Les Commencemens d’une conquête
Revue des Deux Mondes3e période, tome 67 (p. 502-530).
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LES
COMMENCEMENS D'UNE CONQUÊTE

II.[1]
LE COMMANDEMENT DU GÉNÉRAL BERTHEZENE
FÉVRIER — DÉCEMBRE 1834


I

Le général Berthezène était un vétéran des guerres de la république et de l’empire ; quoiqu’il eût repris du service sous la restauration, quoiqu’il eût reçu de M. de Bourmont le commandement d’une division dans l’armée d’Afrique, les journaux de l’opposition n’avaient pas laissé de lui tenir compte de son origine ; à les entendre, c’était à lui et à sa division qu’était dû tout le succès de la campagne ; c’était lui le vainqueur de Staouëli et le vrai conquérant d’Alger. A force de voir ces choses-là écrites, il avait fini par y croire, et quand il était rentré en France au mois d’octobre 1830, il n’aurait pas été surpris de trouver sur sa table le bâton de maréchal. Il revenait donc en Afrique, porté aux nues par la presse. Il avait des qualités incontestables, la bravoure, la connaissance parfaite du métier, tous les mérites d’un bon divisionnaire : avait-il du talent, de la décision, de l’initiative ? En un mot, était-ce un général en chef ? Si l’armée avait eu voix au chapitre, elle eût assurément donné sur lui la préférence à d’autres, au général Damrémont, par exemple, ou au général Boyer. Dans l’incertitude où l’on avait flotté d’abord entre les différens commandans possibles, les mouvemens de l’opinion, notés au jour le jour par un officier distingué du corps d’état-major, ne laissent pas d’être intéressans à connaître : » On dit que le général Boyer restera commandant en chef. Je servirais volontiers auprès de ce vieillard actif, entreprenant, aimable dans son intérieur, rude dans le service, qui montre des vues justes et peut-être étendues, avec une ardeur infatigable. » Un peu plus tard : « On avait voulu laisser le commandement au général Damrémont ; c’était un excellent choix ; sans être un homme supérieur, il est plein de bon sens, de droiture et surtout de désir du bien. On s’est arrêté au général Boyer. » Enfin, quand le choix, du gouvernement est connu : « Nous avons appris que le général Berthezène était nommé pour commander ici. Il est plus militaire que le général Boyer, moins désagréable peut-être pour les troupes, parce qu’il est moins tracassier, mais fort grossier et fort bourru pour ses entours, défauts que n’a point l’autre, qui a du reste beaucoup plus d’esprit, mais peut-être est plus capable de faire du mal au pays, parce qu’il est despote et capricieux. Au total, le général Berthezène n’est nullement fait pour l’emploi qu’on lui donne. Je vais me trouver sous un nouveau chef, le colonel Leroy-Duverger, honnête et capable, droit, travailleur, sachant le métier, bon pour être chef d’état-major sous un homme qui serait par lui-même capable de gouverner. Ce n’est pas le fait de M. le général Berthezène ; tout dépendra du plus ou moins de droiture et de capacité de ceux qui prendront influence sur lui ; or je crois que le moyen d’y parvenir est une flatterie et une complaisance à toute épreuve. » Voilà un crayon quelque peu sévère ; voyons s’il va être démenti ou justifié par les faits.

La division d’occupation était composée ainsi : le 15e, le 28e de ligne et le 1er bataillon, de zouaves, embrigadés sous les ordres du maréchal de camp Daulion ; le 20e et le 30e sous le maréchal de camp de Feuchères ; deux escadrons de chasseurs français, un escadron de chaleurs algériens, sept batteries d’artillerie, une compagnie du train, une compagnie de sapeurs du génie, un détachement d’une centaine de gendarmes. Les régimens de ligne, avec leurs troisièmes bataillons qu’ils avaient déjà reçus ou qu’ils attendaient, allaient compter deux mille cinq cents hommes à l’effectif ; il est vrai que les non-valeurs, à commencer par les malades, qui : étaient nombreux, réduisaient de beaucoup le nombre des présens sous les armes. À la suite de la division, il convient d’ajouter le 21e, qui occupait Oran, et les volontaires parisiens, dont quelque nouveau détachement arrivait pour ainsi dire chaque jour.

Comme tous les corps de l’ancienne armée d’Afrique n’étaient pas encore embarqués, le général Berthezène voulut profiter de leur présence pour faire une tournée dans la Métidja. Le 1er mars, à la tête d’une colonne de trois mille cinq cents hommes, commandée sous lui par le général Duzer, dont la rentrée en France était prochaine, il alla bivouaquer en avant de l’Oued Kerma. Le lendemain, pour ne pas désobliger les notables de Blida, qui, venus au-devant de lui à Bou-Farik, protestaient à la fois de leur bon vouloir et du dérangement que leur causerait une visite des Français, il laissa honnêtement la ville à ses loisirs et vint prendre son bivouac sur la rive droite de la Chiffa. Malheureusement, il fut très mal payé de sa discrétion ; un voltigeur du 15e avait disparu pendant une halte ; on sut plus tard que cet infortuné, endormi derrière un buisson, avait été surpris et massacré après le départ de la colonne. La journée du 3 fut très fatigante ; la marche ne fut qu’une suite d’à-coups ; on allait, on s’arrêtait, on repartait, on passait la Chiffa, on la repassait, on changeait de direction ; la cavalerie, non prévenue, séparée de l’infanterie par un bois, avait continué sa route et s’était trouvée toute seule aux environs de Koléa. Tous ces mouvemens désordonnés, incohérens, étaient l’effet naturel de l’indécision du commandement en chef. Le 4, la colonne traversa le Mazafran et rallia la cavalerie. Les gens de Koléa, comme ceux de Blida, obtinrent du général qu’on n’entrerait pas chez eux ; ils firent cependant une exception pour les officiers de la brigade topographique, auxquels ils permirent de lever le plan de la ville et des environs. Le 5, les troupes rentrèrent très lasses dans leurs cantonnemens ; pas un coup de fusil n’avait été entendu pendant ces cinq jours. Il aurait été cependant d’une naïveté bien grande de croire à la parfaite soumission des indigènes.

Le 16 mars commença la fête du Beïram : à peine sortis des rigueurs du Ramadan, Arabes et Maures semblaient donner tout au plaisir, mais il y en avait qui prenaient le leur au détriment des chrétiens. Des officiers étaient attaqués la nuit dans les rues d’Alger ; au dehors, d’un poste à l’autre, les communications n’étaient pas sûres ; un sergent-major du 20e, qui était allé passer la nuit dans une cantine près de Bab-el-Oued, était assassiné avec la cantinière. Des lettres saisies révélaient un appel adressé d’Alger à Tlemcen par des Maures influens au beau-frère du sultan de Maroc, Mouley-Ali. Le 24 mars, un arrêté, renouvelé du général Clauzel, interdit sous peine de mort le port d’armes à tous les indigènes des environs d’Alger ; mais comment en assurer l’exécution ? Ce n’était pas l’agha Mendiri, ni ses douze guides, ni ses gendarmes qui auraient pu y suffire. Vers la mi-avril, on apprit que des Kabyles, appartenant aux Beni-bou-Yacoub et aux Beni-Slimane, étaient venus troubler le marché de Beni-Mouça et défendre aux gens de la plaine d’approvisionner Alger. De leur côté, les Beni-Misra, les Beni-Sala, les Beni-Meçaoud recommençaient leur métier de coupeurs de route. Malheur aux musulmans qui servaient l’infidèle I C’est ainsi qu’au retour d’une visite à l’agha, le caïd de Khachna était assassiné sur le territoire d’El Ouffia ; c’est ainsi qu’était assassiné un des guides de l’agha, envoyé à Blida par le commandant en chef. Avant de se remettre en campagne pour essayer.de châtier les coupables, le général Berthezène voulut laisser passer la fête du roi.

Le 1er mai, après la revue des troupes, il y eut, dans une pauvre petite chapelle, une messe militaire. C’était, depuis le temps du maréchal de Bourmont, le premier acte religieux auquel les vaincus, étonnés d’une indifférence qui choquait leur esprit, eussent vu s’associer les vainqueurs. Eux, qui allaient à la mosquée, ne pouvaient pas comprendre que des chrétiens n’allassent pas à l’église. Le soir, il n’y eut guère que les juifs et les nègres qui se mêlèrent aux Européens, les premiers à titre de cliens de la France, les autres avec tout l’éclat de leur admiration enfantine, pour courir aux illuminations, aux orchestres, au feu d’artifice ; les Maures passaient dédaigneusement, sans regarder rien, au milieu de la foule bruyante.

Le 5 mai, une division de reconnaissance fut organisée en deux brigades, commandées, l’une par le maréchal-de-camp Buchet, l’autre par le maréchal-de-camp de Feuchères. La cavalerie et les zouaves comptaient dans la première ; l’artillerie emmenait une section de campagne et une section de montagne ; cinquante sapeurs du génie marchaient avec la colonne, dont l’effectif était de quatre mille hommes. La reconnaissance, puisque c’était le terme adopté, commença le 7 ; poussée d’abord à l’est, elle atteignit de bonne heure le territoire d’El Ouffia, dont les troupeaux furent saisis et séquestrés au profit de la famille du caïd de Khachna, en attendant que l’assassin fût livré à l’autorité française. Après la grande halte, la marche tourna brusquement au sud, perpendiculairement aux montagnes ; il fallut construire une chaussée en gazon à travers les fondrières d’un vaste marécage ; le soir, un orage, qui se prolongea jusqu’à deux heures du matin, mit sous l’eau tout le bivouac. Le 8, la colonne reprit le chemin de la Maison-Carrée ; on croyait rentrer dans les cantonnemens un peu trop tôt sans doute, mais, avec le caractère connu du général Berthezène et les contradictions habituelles de son esprit, on ne s’en étonnait guère, lorsqu’on vit tout à coup l’avant-garde tourner, comme la veille, au sud, et remonter la rive gauche de l’Harrach ; on reprenait donc le chemin des montagnes.

Le 9, on s’y engageait, au milieu des Beni-Misra. Ces pillards, ces coupeurs de routes, humbles et repentans, demandaient grâce ; le général Berthezène, qui avait besoin de viande pour nourrir sa colonne, leur imposa une contribution qui n’était pas bien lourde : six bœufs ; après deux heures d’attente, ils amenèrent six veaux, et comme la plaisanterie était mal prise, après deux autres heures, ils reparurent avec trois bœufs maigres, alléguant que les trois autres s’étaient sauvés en chemin ; le général eut la bonté d’accepter le mensonge et le tribut réduit de moitié ; cependant, il n’avait qu’un mot à dire pour réparer la perte des trois prétendus fuyards, car en ce moment même, par une rencontre qui avait l’air d’un défi, la colonne traversait des troupeaux entiers de bœufs magnifiques. Comme le commandant en chef était en veine de crédulité, peu s’en fallut qu’il ne désarmât sa colonne pour faire plaisir aux gens de Blida qui étaient venus lui demander deux pièces de canon et cent fusils sous prétexte qu’ils n’étaient pas suffisamment armés contre les Kabyles.

La marche avait amené la colonne sur la rive droite de l’Oued-Kébir, au-dessus de Blida, en face des Beni-Sala et des Beni-Meçaoud ; c’étaient des hommes de ces tribus qui avaient tué le guide de l’agha. Les cheikhs venus au-devant du général furent avertis que si les assassins ne lui étaient pas livrés le lendemain avant midi, pour dernier délai, leur territoire serait mis à feu et à sac. Ils promirent tout ce qu’on voulut, mais une demi-heure après leur départ, on vit des groupes d’hommes et de femmes sortir à la hâte des gourbis les plus voisins, charger sur leur dos leur pauvre mobilier, et, poussant devant eux leurs bestiaux, gravir les pentes ou s’enfoncer dans les gorges. Le 10, de bon matin, les gens de Blida étaient venus en grand nombre, apportant du pain, de l’orge, de la paille, de la volaille, des fruits ; quand, leur petit commerce achevé, ils voulurent repartir, on les retint ; dans le nombre, il y en avait beaucoup assurément, si ce n’est tous, qui, après avoir reçu l’argent des Français, auraient eu un certain plaisir à leur envoyer des balles. A neuf heures, les dispositions furent faites ; le général Buchet devait agir contre les Beni-Meçaoud, le général Berthezène contre les Beni-Sala ; les bagages, les sacs des hommes qui allaient marcher étaient confiés à la réserve sous les ordres du général de Feuchères.

A midi, aucun des cheikhs n’avait reparu ; le commandant en chef ne désespérait pas que l’entrée des colonnes sur leur territoire les fit reparaître ; aussi était-il expressément défendu aux soldats de toucher à rien, hommes ni choses, à moins qu’un coup de canon ne donnât le signal du ravage. Les pelotons montaient sans trouver de résistance ; au loin, devant eux, se retiraient les Kabyles ; le pays était charmant ; sur le bord des ruisseaux, orangers, grenadiers, figuiers, myrtes ombrageaient des gourbis, parfois même des maisonnettes en pierre. Tout à coup, au fond d’un ravin, dans un marabout, des soldats aperçurent des morceaux de drap rouge, un sac, des jugulaires, un livret ; c’étaient les dépouilles de ce malheureux voltigeur assassiné, le 2 mars, près de Blida. À ce moment, un brouillard épais envahit presque subitement la montagne ; quelques détonations retentirent. Devançant avec une trentaine d’hommes la colonne dont il avait pris la tête et marchant à l’aventure, le général Berthezène s’était trouvé inopinément au col de Tiza, au-dessus d’une gorge où les Beni-Sala avaient caché leurs troupeaux et leurs familles ; c’était là que des coups de feu venaient d’être échangés à travers la brume. On entendait les clameurs des femmes, les mugissemens des bœufs, les appels des hommes ; mais tout ce bruit allait s’éloignant et la poursuite était impossible. Un obusier de montagne donna le signal attendu ; alors les gourbis furent livrés aux flammes, les arbres abattus, les jardins ravagés, les récoltes détruites ; sans la brume, le dommage eût été plus grand. Quand, à la tombée du jour, les colonnes rallièrent la réserve, les gens de Blida, qu’on laissa partir, s’en retournèrent en louant Dieu qui avait envoyé le brouillard pour protéger contre les infidèles l’existence de ses serviteurs. Ainsi cette seconde expédition ne produisit pas sur les populations indigènes l’effet moral qu’avait attendu le commandant en chef. Comme le col de Tiza est de 400 mètres plus élevé que le Ténia de Mouzaïa, le général Berthezène disait en rentrant dans Alger : « Nous avons franchi l’Atlas par un chemin bien plus difficile, et pourtant nous ne ferons pas de bulletin comme le général Clauzel. » Il n’y eut pas de bulletin, en effet ; mais il y eut un ordre du jour ; la différence n’était que dans les mots ; pour le fond, c’était la même chose.


II

L’administration civile, sous l’autorité du général Berthezène, n’était pas beaucoup plus remarquable que la direction des opérations militaires. Il s’était laissé circonvenir par des Maures, dont le principal mérite à ses yeux était d’avoir été mal vus du général Clauzel ; tels étaient Bouderba et Hamdan-ben-Khodja, des intrigans effrontés dont l’influence, on aura peine à le croire, s’étendait jusqu’à Paris, jusqu’au ministère de la guerre. Il n’est que juste néanmoins de porter au compte du général Berthezène, et peut-être même au leur, deux actes destinés à réparer, dans une certaine mesure, l’erreur de l’administration précédente ; l’un est un arrêté du 24 mai qui accordait aux propriétaires dépossédés pour cause d’utilité publique, une première indemnité équivalente à six mois de loyer ; l’autre est un arrêté du 10 juin, qui convertissait en séquestre la confiscation sommaire de toutes les propriétés de l’ancien dey, des anciens beys et des anciens janissaires déportés.

La panique, dont la réduction des troupes et le remplacement du général Clauzel avaient donné le signal, était déjà oubliée ; il semblait au contraire que, sinon la régence, la Métidja du moins tout entière fût déjà conquise, soumise, exploitée, cultivée, mise en valeur. Malheureusement, les gens qui allaient si vite en besogne n’étaient ni de ceux qui font la conquête, ni de ceux qui, après les soldats, viennent labourer la terre. Alger était en proie à la spéculation et à l’agiotage ; c’était une fièvre. Depuis quelques mois, pêle-mêle avec les volontaires, dont la confiance, il faut bien le dire, avait été trop souvent surprise, arrivaient très volontairement des aventuriers sans ressources qui venaient chercher pâture dans un pays neuf. En allant au gagnage, plus d’un rencontrait inopinément la fortune. Quelle chance ! il s’était couché vagabond, il se réveillait propriétaire. L’affaire était des plus simples.

Dans Alger, un certain nombre de maisons étaient vides, aux environs, presque toutes ; les familles musulmanes, qui les occupaient, s’en étaient allées, chassées de celles-ci par la guerre et l’occupation militaire, sorties de celles-là pour éviter le voisinage et le contact des infidèles. Les services publics, l’état-major, les principaux fonctionnaires s’étaient installés dans les maisons de ville, les troupes dans les maisons de campagne ; dans les plus éloignées même, des Arabes étaient venus se blottir. Ces habitations, si élégantes naguère, faisaient pitié à voir. Le soldat est grand destructeur ; à peine arrivé, le général Clauzel avait fait à son intérêt comme à sa raison un appel malheureusement inutile : « On dégrade les maisons, avait dit le général en chef, et les soldats ne réfléchissent pas qu’ils s’enlèvent des moyens de casernement pour l’hiver ; on enlève les portes, les bois des fenêtres pour les brûler. Les chefs sont responsables de toutes les dégradations ; la gendarmerie fera des patrouilles pour arrêter ceux qui les commettent. L’armée doit réfléchir qu’elle ne saurait donner une trop haute idée au pays d’Afrique de la noblesse de son caractère. » Bien n’avait fait, rien ne devait faire jusqu’au jour où, soit dans les casernes de la ville, soit dans les forts, soit dans les nouvelles casernes de Mous-tafa-Pacha, il devint possible de loger la division d’occupation. En attendant, toutes ces maisons de ville ou de campagne plus ou moins dégradées ou saccagées étaient des non-valeurs pour leurs propriétaires ; aussi ne cherchaient-ils qu’à s’en défaire à très bon compte.

L’usage du pays était de vendre à toujours les propriétés ou de les aliéner pour un terme lointain, quatre-vingt-dix-neuf ans par exemple, rarement contre argent comptant, d’habitude moyennant un contrat de rente. Dans les circonstances difficiles où se trouvaient les indigènes, ils n’étaient pas exigeans ; le taux de la rente était calculé au plus bas, si bas que, dans la plupart des transactions, une moyenne de quelques centaines de francs était suffisante. Les plus grands domaines pouvaient être acquis à des conditions qui, en Europe, auraient justement paru dérisoires. C’était ainsi que le général Clauzel s’était rendu propriétaire de la Maison-Carrée pour une rente de 360 francs, du Fondouk de l’agha pour une rente pareille ; le palais de l’agha et la ferme de Baba-Ali lui avaient coûté davantage, l’un 900, l’autre 1,080 francs de rente annuelle. Au pis-aller, si l’armée française se retirait de la terre d’Afrique, la perte de l’acquéreur se réduirait à quelques annuités, tandis que le vendeur aurait le plaisir de rentrer dans son bien ; c’est pourquoi on s’entendait si aisément de part et d’autre. Cette facilité d’acquisition attirait les chalands, ceux-ci flattés dans leur vanité, ceux-là séduits par une idée d’agiotage : on avait fait une bonne affaire, on revendait avec bénéfice. D’autres faisaient simplement du brocantage, mêlé de brigandage ; ils coupaient les arbres, démolissaient ce qui tenait encore, vendaient boiseries, marbres, colonnes, ferrures et disparaissaient ; les moins malhonnêtes se laissaient exproprier par leurs vendeurs, qui, de leur domaine bâti, ne retrouvaient plus que le sol ras.

On avait acheté d’abord aux émigrans ; on acheta bientôt tout ce qui était offert à vendre et l’on finit par acheter ce qui était déjà vendu ou ce qui, n’existant pas, ne pouvait pas l’être. Il faut reconnaître, en effet, qu’en matière de tromperie, entre Européens d’un côté, juifs, Maures ou Arabes de l’autre, c’étaient les premiers qui étaient le plus habituellement dupes. Ils achetaient, les yeux fermés, sans savoir précisément quoi, souvent sur de faux titres ; et quand le vendeur s’était fait remettre, à titre d’avance, une somme quelconque à valoir sur les premiers arrérages, il disparaissait si bien qu’on ne le trouvait plus. On a calculé que si toutes les transactions avaient été sérieuses, il eût fallu décupler la superficie de la Métidja pour satisfaire à tous les contrats de vente. Enfin, voici ce qu’a pu écrire le capitaine Pellissier, l’auteur des Annales algériennes, un témoin, qui, soit dans les premiers temps, comme officier d’état-major, soit plus tard comme chef du bureau arabe, a vu les choses de très près : « On sera sans doute surpris en apprenant qu’il s’est fait des ventes sans désignation des immeubles vendus ; j’entends par absence de désignation une indication insignifiante et évidemment frauduleuse, conséquence de l’ignorance de l’acquéreur, qui a dû, en bien des cas, acheter ce qui, en réalité, n’existait point. Ainsi on voit, à l’enregistrement des contrats de ventes consenties par des individus désignés sous le nom d’oulid ou de ben, relatives à des propriétés appelées haouch ou trab, situées dans des lieux appelés outhans. Or, tous ces noms sont génériques : oulid et ben signifient fils, haouch veut dire ferme ; trab, terre ; outhan, contrée. C’est exactement comme si, en France, on présentait un acte de vente ainsi résumé : « Le fils a vendu à M. un tel la propriété appelée terre, située à département. Il serait certainement fort difficile de dire où est cette propriété. »

Tout d’ailleurs, en cette matière, était obscur et confus. Le domaine ne savait même pas encore et ne devait pas savoir de longtemps ce qui lui appartenait comme ayant fait partie du beylik ; de là, des contestations qui, comme le litige de la Maison-Carrée, pouvaient être soutenues avec une pareille vraisemblance et une égale bonne foi de part et d’autre.

Sans s’inquiéter d’ailleurs de ce qui pouvait revenir à l’état, le génie militaire continuait ses percées à travers la ville ; la future place du Gouvernement s’ouvrait et s’élargissait en avant de la Djenina. Comme, de son côté, la marine réclamait l’agrandissement du port, et avant tout la consolidation de la jetée que la violence de la mer menaçait de détruire, les travaux entrepris par les ingénieurs des ponts et chaussées commençaient à lui donner satisfaction. Au faubourg Babazoun, on construisait un abattoir, des moulins à vent au faubourg Bab-el-Oued ; à Moustafa-Pacha, on achevait la construction des casernes dont le plan, arrêté sous le général Clauzel, présentait la disposition parallèle des baraques d’un camp. Toutes ces constructions assuraient du travail à beaucoup de pauvres gens, indigènes ou autres. Elles avaient même déjà servi de cause ou de prétexte à l’organisation de trois compagnies d’ouvriers d’art choisies parmi les volontaires.

En tout il en était arrivé plus de quatre mille, si étranges sous leurs haillons de fantaisie et si misérables que les Maures les appelaient les Bédouins français, et qu’entre eux le nom de Parisien était devenu comme une injure. De cette cohue, un tiers avait été réformé comme tout à fait impropre au service ; d’autres, qui avaient résolument protesté contre l’illégalité de leur engagement, avaient été rayés des contrôles ; tout le reste formait, outre les trois compagnies d’ouvriers dont on vient de parler, trois bataillons dits bataillons auxiliaires d’Afrique. Pour leur donner un noyau d’officiers capables d’y suivre l’instruction et d’y maintenir la discipline, on leur avait attribué ceux du 2e bataillon de zouaves, qui était supprimé. Enfin, une ordonnance royale prescrivit l’organisation d’un nouveau régiment de ligne, le 67e, par l’incorporation des trois bataillons auxiliaires ; les compagnies d’ouvriers demeurèrent à la disposition de l’état-major du génie.


III

Depuis quelques semaines, les nouvelles qui arrivaient de Médéa étaient de plus en plus mauvaises. L’autorité de Ben-Omar allait s’affaiblissant, tandis qu’en face de lui l’influence d’un rival grandissait tous les jours. Oulid-bou-Mezrag, le fils aîné de l’ancien bey de Titteri, avait obtenu du général Clauzel l’autorisation de résider à Blida, puis même, comme’il paraissait inoffensif, de retourner à Médéa. Là, sans bruit d’abord, il avait renoué avec les anciens amis de son.père ; peu à peu, le nombre de ses partisans s’était accru ; enfin, un beau jour, levant le masque, il était sorti de la ville avec deux cent cinquante Turcs et Coulouglis et avait planté ses tentes chez les Righa, la plus puissante des tribus qui refusaient d’obéir à Ben-Omar. Avec le concours de ces auxiliaires et d’autres encore, il s’était emparé de la Ferme du bey, d’où il empêchait les approvisionnemens d’arriver à la ville. Ben-Omar, dans l’épouvante, écrivit au général Berthezène que si l’on ne venait pas à son aide, il était perdu. Le commandant en chef décida d’aller le secourir.

Un ordre du 23 juin constitua une division de deux brigades : la première, sous les ordres du maréchal-de-camp Buchet, comprenait deux bataillons du 28e, un bataillon d’élite, formé de dix compagnies de grenadiers et de voltigeurs empruntées au 28e et au 15e, un bataillon mixte formé, sous les ordres du commandant Duvivier, de quatre des compagnies déjà organisées du 67e et de deux cents zouaves, deux escadrons de chasseurs de France et cinquante chasseurs algériens ; la seconde brigade, commandée par le maréchal-de-camp de Feuchères, était formée de quatre bataillons, deux du 20e, deux du 30e. L’artillerie emmenait quatre pièces de campagne et deux obusiers de montagne ; le génie était représenté par une section de sapeurs. La force de la division était de quatre mille cinq cents hommes. Dans les sacs et sur les fourgons de l’intendance, il y avait pour huit jours de vivres ; d’après l’expérience acquise, c’était peu ; ce qui était plus insuffisant encore, c’étaient les munitions de guerre. Dans la première expédition de Médéa, le général Clauzel, avec cent cinquante cartouches par fusil, s’était trouvé à court : pour celle-ci, le soldat n’en avait que trente dans sa giberne ; quarante-cinq mille, soit dix par homme, étaient en réserve dans les caissons de l’artillerie.

La marche, commencée le 25 juin, se poursuivit sans incident pendant les deux premiers jours. Haouch-Mouzuïa, où la colonne bivouaqua le 26, avait été dévasté par les Kabyles ; il ne restait debout que l’enceinte et quelques pans de murs à l’intérieur. Néanmoins, grâce à l’activité du génie, l’ambulance put s’installer à couvert et la défense fut assurée par une banquette de tir appuyée à la muraille. Le commandant en chef y laissa, sous la garde d’un bataillon du 30e, tous les bagages, toutes les voitures d’artillerie, sauf les obusiers de montagne, et, ce qui était plus grave, la réserve de cartouches. Le colonel Marion prit le commandement de la deuxième brigade à la place du général de Feuchères, resté malade à la Ferme. Le 28, le Tenia fut atteint et franchi sans difficulté ; un bataillon du 20e eut ordre de s’y établir ; ce bataillon, comme tous les autres d’ailleurs, n’avait plus de vivres que pour quatre jours. Le reste de la division alla bivouaquer au bas de la montagne, sous les oliviers de Zeboudj-Azara ; ce fut là qu’elle entendit, pour la première fois, siffler les balles kabyles. Le lendemain 29, Ben-Omar, assez bien accompagné, sortit au-devant du commandant en chef, qui fit son entrée dans Médéa vers le milieu du jour. Pendant ce temps, les deux escadrons de chasseurs chargeaient un gros de cavaliers arabes entre la ville et la Ferme du bey ; ce fut sur le terrain de ce petit combat que la division installa ses bivouacs ; le seul bataillon d’élite suivit dans Médéa le quartier-général. Toute la journée du 30 s’écoula sans prise d’armes.

Tandis que le général Berthezène, confiant dans le seul effet de sa présence, abandonnait aux tribus soulevées le bénéfice du temps précieux qu’il perdait majestueusement à attendre, l’insurrection gagnait, s’étendait, prenait feu comme une traînée de poudre. Le soir venu, l’illusion n’était plus possible ; le général ne voulant pas se laisser bloquer et affamer dans la place, il fallait combattre. Le 1er juillet, à trois heures du matin, la division, moins un bataillon du 28e laissé dans la ville, se forma sur trois colonnes, à droite, sous le colonel Mounier, un bataillon du 28e et le bataillon mixte du commandant Duvivier ; au centre, sous la direction immédiate du général en chef et le commandement du général Buchet, le bataillon d’élite ; à gauche, sous le colonel Marion, deux bataillons du 20e ; un bataillon du 30e et les chasseurs de France formaient réserve ; les chasseurs algériens marchaient à l’avant-garde ; l’objectif donné aux têtes de colonne était une ruine romaine qui signalait au sud le plateau d’Aouara.

En traversant la plaine, des escouades détachées des colonnes mettaient le feu aux moissons, détruisaient les vergers, abattaient les arbres ; cependant, de cette immense ligne de burnous blancs qu’on apercevait bordant la montagne, pas un groupe ne se détachait, pas un homme ne venait demander grâce au destructeur. Les pentes, boisées, ravinées, semées de pointes de rocs, excellemment favorables à la défense, étaient pour l’assaillant d’un accès difficile. Elles furent gravies, les colonnes se rejoignirent sur le plateau ; mais la masse arabe et kabyle, rejetée sur l’autre versant, ne se dispersa pas. Selon la tactique traditionnelle de ces races guerrières, elle avait reculé lentement, sans lâcher pied, devant l’adversaire, patiente, attentive à ses moindres mouvemens ; au premier signe de retraite, elle allait prendre l’offensive à son tour, se ruer sur lui, venger ses morts, prendre sa revanche des moissons détruites, des gourbis incendiés. Combien de fois les anciens n’avaient-ils pas enflammé la jeunesse par le récit de quelqu’une de ces poursuites ardentes, obstinées, acharnées, sous lesquelles bien souvent avaient succombé les Turcs !

Il était trois heures. La retraite commença, par échelons, les grenadiers et les voltigeurs du 28e à l’extrême arrière-garde. Ces compagnies d’élite, abordées par des hordes d’ennemis bondissant, refluant, tourbillonnant comme les flots autour d’un récif, ne purent ou ne surent pas maintenir la distance qui devait les séparer du gros de la colonne ; elles évacuèrent trop vite les positions qu’elles avaient ordre d’occuper ; bientôt elles se trouvèrent confondues avec les troupes qu’elles étaient chargées de couvrir ; heureusement la réserve, accourue à la rescousse, mit un terme à ce commencement de désordre. C’était une leçon, un avertissement sérieux ; l’armée avait à foire l’apprentissage de la guerre de montagne ; elle avait surtout à modifier sa tactique, excellente pour l’attaque, médiocre pour la défense, dangereuse pour la retraite. Aux approches de Médéa, les assaillans s’arrêtèrent ; encore animés, bruyans, brandissant leurs armes, ils poussaient des cris de victoire. Tout le reste du jour on vit descendre, comme les cascades du flanc des montagnes, et déboucher comme un torrent du fond des ravins, les contingens des tribus lointaines que l’insurrection avait atteintes de proche en proche.

Le but de l’expédition était manqué ; au lieu d’imposer la soumission, elle avait déchaîné la révolte. L’autorité de Ben-Omar était si évidemment anéantie que, pour grâce dernière, il obtint du commandant en chef la permission de se retirer ; un grand nombre de Maures et de juifs, par terreur des Kabyles, demandèrent à partir avec lui. Après avoir longtemps hésité sur le parti qu’il devait prendre, le général Berthezène avait donné des ordres pour l’évacuation de Médéa. Le 2 juillet, vers quatre heures du soir, les deux brigades se mirent en mouvement, les blessés et les fugitifs entre elles, l’arrière-garde formée de la cavalerie et de deux compagnies de voltigeurs. Dès le débouché de l’aqueduc, la colonne fut accueillie par un feu de tirailleurs qui ne cessa pas jusqu’au bivouac de Zeboudj-Azara. C’était là que le commandant en chef avait d’abord décidé qu’on passerait la nuit ; les feux furent allumés, les escouades commencèrent à préparer la soupe ; à onze heures, l’ordre arriva de renverser les marmites, mais de laisser les feux bien entretenus et de prendre la route du Ténia dans le plus grand silence. Le commandant Marey, des chasseurs algériens, avait été averti par ses Arabesque l’ennemi devait attaquer le bivouac au milieu de la nuit.

L’ordre de marche avait été changé ; c’étaient des zouaves et les compagnies du 67e qui faisaient l’arrière-garde. Le ciel était sombre ; le défilé des blessés allongeait la colonne en retardant sa marche. Vers minuit, un cri prolongé, à la fois perçant et lugubre, fit tressaillir les plus braves ; c’était un cri de femme, un signal ; des hurlemens y répondirent, puis des coups de feu éclatèrent. Trompé par le départ hâté de la colonne, l’ennemi dans la montagne n’était pas encore en nombre. Au jour naissant, l’avant-garde se faisait reconnaître par le bataillon du 20e, qui depuis le 28 juin était resté à la garde du col. Il avait épuisé ses vivres ; lorsqu’il eut été ravitaillé par les camarades, il reçut l’ordre d’occuper les mamelons qui commandaient le passage et d’y tenir jusqu’à ce que les derniers traînards eussent défilé sous ses yeux. A cinq heures du matin, il y avait encore bien du monde en arrière, et cependant les crêtes environnantes se couronnaient d’hommes armés qui côtoyaient la colonne et dont le feu plongeant lui faisait déjà beaucoup de mal. Pour les déloger des hauteurs de droite, le commandant en chef fit monter contre eux quatre compagnies du 30e ; mais, de l’autre côté du ravin profond que longeait le sentier, il n’était pas possible d’aller débusquer les tirailleurs de gauche. L’ennemi arrivait en foule ; fort de la supériorité du montagnard familier avec les moindres replis d’un terrain où tout est à son avantage, il essayait de couper en sanglans tronçons le long serpent blessé qui se traînait péniblement au-dessous de lui.

À l’arrière-garde, la même faute qui, l’avant-veille, après le combat d’Aouara, avait failli compromettre la division, fut commise de nouveau, mais avec des conséquences telles que la retraite allait tourner en déroute. Assailli de front, menacé de flanc par une foule d’adversaires dont le nombre augmentait de minute en minute, le bataillon du 20e se vit forcé d’abandonner les positions qui dominent au sud le débouché du col ; mais au lieu de se retirer lentement, par mouvemens successifs, de manière à donner à chacun de ses pelotons alternativement le rôle de protecteur et celui de protégé, le commandant les rappela tous ensemble. Accumulée devant l’étroite brèche-qui ne laisse passer que trois ou quatre hommes à la fois, massée sous le feu convergent des Kabyles, cette troupe, aussitôt le défilé franchi, ne songe ni à se reformer de l’autre côté ni à laisser entre elle et la queue de la colonne l’intervalle nécessaire ; du même élan elle vient se jeter sur les dernières files que le choc rompt et désorganise. En même temps apparaissent les Kabyles hurlant et bondissant ; la lutte s’engage corps à corps ; le commandant est blessé, un capitaine est tué, un autre roule dans un ravin ; il n’y a plus de direction. A la vue de cette masse confuse qui s’agite au-dessous d’eux, les flanqueurs du 30e, déjà engagés sur les pentes contre un ennemi supérieur en nombre, hésitent, reculent et viennent tomber par groupes au travers de la colonne qu’ils brisent. Alors c’est la panique ; en un moment, elle a gagné jusqu’à l’avant-garde ; on se hâte, on se bouscule, on se précipite ; des officiers ont perdu leur sang-froid ; on en entend même un crier : « On nous sacrifie ! La position n’est pas tenable ! » Médiocre chef d’armée ; le général Berthezène, est un bon soldat ; saisissant un drapeau, il vient le planter en face de l’ennemi ; quelques braves se groupent alentour. Le sacrifice de leur vie va-t-il être inutile ? Non. Sous la main ferme du commandant Duvivier, le bataillon mixte : ne s’est point défait ; à la voix de leur ancien chef, les zouaves se déploient en travers de la route, jusqu’aux crêtes ; à la voix du capitaine de La Moricière, les Parisiens du 67e viennent se placer sur l’alignement des zouaves. Le mouvement d’abord, puis le feu calme et sûr de cette troupe bien commandée imposent aux assaillans ; ils s’arrêtent ; lorsqu’ils reprennent l’attaque, la crise est passée, la colonne sauvée, la retraite efficacement couverte. Abandonné à lui-même, mais militairement conduit, le bataillon mixte se retire sans hâte ; au lieu de s’engager corps à corps, l’ennemi ne suit plus qu’à distance. Dans la déroute, un obusier de montagne est resté gisant, non point abandonné, car le commandant Camain, de l’artillerie, le garde seul, sabre en main ; Duvivier relève la pièce et la ramène avec le brave qui n’a pas voulu s’en séparer.

De Haouch Mouzaïa, le commandant Cassaigne, du 30e, s’était porté au-devant de la colonne en désordre ; derrière sa ligne déployée, au rappel des tambours qui battent la marche des différens corps, les élémens confondus se démêlent ; compagnies, bataillons, régimens se reforment. On distribue des vivres, de l’eau-de-vie, des cartouches ; mais le soldat meurt de soif et l’eau manque ; les Arabes ont détourné le ruisseau qui alimente la ferme. Il est midi ; la chaleur est étouffante ; Aux Kabyles ont succédé des hordes d’Arabes qu’on voit accourir de tous les points de l’horizon ; tous les cavaliers de Béni Khétil, de Khachna, de la plaine Hadjoute sont là ; rôdant, guettant autour de la division comme autour d’une proie qui ne peut leur échapper. Tout à coup, vers quatre heures, ils se rassemblent, mais au lieu de charger sur le bivouac, ils s’éloignent vers l’est ; c’est au ravin de la Chiffa, à l’endroit où les Français ont l’habitude de passer la rivière, qu’ils vont les attendre. Informé de leur dessein, le général Berthezène ne se hâte point. Avant de lever le bivouac, il fait lire aux troupes un ordre sévère : « C’est avec peine que le lieutenant général se trouve dans la nécessité de blâmer la conduite que quelques troupes ont tenue aujourd’hui, et le peu de vigueur que quelques officiers ont montré dans cette circonstance. Le lieutenant-général espère que de pareils désordres ne se renouvelleront plus. »

À la chute du jour, la division se remet en marche ; la direction est donnée au nord-est, vers le point où la route d’Oran traverse la Coiffa, deux lieues au-dessous du passage où la masse des Arabes attend la colonne ; le petit nombre de ceux qui sont restés autour de Haouch-Mouzaïa suivent en tiraillant l’arrière-garde. Mal guidée, la tête de colonne s’égare ; ce n’est qu’après dix heures du soir qu’elle atteint enfin la rivière. Aussitôt, sans ordre, en dépit des officiers, les rangs sont rompus ; cavaliers, fantassins, artilleurs, pêle-mêle, se précipitent dans l’eau ; chaque bataillon, chaque compagnie arrive débandée, au pas de course ; il n’y a plus une escouade qui se tienne ensemble, la confusion est plus grande encore qu’au Tenia. En vérité, si les Arabes ne s’étaient pas portés sur une fausse piste, la division courait le risque d’être anéantie. Ainsi s’acheva comme elle avait commencé, dans le désordre, cette malheureuse journée du 3 juillet. Après deux heures d’efforts, les officiers ayant à peu près réussi à ressaisir leurs hommes, la division arriva vers quatre heures du matin à Bou-Farik. Au défilé des Dix-Ponts, les Arabes, embusqués dans les taillis de lauriers roses, essayèrent de disputer le passage ; quelques obus lancés à propos les dispersèrent. Là furent tirés les derniers coups de fusil de cette triste campagne. Le 5 juillet, toutes les troupes étaient rentrées dans leurs cantonnemens. Leurs pertes réelles, malheureusement plus graves que les pertes avouées, s’élevaient à cent vingt morts et à deux cent soixante-dix blessés ; selon les bruits d’Alger, elles auraient été plus considérables encore.

Courroucé des mauvais bruits qui couraient de toute part sur son compte, le général Berthezène essaya d’en atteindre les auteurs par l’ordre foudroyant que voici : « Le lieutenant-général est informé que des militaires et employés appartenant à l’armée se permettent de tenir publiquement des propos radicalement faux sur les événemens qui ont eu lieu pendant la dernière expédition. Ces propos ayant un caractère de malveillance et d’insubordination qui doit être réprimé sur-le-champ, le général ordonne que tout officier ou employé, convaincu d’avoir tenu des propos alarmans ou mensongers, sera traduit devant un conseil de guerre ou renvoyé en France à la disposition du ministre, selon la gravité des cas. » Loin d’intimider l’opinion, la menace ne fit que l’exaspérer davantage. Le général Berthezène demeura, il est vrai, six mois encore en place ; mais, depuis Médéa, le peu d’autorité qui lui restait encore avait reçu le coup mortel.

Le 1er juillet, à l’heure même où le bataillon mixte faisait le coup de feu sur le plateau d’Aouara, une ordonnance royale avait donné au 67e de ligne l’existence légale et rendu la vie au 2e bataillon de zouaves. Le commandant Duvivier était replacé à sa tête, et le capitaine de La Moricière y retrouvait une compagnie. Du col de Mouzaïa date la popularité naissante de ces deux héros de la retraite en même temps que la déchéance morale du commandant en chef.

Duvivier n’était plus un jeune officier comme La Moricière, qui n’avait que vingt-cinq ans ; il en avait trente-sept ; c’était un homme. Depuis seize ans il cheminait lentement dans la carrière obstruée du génie, lorsque l’expédition d’Alger, et surtout la création des zouaves, vinrent ouvrir à son ambition des échappées inattendues. Ce n’est pas que dans son arme l’attention des chefs ne se fût pas portée sur lui : des travaux sérieux, autres que ceux du métier, un tour d’esprit singulier, original parfois jusqu’à la bizarrerie, l’avaient vivement attirée au contraire ; ses notes d’inspection en sont la preuve. Au mois de janvier 1830, lorsque, attaché comme capitaine en second à la place de Verdun, il demandait à faire partie de l’armée d’Afrique, le colonel directeur appuyait la demande par cette apostille : « Partout où M. Duvivier sera employé, il servira avec distinction, avec dévoûment ; mais une sphère étroite ne convient ni à ses goûts ni à l’étendue de son instruction. Je sais qu’une excessive passion pour les études savantes lui fait passer la majeure partie des nuits à accroître ses connaissances. Sous tous les rapports, cet officier sort de la classe commune. Plein d’imagination et d’ardeur, porté par goût aux expéditions d’éclat, d’un tempérament à supporter tous les climats, fort instruit enfin dans les langues orientales, M. Duvivier est certainement du petit nombre de ces hommes courageux et entreprenans auxquels on peut confier avec toute confiance les missions les plus importantes, » Sa conduite, comme son esprit, comme son caractère, comme son ambition, était grave. Ambitieux, assurément il l’était, et il n’affectait point de ne pas l’être ; mais il ne lui convenait pas de s’élever par l’intrigue ; il avait conscience de sa valeur et il le faisait quelquefois trop sentir aux autres ; il était raide, cassant, difficultueux même ; mais il était loyal et sincère ; il ne cherchait pas à gagner l’amitié des gens, mais, quelque ressentiment qu’ils pussent avoir contre lui, la dignité de son caractère forçait leur estime. En deux mots, c’était un homme d’honneur qui n’était pas aimable.

La Moricière était l’un et l’autre. Vif, ardent, impétueux, il avait été trop heureux, lui aussi, d’échapper aux habitudes formalistes et tant soit peu guindées du génie. Sa nature expansive faisait contraste avec la passion contenue, la froideur apparente de son chef ; mais en dépit de leurs dissemblances, ils avaient en commun les grandes qualités de l’âme, de l’intelligence et du cœur. Duvivier, toujours original, avait sa philosophie propre qu’il s’était faite ; au besoin, il eût été chef de secte. La Moricière philosophait aussi de son côté, mais il n’était qu’un disciple. À cette époque, il faisait profession d’appartenir à l’école saint-simonienne. « Cette doctrine dont on rit à Paris, écrivait un officier d’état-major, fait des prosélytes au dehors ; elle en a ici de très nombreux, surtout parmi les officiers du génie et de l’artillerie, surtout parmi les officiers de zouaves, tous en général pleins d’élan, d’ambition, persuadés en conséquence qu’ils doivent gagner beaucoup quand chaque capacité sera payée suivant ses œuvres. » Duvivier et La Moricière, en effet, pouvaient beaucoup prétendre. A peine rentrés de Médéa, voici qu’il leur fallut se remettre en campagne et reformer sous le feu leur bataillon ressuscité.


IV

Née devant Médéa, l’insurrection avait envahi l’Atlas et comme une avalanche s’était abattue dans la plaine ; et dans ce même moment, frappés d’insolation ou grelottant la fièvre, deux mille cinq cents Français gisaient aux hôpitaux ; le 30e n’avait pas cinq cents hommes valides. Prêchant la guerre sainte à travers la Metidja, un marabout d’Alger, Sidi Saadi, était allé chercher chez les Flissa, dans la montagne.de l’est, le fameux Ben-Zamoun, tandis que, dans l’ouest, de Blida à Koléa, Oulid-bou-Mezrag ameutait les Arabes. Le 10 juillet, le capitaine Gaullier, du génie, était assassiné tout près de la Maison-Carrée ; le 11, des colons qui conduisaient une voiture à la Ferme modèle étaient surpris, deux tués, trois blessés ; le 13, les bœufs du comptable, fournisseur de la viande, étaient enlevés, les gardiens massacrés ; des artilleurs au fourrage étaient assaillis ; on trouvait à côté d’un poste le cadavre d’un soldat égorgé ; des maraudeurs pillaient une maison dans l’intérieur même des lignes, à Hussein-Dey.

Le 15, Ben-Zamoun avait tendu son camp, sur la rive droite de l’Harrach, autour du marabout de Sidi-Arzine, menaçant de là la Maison-Carrée et la Ferme ; ce fut la Ferme qu’il attaqua le 17. Le commandant Cassaigne, du 30e, qui faisait une reconnaissance, n’eut que le temps de se replier. Le poste était mauvais ; des collines de l’est on plongeait dans l’intérieur ; deux ou trois mille Kabyles les avaient occupées ; un millier d’autres tenaient investi, au nord, un blockhaus défendu par un sergent et dix hommes. A Alger, dès la première nouvelle, le général Danlion, commandant la place, avait pris sur lui de faire fermer les boutiques ; mais le général Berthezène s’était hâté de révoquer cet ordre malencontreux et d’envoyer le général de Feuchères au secours de la Ferme. A la seule vue de son avant-garde, l’ennemi n’attendit pas l’arrivée de la colonne ; il se replia de l’autre côté de l’Harrach.

Ce même jour, le prince de Joinville, qui, à l’âge de treize ans, commençait son noviciat à bord de la frégate Artémise, mouillait en rade ; le lendemain matin, il devait descendre à terre. Le 18, de très bonne beure, il y avait donc foule à la Marine ; les troupes en grande tenue attendaient sous les armes, lorsqu’on entendit au loin gronder le canon. C’était encore fête ; ce n’était plus le même saint. Les bataillons, firent demi-tour, reprirent la tenue de campagne et marchèrent au combat. Le jeune prince, aurait bien voulu qu’on lui permît de débarquer et de les suivre ; mais le commandant Hernoux et les officiers qui avaient charge de sa personne s’y refusèrent. La colonne qui venait au secours du 30e réparti entre la Ferme, les blockhaus et la Maison-Carrée, se composait des zouaves, du 20e, de bataillons détachés des 15e, 28e et 67e, des chasseurs français et algériens, et d’une batterie de campagne ; l’ensemble, à cause des maladies, ne dépassait pas trois mille hommes.

Depuis l’aube, la Ferme était investie, depuis dix heures, l’attaque violente. Les Kabyles avaient mis le feu aux meules de foin et de paille, les premières que des mains européennes eussent élevées librement sur la terre africaine. Il était deux heures quand la tête de la colonne fut aperçue vers le nord, au sommet des collines ; aussitôt le colonel d’Arlange, du 30e, fit une sortie vigoureuse qui, de ce côté-là, rompit l’investissement. Menacés d’être pris entre deux feux, les Kabyles, sans cesser de tirailler, se rapprochèrent de l’Harrach. En les suivant de près, il eût été facile de les culbuter dans la rivière et d’arriver avec eux dans leur camp ; mais il y avait un bataillon du 20e qui était de deux kilomètres en arrière. A ceux de ses officiers qui le pressaient d’agir le général Berthezène répondait : « Je veux réunir toutes mes forces, je ne veux pas faire une école. » S’apercevant qu’il n’était pas suivi, l’ennemi reprit l’offensive. On vit un vieux marabout, qui, au dire des indigènes, n’avait pas moins de cent dix ans, s’avancer, monté sur un âne, bénissant les fidèles, maudissant les roumi ; un boulet vint qui décapita sa monture et brisa les jambes de l’Arabe qui le conduisait ; cet coup funeste, lui fit reconnaître et avouer que Dieu, pour ce jour-là, refusait la victoire à ses saints. Quand il plut enfin au commandant en chef de donner l’ordre de marcher en avant, le moment favorable était passé. De l’autre côté de l’Harrach, on voyait une grande agitation ; les tentes étaient repliées, les bagages chargés sur les chameaux ; les premières troupes arrivées ne trouvèrent plus du campement que la place. Après la halte, au moment du retour, le capitaine Jusuf se fit fort d’amener au général en chef quelques Arabes de condition. Il partit seul, revint bientôt avec un cavalier de Beni-Mouça, qui demandait un sauf-conduit pour les cheikhs, repartit encore et reparut avec les grands de la tribu ; ceux-ci, comme on devait s’y attendre, rejetèrent tout le mal sur les Kabyles qui les avaient forcés de prendre les armes, et, de son côté, le général Berthezène parut compatir à la violence qui leur avait été faite. A six heures du soir, la colonne reprit le chemin d’Alger.

Un bataillon laissé à la Ferme devait fournir l’escorte des voitures et des mulets de bât qui avaient apporté dans la journée des munitions et des vivres aux combattans. La nuit venue, un convoi d’artillerie, conduit par le lieutenant-colonel Admirault, cheminait sous la protection de deux compagnies du 30e, quand, aux environs de Birkhadem, dans un passage difficile, encombré de broussailles, il fut attaqué brusquement ; l’escorte effrayée lâcha pied ; un des officiers d’infanterie, perdant la tête, fit tourner bride aux dernières voitures et les ramena toujours courant à la Ferme. Heureusement les canonniers, vigoureusement enlevés par leur colonel, ne se laissèrent ni entamer ni arrêter ; ils passèrent.

Le 19, tout paraissait fini ; le prince de Joinville, accompagné du général Berthezène, put visiter Alger ; le lendemain matin, il vit dans la plaine de Moustafa une partie des troupes, et dans la journée il reprit la mer. Rien n’était fini cependant, ou plutôt c’était, après la fin d’un acte, le commencement d’un autre. La surprise dont le convoi d’artillerie avait failli être victime ne s’était pas expliquée d’abord. Les contingens de Ben-Zamoun s’enfuyant en déroute à l’est, comment quelqu’un d’entre eux avait-il pu s’embusquer à l’ouest ? Le fait est que Ben-Zamoun ni les siens n’étaient pour rien dans cette affaire, et que c’était aux gens d’Oulid-bou-Mezrag qu’il fallait s’en prendre. Au moment où le premier disparaissait dans la coulisse, le second faisait son entrée en scène ; au camp de Sidi-Arzine succédait le bivouac de Bou-Farik ; mais que l’attaque vînt de l’un ou de l’autre, le théâtre de l’action ne cessait pas d’être aux alentours de la Ferme.

Des deux blockhaus qui en dépendaient, celui du nord était dégagé ; celui du sud, au-dessus de l’Oued Kerma, investi d’abord par les Kabyles, l’était maintenant par les Arabes. Vingt hommes s’y trouvaient enfermés, sous le commandement d’un officier, le lieutenant Rouillard, dont l’énergie, l’intelligence et le sang-froid méritèrent l’estime de ses chefs et la sympathie de l’armée. Isolé pendant trois jours et trois nuits, comme un îlot au milieu d’une mer démontée, il eut à soutenir des assauts furieux. Plusieurs fois la redoute qui environnait le blockhaus fut envahie ; à coups de yatagan, les Arabes, admirables d’intrépidité, s’efforçaient d’en déchirer les planches ; heureusement l’idée ne leur vint pas d’y mettre le feu. La terre était jonchée de leurs cadavres ; ils revenaient toujours se briser contre ce mystérieux réduit d’où sortait la foudre. Il y avait un marabout boiteux qui les ramenait sans cesse à l’attaque ; c’était à leur manque de foi, disait-il, qu’il fallait uniquement attribuer leurs échecs ; et pour qu’ils eussent bien la preuve de son dire, il s’en alla devant eux frapper le blockhaus de sa béquille, et il s’en revint au milieu des coups de feu tirés sur lui, sans être atteint. Ce fut seulement dans la journée du 20, que le lieutenant Rouillard et sa petite garnison purent être dégagés. Proportion gardée, la Ferme avait été moins violemment assaillie. Pour en ramener les blessés aux. hôpitaux d’Alger, un bataillon du 67e, fort de quatre cents, hommes, était parti ce jour-là même du camp de Moustafa ; il venait d’arriver à l’embranchement de la route de Blida, quand, des hauteurs voisines, l’ennemi embusqué se précipita sur lui ; surprise, effrayée, cette troupe neuve se débanda ; la plupart des hommes, même des officiers s’enfuirent ; heureusement le colonel d’Arlange, qui était sorti de la Ferme à leur rencontre, les rallia et les sauva. Ce malheureux bataillon perdit dans cette échauffourée neuf hommes tués et vingt-trois blessés, dont deux officiers. A minuit, le 30e le reconduisit à Alger avec les voitures d’ambulance auxquelles il avait dû servir d’escorte.

Le 21, les tirailleurs ennemis osèrent s’avancer jusqu’à Birkhadem. Enfin, le 22, le général Berthezène voulut en finir avec le rassemblement de Bou-Farik, comme il avait fait, le 18, avec les contingens de Sidi-Arzine. La composition de la colonne était à peu près la même : les zouaves eurent les honneurs de la journée ; soutenus par l’artillerie, qui les suivit partout, ils poussèrent jusqu’à Birtouta leurs adversaires en déroute ; la cavalerie continua la chasse jusqu’aux ponts de Bou-Farik.

Ce fut le terme de la crise. Violente et rapide, elle avait commencé le 15 juillet et pris fin le 22 ; dans cette courte période, une quarantaine.de tribus, les unes à Sidi-Arzine, les autres à Bou-Farik, s’étaient présentées successivement au combat. Il était donc bien démontré qu’avec leur bouillante ardeur, Arabes et Kabyles étaient hors d’état de tenir plus de quelques jours la campagne et incapables de combiner méthodiquement leurs efforts. Si Ben-Zamoun et Oulid-bou-Mezrag s’étaient entendus pour agir de concert, la lutte aurait pu avoir d’autres suites. Vaincus, non soumis, les insurgés n’en restaient pas moins redoutables. L’insurrection avait jeté dans Alger la terreur, et sa défaite n’avait pas effacé le souvenir du Ténia. En somme, l’armée n’avait fait que se défendre et pour longtemps elle était réduite à la défensive. Enfermée dans ses lignes, plus que décimée par la fièvre, qui faisait entrer cinquante hommes par jour aux hôpitaux, elle n’avait pas dans son chef la confiance qui rehausse les cœurs. Depuis Médéa, le commandement n’avait eu ni vigueur, ni décision. Le soldat ne se sentait pas conduit l’officier se négligeait ; de là, le désordre, l’indiscipline, le découragement, la défaillance.

Incertain, troublé, mécontent de tout le monde, défiant de lui-même, le général Berthezène fit avec les vaincus une capitulation, comme s’ils avaient été les vainqueurs. Très bon commandant de gendarmerie, le chef d’escadron Mendiri était un pitoyable agha des Arabes ; mais quand, de par le choix du général en chef, l’agha fut un Arabe de grande famille, un des marabouts vénérés de Koléa, Mahiddine el Sghir, alors le titre flétri reprit son éclat, la fonction discréditée redevint une puissance, la fiction misérable une réalité d’or, car un traitement de 40,000 boudjous, quelque chose comme 72,000 francs, fut affecté au personnage. Qu’apportait-il au général en retour ? La soumission des indigènes à l’autorité française ? Non pas ; la soumission à l’agha. Tout ce qui, en dehors d’Alger, touchait à leurs affaires, n’était et ne pouvait être traité que par lui ; c’était lui qui, de sa résidence de Koléa, choisissait et nommait les caïds, sauf à leur faire donner par le général en chef un semblait d’investiture. Au-delà des avant-postes français, c’était lui seul qui commandait, lui seul qui gouvernait, lui seul qui était le maître. Sous sa garantie, la paix allait être établie sans doute ? Non pas la paix, une trêve sans dignité : tel était le résultat dont se tenait content, le général Berthezène.


V

S’il croyait avoir échappé aux embarras de son commandement, il se mécomptait ; de nouvelles difficultés l’assaillaient de toute part. Au mois d’août 1830, Bône avait été occupé pendant trois semaines par une brigade française sous les ordres du général de Damrémont. Après le rappel de cette troupe, les habitans avaient eu fort à faire pour se défendre d’abord contre les montagnards du voisinage qui ne leur pardonnaient pas d’avoir fait bon accueil aux Français, puis contre le bey de Constantine, Ahmed, dont l’ambition despotique ne s’accommodait pas de la quasi-indépendance de Bône. Depuis le mois de mai suivant, un corps de cinq à six cents réguliers, soutenus par un millier d’Arabes et de Kabyles, bloquait la place ; quoique les communications par mer fussent demeurées libres, les vivres étaient rares. Dans leur détresse, les assiégés décidèrent de demander aide aux Français. Le 10 juillet 1831, le brick Grenadier, qui ramenait de Tunis le commandant Huder, aide-de-camp du général Guilleminot, ambassadeur à Constantinople, s’arrêta par aventure dans la rade, au mouillage ; aussitôt une députation de six notables se rendit à bord. L’orateur commença par déclarer que la détermination des gens de Boue était telle que jamais ils ne passeraient vivans sous la domination du bey de Constantine, puis il demanda qu’on voulût bien les assister d’un envoi de vivres et d’un détachement de cette troupe musulmane dont on disait que les Français appréciaient le bon service à Alger, en ajoutant qu’ils souhaiteraient de voir à la tête du détachement un officier du génie. A son arrivée à Alger, le commandant Huder ne manqua pas de faire connaître au général Berthezène la triste situation de Bône et le vœu de ses habitans. C’était au moment de la grande insurrection de la Métidja ; il fallait attendre ; puis ce fut autour du commandant en chef le choc des opinions contradictoires, et, dans sa propre tête, le doute, l’embarras, l’indécision accoutumée. Un fait cependant lui donnait à réfléchir, c’est qu’au mois de mai il avait reçu du ministre de la guerre l’assurance formelle que le gouvernement attachait un grand prix à l’occupation de Bône. Entre, ne rien faire ou faire beaucoup, il se décida enfin à faire quelque chose, c’était un moyen terme ; mais ce quelque chose, comme on va voir, allait se réduire à si peu que rien.

Depuis longtemps initié aux choses d’Orient, le commandant Huder était moins un militaire qu’un diplomate ; il se fit donner par le général Berthezène la direction d’une affaire où il fallait manœuvrer, selon lui, avec plus de dextérité que de vigueur. Son rôle était plus compliqué encore que celui de maître Jacques ; car d’après l’explication fournie par un des officiers généraux d’Alger, il était « tout à la fois commandant militaire, intendant civil, intendant militaire et envoyé diplomatique. » L’escorte qu’on lui donna, — car en vérité on ne peut appeler autrement le détachement désigné pour être à ses ordres, — consistait en une compagnie du 1er bataillon de zouaves, composée de 4 officiers, de 8 sous-officiers, et de 115 soldats, munis chacun de 150 cartouches ; il y avait de plus 100 fusils et 60 costumes complets pour armer et habiller les gens de la ville qui voudraient prendre un engagement dans le corps. Le capitaine de la compagnie, venu du génie, comme Duvivier et La Moricière, se nommait Bigot ; c’était un officier d’une grande vigueur et d’une grande intelligence, de manières un peu rudes, parlant l’arabe et sachant la guerre comme il convenait de la faire en Afrique, La petite expédition, embarquée sur la corvette Créole et le brick Adonis, avec un grand chargement de vivres, sortit du port d’Alger le 9 septembre et prit terre à Boue le 14.

Au débarquer, le commandant Huder fut d’abord accueilli comme un sauveur ; mais quand on vit les zouaves, il y eut des gestes de surprise, des chuchotemens, des murmures ; ce qui faisait scandale, c’étaient les baïonnettes, les tambours, l’uniforme même ; on s’était attendu à voir arriver des Arabes ou tout au moins des Turcs avec leur armement et leur équipement de fantaisie ; quelle différence y avait-il des Français à ces renégats qui s’habillaient à peu près comme eux, et dont les armes et les habitudes militaires étaient tout à fait les leurs ? Pour apaiser des gens si susceptibles, le commandant Huder commença par transiger avec eux ; il leur sacrifia les tambours, mais il garda les baïonnettes. Ensuite il lui fallut négocier pour obtenir l’entrée de la kasba d’abord pour 30 zouaves seulement, puis enfin pour 45. L’instigateur de toutes ces difficultés était le Coulougli Sidi-Ahmed, chef d’une centaine de Turcs sur qui reposait la défense de Bône. C’était lui qui avait poussé les notables à demander aide aux Français, parce qu’il lui avait plu de s’imaginer qu’on n’enverrait d’Alger que des hommes dont il pourrait faire des recrues à son profit ; mais en voyant une troupe organisée, disciplinée, militairement française, il avait été pris de jalousie et d’inquiétude pour ses intérêts personnels ; il se sentait menacé de dépossession ; malheureusement le détachement qui lui causait tant de déplaisir n’était pas assez nombreux pour lui imposer. Cependant, après un premier mouvement d’humeur, il prit le parti de dissimuler : il consentit même à passer, avec ses Turcs, à la solde de la France. A la kasba il n’était plus le maître ; un officier de zouaves y avait le commandement. Le commandant Huder, charmé des marques de déférence que lui prodiguaient les notables, était plein de sécurité ; au contraire, le capitaine Bigot, qui, entendant l’arabe, saisissait au passage des propos malsonnans, ne cessait de presser le chef aux ordres duquel il avait ôté mis, de prendre quelques précautions élémentaires. Les portes étaient mal gardées ; celle de la kasba était toujours ouverte ; il n’y avait pas de lieu de rassemblement désigné en cas de besoin. Ce qui rassurait le commandant, c’était la tranquillité extérieure de la ville depuis son arrivée ; en effet, il n’y avait plus trace de blocus ; les vivres arrivaient en abondance ; le prix de la mesure de blé était tombé de 14 boujous à 7.

Il y avait dans Bône un homme aussi dangereux et encore plus ambitieux que Ahmed le Coulougli : c’était Ibrahim, un ancien bey de Constantine, dont l’influence sur les tribus de la campagne était restée grande. Ce personnage affectait la plus grande sympathie pour le commandant Huder ; il le voyait tous les jours, il lui dénonçait même les sourdes menées du coulougli, avec lequel il ne laissait pas néanmoins de s’entendre ; rivaux la veille, Ahmed et Ibrahim étaient présentement des alliés. La plupart des grands de Bône ne s’associaient pas à ces complots, mais ils n’osaient pas les dénoncer à l’autorité française. Le 24 septembre, dans une réunion chez Ahmed, il avait été décidé qu’une bande se présenterait dans la journée chez le commandant pour lui intimer l’ordre de quitter la ville, et s’il résistait, se défaire de lui ; mais, arrivés devant son logis, la seule vue du factionnaire qui gardait la porte intimida les conjurés. La nuit suivante, Ibrahim vint le trouver mystérieusement, lui fit encore des révélations à demi sincères, et finit par lui emprunter cent piastres d’Espagne. Le 25, le commandant Huder, dont la sécurité ne laissait pas d’être un peu moins confiante, écrivit au général Berthezène une lettre qui concluait à l’envoi d’un renfort.

La corvette Créole devait mettre à la voile pour Alger le lendemain matin avec les dépêches de Bône ; son départ allait être le signal de la révolte. En effet, à peine eut-elle appareillé qu’Ibrahim, suivi d’une quinzaine d’hommes armés, entra dans la kasba ; la porte, comme d’habitude, était grande ouverte, et, comme d’habitude aussi, l’officier de service était allé déjeuner dans la ville. Les hommes de garde ne firent aucune résistance, le surplus de la garnison n’en fit pas davantage ; les zouaves seuls hésitèrent un peu, mais, endoctrinés depuis quelques jours par les Turcs, quelques boudjous achevèrent de les décider. Maître de la citadelle, Ibrahim commença par ordonner qu’on fermât la porte, puis il fit tirer trois coups de canon pour annoncer à la ville et au dehors le succès de son entreprise. Au bruit inaccoutumé de cette salve, la corvette, qui n’avait pas fait beaucoup de chemin, vira de bord et revint au mouillage auprès du brick Adonis. Pendant ce temps, le commandant Huder et le capitaine Bigot avaient rassemblé une quarantaine de zouaves et tenté vainement de rentrer dans la kasba. Une centaine de marins, débarqués par les navires de guerre et venus à leur aide, ne parurent pas suffisans, avec un pareil nombre d’hommes restés fidèles, pour en faire l’attaque régulière. Deux jours se passèrent de la sorte sur le qui-vive.

Le 29 au matin, l’agitation dans la ville était grande ; une foule de Kabyles et d’Arabes venus du dehors remplissait les rues. Vers neuf heures, des gens de Bône entrèrent chez le commandant ; ils lui dirent qu’on les avait trompés, qu’au lieu d’un consul avec une escorte de musulmans, on leur avait envoyé une troupe commandée par des officiers français avec un gouverneur, et ils lui intimèrent l’ordre de partir. Pendant qu’il leur répondait en faisant demander des embarcations aux navires, le canon de la kasba se fit entendre ; c’était le signal d’une attaque générale. Les postes assaillis se replièrent sur un carrefour voisin de la porte de la marine. Dans cette retraite, le capitaine Bigot essaya de tenir tête aux assaillans ; abandonné successivement de ses hommes, resté seul dans une rue étroite, il s’élança sur ses adversaires, en tua deux, mais, atteint d’une balle, il tomba : la foule se rua sur lui, l’acheva et de son propre sabre lui trancha la tête. Une cinquantaine de zouaves avaient réussi à gagner la porte de la marine ; aidés des matelots débarqués, ils s’y défendirent pendant une heure ; mais enfin il fallut chercher dans les canots un refuge. Un des derniers, le commandant Huder, déjà blessé de deux coups de feu, se jeta à la nage ; au moment où il atteignait une des embarcations, une dernière balle lui fracassa la tête. La corvette et le brick, pendant ce temps, canonnaient la ville ; tout à coup, tandis que les canots chargés des fugitifs, des blessés et des morts, accostaient les navires, on vit le drapeau parlementaire arboré sur les murs ; quelques hommes s’approchèrent bientôt sur une felouque, assurant que les gens de la ville n’avaient eu aucune part ni à la surprise, ni au combat.

Le 30 septembre et le 1er octobre, arrivèrent les bricks Cygne et Voltigeur, avec deux cent quarante zouaves du 2e bataillon, que le général Berthezène inquiet venait de faire partir. Le commandant Duvivier, leur chef, était d’avis de reprendre immédiatement les hostilités. Le renfort qu’il amenait, joint aux restes du premier détachement et aux effectifs disponibles des quatre navires, donnait une force de cinq cents hommes d’élite avec lesquels il ne doutait pas de rentrer dans la ville et dans la kasba même ; cependant, il ne put pas persuader le commandant de la corvette Créole, qui refusa d’aventurer ses équipages dans une tentative aussi hasardeuse. La présence de cette petite escadre eut du moins pour effet d’engager les habitans de Bône à rendre un officier et une trentaine de zouaves qu’ils avaient faits prisonniers ; tous ceux qui, outre les morts et les blessés, manquaient à l’appel, étaient restés volontairement avec Ibrahim. Le 11 octobre, les quatre navires mouillaient dans la rade d’Alger.

Le général Berthezène était à Moustafa-Pacha ; sans l’arrivée d’un officier d’état-major envoyé par le commandant de la marine pour prendre ses ordres, il allait se coucher sans rien savoir ; les dépêches de Bône, arrivées à sept heures du soir, étaient encore à neuf heures toutes cachetées sur sa table ; il n’avait pas songé à les ouvrir.


VI

Les affaires d’Oran le laissaient plus indifférent encore. Il est vrai que, de ce côté, on paraissait en disposition de se passer de lui. Les transactions du général Clauzel avec le bey de Tunis n’avaient pas encore été désavouées officiellement, lorsque Khereddine-Agha, khalifa du prince tunisien Ahmed, bey d’Oran, d’après la dernière convention, était venu prendre possession du beylik. Dès son arrivée, le général de Damrémont était parti, déléguant ses pouvoirs au colonel Lefol, du 21e de ligne. Le régiment, qui avait été des premiers désigné pour rentrer en France, attendait avec impatience son rapatriement ; il l’attendit longtemps, si longtemps qu’il se crut tout à fait oublié. Il avait d’autant plus lieu de le croire qu’il ne recevait plus absolument rien de son dépôt ni d’Alger ; linge, vêtemens, chaussures, tout lui manquait ; les habits rapiécés des officiers ne valaient pas mieux que ceux des soldats. A côté d’eux, les Tunisiens n’étaient guère moins misérables. On leur avait parlé d’Oran comme d’une ville riche, magnifique, populeuse ; depuis le départ du bey Hassan et l’arrivée des Français, presque tous les musulmans l’avaient désertée ; il n’y restait en nombre que les juifs. Le khalifa s’était attendu à trouver les magasins bondés de munitions et de vivres, les écuries peuplées de chevaux de race et d’excellentes bêtes de somme ; il avait même le compte des mulets : deux cent trente-cinq. C’était un mirage ; les écuries comme les magasins étaient vides ; le vieux bey, avant de partir, avait fait argent de tout : farine, grains, fourrages, mulets, chevaux, il avait à peu près tout vendu ; il n’y avait plus que cinquante-six rosses tellement maigres et hors de service que les Arabes, grands voleurs, n’avaient même pas voulu les prendre. Le khalifa était furieux ; il criait qu’on l’avait trompé indignement, qu’il allait en informer son maître et qu’il voulait qu’on le ramenât lui et son monde à Tunis. En attendant, il fallait vivre. Une belle nuit, les Tunisiens et les janissaires de l’ancien bey, qui s’étaient enrôlés avec eux, sortirent en armes, tombèrent sur les douars de plusieurs tribus qui n’avaient pas voulu reconnaître l’autorité de leur chef, coupèrent quarante têtes, se saisirent des femmes et des enfans, et ramenèrent trois mille moutons, bœufs et vaches. Le khalifa magnanime fît relâcher les enfans et les femmes, mais garda le bétail. Cette exécution n’était pas pour rétablir les bonnes relations entre la place et le dehors ; cependant, les jours de marché, quelques campagnards armés jusqu’aux dents s’aventuraient en ville ; à côté d’un panier d’œufs, d’un pot de beurre et de deux poules, on voyait un Bédouin accroupi, le fusil à la main et le yatagan à la ceinture ; quand cet homme avait débité sa marchandise et compté sa monnaie, il se relevait et s’en allait gravement ; la porte franchie, à quelque distance, il se retournait et lâchait son coup de fusil contre la muraille. Les soldats n’y prenaient pas garde : « Ce n’est rien, disaient-ils ; ce sont les Bédouins qui tirent pour s’amuser ; ils en font autant tous les jours. »

il y avait bien longtemps qu’on était sans nouvelles ni d’Europe ni d’Alger ; depuis deux mois, pas un courrier n’était venu. Enfin, on apprit qu’à la suite de nouvelles négociations suivies, régulièrement cette fois, à Tunis, le bey n’ayant pas accepté les conditions que voulait lui imposer le gouvernement français, les Tunisiens allaient évacuer Oran et les troupes françaises s’y installer définitivement à leur place, sous les ordres du lieutenant-général Pierre Boyer, l’ancien compagnon d’armes du général Clauzel. En attendant son arrivée, retardée par une indisposition, c’était le maréchal de camp de Faudoas qui devait prendre le commandement par intérim. Sur ces nouvelles et plus encore sur le bruit démesurément grossi des événemens de Médéa et du Ténia, toutes les tribus autour d’Oran s’étaient agitées ; les Bédouins avaient cessé de venir à la ville ; les marchés étaient déserts, l’inquiétude des juifs était telle que, contrairement à tous les usages, ils s’étaient armés et faisaient toutes les nuits des patrouilles. Dès le 10 juillet, un parti d’une centaine de cavaliers vint jusque sous le canon de la place, enlever un troupeau de plus de deux cents bœufs. Le 21, une reconnaissance topographique fut attaquée dans le faubourg de Kerguenta. Le 24, on s’aperçut que l’autre faubourg, celui de Ras-el-Aïn, avait été pendant la nuit entièrement abandonné par ses habitans ; la veille, un de leurs cheikhs était venu demander au colonel Lefol si c’était aux Français ou aux Tunisiens qu’ils devaient définitivement obéir, et comme la réponse du colonel ne lui avait pas paru satisfaisante, il s’était retiré en disant : » Nous ne pouvons plus être vos amis ; nous allons rejoindre nos tribus qui nous rappellent. » Dans les premiers jours du mois d’août, les corvées de travailleurs qui, sous la direction des officiers du génie, abattaient les masures et détruisaient les jardins pour dégager les abords de la place, furent à chaque instant attaquées.

Enfin, le 17, le général de Faudoas prit terre à Mers-el-Kébir avec le premier bataillon du 20e. Cinq jours ; après, les Tunisiens s’embarquèrent, ravis de quitter une ville qui était ravie de les voir partir. Le général de Faudoas était à peine en fonctions depuis un mois, quand l’arrivée du général Boyer mit fin à son commandement provisoire. Avec le pauvre 21e enfin délivré, mais en deuil de son colonel, mort peu de jours auparavant, il prit passage sur une des frégates qui avaient amené les deux derniers bataillons du 20e.

Le général Boyer, revenu en Afrique après l’avoir quittée à la suite du général Clauzel, était un vieil égyptien, plutôt deux fois qu’une, car, après avoir fait partie de la grande expédition de Bonaparte, il venait de passer six ans au service de Méhémet-Ali ; dans l’intervalle, de 1810 à 1813, il avait fait la guerre en Espagne, et comme il s’était montré impitoyable pour les guérillas, il avait reçu des Espagnols le surnom de Pierre le Cruel. Oran étant en relations fréquentes avec l’Espagne, la réputation du terrible général l’y avait précédé ; le peu de Maures qui étaient restés dans la ville tremblaient devant lui, et même au dehors les tribus voisines ne prononçaient son nom qu’avec terreur.

Son premier soin fut de reconnaître la place et les environs. Le fort de Mers-el-Kébir avait été complètement réparé ; une garnison de deux compagnies y était suffisante. Des ouvrages d’Oran, spécimen remarquable de l’ancienne fortification espagnole, les uns, comme Santa-Cruz, Saint-Philippe et la vieille Kasba, étaient à demi ruinés, les autres, au contraire, comme la Moune, Saint-André, la nouvelle kasba, et sur le chemin de Mers-el-Kébir, Saint-Grégoire, étaient dans un excellent état de conservation. C’étaient, sans compter le mur d’enceinte, beaucoup de points à garder pour un régiment qui, les deux compagnies de Mers-el-Kébir à part, ne comptait pas quatorze cents baïonnettes. A plus forte raison, toute opération à distance était-elle interdite au général ; son action extérieure se limitait à la portée des canons de la place. Aussi essaya-t-il d’agir par influence et de nouer des rapports avec les Turcs et les coulouglis qui étaient restés maîtres du mechouar ou citadelle de Tlemcen et de la kasba de Mostaganem. Ceux du mechouar s’étaient constamment refusés à ouvrir leur porte aux Marocains qui occupaient la ville.

Peu satisfait de son beau-frère Mouley-Ali, qui ne lui avait pas encore assuré la possession pleine et entière de Tlemcen, le sultan de Maroc y avait envoyé un personnage honoré de sa confiance, El-Hameri. Accompagné de Moustafa-ben-Ismaïl et de Mouserli, chefs réputés des Douair et des Sméla, les deux grandes tribus maghzen, dont naguère les Turcs se servaient comme d’auxiliaires dans le beylik, El-Hameri se rendit de Tlemcen à Mascara, levant des impôts, faisant appel aux cavaliers, annonçant l’extermination prochaine des chrétiens, célébrant la puissance irrésistible de son maître. En dépit de ses rodomontades, il ne parvint pas à réunir les douze mille hommes qu’il attendait. Sur ces entrefaites, le général Boyer saisit des lettres que le Marocain voulait faire parvenir en secret aux Maures d’Oran ; deux de ceux-ci, deux marchands, deux notables, Mohammed Balenciano et Abdel-Salem furent arrêtés le 1er octobre. D’abord il n’avait été question que de les déporter, mais deux jours après, le général, voulant prévenir par la terreur toute nouvelle intelligence avec l’ennemi, fit, de sa seule autorité, comme un vrai pacha turc, trancher la tête aux deux marchands et confisquer leurs biens. Quelques jours après, une barque moresque fut saisie dans la baie de Mers-el-Kébir vendant de la poudre aux Arabes ; le lendemain les quatre hommes qui la montaient furent pendus en même temps qu’un autre accusé d’espionnage. Le général Boyer n’était cependant pas d’un naturel violent ni sanguinaire ; mais, en Égypte comme en Espagne, il s’était fait de l’extrême rigueur, de la répression sans pitié, un système dont l’application à des races qui ne reconnaissent d’autorité que la force, lui paraissait indispensable. Il n’est pas besoin de dire qu’en France, et même à Alger, où la doctrine du général n’était pas sans trouver quelque faveur, ces façons de pacha soulevèrent la réprobation générale.

Vers la fin d’octobre, la nouvelle des tristes événemens de Bône, exagérés, comme celle de la retraite de Médéa, vint ranimer l’agitation autour d’Oran ; mais la garnison était avertie qu’elle allait recevoir des renforts ; trois compagnies, une de sapeurs, une d’artillerie, une de canonniers gardes-côtes, étaient arrivées déjà. Une soixantaine de Turcs s’étaient mis à la solde de la France et formaient le noyau d’une troupe indigène analogue aux zouaves ; en même temps une troupe de trois cents juifs s’organisait en façon de garde nationale. N’osant s’attaquer aux ouvrages d’Oran, malgré ses belles promesses, El-Hameri avait voulu se revancher sur Mostaganem ; mais il en fut pour sa courte honte. Les Turcs le repoussèrent avec perte, et leur chef, le caïd Ibrahim, s’empressa de faire parvenir à Oran un rapport sur l’attaque des Marocains et sur leur défaite. Un plus grand succès encore pour le général Boyer, ce fut la rupture de Mauserli et de Moustafa-ben-Ismaïl avec El-Hameri. Exaspérés par ses exactions et par sa morgue, ces deux grands chefs se séparèrent de lui, reprirent leurs campemens dans le voisinage d’Oran et firent savoir au général que désarmais les marchés de la ville seraient libres comme au temps des beys. Le temps des beys, c’était celui où les Douair et les Sméla, alliés des Turcs qui dominaient à Oran, tiraient un beau bénéfice de cette alliance ; Dieu avait voulu que les Turcs eussent d’autres successeurs ; pourquoi ces successeurs ne ramèneraient-ils pas le bon temps ? Évidemment, il y avait dans ces deux tribus puissantes un courant d’opinion qui les faisaient dériver du côté des Français.

L’année 1831 s’achevait donc, au moins dans le beylik d’Oran, un peu plus favorablement pour la France. Dans la province d’ Alger, une ère nouvelle allait s’ouvrir avec l’année nouvelle ; le 23 décembre, le général Berthezène était officiellement averti qu’il allait être remplacé par le lieutenant-général Savary, duc de Rovigo, et comme celui-ci n’avait pas tardé à suivre la dépêche ministérielle, trois jours après, le 26, le général Berthezène résignait entre les mains de son successeur le commandement en chef.


Camille Rousset.

  1. Voyez la Revue du 1er Janvier.