VI

PARTOUT L’ERREUR


Françoise avait revu Allart. Il l’attendait dans l’appartement de Mlle  Guay. Charlotte leur laissa le champ libre, en se retirant dans sa chambre.

Allart était très anxieux.

— Enfin, vous voilà donc, s’écria-t-il d’un accent exalté, votre mot si bref d’hier soir m’a fait peur. Je m’attendais à une longue lettre.

— Ne m’accusez pas, et surtout ne vous tourmentez pas à mon égard, dit-elle.

Allart aurait voulu bannir le nom et le souvenir de M. du Quesnoy de toute conversation, mais il ne pouvait au contraire s’empêcher d’y penser. Il se persuadait que Françoise pouvait lui cacher bien des choses, et il avait soif d’être rassuré sur la conduite de Joachim envers elle.

— Et que fait-il ? Que vous dit-il ? A-t-il échappé à ces ignominies que vous redoutiez ?

— Oui, oui, répondit précipitamment Françoise pour le détourner de s’arrêter sur ce sujet.

— Grâce à vous ! Vous vous êtes dépouillée ! reprit Allart ému.

Il était heureux de la grandeur d’âme de son amie, mais fâchée qu’elle se fût exercée envers Joachim.

— Non, dit elle d’un ton léger, en souriant. Cependant elle était étonnée que Philippe sût le secret. Afin qu’il n’insistât pas, elle reprit : Il paraît que vous avez bien tracassé cette pauvre Charlotte ?

— Un peu, répliqua bonnement Allart.

— Nous ne sommes pas raisonnables, dit Françoise.

— Et comment l’être ? s’écria-t-il avec force, je me figurais que je ne vous reverrais jamais.

— Quelle folie, Philippe, dit-elle tendrement.

Elle le contemplait avec une sorte d’avidité. Il lui semblait qu’elle en était séparée depuis si longtemps ! Et comme elle avait toute vive l’impression de la figure de Joachim pendant ces récents débats, elle y comparait le visage d’Allart. Celui-ci lui paraissait avoir l’air meilleur que jamais. Mais presque aussitôt l’éternel obstacle se dressa entre eux.

Ah ! se dit-elle, jamais nous ne serons réunis. Je le perdrai peut-être, et il faudra que je survive, toujours liée avec l’autre !

Elle eut un abattement subit qui la domina et elle jeta ce cri d’angoisse :

— Oh ! Philippe, je ne puis être gaie. Je ne sais plus que faire. Conseillez-moi !

— Eh ! le sais-je donc ! se dit-il. Que s’est-il passé ? demanda-t-il alarmé.

— Oh ! rien ; mais hier soir nous avons causé et j’ai dû faire des projets d’avenir avec lui.

— Vous me demandez conseil, reprit-il d’un ton bref, eh bien, ma chère amie, il faut vous dévouer à votre mari, faire tout ce que vous pourrez pour qu’il soit heureux, vive longtemps et arrive aux plus grands honneurs. Moi je retournerai en Orient. Et la vertu battra des mains, s’écria-t-il avec une amertume désespérée.

Françoise le regarda, non moins désespérée.

Il eut un air étrange.

— Voulez-vous, dit-il d’une voix sourde, que nous partions à l’instant même pour l’Italie, pour l’Angleterre ou pour l’Amérique ? Nous le pouvons et tout sera fini, continua-t-il vivement, nous n’en entendrons plus parler.

Elle baissa la tête en frémissant. Quiconque a le courage de ces grandes décisions ou la folie de ces coups de tête, n’est-il pas sauvé ? Mais le long sillage d’infamie qu’on laisse derrière soi et qui vous suit partout !

— Il faut, répondit Françoise, se redressant d’une façon résolue, il faut envisager avec fermeté et sang-froid notre cruelle situation.

Il partit d’un élan de colère. Tous les jours, dit-il violent, on peut se trouver dans des situations graves, difficiles, dangereuses, mais où il y a une issue, et il suffit d’un peu d’énergie, d’une mesquine décision pour prendre un parti et s’en tirer. Mais ici, quelle issue ?

Moi, je suis forcément garrotté ! passif ! Vous êtes mariée et nous avons des scrupules ! Nous en avons d’ailleurs été bien récompensés. Que demandons-nous ? Nous sommes trop exigeants. Vous ne voulez pas être ma maîtresse, je ne veux pas non plus que vous la soyez. Seulement, il me semble toujours que vous êtes la sienne, et je n’ai qu’à ronger mon frein, n’est-il pas vrai ?

— Oh ! dit Françoise avec une espèce d’horreur.

— Il s’agit d’envisager avec sang-froid la position ! Je le fais, continua Allart avec une croissante excitation. Vous ne voulez pas que je vous enlève, cela ferait trop de scandale. Nous avons peur du scandale.

— Mais vous me faites beaucoup de mal, dit-elle les larmes aux yeux, vous êtes dur, vous m’effrayez.

— Non, j’examine avec sang-froid. Voilà notre position. Eh bien, il y en a cent mille autres dans le même cas. Comment font-ils ? Nous n’avons qu’à choisir, il y a mille manières de s’accommoder de l’état le plus affreux, le plus humiliant, le plus torturant où l’on puisse être..

— Mais Philippe, comment aurai-je du courage, si vous n’en avez pas ? s’écria-t-elle.

— Eh ! que voulez-vous que nous fassions avec votre courage ?

Elle ne put retenir des larmes. Cette vue ramena un peu Allart à lui-même. Il s’approcha, s’arrêta devant elle. Il songea qu’il déchirait trop leur plaie.

— Ma pauvre amie, dit-il doucement, vous devez me comprendre. Laissons toutes ces choses dans l’ombre, cependant, et parlons de vous. Ce que je devine que vous avez fait vis-à-vis cet homme est bien beau, mais vous vous êtes trompée. Je suis certain qu’il ne vous le pardonnera pas. J’en ai beaucoup entendu parler. Je le connais peu, mais je sais quel est l’homme. Il recommencera d’ailleurs. Vous ne l’aurez ni ému ni corrigé.

S’il avait de la reconnaissance pour vous, je serais plus tranquille.

Voilà ce que nous avons à faire, s’écria-t-il comme frappé par une idée subite, votre mère l’a fait nommer à N… Eh bien, poussez-la à le faire envoyer ailleurs… Il hésita.

— Nous ne sommes pas très bien, elle et moi, dit Françoise.

Son agitation le reprit.

— Oh ! je ne puis rien pour vous ! s’écria-t-il avec angoisse et exaspération.

— Eh bien, reprit-il du ton violent avec lequel il parlait un instant auparavant, après tout, nous avons rempli nos devoirs, et nous avons nos droits à soutenir. Qu’il reparte, qu’il nous laisse libres. Nous sommes engrenés, nous n’avons pas à discuter nos moyens ; ce n’est pas de notre faute s’il faut que nous agissions d’une manière peut-être honteuse, immorale, que sais-je ! Nous ne pouvons toujours être des patients. Ce serait par trop ridicule. Nous étions heureux avant ce retour. Défendons notre bonheur. J’aurai au moins l’illusion, le semblant de ce que je veux, sans quoi la vie me serait impossible.

— Et que voulez-vous, Philippe ? demanda Françoise machinalement, car elle était à moitié accablée.

— Vous voir toujours, avoir à moi tout seul tout votre temps, toutes vos pensées, toute votre présence !

La voix d’Allart eut une espèce de cri d’exaltation.

— Charlotte va entendre, dit Françoise, sans trop savoir ce qu’elle disait.

— Ah Charlotte ! répliqua-t-il avec impatience. Il se reprit : Eh bien ! Charlotte va nous donner son avis. Il ouvrit la porte du salon et appela : Mademoiselle Guay !

Celle-ci accourut.

— Mademoiselle, dit Allart, que pensez-vous que nous ayons de mieux à faire ?

— Mais, continuez à vous voir ici, répondit-elle.

— Oui, interrompit Philippe, et je serai contremandé à tout instant. Un jour il l’emmènera faire une visite, un autre…

— Mais, dit Françoise, croyez-vous donc que j’aie un maître ?

Allart secoua la tête.

— N’est-ce pas, Charlotte, continua-t-il, que nous devons tout mettre en œuvre pour qu’il reparte ?

Mlle  Guay regarda Françoise comme si c’était elle-même, Charlotte, qui demandait conseil pour répondre.

— Vous avez peut-être raison, Philippe, dit Françoise.

— Oui, ajouta Charlotte d’un ton convaincu.

Françoise se sentait incapable d’avoir une idée ou une volonté. Philippe fera ce qu’il voudra, pensa-t-elle.

— Il est six heures et demie ! dit alors Charlotte avec un peu d’effroi. Elle craignait que Françoise, s’attardant, ne s’attirât quelque désagrément de la part de M. du Quesnoy.

Ah ! pensait Allart, quand j’étais librement et joyeusement chez Françoise, si je la quittais, c’était de mon plein gré ; aujourd’hui il faut que je la quitte, parce qu’il est ici. Oh ! j’y retournerai, advienne que pourra.

— Viendrez-vous demain ? demanda-t-il à Françoise.

— Oui, à la même heure.

Ils descendirent ensemble. Mais sous la porte cochère, Mme du Quesnoy prit les devants. Il s’arrêta et la regarda aller de loin, jusqu’à ce qu’il l’eût perdue de vue.

— Je ne puis plus lui donner le bras, ni l’accompagner dans les rues, parce qu’il pourrait nous rencontrer, se dit-il. Il fit un geste violent et jeta un long soupir. Il ne savait plus comment passer le temps. Il eut l’idée de revoir Noualhès et de renouer leur amitié. Il le trouva à leur ancien café. Noualhès lui donna une poignée de main, mais affecta de rester absorbé dans une conversation avec des gens que ne connaissait pas Allart. Au bout d’un instant celui-ci lui rendit sa poignée de main et partit.

Le lendemain Allart trouva chez Charlotte un petit mot de Françoise, qui renvoyait leur entrevue au jour suivant.

— Vous voyez, Charlotte, vous voyez, dit-il d’un air navré. Ah ! je vais y aller.

— Non, non, Allart, je vous en prie.

— Vous connaissez donc quelque chose qui me barrera le chemin ?

— Non, mais attendez Françoise, elle est assez sensée…

— Ni elle, ni vous, ni moi, personne ne peut être sensé à présent, dit-il, c’est la dernière fois que je supporte un tel retard.

Joachim était allé dès le matin chercher Popeland pour le conduire chez M. Blanchart, et le notaire avait par suite retenu Françoise dans d’assez longs pourparlers.

Un mouvement subit à la Bourse favorisa M. du Quesnoy, qui gagna près de quatre mille francs. Il pensa qu’en vérité il n’y avait rien de tel que de ne point se laisser abattre et que Dieu était pour les gens d’action.

Dans l’après-midi, ce fut lui qui succéda au notaire auprès de Françoise.

— J’ai rencontré, dit-il, beaucoup de personnes de connaissance revenues momentanément à Paris, j’en profiterai pour donner une petite fête d’été.

— Vous n’êtes pas assez riche, dit-elle.

Il ferma les yeux. C’était un mouvement habituel à sa sœur et à lui pour cacher une contrariété ou se donner le temps de se contenir.

— Ne vous inquiétez pas. J’ai une petite réserve rapportée de N… dit-il. Je tiens beaucoup à recevoir une dernière fois pour détruire toute opinion malveillante. D’ailleurs, ajouta-t-il plus gracieusement, je vous en demande la permission.

Françoise accorda. Il était si soumis.

Il passa en revue divers noms d’invités. Il mit Mlle  Guay dans le nombre, puis il ajouta :

— Nous voyions diverses personnes encore. Ah ! Mme  Desgraves nous avait présenté un homme très distingué, M. Allart. J’en ai entendu dire beaucoup de bien. Sauriez-vous, par hasard, s’il est à Paris ? Nous le joindrions à la liste avec plusieurs autres.

Il énuméra encore quelques noms.

Françoise fut prise au dépourvu. Le cœur lui battit. Était-ce un piège ? Mais cela avait été amené si naturellement. Et pourtant, pourquoi tout à coup Allart ? Et si elle hésitait, elle se compromettrait, car, ou il savait ou il finirait par savoir qu’elle avait vu Allart. Et il lui paraîtrait bien extraordinaire, bien suspect qu’elle dît le contraire. De toutes façons, il lui donnait l’exemple du naturel dans la dissimulation.

— Oui, dit-elle, invitez M. Allart, vous ferez d’ailleurs plaisir à Mme  Desgraves.

Joachim ferma de nouveau les yeux.

— Quelle est son adresse ? demanda-t-il.

Ici encore Françoise fut mortellement embarrassée. Cependant elle prit dans une corbeille un paquet de vieilles cartes de visite.

— Vous la trouverez peut-être là-dedans, dit-elle.

Une heure après il rencontra la femme de chambre de Françoise tenant une lettre à la main.

— N’est-ce pas la lettre pour Mlle  Guay ? demanda-t-il à tout hasard.

— Oui, monsieur.

— Dépêchez-vous, dépêchez-vous !

Françoise priait Allart de venir de bonne heure chez Charlotte. Elle avait des choses importantes à lui communiquer.

Combien vite Allart accourut au rendez-vous, troublé par l’annonce de ces choses importantes.

Avec quelle hâte il demanda à Françoise :

— Eh bien ! qu’y a-t-il donc ?

Elle aussi avait hâte de savoir ce qu’il penserait. Elle parla vite, comme quelqu’un que pressent les événements.

— Il vous invite pour une très prochaine réception, dit-elle, que croire ?

— Ah ! reprit Allart avec un mouvement de joie, j’irai.

— Je ne sais qu’imaginer. Est-ce un hasard ? A-t-il une intention ? Je suis pleine de défiance.

Piège ou capitulation, ils ne purent s’arrêter à deviner lequel des deux. Mais il fut bien décidé qu’Allart viendrait. Il n’y avait pas autre chose à faire.

Joachim s’était aperçu de la sortie assez matinale de sa femme.

— C’est bien cela, se dit-il, elle est allée le trouver pour prendre leurs mesures.

Il pria Françoise, quand elle fut rentrée, de remplir les blancs des lettres d’invitation et de s’occuper des préparatifs de la soirée qui devait avoir lieu dans peu de jours.

Pendant l’intervalle, il s’occupa beaucoup de réchauffer l’esprit de Popeland, puis de réunir les quelques personnes influentes dont il avait parlé pour former une société d’affaires. Les gens ne dirent ni oui ni non, de sorte qu’il put garder ses espérances. Il gagna encore quelques milliers de francs à la Bourse. Il n’eut d’autre contrariété que dans la remise des quatre-vingt mille francs à Popeland, pour laquelle M. Blanchart s’obstina à prendre un délai plus long que Joachim n’avait compté, et dans une petite scène que lui fit Rose pour se distraire.

— Vous allez donner une soirée, lui dit-elle, et vous ne m’invitez pas ?

Il eut beau rire et lui dire qu’il trouvait sa plaisanterie toujours imprévue, elle se piqua de son sang-froid, et se fâcha sérieusement à la fin, lui faisant de grands reproches et menaçant d’aller à cette soirée.

Il lui répondit alors, impatienté, que Françoise était un trop rude adversaire pour qu’on s’y frottât.

Rose cria, vanta le marquis de Meximiers, avoua sa trahison. Il ne voulut pas y croire. Elle l’aurait beaucoup plus troublé en tout autre temps, mais le renouveau du succès lui donnait de telles joies, qu’il secouait les pensées désagréables comme on secoue la poussière de son habit.

La baronne le mettait en fête, car elle avait plaidé pour lui avec le feu de l’avocat d’un martyr, et on paraissait, disait-elle, de nouveau bien disposé en faveur de M. du Quesnoy. On allait examiner la demande Popeland, et on avait à peu près promis, aux affaires étrangères, de lui rendre un poste important, lorsque le bruit de ses affaires serait un peu apaisé.

Joachim eut, pour l’été, assez de monde à sa soirée. Laure et le vicomte y vinrent. Mme  Ballot avait obtenu avec peine de son mari qu’il rendît à Joachim cette espèce de témoignage. La baronne s’abstint à cause de sa fille. M. de Daignes et Popeland y figurèrent en tête de ceux que M. du Quesnoy accueillit le plus chaudement. Popeland fut présenté à une foule de gens, comme s’il eût été un grand personnage.

Il ne put cacher son enthousiasme à M. de Daignes qu’il connaissait un peu.

— Quel homme que M. du Quesnoy !

— Euh ! euh ! dit l’autre.

— Oh ! s’écria Popeland, j’ai confiance en lui. Un homme plein de talents et d’honneur. Il arrivera à tout, monsieur.

— Euh ! euh ! dit toujours l’autre.

Françoise avait fait les préparatifs de la soirée avec une certaine ardeur, oubliant la loi d’économie qu’elle voulait imposer à Joachim. Son esprit s’attacha à l’idée qu’elle fêterait le retour d’Allart.

Pendant ces six jours, chaque fois qu’il lui demanda ce qui se passait, elle n’eut à répondre que la même chose :

— Il n’est question de rien, il ne me parle plus de vous.

Allart arriva un peu tard. Le cœur battit fortement à Françoise, dés qu’elle le vit, et que M. du Quesnoy se dirigea avec empressement au devant de lui.

— La dernière fois que j’ai eu l’honneur de vous recevoir, dit Joachim à Allart, j’étais à la veille de mon départ, de sorte que je n’ai pu vous témoigner tout le plaisir que me donne la connaissance d’un homme d’une célébrité bien méritée.

Il le conduisit à sa femme. Allart se tenait fort raide, s’attendant vaguement à quelque algarade.

Mais Joachim les regardait avec l’air absolument enchanté de présenter à sa femme un homme qu’il était fier de posséder dans son salon. Allart était néanmoins froissé de subordonner son attitude à celle de M. du Quesnoy.

Ils ne se tirèrent pas trop bien avec Françoise de la présentation. Fallait-il se traiter cérémonieusement, de même que si Joachim les présentait réellement, ou s’aborder avec une certaine allure de connaissance ? Chacun d’eux compta sur l’initiative de l’autre pour s’y modeler.

— J’ai revu monsieur… dit Francoise.

Allart s’inclina et répliqua : Oui !

— Ah ! s’écria Joachim avec le plus charmant sourire, cela a été une bonne idée de ne pas interrompre des relations que j’aurais été très flatté de nouer, si j’étais resté à Paris.

Était-ce une raillerie ? Il était plein d’aisance et d’aplomb gracieux. Allart s’irrita de se sentir gauche et contraint.

— J’ai tenu, dit-il, à ne point perdre le chemin d’une maison aussi agréable.

Françoise était sur les épines, mais au milieu de ce qu’elle pouvait considérer comme le péril ou tout au moins le combat, le cœur avait cessé de lui battre, et elle résolut aussi de se mettre à l’unisson.

— Oh ! dit-elle, monsieur du Quesnoy et moi, avons toujours été reconnaissants envers ceux qui ont eu la bonté de trouver notre maison agréable.

Joachim emmena Allart, et voyant qu’il connaissait la plupart des gens de quelque valeur qui fussent là, le présenta à ceux qu’il ne connaissait point, et les réunit en un petit groupe où il sembla s’efforcer de faire valoir Allart, puis vouloir lui plaire. Il fut brillant, causa de toutes sortes de sujets, cherchant des mots spirituels et paraissant désirer son approbation.

Françoise les rejoignit pendant un instant et fut étonnée de la conduite de son mari. À la fin de la soirée, Joachim accompagna Allart de quelques pas, et lui dit, devant elle : Veuillez donc nous faire le plaisir de venir dîner avec nous, après-demain. Le soir nous y sommes aussi presque toujours, et d’ailleurs, moi par hasard n’y étant pas, ma femme sera toujours très heureuse de vous faire les honneurs de notre petite hospitalité.

Allart se borna à remercier. Il échangea un regard d’incertitude avec Françoise, en partant :

Moi n’y étant pas, ma femme sera toujours heureuse de vous recevoir !

La même perplexité pesait toujours sur Allart et sur Françoise. Joachim avait-il de mauvaises intentions, agissait-il comme un homme qui ignore ou qui veut ignorer ? C’était maintenant presque une partie à jouer prudemment et ils se prenaient d’intérêt pour ce jeu.

D’ailleurs, Allart était prêt à tout.

Quand tout le monde fut parti, Joachim mit Françoise en alerte, par cette simple phrase :

— Eh bien, vous voyez que j’ai bien fait de donner cette soirée.

— Comment ? dit-elle, croyant qu’il allait être question d’Allart.

— Personne ne croit plus que je sois ruiné.

— Je me mets martel en tête, pensa-t-elle, comme si j’étais une femme coupable.

Le lendemain Allart vint faire une visite particulière à M. du Quesnoy. Il avait eu d’abord une idée très extravagante, telle qu’en suscitent dans une cervelle en émoi les difficultés où elle se débat. C’était de dire à M. du Quesnoy : Vous avez une femme admirable, vous la soupçonnez peut-être ; eh bien ! rassurez-vous, voici ce qui en est. Il s’en garda bien cependant. Cela aurait pu être ridicule. Joachim lui parla beaucoup de N…, de divers pays, puis d’affaires.

Allart ne se doutait guère que M. du Quesnoy, de son côté, eut un moment la pensée non moins extravagante de l’englober dans ses combinaisons et de tirer parti de lui, financièrement, comme de Popeland.

Joachim ne savait, au fond, s’il fallait concéder Allart à sa femme, à titre de reconnaissance, ou s’il devait les punir, quand ils lui auraient donné une occasion qu’il saurait faire naître.

Après avoir causé quelque temps, M. du Quesnoy mena Allart chez Françoise, et leur dit qu’il sortait. Leur entretien à eux deux roula encore sur le système de perfidie qu’il pouvait adopter, ou sur son entière sincérité. Pourtant la rentrée d’Allart s’était faite d’une façon plus simple et plus rassurante qu’ils n’auraient imaginé. Et dans le petit salon qui les avait vus tant de fois ensemble, ils reprirent peu à peu les anciens thèmes et oublièrent, durant un bon quart d’heure, Joachim, comme au temps où il était à N…

En se retirant, Allart ayant aperçu le petit meuble où Françoise serrait ses papiers, dit :

— Il est donc vide maintenant ?

— Oui, oui, affirma Françoise.

Après le départ de Philippe, elle songea à l’auto-da-fé qu’il recommandait si souvent. Mais ayant contemplé et relu les lettres, elle ne put encore se résoudre à les brûler. Seulement elle vérifia la solidité du petit meuble. On ne pourrait le forcer, pensa-t-elle. En vérité, murmura-t-elle, comment serais-je donc, si j’étais coupable ?

Elle chassa ce sentiment qui se soulevait parfois en elle, et en considérant qu’AIlart se retrouverait à son côté, là, dans cet endroit où ils s’étaient dit qu’ils s’aimaient, endroit vénéré et adorable, une douce lumière surgit qui noya toutes les ombres.

Le jour du dîner, Joachim renouvela ses amabilités de la soirée. Il engagea une conversation amusante, vive. Il excita Françoise et Allart ; ceux-ci se laissèrent aller à l’entrain qu’il leur communiqua et furent causeurs et gais comme s’ils s’étaient trouvés avec un véritable ami, ou du moins un personnage qui leur fût très agréable.

Aussi, à un certain instant s’en aperçurent-ils et en furent-ils contrariés.

Joachim emmena Allart sur les boulevards, puis à son cercle, et le fit jouer au whist.

— Me prendrait-il réellement en amitié ? se demanda Allart presque avec stupeur, en revenant chez lui.

Quant à M. du Quesnoy, il dit à Françoise :

— Monsieur Allart est véritablement un des hommes les plus distingués qu’on puisse rencontrer, je suis sous le charme et serais très flatté qu’il devînt tout à fait mon ami.

— Je renonce, pensa Mme  du Quesnoy, à discerner où je marche.

Lorsqu’elle questionna Allart à ce sujet, il lui répondit :

— Je n’y comprends rien non plus, ou c’est un remarquable comédien.

Au bout de quelque temps, Joachim ne disant plus de ces paroles et ne faisant plus de ces choses qu’ils pouvaient croire à double entente, ayant renoncé, tout en restant toujours très aimable, à forcer l’amitié d’Allart, et tantôt se trouvant en tiers avec eux, le plus souvent les laissant seuls, Philippe et Françoise s’habituèrent à cet état de tranquillité mixte. Ils se voyaient à l’hôtel du Quesnoy tous les trois ou quatre jours, et dans l’intervalle chez Charlotte.

M. du Quesnoy se rejeta beaucoup du côté de Rose. Lui-même prenait son parti. De tous les partis, en effet, qu’on peut prendre, le plus facile est le plus tentant. Joachim lâchait prise. Auprès de Rose, il cherchait la consolation et le repos, car rien ne se décidait encore dans ses affaires. Tout traînait en longueur, et l’incertitude de l’attente commençait à le miner.

Laure ayant amené Noualhès chez Rose, Joachim fit la connaissance de l’officier, et ils devinrent très bons amis. Noualhès, qui ne trouvait le vicomte Ballot nullement à plaindre, et se figurait naïvement dédommager Laure des peines que lui causait son mari, plaignait beaucoup Joachim et était fort monté contre Allart.

Le vicomte Ballot accueillait toujours Noualhès avec une grande politesse. Une seule fois il lui fit essayer un de ses chevaux qui le jeta par terre très rudement. Laure sermonna très vivement Noualhès, et lui dit qu’il devait se détourner de ces plaisirs d’écurie qui faisaient des hommes grossiers. Elle craignait que le comte ne fît trop systématiquement essayer à Noualhès des chevaux vicieux.

Un mois à peu près s’écoula.

Rose et Laure recommencèrent plus d’une fois leurs attaques contre Françoise. M. du Quesnoy répondit que tous ces propos étaient insensés, que M. Allart était un homme des plus distingués sous tous les rapports ; formule invariable dont il parut vouloir se servir comme d’un bouclier.

Les deux femmes poussèrent adroitement Noualhès à lui peindre en noir le caractère d’Allart, et Noualhès, qui voyait dans la vicomtesse l’être le plus idéal, répéta docilement sans s’en douter ce que lui dicta Laure. Mais s’ils accroissaient son irritation, c’était pour ainsi dire comme s’ils lui formaient une réserve pour l’avenir. Quant au présent, c’était un fiel qui restait sans emploi. Joachim, les yeux fixés sur le bleu brûlant du ciel d’été, attendait à l’horizon le nuage qui allait apporter ou l’orage ou une rosée fécondante.

Ce nuage ne tarda pas à se montrer, et d’un aspect fâcheux.

La faillite scandaleuse d’un banquier auquel était associé un assez haut fonctionnaire, réveilla le souvenir de l’affaire de Joachim. Les journaux opposés au gouvernement se plaignirent vivement du peu de moralité du monde officiel et firent allusion aux gens compromis dans la déconfiture du courtier Niflart.

À partir de ce jour, le visage de Joachim prit une teinte terreuse qui ne s’effaça plus. Il avait senti qu’il ne s’en relèverait pas.

Un matin la baronne le manda.

— Je crains, dit-elle, que ces infâmes bavards de journalistes ne nous aient porté un coup terrible. J’ai été complétement repoussée dans les deux ministères. La demande de votre monsieur Popeland est écartée. Et quant aux affaires étrangères, si j’ai encore quelque espoir, il est bien faible.

Elle était consternée.

— Je dois donc payer pour les fautes des autres ? s’écria-t-il avec colère.

Un soir, comme il était resté avec sa femme et Allart, et que, malgré ses efforts, son souci était visible, Allart, qui l’examinait de temps en temps, le surprit fixant sur eux des yeux très méchants. Mais la physionomie de M. du Quesnoy avait quelquefois de la dureté Allart ne pensa pas que ce fût un cas particulier.

Chez Charlotte, Françoise parla à Philippe de ces articles de journaux.

— Et je suis madame du Quesnoy ! dit-elle avec un soupir.

Allart en serait venu à souhaiter que M. du Quesnoy fût le plus irréprochable des hommes.

Joachim avait couru chez Popeland. Celui-ci, fort ébranlé par les bruits publics, avait questionné beaucoup de personnes sur M. du Quesnoy, et, naturellement, toutes lui avaient conseillé de garder son argent. De sorte que Popeland, ayant depuis peu touché ses quatre-vingt mille francs, déclara avec beaucoup d’embarras, et à force de circonlocutions, qu’il en avait besoin, qu’il ne pouvait plus en disposer.

— Vous m’avez joué, lui dit Joachim furieux.

— Mais je vous assure que… plus tard… nous pourrons reprendre, répliqua le timide Popeland.

— C’est une mauvaise plaisanterie, s’écria Joachim perdant la tête ; si vous étiez de mon monde, vous m’en rendriez raison.

Popeland se révolta cependant contre cet homme qui voulait lui prendre son argent de force.

— Ah ! monsieur, dit-il, dois-je vous livrer mon portefeuille ?

Joachim le toisa du haut en bas, mais fut bien forcé de quitter la partie.

Il lutta contre les événements qui tournaient mal. Il risqua dix mille francs qui lui restaient, et pressa la baronne d’avoir enfin un oui ou un non aux affaires étrangères. Il perdit les dix mille francs. Les charges de la maison, maintenue sur le pied d’autrefois, devenaient pressantes. Il emprunta sur les termes de rentes et de fermages de sa femme qui allaient échoir en septembre, et de nouveau risqua la somme.

Françoise, remarquant son air agité, le somma enfin d’exécuter les réformes de train qu’exigeait l’amoindrissement de leur fortune.

— Donnez-moi trois mois, demanda-t-il.

Elle insista, et il y eut une scène assez violente, comme autrefois.

— Ah ! se dit-il, elle est abominable, mais elle aura son tour !

La somme empruntée fut encore engloutie à la Bourse. La réponse des affaires étrangères arriva aussi. On rejetait absolument Joachim.

— Oh ! s’écria-t-il intérieurement, de l’argent, de l’argent, pour que je puisse me passer d’eux tous !

Il en demanda à la baronne pour payer les gages de ses gens et l’avoine de ses chevaux elle lui donna quatre mille francs.

— Je ne pourrai plus rien pour vous, mon pauvre Joachim, lui dit-elle, prenez un prompt parti.

— Je ne veux plus entendre parler des gens du gouvernement.

Il faut que je me consacre aux affaires…

— Il serait pourtant prudent de vendre et de quitter votre hôtel.

Toujours l’hydre se dressait. Il baissa la tête.

— Et comment est Françoise dans tout ceci ? demanda la baronne.

— Elle me déteste. Elle voit mes soucis avec un plaisir extrême, s’écria-t-il.

— C’est déplorable, dit la baronne, déplorable. Mon pauvre Joachim, que de peines vous avez !

Il secoua la tête tristement.

Dans le fond de sa poitrine, une voix criait acharnée : Ce n’est pas de pitié que j’ai besoin, c’est d’argent ! d’argent !

Maintenant, chaque fois qu’il vit Françoise et Allart ensemble, il se disait : Ils sont heureux, paisibles, ils savent que je suis malheureux.

Des bouffées de fureur lui montaient à la tête, ou bien c’était la pensée d’un excès de malheur inouï.

Mais avant tout encore, il lui fallait de l’argent. Il alla trouver sa sœur.

— Je vais tâter le vicomte, lui dit-il.

— Je doute beaucoup que vous réussissiez, répondit Laure, il est fort en colère de ces bruits de journaux.

En effet, dès les premiers mots, M. Ballot arrêta Joachim :

— Oh ! mon cher, je passe pour avoir de la fortune, mais mes dépenses absorbent mes recettes. Je n’ai jamais cinquante louis disponibles ; mes chevaux perdent quelquefois, ce qui exige que je ne détourne rien de ma réserve. Supprimez votre train, quittez votre hôtel et vendez votre mobilier. Je crois que c’est le plus raisonnable et le plus productif.

Cela fut froid, net, irrévocable.

Joachim revint près de sa sœur, les lèvres un peu blanches.

— Et vous, Laure, ne pouvez-vous disposer de rien ? demanda-t-il d’une voix altérée et irritée.

Elle cacha à peine un mouvement d’humeur. Si elle était fort ordonnée, c’était afin de se procurer plus d’argent pour ses toilettes qui étaient célèbres dans Paris.

Laure ouvrit cependant une petite boîte et en tira deux billets de banque qu’elle mit devant lui. Joachim avait la tête penchée, il regarda de côté. Cette marche descendante des ressources qu’il trouvait lui parut dérisoire. Il saisit les billets et les rejeta violemment.

— Mais vous savez bien que je n’en ai pas, dit la vicomtesse d’un ton sec.

Il prit les billets, se leva et partit sans mot dire.

Joachim ne se tenait pas encore pour battu. Il passa chez Popeland, il s’excusa de la scène qu’il lui avait faite la dernière fois. Il le pria de lui rendre un service personnel. Il le supplia, lui offrant ses valeurs mobilières en garantie. Mais Popeland lui en voulait, et, le voyant si peu terrible, répondit être fort content d’avoir échappé à toutes ces affaires douteuses, et même trop peu douteuses.

— Oui, vous avez bien raison, mon brave, répliqua à la fin Joachim, avec tout le mépris qu’il pouvait donner à son ton.

— Eh ma foi oui ! lui cria Popeland tandis qu’il partait.

La campagne était terminée, Waterloo perdu. Joachim revint chez lui avec la pensée d’une abdication totale. Plus d’efforts, plus de calculs, plus d’espérances, plus d’actions : une inertie complète. Sa femme, et les autres, feraient ce qu’il leur plairait quant à lui, il fumerait des cigares en contemplant les persécutions du sort sans s’y opposer.

À quoi servait de lutter pied à pied, d’avoir de l’énergie, de la vaillance, de l’invention, de l’esprit, de l’élégance et de grands désirs ? La stupidité de la fortune aveugle ne tenait aucun compte de ces qualités des vaincus. Et elle faisait passer impitoyablement sa roue sur le corps du plus courageux, du plus héroïque. Eh bien, il n’y avait plus qu’à vivre dans la fierté silencieuse d’un vaincu qui n’a succombé qu’à des coups extraordinaires.

Un instant après, Joachim supputait ce que produirait la vente du mobilier, mais alors ses pensées se retournèrent avec violence vers l’intérieur de cette maison qu’il allait falloir abandonner ; cette maison, témoin de la splendeur et des triomphes, elle était empoisonnée, remplie d’une atmosphère funeste et ensorcelée depuis que sa femme y avait introduit l’homme qui s’appelait Allart.

Il éprouva un âcre plaisir maintenant à se trouver souvent avec Françoise et Allart, à surprendre des signes qu’ils échangeaient, à entendre des paroles imprudentes. Ses instincts de comédie y trouvaient leur compte en même temps que sa colère. Il était heureux de penser qu’il les conduisait à sa guise, pas à pas, vers le moment choisi pour leur être le plus cruel, où il les frapperait d’un coup de tonnerre.

Il attendit quelques jours, toujours charmant avec eux, mais, en vérité, ils ne lui donnaient aucun prétexte à saisir.

Un matin, il prit à part la femme de chambre de Françoise.

— Pendant mon absence, M. Allart venait-il souvent ? lui demanda-t-il.

Cette fille fut très troublée et ne sut d’abord si elle devait prendre le parti de Mme  du Quesnoy.

— Est-ce que madame n’a pas dit à monsieur si M. Allart venait souvent ou pas souvent ? répondit-elle, croyant être adroite.

— Vous êtes sotte, dit-il, vous y perdrez.

— Mais je croyais que monsieur le savait bien, répliqua-t-elle d’un air innocent.

Ce seul mot fit payer cher à Joachim son interrogatoire. Ses domestiques le supposaient complaisant.

— Voilà pour vous acheter des dentelles, dit-il en lui donnant deux louis, vous m’apporterez les lettres que madame recevra ou qu’elle vous donnera à porter. Je vous les paierai.

— Mais si madame venait à le savoir ?

— Je vous renverrai.

J’ai fait là une chose assez vilaine, se dit-il, mais elle est de légitime défense.

Quand Françoise sortait, il rôdait quelquefois dans son appartement, furetant partout ; il secouait le petit meuble à écrire pour voir s’il ne serait pas ouvert.

À tout cela se mêlaient de singulières idées. Une nuit, Françoise entendit ouvrir la porte de sa chambre. Réveillée en sursaut, elle cria d’une voix effrayée :

— Qui est donc là ?

— Moi, répondit la voix de Joachim.

— Êtes-vous malade ?

Il ne répondit pas et elle vit s’avancer une sorte d’ombre. Mille pensées passèrent aussitôt par sa tête et lui firent toutes plus de peur l’une que l’autre. L’influence inquiétante de la nuit s’y joignait. Françoise se suspendit à sa sonnette avec tant de violence, qu’à travers les murs elle entendit le tintement chez sa femme de chambre. Joachim disparut. La femme de chambre arriva peu après.

— Je suis fâchée de vous avoir réveillée, dit Françoise, j’ai eu une espèce de cauchemar. Ce n’est rien.

— Tout ça, c’est bien drôle, pensa cette fille.

Françoise ferma au verrou la porte de sa chambre.

Le lendemain, Joachim lui dit :

— C’est fort étrange, j’ai eu un accès de somnambulisme cette nuit, je me suis trouvé tout à coup debout au milieu de ma chambre, sans savoir comment.

Il l’examinait en dessous.

— Ah répliqua-t-elle, feignant d’admettre l’explication.

Joachim parla beaucoup de faits extraordinaires de cette espèce.

Cependant la femme de chambre avait raconté toutes les histoires aux autres domestiques et demandé conseil, mais sans se vanter qu’elle serait payée. Toute la valetaille était dans la joie, attendant le grabuge. Cette fille était néanmoins disposée à soutenir son sexe dans une pareille affaire, et elle cherchait un moyen de garer Françoise.

Du reste, il n’y avait pas eu de lettres depuis quelque temps.

Mais à la suite de l’accès de somnambulisme, Françoise, inquiète et qui n’avait pas vu Allart de trois jours, la mère de celui-ci étant venue à Paris passer quelques instants, lui écrivit, comme d’habitude, sous le couvert de Mlle  Guay.

Quand elle donna la lettre à la femme de chambre, celle-ci lui demanda d’un air singulier :

— Est-ce que c’est une lettre importante ?

— Hein ? dit Françoise, qui crut à une curiosité impertinente.

— C’est que je dois passer de ce côté-là après midi, et je la porterais moi-même si elle n’était pas très pressée.

Françoise consentit. La femme de chambre se dit :

— Je l’ai prévenue, la lettre n’est pas importante, je la donne.

Elle en délibéra avec un valet de pied qui était son ami particulier :

— Que tu es bête dit-il, on te donne vingt francs, tu n’as pas à te faire de bile.

Elle porta la lettre à Joachim. Il l’ouvrit et lut : « Mon bon Philippe, je ne sais ce qu’il a, j’ai besoin de vous voir. »

Il donna quarante francs à la femme de chambre.

— Aïe ! pensa-t-elle, la mèche est vendue. Je me suis blousée. Bah qu’ils s’arrangent. J’ai mes jaunets.

Joachim chantonnait furieusement. Il refit le cachet de la lettre et alla la jeter lui-même à la poste.

Il répétait constamment tout bas :

— Mon bon Philippe, je ne sais ce qu’il a. Vous le saurez.

Par moments, le sang lui montait si fort à la tête que ses yeux se troublaient.

Mais Allart ne vint pas ; on lui apporta la réponse de celui-ci : « Chère madame, ma mère repart demain, je n’aurai donc le plaisir de vous voir que demain soir. »

— Homme de précaution, se dit Joachim, à la bonne heure, voilà une lettre qui peut traîner partout. Pauvre finesse !

Il ne donna que dix francs cette fois, recacheta la lettre et la fit remettre à sa femme. Il passa de longues heures à se demander comment il s’y prendrait le mieux.

Le lendemain, il alla voir Mme  d’Archeranges. Ils s’étaient un peu négligés pendant ces derniers jours.

Rose était toujours en divertissements.

Il trouva chez elle le marquis de Meximiers, qui avait l’air d’un homme installé, son chapeau sur un canapé, ses gants ôtés. Le marquis fut plein d’aplomb. Joachim attendait qu’il s’en allât ; l’autre sembla attendre de même. Rose était d’une grande gaîté, le marquis souriant, Joachim fort maussade. Ce ne fut qu’au bout d’une heure que le marquis quitta la place.

— Que vient-il faire ici ? demanda violemment Joachim.

— Il vient me voir, dit-elle en riant.

— Cela me déplaît.

— Ah ! enfermez-moi !

— Je commence à croire que vous vous jouez de moi.

— Mais non, vous êtes fou ! répliqua-t-elle d’une façon câline.

— Je ne veux plus qu’il remette les pieds ici.

— Vous serez obéi, ajouta Rose d’un air assez moqueur, mais permettez-moi de vous faire remarquer que vous feriez mieux de chapitrer votre femme.

— Les femmes, c’est du cambouis ! s’écria-t-il, elle et vous, je vous traiterai comme vous le méritez.

— Vous êtes toujours terrible hors de propos, dit Rose, monsieur de Barbebleue.

Il ferma les yeux.

— Ma chère amie, reprit-il d’un ton aigre, je vous assure que je suis un mauvais coucheur.

— Oh ! que vous êtes trivial !

— Rose, écoutez bien ceci, ajouta-t-il, je commencerai par Françoise, votre tour viendra ensuite.

— Ah ! Joachim, nous le disions avec votre sœur, vous n’avez plus d’esprit.

— Si vous m’avez trahi avec Meximiers, je lui casserai les reins et je vous donnerai des coups de cravache.

Elle haussa les épaules.

— Vous devenez grotesque. À N…, quand vous aviez de l’argent et que vous remplissiez les plus hautes fonctions, dit-elle en raillant, vous m’auriez priée peut-être d’avancer vos affaires auprès du prince.

Rose avait eu tant de preuves que son pouvoir sur M. du Quesnoy était irrésistible, qu’elle ne le ménageait jamais. Cette fois cependant, l’irritation de Joachim avait quelque chose de sourd, d’obstiné, ses yeux prenaient une fixité, sa face gardait une expression tourmentée et pétrifiée qui l’inquiétèrent un peu, d’autant plus qu’il ne se fâcha pas et qu’il lui dit : « Adieu, Rose, » d’une voix bizarre.

— Qu’a-t-il en tête ? se demanda-t-elle, il a l’air un peu fou !