à Mascara, puis il confirma son mensonge dans une lettre adressée directement au général Desmichels : « Je puis vous dire, lui écrivait-il, que le général d’Alger est jaloux de vous, parce que c’est vous qui avez conclu la paix, et ce qui le prouve, c’est qu’il veut écrire au roi des Français pour lui demander de traiter avec l’émir. Il veut faire comme vous ou plutôt défaire ce que vous avez fait ; mais il est impossible qu’il réussisse, car votre conduite est connue de l’orient à l’occident. » Décidé à trouver tout bien et à tout croire de ce qui lui venait d’Abd-el-Kader, le général Desmichels poussa l’infatuation jusqu’à l’aberration d’esprit, ce n’est pas trop dire, car il fit déclarer à l’émir qu’il le rendrait grand bien au-delà de ses plus grands désirs, et que pour le faire régner du Maroc à Tunis, il n’attendait que le prochain départ du général Voirol et l’arrivée de son successeur.


VIII

La commission d’enquête, instituée au mois de juillet 1833, avait eu pour mission de recueillir les élémens d’une réponse aux questions suivantes : 1o Notre conquête doit-elle être conservée ? 2o Si l’occupation est avantageuse, quel est le système à suivre ? 3o Doit-on se borner à la soumission des indigènes ? 4o Doit-on consolider notre établissement par la colonisation ? 5o Quelle est l’organisation administrative la plus convenable ? 6o Quel est enfin l’état général du pays sous les différens rapports ? Après le retour des commissaires enquêteurs, une ordonnance royale du 12 décembre 1833 institua, pour entendre et discuter leurs dires, une commission supérieure composée de dix-neuf membres dont voici les noms : duc Decazes, président ; général Guilleminot, général Bonet, comte d’Haubersart, pairs de France ; La Pinsonnière, Laurence, Piscatory. Reynard, Duchâtel, Dumon, Passy, de Sade, Baude, députés ; général Bernard, vice-amiral de Rosamel, général Montfort ; Volland, intendant militaire ; Duval d’Ailly, capitaine de vaisseau.

Les travaux de la commission supérieure, résumés dans un rapport de son président, aboutirent à ces conclusions : « 1o l’honneur et l’intérêt de la France commandent de conserver les possessions sur la côte septentrionale de l’Afrique. (Ce paragraphe fut adopté à la majorité de 17 voix contre 2.) 2o en réservant les droits de la France à la souveraineté de toute la régence d’Alger, il convient de borner, pour le moment, l’occupation militaire aux villes d’Alger et de Bône protégées par des lignes d’avant-postes dont les travaux de fortification pourront être ajournés, ainsi qu’aux villes d’Oran et de Bougie ; 3o les forces effectives entretenues dans la régence doivent être fixées à 21,000 hommes, qui auront comme auxiliaires des forces indigènes ; 4o la puissance législative, dans les possessions d’Afrique, devra être déléguée au roi ; 5o un gouverneur général, nommé par le roi, et dépositaire de son autorité, devra réunir dans ses mains les pouvoirs civils et militaires ; les commandans de Bône, Oran et autres places ne devront correspondre qu’avec lui ; 6° l’administration civile sera exercée, sous les ordres du gouverneur général, par des administrateurs placés à Alger, Bône et Oran ; 7° il convient que le gouverneur général soit assisté d’un conseil ; 8° il y a lieu d’établir un budget spécial du gouvernement d’Alger. »

Battus dans la commission supérieure, les deux membres qui avaient voté contre l’occupation, MM. Hippolyte Passy et de Sade, ne désespérèrent pas de leur cause ; à l’occasion des crédits supplémentaires et du budget, la question ne pouvait manquer d’être soumise à la chambre des députés. Indépendamment des économistes, qui étaient scientifiquement hostiles à l’Algérie, un grand nombre de membres, sans prétention aucune à la science, sans esprit de système, avaient leurs préjuges personnels contre une entreprise coûteuse et, suivant eux sans avenir. Dans la séance du 7 mars 1834, le rapporteur des crédits supplémentaires, M. de Rémusat, commença l’attaque. La question d’Alger, disait-il, est une question réservée ; tout ce qui a été fait jusqu’à présent doit être tenu pour provisoire. « La chambre a droit d’attendre que, dans le cours de l’année, et avant la solution définitive du problème, aucune expédition nouvelle, aucun développement des établissemens coloniaux ou militaires ne viendra grever le budget de surcharges imprévues. » Ce n’était qu’une escarmouche ; la bataille ne s’engagea qu’un mois plus tard, sur le budget de la guerre pour l’exercice 1835.

M. Hippolyte Passy en était le rapporteur. Chef des économistes, on savait par avance ce qu’il ne pouvait pas manquer de dire : « N’allons pas nous croire engagés à réaliser l’impossible, à poursuivre à grands frais un système de conquête et de colonisation auquel manque toute garantie, toute certitude de succès. » M. de Sade fut beaucoup plus explicite. Les économistes, selon lui, avaient démontré que les colonies étaient désavantageuses à la mère patrie, et il ajoutait nettement : « Mon avis est que nous devons le plus tôt possible évacuer les possessions éloignées sur le littoral que nous avons en Afrique, et nous borner à l’occupation d’Alger en renonçant à toute idée d’occupation permanente. Nous laissons au gouvernement le soin de décider le moment de l’abandon définitif ; ce n’est que lui qui peut choisir le temps et les personnes avec lesquelles il doit traiter. » Même dans l’opinion favorable à l’occupation, il y avait des réserves : « Ma conviction sincère, disait M. Piscatory, est qu’il serait heureux pour la France de n’avoir jamais conquis Alger. Si Alger devait rester sous l’autorité militaire ou être administré par elle comme il l’a été jusqu’ici, il vaudrait mieux l’abandonner ; mais je suis convaincu qu’on peut arriver à un bon système qui nous assurera des avantages dans l’avenir et nous permettra de réduire nos dépenses en hommes et en argent. »

La séance du 29 avril fut agitée par un violent réquisitoire de M. Dupin. On n’a pas respecté les mosquées, on a insulté les tombeaux ; a-t-on respecté les propriétés ? « Non ; et ce ne sont pas seulement des spéculateurs, mais, il faut le dire, des fonctionnaires publics de l’ordre civil comme de l’ordre militaire, et quelquefois du rang le plus élevé, qui ont déshonoré leur double caractère en se livrant à des spéculations qu’ils auraient dû s’interdire. On envoie des gens qu’on n’oserait pas mettre en évidence dans la métropole, et quand ils sont loin de la surveillance, il est évident que des abus très graves doivent en résulter. Quand les spéculateurs ont fait leurs affaires, ils voudraient que le pays entier s’armât pour faire valoir leurs spéculations. On a vendu des terres à Alger comme des quantités algébriques ; la plaine de la Métidja a été vendue cinq ou six fois sa contenance. La colonisation est une chose absurde ; point de colons, point de terres à leur concéder, point de garanties surtout à leur promettre. Il faut réduire les dépenses à leur plus simple expression et hâter le moment de libérer la France d’un fardeau qu’elle ne pourra et qu’elle ne voudra pas porter longtemps. » A la suite de ce discours, marques nombreuses et prolongées d’adhésion, dit le Moniteur. Visé par la diatribe du virulent procureur-général, le maréchal Clauzel repoussa les insinuations blessantes comme les accusations formelles.

L’occupation restreinte, réclamée par M. Pelet de la Lozère, était combattue par M. de La Pinsonnière, partisan du système progressif : « Ce n’est qu’une retraite déguisée, disait-il ; en attendant, c’est le vol du chapon. » Dans un sens contraire à l’opinion de M. Dupin, M. Viennet n’était pas moins ardent : « On n’ose pas dire : Abandonnez Alger, s’écriait-il ; mais on tend à nationaliser la pensée d’un abandon qui deviendrait le déshonneur éternel de la révolution de juillet. N’abandonnez pas votre conquête ; il y va de votre honneur. Le ministère qui aurait cette lâcheté ne pourrait plus se présenter devant la France, et à tant de mécontentemens qui entravent notre marche vous en ajouteriez un qui entraînerait peut-être votre ruine. »

Le gouvernement ne s’était pas encore prononcé. Le 30 avril, le maréchal Soult, président du conseil, parut à la tribune. Son langage, comme l’année précédente, comme l’année d’avant, ne satisfit personne. « La question principale, dit-il, est trop controversée, dans un système comme dans un autre, pour que, au nom du gouvernement, je puisse émettre une opinion. Une grande discussion s’est ouverte et je ne sais encore de quel côté de la chambre je pourrais en prendre une. Il ne m’a pas paru qu’elle se fût manifestée de telle sorte que je pusse dire au conseil : Voilà l’opinion de la chambre, il est à présumer que c’est celle du pays. Dans cet état, je ne crois pas qu’il soit en mon pouvoir d’entrer plus avant dans la discussion. » Sensation prolongée, ajoute le Moniteur. Ainsi délaissée par le ministre de la guerre, la cause d’Alger était bien compromise, quand un remarquable discours de M. Laurence vint la relever à propos. Membre de la commission d’enquête, il avouait que son impression, au débarquer en Afrique, avait été mauvaise ; on ne voyait que des ruines ; on n’entendait que des plaintes ; indigènes et colons se lamentaient également. Il y avait à blâmer l’exagération des moindres faits militaires, l’abus des correspondances privées, bien d’autres choses encore. Néanmoins, un examen attentif a porté la lumière au sein de ces nuages et, pour lui du moins, les a dissipés. Il est partisan de l’occupation et il a foi dans l’avenir. « L’honorable M. Dupin, ajoute l’orateur, a paru croire que la commission d’Afrique avait proposé, pour le gouvernement de ce pays, une espèce de despotisme militaire : c’est un pouvoir civil et intelligent que la commission a demandé. » Après ce discours très écouté, le maréchal Soult, mal satisfait de la sensation fâcheuse que ses équivoques avaient produite, reprit la parole et dit, avec l’adhésion, cette fois, d’une grande partie de la chambre : « Il n’est jamais entré dans la pensée du gouvernement d’évacuer la régence d’Alger. Je répète que c’est la pensée du gouvernement tout entier de conserver Alger et de ne point l’abandonner. »

Cette déclaration ne faisait pas le compte des économistes ; aussi M. Hippolyte Passy revint-il le lendemain à la charge ; il déclara onéreuse et dangereuse la possession d’Alger. « Je le donnerais volontiers, s’écriait-il, pour une bicoque du Rhin. » Le ministre de la guerre, la veille, avait parlé du traité Desmichels avec une certaine confiance : sur ce point-là M. Passy, mieux inspiré, fit ses réserves : « J’en demande pardon à M. le ministre qui crie victoire ; il y a à mes yeux un grand danger. Abd-el-Kader traite avec vous d’égal à égal ; c’est un souverain qui règne à côté de vous. Il pense à étendre sa domination à l’intérieur du pays. Dans un tel arrangement je ne vois rien qui affermisse votre conquête ; loin de là, je vois s’élever une puissance formidable qui, lorsqu’elle sera développée, vous deviendra hostile et vous livrera de nouveaux et plus rudes combats. » La discussion allait finir comme elle avait commencé, un peu vulgaire, quand un discours de M. de Lamartine vint lui donner l’éclat et l’essor : « Si l’or a son poids, la politique, l’honneur national, la protection désintéressée du faible, l’humanité, n’ont-ils pas le leur ? La pensée de l’abandon d’Alger, qu’heureusement le ministère vient de répudier, resterait éternellement comme un remords sur la date de cette année, sur la chambre et sur le gouvernement qui l’aurait consenti. » Des hauteurs où l’avait emporté le poète orateur, M. Odilon Barrot ramena le problème au terre-à-terre et à l’équivoque. Le gouvernement avait demandé 400,000 francs pour un essai de colonisation ; la commission était d’avis de n’en accorder que 150,000. « Le vœu de la chambre, dit M. Odilon Barrot, est de ne rien préjuger par le vote qu’elle va porter sur l’amendement de la commission. Je n’énonce pas une opinion sur la question. Je prends pour règle de décision la déclaration de M. le ministre de la guerre ; elle a été très affirmative sur ce point que le gouvernement n’abandonnerait pas l’occupation d’Alger, mais il a déclaré que le gouvernement n’avait pas encore d’opinion sur ce qu’il avait à faire de cette occupation. La dépense de 400,000 francs préjugerait la colonisation, c’est pour cela que je vote contre. » La majorité de la chambre se prononça contre également.

Au point de vue parlementaire, le problème restait donc à résoudre ; la question d’Alger devait être encore plus d’une fois débattue dans les assemblées politiques. Cependant le gouvernement lui fit faire un grand pas lorsqu’il adopta les conclusions de la commission d’Afrique. Une ordonnance royale, du 22 juillet 1834, décida qu’un gouverneur général serait chargé de l’administration des possessions françaises dans le nord de l’Afrique. Qui allait-ce être ? Le maréchal Clauzel, le général Guilleminot, le duc Decazes ? Car l’idée d’un gouverneur général civil ne déplaisait ni à beaucoup de députés, ni même à quelques-uns des ministres. Le maréchal Soult, il est vrai, avait déclaré qu’il ne signerait jamais l’ordre de faire commander une armée de 30,000 hommes par un fonctionnaire civil ; mais, depuis le 18 juillet, il n’était plus ministre de la guerre. Enfin, à la surprise générale, le choix du gouvernement tomba sur le lieutenant-général Drouet, comte d’Erlon. Ce glorieux débris de Waterloo n’avait pas moins de soixante-neuf ans. C’était le maréchal Gérard, successeur du maréchal Soult, qui, parmi les candidats, avait fait choisir le plus âgé, un vieux camarade de 1815.


IX

Le commandant intérimaire dut attendre pendant deux mois encore l’arrivée du gouverneur général. Une autorité qui n’est que provisoire est toujours incertaine de son droit, inquiète de sa responsabilité, hésitante et circonspecte. Dès le début de son commandement, le général Voirol en avait senti la gêne, et quelques-uns de ses subordonnés avaient profité audacieusement de son embarras pour la lui rendre plus insupportable encore. Ainsi faisaient, à Oran, le général Desmichels, et, dans Alger, M. Genty de Bussy, l’intendant civil. Ce personnage, dont l’activité tracassière et brouillonne n’a laissé guère d’autre souvenir durable de son administration que l’établissement du Hamma, le jardin des plantes d’Alger, avait pris en face de son chef une attitude indépendante, inconvenante souvent, et, dans les derniers jours, tout à fait provocante.

Deux affaires surtout achevèrent d’offenser le général Voirol et de pousser à bout sa patience. Un juif, nommé Sofar, lui avait adressé une requête où l’équité, la probité même du tribunal des rabbins était mise on suspicion. Aux termes de l’arrêté rendu, le 22 octobre 1830, par le général Clauzel, toute plainte pour cause de forfaiture, de prévarication ou de déni de justice, contre les juges des tribunaux musulmans et Israélites, devait être portée devant le général en chef, qui en ordonnerait. En conséquence, le général Voirol suspendit l’exécution du jugement rendu contre Sofar, et fit procéder à une enquête qui justifia les allégations du plaignant ; mais alors l’intendant civil, prenant fait et cause pour les rabbins, éleva le conflit, soutint que l’arrêté du 22 octobre 1830 avait été implicitement réformé par celui qu’il avait fait souscrire lui-même au duc de Rovigo, le 16 août 1832, et qu’en matière civile rien ne pouvait contrarier l’action des tribunaux indigènes. La question de principe, renvoyée à Paris, dans les bureaux de la guerre, fut décidée en sa faveur ; le général fut blâmé de son intervention et, malgré l’évidence des faits qui indignaient son caractère équitable, il eut le chagrin de voir le triomphe de M. Genty de Bussy et des juges prévaricateurs.

L’autre affaire avait plus d’importance encore et devait avoir des suites plus graves. Une Mauresque divorcée, qui voulait épouser un Français, avait annoncé sa résolution de se faire chrétienne : grand émoi dans la population musulmane. Le cadi prétendait non-seulement que cette femme n’avait pas le droit de changer de religion, mais que, pour en avoir manifesté l’intention seulement, elle méritait d’être punie. Le général, devant lequel il avait soutenu ce thème exorbitant, lui répondit que, d’après la loi française, chacun étant libre de suivre le culte qui lui convenait, la Mauresque était absolument dans son droit, et qu’il ne souffrirait pas qu’elle fût violentée ni inquiétée même. En dépit de cet avertissement qui était sérieux, le cadi, voyant la néophyte persister dans son dessein, malgré tout ce qu’il avait pu lui dire, la fit enlever par ses agens. Aussitôt averti, le général lui dépêcha un de ses aides-de-camp ; mais, dès que le juge vit entrer l’officier français dans la salle d’audience, il se leva et sortit en criant que la justice du Prophète n’était plus libre. Quant à la Mauresque, il était temps qu’elle fût délivrée, car le chaouch du cadi s’apprêtait à lui donner la bastonnade ; elle s’en alla tout de suite à l’église catholique, où elle reçut le baptême. Du tribunal, le cadi avait couru chez le moufti, et tous deux étaient tombés d’accord que le cours de la justice devait être suspendu. C’était grave. Le lendemain, les Maures s’attroupèrent devant la salle d’audience, dont les portes restèrent fermées. Il ne fallait pas laisser l’agitation s’étendre. Sommés de reprendre sur-le-champ leurs fonctions, le moufti et le cadi refusèrent : ils furent aussitôt révoqués et remplacés. Ce coup de vigueur étonna le moufti, qui fit amende honorable et rentra dans sa place. L’installation du nouveau cadi eut lieu le 10 septembre ; les amis de l’ancien voulurent faire du désordre : on en arrêta deux ou trois, et la justice musulmane reprit paisiblement son cours.

Le jour où elle avait été brusquement interrompue, l’intendant civil, mandé chez le général Voirol, avait affecté, avec un étonnement qui sentait l’impertinence, de ne rien savoir de ce qui se passait, ou du moins d’en ignorer la cause. Pour le coup, c’était trop ; ce jour-là pourtant, le général prit sur lui de se contenir encore ; mais le lendemain, dans une conversation relative à la nomination du nouveau cadi, la discussion devint tellement vive qu’il éclata, le prit de très haut et, dans toute la vérité du terme, remit l’intendant civil à sa place. S’il ne s’ensuivit pas une rencontre, ce fut apparemment le subordonné qui calcula les conséquences fâcheuses qu’elle aurait pu entraîner après elle. Il avait à continuer en France sa carrière interrompue en Afrique.

Un nouvel intendant civil arrivait avec le gouverneur général. M. Genty de Bussy partit d’Alger sans y laisser de regrets ; le général Voirol en laissa beaucoup au contraire. On lui avait offert de conserver le commandement des troupes sous le comte d’Erlon ; il refusa ; il consentit seulement à demeurer quelque temps encore afin de mettre le général Rapatel, son successeur, et le gouverneur général au courant des affaires. Il était aimé ; il avait fait tout le bien que, dans une situation douteuse, il lui avait été permis de faire ; l’armée, la population civile, les indigènes eux-mêmes, le regrettaient ; en témoignage de reconnaissance, une médaille d’or lui fut offerte. Son départ, au mois de décembre 1834, fut un triomphe.


CAMILLE ROUSSET.

  1. Voyez la Revue du 1er janvier, du 1er février et du 1er mars.