V

L’INCERTAIN


Enfin M. du Quesnoy arriva. Ce fut à six heures du matin.

Il ordonna qu’on ne réveillât point Françoise, alla au bain et revint déjeuner. À peine Françoise, vers huit heures, ouvrit-elle les yeux que sa femme de chambre lui dit : « Monsieur est là, il déjeune ! » Cette surprise lui déplut. Elle était portée à chercher en toutes choses des indices favorables ou défavorables.

Une arrivée secrète paraissait le fait d’un homme qui épie, qui cherche à surprendre. Françoise se hâta d’écrire quelques mots à Charlotte pour qu’elle prévînt Allart d’attendre un nouvel avis, et, s’étant habillée, alla trouver son mari.

Il lui sembla assez changé. Elle remarqua qu’il dévorait avec un grand appétit. Le souci enlaidissait Joachim et faisait ressortir le caractère bas et mauvais de sa physionomie.

Cet homme, ainsi marqué au coin des instincts vils et mangeant avec avidité, cela formait un accord grossier. Il lui parut plus déplaisant que jamais, affreux même.

— Me voilà, dit-il d’un air à demi attristé.

— Il y a donc longtemps que vous êtes arrivé ?

— Quelques heures.

— Vous auriez dû me faire réveiller.

— Pourquoi vous déranger ?

— Nous avons à parler de choses graves.

— Oh ! vous me laisserez bien un instant de repos ! Je suis bien fatigué et ai besoin de me remettre.

— Alors j’attendrai chez moi que vous soyez disposé à vous expliquer, dit-elle avec raideur.

Françoise se retira aussitôt.

Il lui semblait que Joachim ne s’était pas absenté, que trois mois ne s’étaient point écoulés et qu’ils reprenaient un entretien de la veille. Rien n’avait été changé. C’était bien ainsi qu’ils étaient habitués à se parler : la même froideur, la même hostilité. Elle rentrait dans sa vie ordinaire après un songe.

— Voilà donc comme je suis accueilli s’était dit Joachim avec colère. C’est bien cela, quelqu’un la préoccupe.

Mais il avait de plus pressants soucis que de vérifier des soupçons : ses visites, les agents de change, le ministère. Il vint entr’ouvrir la porte de la chambre de sa femme, et, du seuil, le chapeau sur la tête, lui dit :

— Je suis obligé de courir toute la journée ; je ne sais si je rentrerai pour dîner, ou même avant minuit.

« Recule-t-il devant une explication ? se demanda Françoise ; prétend-il me tenir en dehors de ses actions ? Ses allées et venues imprévues vont m’empêcher d’aller chez Charlotte et de donner rendez-vous à Philippe. Je ferai en sorte de savoir à quoi m’en tenir d’ici à demain. »

Joachim commença ses courses par le ministère. Il n’était pas sans inquiétude sur les dispositions du ministre à son égard, dans le cas où ses affaires de Bourse eussent été connues par le public. Il ne put voir d’abord que l’un des directeurs, qui, en effet, lui parla de ces affaires, de la déconsidération qui en résultait pour l’administration, et du mécontentement du ministre.

Comme, déjà troublé, il attendait que celui-ci fût descendu dans son cabinet, il se rencontra dans les bureaux avec M. de Daignes, qui lui dit d’un air radieux :

— Ah ! mon cher ami, on m’envoie comme chargé d’affaires dans l’Amérique du Sud. J’ai trouvé des recommandations non moins bonnes — il appuya que les vôtres. Et, à propos, il vous est arrivé un grand malheur ; nous en avons été tous désolés.

Il serra expressivement la main à Joachim qui essaya de secouer la tête d’une façon négligente. Mais il était comme un homme qui sent le sol manquer tout à coup sous ses pieds. Sa chance s’effondrait. Il comprit que tout allait mal tourner. Tout Paris était instruit de sa ruine puisque les condoléances commençaient déjà. Cela seul était écrasant.

M. de Daignes fut appelé le premier chez le ministre. Décidément la disgrâce se dessinait. Joachim s’était joué de son ami qu’il considérait comme une nullité ; maintenant il pouvait comparer avec amertume son étoile qui descendait, à celle de cet homme nul, toute brillante et en marche vers les hauteurs. Il ne crut plus qu~à une série de mécomptes et d’échecs. Le ministre le recevrait mal ; la carrière diplomatique était brisée, les agents de change réclameraient plus encore qu’il ne comptait ; chacun se retirait de lui ; sa femme était coupable ! M. de Daignes sortit du cabinet ministériel encore plus radieux.

— On m’élève d’une classe. Je suis maintenant très content que vous n’ayez pu réussir à m’envoyer à N… À quelque chose malheur est bon !

Il partit comme un trait. Joachim entra à son tour, prêt aux mauvaises nouvelles. Le ministre le reçut froidement, et, après que M. du Quesnoy eut rendu un compte succinct de son voyage à N…, lui dit :

— Le roi est fort mécontent du retentissement fâcheux qu’ont eu vos affaires privées.

— Mais, monsieur le ministre, sans mon attachement à mes devoirs, ce retentissement n’aurait pas eu lieu.

Joachim cherchait à disputer les lambeaux de sa fortune.

— Comment cela ?

— Si j’avais pu revenir aussitôt, j’aurais éteint tout ce bruit, car il ne s’agit que d’une grosse perte d’argent à liquider.

— Votre nom est compromis dans je ne sais quelle véreuse affaire. Le roi tient à ce que les ministres soient très scrupuleux dans le choix de ses serviteurs.

— Mais, monsieur le ministre, les intérêts privés peuvent être journellement atteints par des sinistres plus ou moins publics, sans que le dévouement et la capacité d’un homme revêtu de fonctions en soient altérés.

— Oui, si la cupidité n’avait pas traîné les intérêts privés jusque dans le scandale des tripotages de Bourse, dit le ministre qui parlait comme s’il eût été à la tribune.

— Mais le prince de N… a dû témoigner au roi sa bienveillante estime pour mes services.

— Le prince n’eût point écrit à Sa Majesté, s’il eût su quelle défaveur peut jeter sur le gouvernement de France la maladresse, pour ne pas dire plus, d’un de ses agents. Du reste, monsieur, vous comprenez parfaitement, je n’en doute pas, nos griefs et la répugnance que nous aurions à conserver sur la liste diplomatique du royaume un nom jadis honorable, maintenant couvert d’une tache difficile à laver.

— Oh ! monsieur le ministre, c’est blesser au cœur un homme malheureux, car vous le condamnez sans lui permettre de se justifier, s’écria Joachim d’un ton presque pathétique.

— Vous êtes injustifiable, monsieur, répliqua le ministre, le terrassant par ce coup de massue, et il sonna pour qu’on introduisît une autre personne.

Joachim s’inclina et sortit. Il avait le sang au visage, les mains froides. Il eût étrangle Niflart s’il l’avait tenu. Il ne pardonnait pas non plus au ministre cette semonce hiérarchique. Ce ministre, un parvenu, que lui, Joachim, aurait à peine admis dans son salon trois ans auparavant, et qui le traitait avec une stupide insolence ! Et il fallait se courber ! Il eut envie de renoncer à toute carrière publique. Les affaires, les belles affaires, voilà par quoi on arrivait à la vraie indépendance, à la vraie puissance.

Il aurait voulu se plonger dans une rivière d’or et jeter des poignées de louis à la face des gens.

Joachim alla chez les agents de change devenus ses créanciers.

Joachim devait près de cinq cent mille francs. Il en fut étourdi.

Toute la Bourse ne s’occupait que de cet événement, et il était probable que les journaux en parleraient.

— Quel misérable ! quel invétéré coquin ! s’écria Joachim durant deux heures que prirent ses vérifications ; comment un honnête homme n’aurait-il pas succombé devant tant de perfidie ! Je vous paierai, messieurs, je vous paierai, soyez tranquilles. Donnez-moi quelques jours pour rassembler les fonds, répéta-t-il plus de vingt fois du ton le plus solennel.

Il eut à revenir à son hôtel pour réunir quelques papiers nécessaires au contrôle des opérations de Niflart. Il alla de nouveau jusqu’à la chambre de sa femme, et, du seuil encore, dit à Françoise :

— Je serai décidément ici ce soir, vers huit heures.

Joachim éprouvait un sentiment tout particulier, celui du blessé qui a besoin d’être soulagé. Il ne pouvait s’empêcher de tourner autour de sa femme. Il aurait voulu lui confier ses ennuis, se réconcilier avec elle, hésitant pourtant devant la crainte d’un vert accueil. Un idéal de bon ménage lui avait souri tout à coup comme le dernier asile d’un homme désabusé, accablé par le sort. En dédommagement de ses désastres, il se voyait vivant avec Françoise sur une de leurs terres, tranquillement, sans souci d’argent ni de places, dans une bonne entente.

Même des enfants jouaient devant eux sur le gazon. Une balsamique bouffée d’existence paisible et honorable le rafraîchissait. Mais pendant sa seconde séance de chiffres chez les agents de change, ce parfum vivifiant ne put l’emporter contre l’excitant tintement de l’or et s’évanouit devant des désirs plus âcres. Néanmoins Joachim avait certainement besoin de quelques paroles de soutien et d’encouragement, et il les attendait de sa femme, pensant qu’elle les lui devait.

Quand il rentra le soir, toujours en fièvre et fatigué d’osciller entre les rages de la ruine et les impatiences de l’espoir, il trouva auprès de Françoise un grand monsieur frais, chauve et grisonnant, de physionomie placide et vulgaire mais intelligente, habillé de noir et cravaté de blanc, qui se leva fort cérémonieusement à son approche.

— Monsieur Blanchart, le notaire de ma mère et le mien, lui dit Françoise.

Joachim fronça le sourcil. Il ne comptait point du tout retomber dans une séance d’affaires. Et puis que voulait dire cela ?

Le notaire s’inclinant, prit aussitôt la parole :

Mme  du Quesnoy a désiré que je fusse son représentant dans des questions d’intérêt qu’elle veut régler avec vous. Elle m’a chargé de vous prier de vouloir bien me dire quelle est votre exacte situation d’argent ?

Joachim ne répondit pas d’abord. Il était suspendu à une pensée : il ne fallait jamais croire que cette femme fût sa femme. C’était pour lui une étrangère ! De plus, cette espèce d’appareil, l’attitude glaciale et résolue de Françoise lui firent juger qu’elle voulait préparer une séparation de biens.

— Oh ! oh ! dit-il alors brusquement, vous tenez bien vite à prendre vos précautions. Eh bien ! la situation est fort simple, je dois environ quatre cent cinquante mille francs.

— Avec ou sans les quatre-vingt mille francs d’un M. Popeland ? demanda Françoise.

— Quels quatre-vingt mille francs, qui ça, Popeland ? Je ne lui dois rien, s’écria violemment Joachim qui n’y avait plus songé, qui se croyait mis en accusation et trouvait une issue pour s’emporter.

— C’est, je crois, un pot de vin pour une concession de chemin de fer ; il les réclame ! dit posément le notaire, en consultant du regard Mme  du Quesnoy qui confirma d’un signe de tête.

— Mais je suis tombé dans une caverne de bandits ! cria plus fort Joachim.

— Du reste, madame, dit le notaire, nous aurons à examiner la légitimité de la réclamation de ce M. Popeland.

Joachim qui se disait : elle ne daigne pas parler, elle emploie des gens de loi, elle ne participe plus à rien de ce qui me touche, fut très surpris de cette phrase du notaire. Que pouvait leur faire M. Popeland ? Était-ce quelque piège ?

— Et vous n’avez plus rien en propre ? demanda le notaire.

— Non, rien, absolument rien ; mais je puis avoir beaucoup dans quelque temps, répliqua Joachim d’un ton presque insolent.

— Ah ! cela pourrait changer la question, reprit le notaire en se tournant vers Mme  du Quesnoy.

— Quelle question ? s’écria Joachim s’adressant aussi à Françoise, pourquoi monsieur est-il ici ? Expliquez-vous, finissons-en.

— Vos intentions n’ont pas été modifiées, madame ? continua le notaire qui pour son compte paraissait hésitant : les choses ne sont pas absolument telles que nous les supposions.

— Point du tout, répondit Françoise.

Cette espèce de menace qu’on semblait se complaire à suspendre sur sa tête, exaspérait Joachim. Il trouvait à la voix de sa femme le froid et le tranchant d’un ciseau qui allait couper le fil retenant une épée de Damoclès.

— Vous ne pourrez donc jamais faire les choses sans prétention, lui dit-il, je n’ai pas le temps de…

— Mais monsieur, interrompit vivement le notaire, vous vous méprenez sans doute…

Joachim le regarda avec hauteur, s’imaginant que M. Blanchart prétendait s’interposer.

— L’intention de Mme  du Quesnoy, reprit M. Blanchart revenant à son ton posé, est de payer sur sa dot tout ce que vous pouvez devoir.

— Ah ! jeta Joachim d’un accent étranglé. Il resta immobile comme une pierre. Sa figure se décomposa presque. Il vit noir. Puis dans ce salon, qu’éclairait tristement une seule bougie, la lumière d’un soleil sembla se répandre, la lumière d’un salut inespéré !

Toutes les choses surgirent comme dans une apothéose : il n’aurait plus besoin d’emprunter, il se ménageait le vicomte et Popeland pour de grandes spéculations, le ministère avait la main forcée, le bon vent revenait enfler sa voile. Et c’était elle ! elle qu’il avait méconnue ! Mais alors, par un singulier contraste, il se retrouva en face de deux personnages, à demi perdus dans l’obscurité, muets, immobiles, insensibles comme des juges, sa femme et le notaire. Allons donc étaient-ce là des amis ? ce n’était pas possible ! Une telle générosité masquait quelque condition redoutable. Les gens ne font rien pour rien. Ceux-ci avaient une contenance si raide, que dans l’ombre dont ils étaient enveloppés ils tenaient en réserve le piège, la chaîne.

Cependant un peu du premier mouvement lui resta. Il s’avança vers sa femme.

— Je vous remercie, Françoise, dit-il en lui tendant la main.

Elle lui abandonna la sienne, mais comme par respect humain. Il ne se trompait pas. Qu’allait-elle exiger ? Il ne se sentait plus aucune joie. Il était écrasé sous le poids d’une telle action.

Tout le monde resta silencieux. Le notaire n’était pas sans plaisir au milieu de ces scènes.

— Maintenant, reprit-il, je dois renouveler devant monsieur les objections ou du moins les observations qu’il est de mon devoir de faire à Mme  du Quesnoy quant à l’acte grave qu’elle veut exécuter.

De quoi se mêlait le notaire ? Il voulait détruire ce projet déjà si fragile. Les obstacles se montraient aussitôt. Joachim se tordait, impatient, anxieux, excédé.

— Non, non, monsieur Blanchart, ce serait tout à fait inutile, répliqua Françoise veuillez bien prendre les notes et les chiffres qui vous sont nécessaires, si, dit-elle à Joachim, vous êtes disposé à les fournir en ce moment…

Le poids, le terrible poids de la générosité de sa femme, voilà ce qui courbait celui-ci !

— Je suis tombé en esclavage ! se disait-il. Il répondit par un geste aussi significatif que s’il eût dit : Je suis prêt, j’y suis bien forcé.

Le notaire retint Françoise :

— Non, non, permettez, madame. Réfléchissez bien, Monsieur peut avoir quelques scrupules. Votre dot est inaliénable. Mais si vous la livrez, la perte retombe uniquement sur vous, car monsieur est maintenant insolvable.

Insolvable ! ce mot blessait Joachim au plus vif de l’amour-propre. L’insolvabilité était une espèce de mort civile.

— Mais je puis redevenir solvable, dit-il, les dents serrées.

— Et alors vous restituerez à madame…, reprit le notaire.

Oui, pensa avec rage M. du Quesnoy, oui je restituerai ; je n’accepte que parce que je restituerai. Ils ont tort de ne pas le comprendre.

— Néanmoins, continua le notaire, cela peut ne pas arriver, comme cela est possible. En tout cas, si le mari redevient solvable, la femme ou ses héritiers peuvent exiger la restitution…

— Bien, bien, monsieur Blanchart, interrompit Françoise, je vous en prie, ne nous occupons que du paiement le plus prompt possible de ces dettes…

— Mais madame, nous prendrons des termes.

— Non, je veux que cela soit terminé immédiatement. Faites le compte général. Je vous laisse !

Elle se retira chez elle. Le notaire considérait curieusement Joachim, qui en lui-même roulait les paroles de Françoise : Je veux ! Et M. du Quesnoy ajoutait tout bas : je veux vous humilier devant ce notaire, je veux vous faire obéir, je veux ! Et moi je ne puis donc plus vouloir !

Tout à coup, s’apercevant que le notaire le regardait, il lui dit brusquement, comme s’il le prenait en faute : Eh bien monsieur, je vous attends !

— Moi aussi, dit le notaire en souriant avec assez d’ironie. Avez-vous le détail des créances ?

Joachim lui passa quelques papiers. M. Blanchart se disposa à en faire le relevé.

— Ce Niflart, dit le notaire, j’en ai beaucoup entendu parler. Il devait finir de la sorte. Il est fâcheux que je n’aie pas su vos rapports avec lui. J’aurais pu vous avertir. Je me rappelle maintenant que Mme  du Quesnoy m’a demandé, dans le temps, des renseignements sur lui.

Il avait l’air d’interroger. Joachim ne répondit pas, il suivait la plume des yeux.

— C’est étrange, reprit le notaire, avec quelle facilité ces gens-là obtiennent une aveugle confiance. Caron, agent de change, bordereau du 7, continua-t-il, trente mille francs ; du 10, quarante-cinq mille francs.

Cet appel était comme un glas funèbre.

M. Blanchart secoua la tête, puis se croisant les bras : Et tout a été dévoré ! Il avait la libre disposition de cette fortune ! Aucune garantie prise contre lui, c’est lamentable. Il avait donc tout pouvoir ? On pourrait peut-être attaquer la validité de ses opérations…

— Je ne crois pas, dit soucieusement Joachim en pliant les épaules.

— Vous aviez donc réalisé vos immeubles en espèces ?

— Il avait pouvoir de les hypothéquer, il l’a fait.

La voix de Joachim était presque gémissante.

— Et vous n’aviez pas pensé un seul instant qu’il en abuserait ?

— Je ne croyais pas qu’il en abuserait si tôt du moins.

— Je n’ai point d’opinion à exprimer sur ces faits, reprit M. Blanchart ; je ferai vérifier au greffe tous les actes qui établissent bien votre insolvabilité. Le mobilier de l’hôtel est-il à vous ?

— Oui ! dit sèchement Joachim que crispait le langage brutal des affaires, ce jour-là.

— Ah ! il faudra le faire transporter à Mme  du Quesnoy en déduction. C’est une noble femme, mais il ne paraît pas qu’elle entende les affaires mieux que… Enfin, je n’ai qu’à exécuter ce que l’on me demande ! Demain soir, mon clerc viendra vous faire signer tous les actes exigés. Et après-demain, nous aurons fini. Vous n’avez à vous occuper de rien. Je verrai les agents de change et les solderai moi-même en votre nom.

Je pense que je dérangerais Mme  du Quesnoy en lui présentant mes respects. Si elle a quelque chose à me faire dire, qu’elle veuille bien en prévenir mon clerc demain soir.

Humilié, froissé de l’inquisition obligatoire du notaire, de son blâme indirect, de son dédain facile à deviner, Joachim le salua et le reconduisit sans mot dire jusqu’à la porte du salon.

M. du Quesnoy revint au milieu du salon et s’arrêta tout court. La bougie qui brûlait sur une table était décidément comme un cierge.

Il étouffait d’atroce dépit, de chagrin, de rancune.

— Croiraient-ils que ma ruine soit feinte se dit-il. Où veulent-ils en venir ?

D’un mouvement rapide, il marcha vers la chambre de Françoise et entra.

Mme  du Quesnoy écrivait. Elle repoussa devant elle le papier. Joachim y jeta les yeux de loin, quoiqu’elle pût le voir, et lut en tête : « Chère amie !… »

Françoise retourna sa lettre sur-le-champ. Il affecta de ne pas y paraître prendre garde. Mais elle en eut un sourire presque imperceptible qui ne put être agréable à Joachim.

— Votre notaire vient de partir, dit il. Il aura tout terminé après-demain.

— C’est un homme très habile et très honnête, appuya Françoise.

Il y eut un moment de silence. Puis Joachim s’avança, prit les deux mains de sa femme et les serra de telle façon qu’elle ne sut si c’était amicalement ou avec hostilité.

— Maintenant, dit-il, les yeux près des siens, dites-moi franchement dans quel but vous faites une action si extraordinaire. Car vous vous dépouillez pour moi ! Et si c’est noble, c’est bien peu entendu. Voyons, dites-le-moi ! Je vous l’avoue sincèrement, je ne m’y attendais pas de votre part.

Elle chercha à lire dans son regard. Qu’y avait-il sous le ton singulier qu’il prenait ? Une raillerie et une menace ou bien une plainte et un doute.

L’un ou l’autre, peu importait à Françoise.

En les voyant si près, les mains dans les mains, les yeux ainsi attachés, qui aurait pu croire qu’un irréparable éloignement était consommé ?

Françoise fit un léger effort pour retirer ses mains. Joachim les laissa aller.

— Dans quel but ? répéta-t-elle. Afin que personne ne puisse me reprocher d’être la femme d’un homme sans probité et sans scrupules d’aucune sorte.

— Ah ! s’écria Joachim en frappant du pied, vous êtes tous les mêmes. Mais je suis une malheureuse victime, trompée, dépouillée à cause de son innocence !

— Heureusement vous êtes ruiné, car je croyais que vous aviez fait pis qu’il n’y a !

Joachim demeura absolument stupéfait. On le prenait donc pour un scélérat.

— C’est tout à fait fou ! dit-il.

— Vous étiez associé avec un coquin. On pouvait vous soupçonner de participer à toutes ses coquineries. Mais il est assez honteux déjà que vous ayez choisi pour ami un pareil homme et que vous ayez consenti à vous servir des moyens équivoques par lesquels il prétendait vous faire gagner de l’argent…

M. du Quesnoy jeta une sorte de grand soupir, leva les yeux au plafond, comme s’il renonçait à toute discussion ou justification. Puis tout à coup il revint vers sa femme, et, d’un ton doux, plaintif, presque humble et suppliant

— Françoise ! dit-il.

Mme  du Quesnoy en fut frappée, car elle ne pouvait douter d’une certaine sincérité cette fois.

Elle regarda Joachim avec une sorte de pitié.

— Françoise, reprit-il, ou vous avez accueilli bien des calomnies contre moi, ou vous avez une cruelle prévention. Suis-je donc un coupable ? Vous m’étonnez… En vérité, je le sentirais. Je crois avoir une conscience. Elle m’avertirait. Quelle est ma faute ? Vous n’êtes pas la seule à me faire des reproches, en effet.

Françoise eut un mouvement de tête étonné.

— C’est la faute du sort, continua Joachim, qui parlait vite, fortement, avec des intonations très variées. N’ai-je pas reculé de deux pas chaque fois que j’en faisais un en avant ? Je suis un être malheureux. Mes projets ont toujours été renversés. Pourquoi me suis-je adressé à ce misérable ? Oui, c’est un misérable, mais le savais-je ? Il faisait bien les affaires, du moins c’était sa réputation. Des gens honorables me l’avaient recommandé. Quand on veut faire des affaires, on s’adresse aux meilleurs hommes d’affaires. Il paraissait intelligent, dévoué, convenable, il se tenait à peu près à sa place.

Connaissais-je les abîmes de ce genre de monde ? Ah si j’avais été un roué sans scrupules, je l’aurais bien vite dévisagé. Les affaires ! on en fait maintenant si facilement un crime ; il y a tant de philosophes qui n’aiment point voir le prochain prospérer. Eh bien, c’est entendu, c’est un crime ! mais que tout le monde commet et pose comme la loi de la vie moderne. Tâchez donc de concilier cela ! Le travail, le désir d’augmenter ses ressources pour les transmettre aux siens, l’amour d’être utile, la haine de l’oisiveté, voilà donc cette nouvelle monstruosité ! L’ambition voilà encore un autre crime ! Eh bien, pourquoi non ? Pourquoi ne pas rechercher la gloire, la considération, l’importance ?

Mais non, celui qui a glissé en chemin porte toutes les iniquités des autres. Le bouc émissaire est bien ancien ! Voyons, à N… pourtant, j’étais estimé. Le prince était mon ami, il a fait mon éloge au roi. C’est un souverain éclairé. Il m’a distingué. Eh mon Dieu, parce que je suis un homme vulgaire et taré ? Allons donc, qu’est-ce que cette conspiration contre le malheur ? Pour combien y entre-t-il d’envie et de lâcheté ?

Françoise n’était plus touchée, elle était effrayée. Il se sert du même langage que le plus honnête des hommes, pensait-elle, que croire ? Je sais que tout cela est du mensonge. Mais ils s’ignoreraient donc eux-mêmes à ce point.

— Voyez, voyez si j’ai été heureux, si jamais j’ai été heureux dans ma vie, jugez-en, Françoise, reprit Joachim ; je puis écrire, je l’ai montré. Eh bien ! ma pièce a échoué.

Ensuite, je veux attacher mon nom aux grandes entreprises industrielles de ce temps. Un homme me séduit par les dehors de l’amitié et de l’honnêteté, et là aussi je succombe. Mon grand-père s’est illustré dans la diplomatie, je veux continuer sa tradition : le contrecoup de ma ruine ébranle profondément ma position aux Affaires étrangères ! Dans le présent, dans le passé, je n’ai que de ces déboires ! J’ai perdu de très bonne heure mon père et ma mère, j’ai été élevé par un oncle imbécile qui est mort avant que je ne fusse majeur. Tout m’a manqué. J’ai enfin eu la chance d’épouser une femme qui… me déteste…

Ce dernier mot fut dit avec un sourire triste et d’un ton à demi-timide. Mais par moments Joachim avait accompagné ses paroles d’un rapide coup d’œil sec et perçant, jeté à sa femme pour juger de l’effet produit sur elle. Elle s’en était aperçue, et il lui révéla le comédien. Elle en fut dégoûtée. En l’examinant attentivement, la figure de M. du Quesnoy avait une vilaine expression.

N’ayant pas dérangé le calme de Mme  du Quesnoy, Joachim continua avec une petite contraction de désappointement :

— Ah ! si vous vouliez, Françoise, peut-être me rendriez-vous justice. Vous reconnaîtriez en moi un homme poursuivi par les chances fatales. Vous me plaindriez. Un sentiment qui n’a jamais existé entre nous pourrait naître. Je ne dis pas que vous m’aimeriez, mais un peu de cordialité rentrerait dans cette maison. Une vie de paix et d’union serait si douce. Vous êtes une personne intelligente. Et, si souvent vous avez eu à vous plaindre d’accès d’humeur de ma part, c’est à mes soucis qu’il faut l’attribuer, et j’en ai toujours eu un vif repentir. Vous ne savez pas combien j’ai pensé à vous dans toute cette série de tentatives malheureuses. Car enfin nos existences sont liées, et je n’ai jamais pu songer à moi sans songer à votre part.

Vous m’avez toujours soupçonné de vous être ennemi et vous ne m’avez pas montré beaucoup d’amitié non plus.

Mais comment n’aurais-je pas été reconnaissant envers vous ? Car vous avez été toujours un honneur pour moi.

J’ai fait des fautes, j’ai eu de grands torts. Est-il trop tard pour les réparer ?

Il fit une pause.

Françoise pensait : s’il avait parlé ainsi il y a deux ans, il y a six mois seulement !… Mais maintenant c’est une capitulation désespérée. Du reste, j’espérais qu’il s’amenderait. Je puis peut-être le ramener aux sentiments délicats qu’un homme bien élevé se doit de suivre.

Joachim s’était aperçu que la figure rigide de sa femme se détendait.

Comme elle ne répondait pas, quoiqu’il eût cherché à la provoquer à parler, il reprit :

— Est-il trop tard ? Personne ne m’aidera donc à les réparer ?

Le ton était celui d’une invocation véhémente et pressante.

Il s’attendait à ce que Françoise allait s’écrier : Moi ! et tomberait peut-être dans ses bras. Alors la bataille était gagnée.

Mais bien qu’il lui reprochât toujours de n’être pas simple, elle y mit plus de simplicité.

— Eh bien, dit-elle, vivez dorénavant modestement et très honnêtement. Travaillez, conservez vos places d’ailleurs.

Joachim eut peine à ne point froncer le sourcil.

— Et, continua Françoise, on oubliera que vous avez eu des moments de défaillance. Moi-même je serai très heureuse de vous voir considéré et estimé.

Il prit un air contrit, mais ses dents auraient grincé. Le vent ne soufflait point du côté qu’il désirait.

— Maintenant, ajouta Françoise, il faut prendre un prompt parti, quitter cet hôtel, vendre les chevaux et le mobilier. Il nous reste douze à quinze mille livres de rentes au plus.

— Oui, dit Joachim du coin des dents.

— Nous nous contenterons d’une cuisinière…

— Oui, dit-il encore sourdement. Elle évoquait le spectre de la médiocrité qui, à N…, avait fait horreur à M. du Quesnoy.

Il disait oui pour la flatter ou la séduire, mais il était révolté.

— Vous aurez de nouveaux amis, des hommes d’un esprit élevé…

En vérité, elle pensait encore aux hautes leçons qu’Allart donnerait à Joachim. Celui-ci était un vaincu dont on pouvait disposer à son gré.

Joachim ressaisit un ton doux et insinuant :

— Voyons, ma chère Françoise, n’allons pas si vite, raisonnons. Nous pouvons garder au moins l’hôtel pendant six mois. Ne nous pressons pas tant d’exciter la pitié des gens qui nous connaissent. On nous dédaignera, on ne nous verra plus, nous serons enterrés. C’est un suicide. On me considérera comme n’étant plus bon à rien. Si l’on doit tomber, il faut tomber lentement. Restons sur la brèche. J’ai l’espoir qu’on ne s’apercevra pas même d’une éclipse momentanée. Il me faudrait si peu de chose pour rétablir ma position, pour arriver à vous restituer promptement ce que vous me donnez avec tant de générosité. Oui, si peu de chose, cinquante mille francs…

Il se repentit aussitôt d’avoir prononcé ce chiffre en ce moment ; la question était mal entamée, mais il n’avait pu retarder plus longtemps ces trois mots brûlaient ses lèvres. Maintenant il fallait achever cette charge sur l’ennemi, tout engager désespérément. Il voyait le visage de Françoise redevenu de glace. Il se jeta à corps perdu à l’assaut.

— En un an et demi je vous rends vos quatre cent mille francs. Le gain est sûr. Tous les jours, voyez, il se fonde de grandes compagnies par actions. Ces actions doublent, triplent en peu de temps. On ne court aucun risque. Vous le comprenez. Malheureusement les femmes ne sont pas au courant… Tenez, prenons un journal, je vais vous expliquer… Le ton était haché, palpitant.

— Oh ! dit Françoise, voilà comme vous vous amendez

— Mais vous ne me refuserez pas les moyens de m’acquitter envers vous ! Eh bien soit, ces cinquante mille francs seraient perdus, je suppose l’impossible. Mais cela ne vous appauvrirait guère plus. Il n’est même pas besoin de les risquer, nullement besoin. Réfléchissez : il suffit qu’ils me servent à conserver mon train pendant six ou huit mois encore. Alors on voit que j’ai tout payé, que je ne suis ni terrassé, ni entamé. Je rentre en faveur au ministère et nous partons pour Florence ou pour Stuttgard. En Italie et en Allemagne on fait grande figure à peu de frais. Nous mettrons de côté, et au bout de trois ans, cent cinquante mille francs seront rentrés dans votre secrétaire ! c’est d’une simplicité absolue.

En ce moment, il n’y avait plus de comédie ; les paroles partaient, pressées, d’un cœur haletant ; le plus grand amour n’a pas d’autre chaleur.

— Non, dit Françoise, nous sommes appauvris, nous vivrons comme nous devons vivre. Nous n’aurions aucune garantie contre vos entraînements.

— Mais alors tout est fini, s’écria-t-il, vous me liez pieds et poings pour me noyer. Eh bien, si ces cinquante mille francs étaient une dette de plus que j’espérais n’être point contraint de révéler ?

— En ce cas, vous vous entendriez avec M. Blanchart.

Je suis pitoyable, pensa-t-il, je ne saurai jamais la fléchir. Encore un effort !

— Non, reprit-il, je ne les dois point. Mais je vous conjure de compléter votre générosité, de la rendre immense, extraordinaire, de céder à la folie de mes passions, si vous voulez. Vous m’imposerez tel marché qu’il vous plaira !

Il venait de se dire : Je lui vends la liberté d’avoir un amant, si elle comprend.

— Et puis enfin, reprit-il après une légère pause, je puis les trouver ailleurs, et alors je me gênerai bien moins, jouant mon va-tout avec l’argent d’autrui, je vous en avertis. Il attendit encore un instant. Je ne veux point rester dans la médiocrité et être insulté du nom d’homme qui ne sait pas réussir. Voyons, j’expliquerai mes plans à votre notaire, et s’il les trouve raisonnables…

— À quoi bon insister ? Ce que vous voulez faire est justement ce dont je tente de vous préserver, répondit Françoise, troublée par ses supplications et son agitation.

Immédiatement il revint à une froide colère.

— Bien, reprit-il d’un ton acéré, n’en parlons plus. Mais je vous préviens que rien ici ne changera avant qu’il me convienne. On ne vendra rien et nous ne quitterons pas cet hôtel. Je suis forcé de subir vos cadeaux. Je ne vous les demandais pas. Soyez certaine qu’à partir de ce moment je serai plus que jamais le maître.

Il sortit de la chambre d’un pas assez lent et retourna dans son cabinet ; mais là il bouleversa tout, fit voler les papiers en l’air, renversa des chaises.

— Ah ! se dit Françoise pendant qu’il partait, il est odieux. Quelles folies va-t-il faire ? Je prierai M. Blanchart de surveiller toutes ses vilenies.

Elle reportait sur toutes les actions de son mari l’idée de bassesse qu’elle avait du caractère de l’homme. Elle ne voulait pas qu’il en fît d’innocentes.

Pour la première fois aussi, elle pensa qu’elle aurait dû le voir à ses pieds en reconnaissance de ce qu’elle l’avait sauvé de l’ignominie. Et il m’a menacée ! se dit-elle. Oh ! Philippe, il vous haïra !

Elle sentait qu’un ennemi mortel habitait là, sous le même toit, à deux pas d’elle. Elle ne pouvait savoir combien avait été rude la façon avec laquelle elle avait frappé Joachim de ce coup de massue qui s’appelait une générosité sans exemple.

M. du Quesnoy, marchant à grands pas, puis s’asseyant, se relevant brusquement, frappant les meubles de la main, disait presque à haute voix :

— Eh ! c’est pour elle-même qu’elle a fait cet acte magnifique, moi je n’y entre pour rien. Elle me l’a avoué cyniquement. Eh bien ! je ne lui dois aucune obligation. Cette maudite folle m’entravera toujours. Maintenant, je le vois, ce n’est pas par sottise, c’est par volonté qu’elle veut me briser, m’écraser. Je ne me laisserai pas faire. Cette misère de cinquante mille francs ! Que lui en coûtait-il de me les donner ? Je les trouverai n’importe où, et quand j’aurai refait ma fortune, je la chasserai !

Je puis la blesser, je ne puis pas la séduire. Où glisser un trait à travers cette armure de haine ! Il est facile d’être habile avec des gens qui inclinent vers le but où l’on désire les mener, mais cette créature qui ne rêve que ma perte ! Il aurait fallu s’humilier ! je l’ai fait. Cela ne vient pas d’elle. Un homme est derrière. Elle a rempli la coupe. Je ne souffrirai plus d’arrogances. Je la souffletterai à chaque mot qu’elle voudra dire avec son air dominateur. Je ne lui ai que trop laissé la puissance de nuire.

Il se prit le front à deux mains.

Et dire que ces cinquante mille francs, dans un an ce serait trois cent mille, dans deux ans sept cent, dans trois un million, et la splendeur, la force ! Oh ! ma chère amie, vous vous en repentirez.

Le lendemain, M. Blanchart retint Joachim et Françoise une partie de la journée. Il vint dès onze heures du matin. Il avait d’assez nombreux actes à libeller et à leur faire signer. Il était accompagné de son clerc.

Cette séance était aussi importante pour Françoise que pour Joachim. Tandis qu’ils étaient occupés, le valet de chambre vint dire que Mlle  Guay demandait si elle pouvait voir madame seulement pendant quelques minutes.

— Allez-y et dépêchez-vous, dit M. du Quesnoy à sa femme avec une telle humeur que le notaire et le clerc en relevèrent la tête et témoignèrent par leur physionomie qu’ils trouvaient intempestive une telle disposition d’esprit chez un homme que l’on comblait de bienfaits.

Il s’en aperçut.

— Continuons, messieurs, continuons, reprit-il d’un ton de rogue commandement, j’ai des choses fort importantes à faire dans la journée.

M. Blanchart, outré, ne put s’empêcher de répondre sévèrement :

— Mais monsieur, celles-ci sont les plus importantes de toutes, il me semble.

Joachim secoua la tête et fit un geste qui voulait tout aussi bien dire : Je n’en disconviens pas, que : Écrivez et ne faites point de réflexions.

Si bien que le notaire déposa tranquillement sa plume et dit :

— Nous attendrons Mme  du Quesnoy.

Joachim alluma un cigare et prit un journal. M. Blanchart ne toléra pas cette nouvelle impertinence. Il toussa très fortement et dit :

— Je vous serais bien obligé de m’épargner une toux qui me prend toujours lorsqu’on fume.

Joachim fit un petit mouvement sec de tête, jeta le cigare et resta absorbé dans sa lecture. Le notaire et le jeune clerc se regardèrent. M. Blanchart haussa un peu les épaules.

Françoise ne tarda pas du reste à rentrer. Elle avait trouvé dans son petit salon Charlotte assez effarée. Mlle  Guay lui dit :

— Voilà deux jours que ce pauvre Allart vient chez moi attendre de tes nouvelles. Il est sens dessus dessous, très inquiet ; il ne peut rester en place. Il m’a tant pressée que je me suis décidée à venir.

— Nous sommes dans des affaires très compliquées, nous n’avons pas un instant à nous. Fais-lui dire que je lui écrirai probablement ce soir, et qu’il ne s’impatiente pas.

— Il ne t’est rien arrivé de désagréable ? demanda Charlotte qui lui voyait la figure un peu fatiguée et soucieuse. Il est chez moi et va m’accabler de questions.

— Nullement ; dis-lui que dans deux ou trois jours je serai libre. Du reste, je lui écris ce soir, tu peux l’en assurer. Je t’adresserai la lettre. Adieu, je suis avec mon notaire.

Quelle est cette visite si pressée de Mlle  Guay ? pensait Joachim ; elle est la confidente des intrigues. Nous règlerons aussi cette dette-là.

Allart, assailli de fantômes, attendait en effet Charlotte chez elle.

— Eh bien ! qu’a-t-elle dit ? Que s’est-il passé ? Avez-vous de bonnes nouvelles ? lui cria-t-il aussitôt qu’elle revint.

— Laissez-moi d’abord ôter mon chapeau, dit-elle en riant. Elle n’est pas encore morte. Elle est dans de très grandes affaires. Les notaires l’entourent. Elle vous écrira ce soir. Je vous ferai porter la lettre.

— Non, non, je l’enverrai prendre. Comment est-elle ?

— Mais très bien ! Je ne l’ai vue que deux secondes.

— Ces affaires ! Oui, je devine ce qui en est. Mais elle m’avait dit que, par suite de ces affaires, elle serait peut-être obligée de quitter son hôtel. Ah ! s’il allait me l’emmener en province ! Je vois tout maintenant. Oh ! la bonne, la grande, l’admirable femme, ma pauvre Charlotte !

Il prit les mains de Mlle  Guay, comme si elle était Françoise. Il avait les larmes aux yeux. Mlle  Guay en fut toute émue.

— Je suis sûr qu’elle lui a payé ses dettes ! Et lui, qui est lâche, qui est vil, ne le lui pardonnera pas. Oh ! quand je pense qu’il peut la menacer, être brutal ! Et, ma pauvre Charlotte, voilà qui est affreux, honteux même, le pire pour moi serait qu’ils se réconciliassent. Est-il une plus atroce situation ? Si elle ne m’écrit pas ce soir, j’irai demain.

— Mais non, dit vivement Charlotte, ne faites pas cela ; attendez. Que d’impatience ! Que voudriez-vous faire ?

— Est-il possible que nous ayons dû être condamnés à un pareil malheur ! reprit-il avec agitation.

— Mais vous êtes comme elle, monsieur Allart, trop exalté.

— Vous ne connaissez point sa mère, la baronne Guyons ? interrompit-il brusquement.

— Mon Dieu, non !

— Cette Mme  Guyons, on ne pourrait donc la faire avertir par quelqu’un de prendre le soin de protéger sa fille ?

— Je la crois égoïste mais enfin il n’y a rien d’inquiétant, que je sache !

— Oh ! dit Allart, j’irai chez eux. Cet homme n’a aucun prétexte pour me refuser sa porte ! Me refuser sa porte… Voyez, Charlotte… Du reste, s’il le faisait… ajouta-t-il d’un air sombre.

— Mais comment, quoi ? dit Charlotte effrayée, oh ne faites pas d’imprudence ! Songez à elle qui en serait la victime. Vous vous exagérez tout tous les deux.

— Il faudra pourtant une fin à cet état intolérable, s’écria-t-il.

Charlotte avait dépensé tant d’énergie à n’être pas du même avis qu’Allart, qu’elle n’en avait plus.

— Eh bien oui ! dit-elle, il doit y avoir une fin, mais reculez-la toujours.

— Ah ! vous voyez un homme bien indécis, bien malheureux ; je ne sais que faire, c’est un odieux supplice.

— Pauvres gens, se dit Charlotte après qu’il fut parti, comment font-ils pour parvenir à tant s’émouvoir, au lieu de laisser couler le fleuve ?

Vers deux heures et demie, Me  Blanchart ayant fait signer en blanc à Joachim divers papiers timbrés, lui rendit sa liberté.

Le notaire dit toutefois à Françoise :

— Il serait bon de prévenir Mme  la baronne de ce que vous avez fait.

Ce mot inquiéta Joachim.

— Peut-elle s’y opposer ? demanda Françoise.

— Non.

— Eh bien ! nous ne la dérangerons pas, dit Mme  du Quesnoy.

— Du reste, interrompit Joachim, je compte la voir aujourd’hui et lui en dirai quelques mots.

M. Blanchart interrogea des yeux Françoise. Son regard signifiait : Il serait préférable que vous vous en chargeassiez.

Mais Françoise acquiesça aux paroles de son mari.

Le notaire avait sur le cœur les impolitesses et les hauteurs de Joachim.

— Ma foi, dit-il, combien de femmes, à la place de madame, auraient demandé une séparation de biens !

Joachim en pâlit, au grand plaisir de M. Blanchart, qui se retira après avoir lancé cette flèche.

Du reste Joachim avait un nouveau projet encore.

Le matin même, M. Popeland, pensant agir avec la plus délicate discrétion, lui avait envoyé sa carte, façon réservée de se rappeler au souvenir du débiteur sans le choquer.

Réemprunter à Popeland les quatre-vingt mille francs que paierait Françoise, c’était là une belle opération. On aurait raison sans trop de peine de ce bourgeois vaniteux. Joachim partit enflammé par cette autre espérance. De chaque espoir il en renaissait un nouveau. Sa tête fermentait. M. Popeland fut ravi de l’apparition de Joachim, et certainement ses yeux cherchèrent involontairement sur la personne de M. du Quesnoy la chose qui devait indiquer la restitution : un gros sac, un portefeuille, une poche fortement bourrée.

— Ah ! monsieur du Quesnoy ! s’écria-t-il, et comment allez-vous ? Prestement il lui approcha un fauteuil et l’y assit presque malgré lui. Donnez-moi donc votre chapeau.

Il lui enleva son chapeau, puis il s’assit en face de Joachim toujours prestement et prit un air d’attente plein d’épanouissement et d’amabilité.

— Ah ! monsieur Popeland, quels événements depuis que nous ne nous sommes vus ! dit Joachim en hochant solennellement la tête.

M. Popeland avait pensé que Joachim débuterait par le plus important et le plus pressé, et une teinte d’amabilité disparut de sa figure.

— Quel infâme coquin que ce Niflart ! continua M. du Quesnoy.

— Oh ! reprit Popeland.

Quelques minutes se passèrent à parler des méfaits de l’ancien homme de confiance.

— Et, dit enfin Popeland, vous venez pour notre affaire de ce chemin de fer.

— Nous allons en causer tout à l’heure, répliqua gracieusement Joachim. Je vais, avant, vous prier de vous associer à mes efforts pour faire rendre gorge à ce misérable. Je compte demander son extradition. Faisons, n’est-ce pas, la demande en commun, nous sommes frères en désastre.

— Auparavant, dites-moi, reprit Popeland, pour notre affaire ensemble, j’ai à…

— Mais elle est en bon train, affirma Joachim, si vous voulez bien, nous y reviendrons tout à l’heure.

— Mais on m’a dit au ministère qu’on ne s’en occupait pas, interrompit Popeland d’un ton de détresse.

— Comment ? s’écria Joachim, comment, c’est un malentendu…

— Cependant ! reprit Popeland en levant les sourcils.

— L’affaire est en fort bon chemin. Je me doutais du reste de quelque machination, dit Joachim avec une tranquille aisance.

— Mais, insista Popeland en se secouant, je ne vois pas qu’elle aille bien du tout.

— Allons, s’écria Joachim d’un ton brusque, je suis sûr que le drôle m’aura effrontément calomnié auprès de vous.

Popeland rougit et baissa les yeux devant le regard assuré de l’autre. Pourtant Popeland était le plus honnête des deux.

— Du reste, que de mal ne m’a-t-il point dit de vous ! continua Joachim.

— De moi ! s’écria Popeland révolté, avec un grand soubresaut.

— Aussi allons-nous nous expliquer sur cette question des quatre-vingt mille francs.

— Mais ils me sont dus, s’écria encore Popeland, prenant une attitude de coq.

— Et ils vous seront remboursés d’ici à quatre ou cinq jours, dit Joachim qui alluma un cigare.

— Oh ! je sais que vous êtes un parfait honnête homme, monsieur du Quesnoy, répliqua Popeland en reprenant subitement son sourire.

— Enfin, qu’avait imaginé ce drôle ?

— Laissons cela, je n’ai jamais douté de vous.

— Je le pense bien, dit Joachim d’une façon négligente. Eh bien, je vais vous raconter l’histoire. Niflart m’avait d’abord demandé de m’intéresser à votre affaire. Puis il m’a prêté quatre-vingt mille francs. Je les croyais à lui. J’ai appris que vous les réclamiez, je n’hésiterai pas à vous les rendre.

Popeland semblait maintenant être dans son tort. Il avait l’air confus. Il s’inclina.

— Qu’avait-il donc inventé ? demanda Joachim.

— Ma foi, dit Popeland, il m’a d’abord demandé les quatre-vingt mille francs pour lui.

— Eh bien, nous voilà d’accord.

— Ensuite, ajouta Popeland qui paraissait désolé de répéter de si horribles choses, il a prétendu que vous aviez exigé la somme pour prix de votre appui.

— Je perds plus de six cent mille francs avec lui ! dit Joachim en haussant les épaules.

— Mais, je le sais bien, s’écria Popeland avec un geste suppliant. Et moi autant, ajouta-t-il, en faisant une moue assez piteuse.

— Et si l’on vous a donné une mauvaise réponse au ministère, c’est à la suite de quelque autre machination de ce voleur.

— C’est probable, dit Popeland, c’est clair, ajouta-t-il après un peu de réflexion.

— Eh bien, puisque vous avez toujours cru que vous m’aviez versé un pot de vin… Joachim sourit en appuyant sur le jeu de mots.

Popeland sourit aussi, mais avec embarras et étendit sa main en avant pour protester.

— Je veux bénéficier de votre injuste soupçon.

Joachim tenait si fermement en arrêt sous son regard le pauvre M. Popeland, que celui-ci en était intimidé. Aussi s’agita-t-il encore sur sa chaise. Mais cette fois on le prenait un peu à rebrousse-poil, son air d’angoisse en témoigna.

— Comment ? dit-il en balbutiant.

— Je vois que vos défiances durent toujours et que ce chenapan a bien travaillé !

— Oh ! je vous affirme !… Que lit-il dans mon âme ? se demandait M. Popeland qui sentait l’œil de Joachim le percer comme une vrille.

M. du Quesnoy lui expliqua une nouvelle et brillante combinaison, à la tête de laquelle serait Popeland avec beaucoup de personnages importants.

Il fit briller, pendant quelque temps, toutes les facettes du diamant. « Maintenant, je vous le dis franchement, cette année je ne puis rien mettre dans l’affaire, je vous prierai, en conséquence, de me prêter ces quatre-vingt mille francs pour figurer mon apport. »

Popeland toussa, contempla Joachim, se balança, se mordit les lèvres.

Il y a du bon dans tout cela, pensait-il, mais c’est bien étourdissant… Et enfin me rend-il ou ne me rend-il pas mon argent ?

Il aurait bien voulu caresser de l’œil et de la main ses quatre-vingts billets de banque.

— Hum ! fit-il, c’est que… Il s’arrêta et attendit Joachim.

Jusque là M. du Quesnoy n’avait éprouvé aucune inquiétude, mais à ce moment qui était décisif, il fut pris d’anxiété à son tour, et il attendit aussi.

Si cet imbécile, pensa-t-il, a un grain de vanité de moins que je n’ai compté, il préférera son argent.

D’un autre côté, tout ce qu’il promettait à Popeland, il avait l’intention de le faire. Quand et comment ? il ne l’avait pas encore débattu.

Popeland toussa de nouveau.

— Je demanderai pour vous au prince de N… la croix d’Albert-le-Lion, et dans un an nous vous ferons avoir la Légion d’honneur, dit Joachim.

— C’est que… j’ai besoin… de mes fonds… murmura Popeland, tenté néanmoins.

— Allons, se dit Joachim, je suis battu, je vais marchander. Je ne lui demanderai que quarante mille francs.

— Je sais bien qu’en me donnant des garanties… reprit Popeland, hésitant.

— M. Blanchart vous remettra l’argent dans quatre ou cinq jours d’ici. Vous le déposerez à la Banque, et me donnerez une lettre de crédit. Mon apport n’est que nominal. Je sollicite l’ambassade de La Haye, et ces quatre-vingt mille francs me sont nécessaires pour établir une fois pour toutes les bases d’un train sérieux et convenable.

Vous savez ce qu’il en est. Enfin, avant huit jours je me charge de faire avancer fortement l’étude de votre chemin de fer, au point d’obtenir la désignation d’un ingénieur chargé d’examiner le lieu.

— Je ne dis pas non, dés lors, répliqua M. Popeland qui était un homme faible.

Vaguement, cependant, ces façons, ces propos lui rappelaient ceux de Niflart.

— Je ne dis pas non, répéta-t-il, je réfléchirai.

— Je n’aurai du reste besoin que de quarante mille francs, lâcha Joachim entraîné par la crainte d’une résistance.

La poitrine de M. Popeland sembla être allégée.

— Dans ce cas… dit-il d’un ton approbatif.

— Je vous rembourserai en deux ans et à dix pour cent ! Il me semble que cet emprunt est fait à de belles conditions pour vous. Votre chemin de fer, la croix, la direction de notre banque, dix pour cent. Allons, vous vous défiez de moi, parce que je vous offre trop !

— Oh !

— Comme vous avez douté de mon désintéressement je désire vous prouver que j’aime à rendre service aux gens d’honneur et d’intelligence.

Popeland fut près d’offrir l’argent sans condition de remboursement, mais le souvenir de Niflart l’arrêta : on ne peut pas savoir, Niflart était bien un ami d’enfance, on ne peut pas savoir, mâchonnait-il tout bas.

— Et, reprit Joachim, j’ai vraiment eu beaucoup de peine à décider mon notaire à vous rembourser cette somme, car vos droits ne sont guère établis. Sans mon expresse volonté, il vous eût rayé de la liste.

Popeland reçut la flèche. Il entrevit les difficultés d’un procès, l’impossibilité même de le gagner. Il fallait donc rendre un hommage complet à la haute délicatesse de M. du Quesnoy.

— Croyez-bien, dit-il, que je vous suis fort reconnaissant.

— Je le tiens, pensa Joachim et il ajouta : Heureusement, ce qui devait nous diviser, nous unit. Popeland admira beaucoup la phrase, et ayant consenti à ce que demandait M. du Quesnoy, il n’eut plus qu’à se persuader qu’il entrait dans une voie nouvelle de prospérités et de splendeurs.

Joachim se rendit de là chez la baronne.

Depuis que Françoise trompait M. du Quesnoy, l’affection de Mme  Guyons pour lui redoublait. Elle s’était prise de compassion à son égard et souhaitait de réparer les torts de sa fille.

Aussi, lorsqu’elle eut appris à la fois et la catastrophe financière et la défaveur ministérielle, elle se fâcha beaucoup, proclama que son gendre était une victime, et faillit se brouiller avec les amis puissants qui avaient fait envoyer Joachim à N…

Elle le reçut à bras ouverts, mille fois mieux qu’il n’espérait.

— Eh bien, mon pauvre enfant, lui dit-elle, l’adversité vous frappe à grands coups. Soyez fort comme dans la bonne fortune. Je n’ai jamais faibli et cependant j’ai passé par de cruelles épreuves, moi aussi. Vous voilà presque dans la même situation que le baron quand ses ennemis l’ont empêché d’arriver au ministère. Nous avons fait des jaloux, Joachim mais, je veux ou perdre tout à fait le peu de crédit que j’ai, ou vous faire nommer à un meilleur poste…

Elle en laissait cette fois son éternelle correspondance.

— Et je n’ai appris vos terribles ennuis que par des amis. Françoise n’a pas daigné m’en informer. Soit, si elle n’est ni bonne fille ni bonne femme, prenons-en notre parti. Je serai pour vous une mère et vous serez pour moi un fils.

— Je n’ai plus de ressources qu’en votre esprit si juste et si large, dit-il.

— C’est bien. Ne nous décourageons pas, mon cher enfant. On m’a dit que vous perdiez énormément.

— Hélas ! oui, je suis entièrement ruiné.

Elle se fit raconter toute l’histoire.

— Et voilà pourquoi ils vous battent froid aux affaires étrangères ! C’est ridicule. On devrait vous aider, au contraire. Mais je les secouerai. Avez-vous pris des arrangements ?

Joachim avait cru qu’elle ferait de grands cris et de grands reproches. Il s’excusa d’avoir eu confiance en Niflart.

— Mais le baron a bien perdu cent mille francs chez un coquin de notaire avant que nous n’eussions M. Blanchart. Vous avez bien fait de régler sur-le-champ.

— Françoise a payé ce que je devais.

— Qui ? Françoise ? s’écria la baronne absolument stupéfaite.

Allons, pensa-t-elle, c’est un remords.

— Elle n’a fait que son devoir, reprit-elle, elle a pratiqué les principes que je lui ai donnés.

Mais elle regardait le pauvre Joachim avec un air de pitié bien marqué.

— Vous comprenez, dit-il, que je n’ai qu’un désir, lui restituer le plus tôt possible.

— Oh ! vous avez toute la vie. Seulement ne vous mettez pas dans sa dépendance. Vous pourriez vous y croire obligé.

— Vous me protégerez, dit-il en souriant.

— Soyez tranquille ! Et menez-la encore plus serré que jamais. Vous ne l’avez peut-être pas assez tenue.

Il ne fit pas attention à ce mot.

Il lui parla du prêt promis par Popeland.

— Soyez prudent. Ne vous obérez pas. Quarante mille francs, ce n’est pas écrasant, en effet. Si nous pouvons vous envoyer dans un pays où la vie ne soit pas trop chère, votre traitement suffira. Vous pourrez mettre de côté les revenus de Françoise. Au bout de quelques années ce sera un capital. M. Blanchart vous sera très utile. Il s’entend bien à faire valoir l’argent. Votre beau-frère devrait faire quelque chose pour vous aussi.

Il semblait que la baronne reniât tous ses fameux principes d’ordre, de conservation. C’était la preuve d’un enthousiasme sans bornes. Joachim était l’enfant de son choix. Elle se dédommageait de l’affection obligatoire qu’elle avait dû avoir pour ses propres filles, qui n’avaient jamais été selon son cœur. Elle promit d’appuyer de toutes ses forces l’affaire Popeland. Enfin elle fit une chose monstrueuse : elle alla à son secrétaire, y prit six billets de mille francs et les donna à Joachim.

— Tenez, mon cher enfant, n’en dites rien à Françoise. Je ne puis pas faire plus, car je dois ma fortune à mes filles et je ne me suis jamais départie d’aucun devoir.

Mme  Guyons avait toujours rêvé d’avoir un fils et fait les plus beaux plans philosophiques pour l’éducation d’un homme. Les succès de Joachim à N… l’avaient ensorcelée.

Pourtant, les bontés faites, elle le chapitra.

— Il ne faut pas échouer deux fois de suite, dit-elle, la première on peut s’en prendre à la destinée~ mais la seconde on s’en prend à l’homme. La première catastrophe est un degré d’expérience, la seconde est un degré d’irréflexion. Défiez-vous des passions. Elles sont dans la jeunesse des pionniers qui ouvrent les sentiers : dans l’âge mûr elles ne savent plus nous conduire qu’aux précipices.

Joachim écouta les sentences avec une parfaite bonne humeur, les relevant d’une petite pointe d’assaisonnement :

— Une chute n’est, le plus souvent, que le premier mouvement d’un grand élan.

— Vous avez beaucoup de décision et de courage, dit-elle, et le coup d’œil prompt. Seulement il ne faut pas en abuser pour ne pas regarder.

— Mais j’adore réellement cette excellente femme, c’est la bonté même ! se disait Joachim un instant après en marchant allègrement dans les rues de Paris.

Il rencontra un jeune homme, le fils d’un banquier, qui faisait pour deux cent mille francs de dettes cette année-là. Il donnait le bras à une assez belle créature qu’il habillait somptueusement.

— Ah ! je trouve tout le monde à pied aujourd’hui, dit le jeune homme ; moi je me suis amusé à prêter ma voiture à la cousine de mon cocher. Où allez-vous ? Voulez-vous venir dîner avec nous au cabaret ?

Joachim était disposé à prendre quelque distraction.

— Faites mieux, laissez-moi le plaisir de vous inviter, répondit-il.

Il leur donna un petit festin qui coûta plus de deux cents francs. Ils flânèrent un peu après le dîner.

Pourtant, M. du Quesnoy s’ennuyant avec des gens qu’il connaissait fort peu, rentra chez lui à onze heures.

Françoise allait commencer sa lettre à Allart lorsqu’elle l’entendit. Elle avait été retardée par un pauvre diable à qui elle faisait du bien, et dont la femme mourante désira la voir. De sorte qu’elle passa sa soirée d’une autre façon que Joachim.

Elle renonça à écrire à Philippe, et d’une main vive mit : « Demain, à quatre heures, chez Charlotte. » Joachim entra, et elle ne put s’empêcher de repousser la lettre.

— Comme vous écrivez tard, dit-il essayant de lire quelques caractères qui passaient sous le coin d’une feuille de papier.

— Vous désirez lire ce que j’écris ? demanda Françoise d’un ton hautain.

— Oh ! répondit Joachim, comme si elle l’offensait.

Elle plia, cacheta sa lettre, et y mit l’adresse ostensiblement.

Mlle  Guay, à onze heures du soir ! pensa-t-il, Mlle  Guay n’est qu’un facteur.

Cependant il était préoccupé de choses plus pressantes, d’argent toujours !

— Combien vous reste-t-il sur ce que je vous ai laissé à l’époque de mon départ ? demanda Joachim.

— Il y a, je crois, six mille francs chez M. Blanchart.

— C’est tout ? Mais vous avez beaucoup dépensé !…

— La maison a tout absorbé. Faites votre compte, répliqua-t-elle sec.

— Mais il ne faut pas que M. Blanchart dispose de cette somme.

Françoise fit un geste qui signifiait : cela le regarde.

— Je suis administrateur de vos biens, reprit Joachim, en pesant solennellement sur les mots.

Mme  du Quesnoy eut un sourire ironique qui l’excita.

— Certainement, ajouta-t-il, je maintiens mes droits.

— Vous avez bien raison, dit-elle, toujours avec ironie.

— Six mille ! reprit-il, calculant d’un air méditatif ; en septembre vous avez vos rentes et vos fermages : une quinzaine de mille…

— Adressez-vous à M. Blanchart.

Elle était étonnée et crut qu’il avait une arrière-pensée beaucoup plus compliquée que celle de connaître les ressources dont il pouvait disposer.

— Vous devriez plutôt chercher ou faire chercher un appartement modeste, dit-elle.

Les cinq cent mille francs ne sont pas encore payés, pensa-t-il, il faut être prudent, et il répondit :

— Oui, oui, je verrai cela dans quelque temps. À propos, avez-vous des nouvelles de ma sœur ? Je suis étonné de ne pas en entendre parler. Elle a dû apprendre tous ces bruits ridicules…

— Vous savez bien que je ne la vois pas.

— Mais je vous avais réconciliées.

— Ah ! dit-elle avec impatience.

Puis elle reprit vivement : Expliquons-nous. Vous avez vu ma mère. Que vous a-t-elle dit ?

— Eh bien ! elle a été charmante comme toujours. Elle va leur prouver aux affaires étrangères qu’ils sont absurdes.

— Elle vous approuve en tout point ?

— C’est une femme d’esprit ! Que voulez-vous qu’elle désapprouve ?

— Enfin, que comptez-vous faire ?

— Mais je compte me remettre en selle, comme tout cavalier désarçonné, répondit-il en riant, comme si elle avait dit quelque niaiserie,

— Hier, vous avez annoncé que vous vous étiez trompé jusqu’ici dans votre conduite… Savez-vous ce que vous devriez faire ?

— Avouez aussi que vous ne seriez pas fâchée de me faire payer le secours que vous me donnez, affecta-t-il de dire d’une voix amère.

Françoise se tut. Elle était forcée de reconnaître que, par son antipathie pour lui, elle s’exposait à ce soupçon.

Joachim s’était levé, et, d’un accent vibrant, il cria :

— Eh bien, vos dons, je ne les accepte pas ; je ne vous en serai pas moins profondément reconnaissant, mais par tous les motifs, je n’accepte pas. On ne m’accusera pas de manquer de délicatesse !

Françoise avait reçu un véritable choc au premier abord. Lui ! refuser ! Et où trouverait-il de l’argent ? En aurait-il trouvé par quelque moyen équivoque ? La fin du cri fier de Joachim la rassura.

— Tout est signé et terminé, dit-elle froidement.

— J’irai chez le notaire et je déchirerai les actes.

— Il ne vous laissera pas faire.

Elle sourit et haussa un peu les épaules. Il fut très contrarié de ne pas l’avoir émue davantage.

— Ainsi, vous me les imposez, dit-il de l’air le plus malheureux.

— Oui, reprit Françoise, ennuyée de la comédie ; oui, je vous les impose et je vous les fais payer. Vous serez un homme honorable. Voilà le prix du marché.

— Et le sieur Allart ? eut envie de dire Joachim. Puis il ajouta mentalement : Le monde appartient à ceux qui plient et qui attendent.

— Je pense que je n’aurai pas de grands efforts à faire pour cela, répondit-il en adoucissant la raillerie dont il se sentait rempli.

— Vous ferez sagement, dit Françoise, de renoncer à la diplomatie active qui vous entraînera toujours à de grandes dépenses. Obtenez un poste ici dans le ministère. Remplissez-le dignement. Au lieu de desservir vos amis, faites qu’ils s’habituent à trouver en vous un homme sûr. Soyez économe. Dans quelques années…

— Je ne suis pas tout à fait de votre avis, quant à la diplomatie, reprit Joachim, se décidant à une attitude de bonne grâce courtoise ; cependant je ne vous demande que quelque temps pour m’y ranger probablement, si je suis convaincu de l’impossibilité d’agir autrement. Votre mère a les mêmes idées que moi, et l’on peut avoir quelque confiance dans son jugement.

Eh quoi ! se dit Françoise tout à coup, je combine les choses de l’avenir, avec lui, comme si Philippe n’existait plus et ne devait pas avoir toutes mes pensées. Elle se sentit désolée, découragée, et ne dit plus rien.

— À quoi pensez-vous ? demanda Joachim avec une sorte d’affectueuse douceur.

— À rien d’intéressant, répondit-elle d’un ton mélancolique.

— Vous paraissez triste, reprit-il, sont-ce toutes ces affaires qui vous tourmentent ?

Sa voix était pleine d’intérêt et presque d’affliction. Les consolations de Joachim déplurent à Françoise.

— Non, non, dit-elle avec un mouvement de réaction.

— Vous devez être fatiguée. J’aurais voulu vous épargner ces comptes, ces détails, mais vous…

Elle l’interrompit.

— Je suis allée voir mourir une pauvre femme ce soir, voilà ce qui m’a affectée.

Quel mensonge ! pensa Joachim, elle est allée chez lui et c’est lui qui est son conseiller, il sait, il dirige toutes mes humiliations. Un flot de fureur passa à travers ses veines. Mais les affaires le tenaient garrotté. Je ne dois pas m’occuper de cet homme, se dit-il, ou je ne suis capable d’arriver à rien. Il arrêterait tout mon avenir. Et pourtant, revenait-il en lui-même avec violence, un coup d’épée est vite donné, et je saurais le donner. Mais les suites ! cette femme me tient…

Voyons, je puis d’ailleurs me tromper sur leur compte. Et enfin, ruiné, laissé dans un coin, je suis plus ridicule et plus déconsidéré que… Eh ! non, c’est trop ! cette femme me prend donc pour un misérable mannequin, sans volonté, sans nerfs. C’est par trop stupide et je le leur ferai voir. Ils me regardent comme un niais ! Soit, je serai un niais jusqu’à ce que mon jour vienne !

Les réflexions, de part et d’autre, avaient pris un temps assez long.

— Je conçois l’effet pénible qu’a dû vous produire ce régal d’une mort pour votre soirée, dit Joachim, reposez-vous. Le sommeil chassera les idées noires. Je suis accablé, moi aussi.

Mais ils veillèrent fort tard, chacun de son côté et, dans le silence de la nuit, à travers les murs de leurs appartements, ils s’entendirent marcher, remuer. Chacun aussi se demanda à propos de l’autre : Pourquoi ne dort-il pas ? Leur défiance réciproque fut augmentée par la pensée que de secrets et agitants sentiments les tenaient dans l’insomnie.

Il ne restait à Joachim qu~à voir Laure. Il alla la trouver à sa propriété de Cernay-les-Près, où elle passait six mois tous les ans avec le vicomte, sauf leurs tournées aux eaux ou aux courses départementales.

Le valet de chambre de la vicomtesse, initié à toutes les choses de la maison, lui annonça avec beaucoup de satisfaction que Mme d’Archeranges se trouvait dans le parc auprès de madame.

— Votre pauvre frère ! j’ai été bien désolée pour lui, répétait encore Mme d’Archeranges à la vicomtesse quand elles le virent de loin à travers les pelouses.

— Je n’y conçois rien, disait Laure, il est fin et spirituel cependant.

— Et comment s’en est-il tiré ?

— Je ne sais, voilà sa première visite.

— Et c’est une perte pour vous, du moins pour vos enfants.

— Je suis d’autant plus contrariée que le vicomte n’a jamais eu de sympathie pour lui et en dit les choses les plus désagréables.

— Pourquoi ne l’en empêchez-vous pas ?

— Je ne puis pas le priver d’un dédommagement. Depuis que M. Noualhès vient souvent à Cernay, le vicomte ne tarit pas en attaques contre Joachim. Jugez depuis cette malheureuse affaire…

Joachim les rejoignit.

— Vous me faites une bien bonne surprise, dit-il à Rose.

— Je suis un courtisan du malheur, répondit-elle avec son insouciance gaie.

— Peut-être est-ce trop tard, car le malheur se répare. Je n’ai pas voulu vous voir, dit-il à Laure, avant que mes affaires fussent arrangées.

— Comment, déjà ! Quelle activité !… C’est fort heureux, car Paris disait le chiffre de votre perte.

— En vérité ? demanda Joachim curieusement.

— Huit cent mille francs !

— On me faisait beaucoup d’honneur, un peu plus de la moitié, voilà tout. Françoise a payé, dit-il à demi-voix à sa sœur, mais Rose entendit.

Les deux femmes eurent la même idée. Leur étonnement passé :

— C’est bien extraordinaire, dit la vicomtesse.

— Elle a voulu acheter sa tranquillité avec M. Allart, ajouta Rose en battant des fleurs du bout de son ombrelle.

— Hum, c’est un peu cher, dit sérieusement la vicomtesse.

Rose partit d’un grand éclat de rire qui entraîna Laure. Joachim sembla rester parfaitement calme et indifférent.

— Ne dites à personne qu’elle est intervenue, répliqua-t-il : je veux qu’on croie que j’ai été assez riche pour payer moi-même.

Ainsi la pensée qu’il avait eue, d’autres l’avaient aussi et sans hésiter. Ce fut une de ces remarques qu’on enferme soigneusement dans sa mémoire et qui, de là, ne cessent de vous exciter.

— Je vous plains, Joachim, reprit Rose.

— Je le plains aussi, ajouta la vicomtesse.

— Vous tomberez en quenouille, dit encore Mme  d’Archeranges.

— Vous n’avez pas vu ce monsieur Allart ? demanda Laure.

Joachim affecta de rire et de parler d’autre chose.

La vicomtesse ne tarda pas à revenir à la charge : Vous pensez bien que je n’ai pas voulu revoir votre femme. Du reste, je me suis déchargée sur sa mère de la petite surveillance que vous m’aviez confiée.

Rose partit d’un nouvel éclat de rire qui scandalisa un peu Laure. La surveillance dont il s’agissait paraissait à Mme  d’Archeranges assez comiquement confiée. Quant à Joachim, il répondit à sa sœur, comme s’il n’attachait point d’importance à tous ces propos : Oui, oui, vous avez bien fait.

Comme il faisait très beau et qu’un soleil rayonnant illuminait triomphalement le ciel bleu, les larges gazons verts, les allées jaunes et moelleuses, Joachim ressentait quelque chose de ce triomphe des choses extérieures.

Il espérait confondre ses ennemis de toute sorte, et se créer un soleil de succès qui éblouirait, pour tout le reste de sa vie, les envieux et les traîtres.

Il en parla avec une certaine flamme aux deux femmes pendant toute la promenade.

Aussi Mme  d’Archeranges lui dit-elle : Vous vous êtes bien remis depuis N… Je ne vous ai jamais vu si bonne mine.

Il resta à déjeuner. Le vicomte, qui ne pouvait le souffrir, fut aimable avec lui, mais ne lui dit pas une seule parole qui témoignât le moindre intérêt.

Laure prit une revanche sur son mari en lui annonçant d’un ton un peu aigu : Joachim a tout payé. Cela a été promptement mené.

— Ah ! tant mieux, répondit M. Ballot, mais le plus beau eût été de ne rien perdre.

— Le plus beau sera de tout regagner, riposta Joachim.

M. Ballot détourna la conversation. Il sera dur, pensa Joachim, de tirer de l’argent de cette botte de paille, si jamais le cas échoit.

Mme  d’Archeranges lui demanda de la ramener à Paris et le garda chez elle. Il alla ensuite à la Bourse et donna des ordres à un agent de change pour une petite opération.

L’agent de change alla conter partout : Il a tout payé, il a rejoué, il a les reins bien forts !

De la Bourse, Joachim se rendit chez M. Blanchart, qu’il pressa de remettre les quatre-vingt mille francs à Popeland.

— Popeland, dit-il, crie beaucoup.

Il fit aussi quelques visites aux gens qu’il connaissait le plus, demandant :

— Eh bien ! vous avez su mon petit accident ?

Presque toujours on était un peu embarrassé. Alors il reprenait triomphalement :

— J’ai perdu et payé huit cent mille francs. Et dans deux ans ces huit cent mille francs me seront revenus.

Joachim rentra pour dîner avec sa femme. Il ne se passa rien de particulier entre eux. Il se montrait grave et insaisissablement humble. Puis il alla fumer sur le boulevard, et termina par une séance au Cercle. Il y renouvela ses proclamations de solvabilité et fit un whist décent à cinq francs la fiche, où il gagna. Tous les présages étaient bons !