III

VOILES ENFLÉES


Allart restait le seul être heureux parmi tous ces personnages enveloppés dans le même tourbillon et secoués, jetés les uns contre les autres comme des feuilles sèches par un vent âpre.

Il était allé chez Mme  du Quesnoy pour accomplir son devoir d’invité qui va remercier de la faveur qu’on lui a faite.

Il l’avait trouvée au milieu de quelques personnes, visiteurs indifférents et formalistes, et le charme n’avait pas été détruit. Au contraire, la perfection de Françoise lui parut plus grande au milieu de ces insignifiances d’une réception banale.

Et il n’eut plus qu’un rêve, revenir et la trouver seule. Elle lui avait indiqué ses jours de réception. Il s’ingénia à chercher un prétexte pour se présenter en dehors de ces jours consacrés, n’en trouva pas et se décida néanmoins à venir la voir et d’assez bonne heure peu après : à une heure et demie ! Qu’on le trouvât singulier, peu lui importait. Et d’ailleurs on ne le trouverait pas singulier !

Il s’abstenait maintenant de parler de Françoise à Mme  Desgraves, et celle-ci eut beau le tourmenter, il feignit l’indifférence, il parut même accepter l’opinion commune à l’égard de Mme  du Quesnoy. Françoise ne vint pas aux soirées de Mme  Desgraves, ne voulant y rencontrer ni Rose ni la vicomtesse.

Cela donnait à Allart un prétexte pour aller en ambassade extraordinaire chez Françoise : il irait savoir de ses nouvelles ; tout le monde l’ayant crue malade, en ne la voyant pas chez Mme  Desgraves.

Mais en chemin il songea que Françoise était mariée et il eut une sorte d’angoisse en se sentant si violemment entraîné. Ne lui préparait-il pas de grands soucis, de grands chagrins, n’y avait-il pas là un cas de conscience insurmontable ? Mais, après tout, s’y rendait-il pour lui déclarer qu’il en était amoureux, qu’il voudrait être son amant, jamais même lui en parlerait-il ? Ne lui suffisait-il pas d’aller la voir, de converser un peu de n’importe quoi, de regarder son visage, de lui témoigner sa respectueuse admiration, de l’encourager amicalement si elle demandait un encouragement, de la consoler si elle se plaignait, de l’entourer d’un culte pur et discret, de se dévouer à ce noble, sensible et fier esprit ?

Il se croisa avec M. du Quesnoy qui sortait de son hôtel. Ils se firent un grand salut.

Mais il sembla à Joachim qu’une petite pointe aiguë avait couru le long de sa poitrine.

Mlle  Guay avait passé la matinée avec Françoise.

— Tu m’as porté bonheur ou malheur, disait celle-ci, Il y a un homme qui m’a beaucoup frappée l’autre soir et que j’aurais du plaisir à revoir.

— Ah ! tant mieux, s’écria la jolie petite Guay, toute joyeuse.

— Je ne l’ai vu que deux ou trois fois, et sa présence me cause une impression de sécurité, de force, que je ressens très clairement. Et maintenant pourquoi celui-là, pourquoi tout à coup ? Il est certain que je causerais avec lui comme avec toi. Croirais-tu que j’y ai rêvé ! Et je ne suis pas effrayée du tout !

— Et pourquoi le serais-tu ?

Françoise eut un geste d’hésitation et reprit :

— Parce que j’aurais pu ne pas avoir de confiance… Mais j’ai vu qu’il comprenait ce que je sentais, qu’il n’aimait pas les gens qui troublent ma vie, et qu’il approuvait ma conduite et mes pensées. Et cela est si rare, que je t’avoue que je lui en suis très reconnaissante. Il est impossible de montrer plus de tact, de franchise qu’il ne l’a fait l’autre soir.

Après quelques paroles encore, on annonça justement M. Allart.

— C’est lui ! dit Françoise bas à Charlotte, et elle devint toute rouge.

Mlle  Guay ouvrit ses plus grands yeux pour mieux dévorer l’homme extraordinaire qui avait touché sinon le cœur, au moins l’esprit de Françoise, et dont elle avait entendu faire l’éloge.

Elle fut étonnée par un homme d’une tournure un peu bizarre, d’une figure un peu laide et qui lui-même avait l’air tout ébahi et assez troublé.

La présence d’une tierce-personne (et Mlle  Guay était pelotonnée dans son fauteuil, en personne installée pour longtemps et familière avec le lieu sacré et la divinité) fâchait Allart. Et cependant la petite Guay était animée de si bonnes intentions pour le bonheur de son amie, qu’elle allait leur être utile sans qu’il pût le soupçonner. S’il s’en était douté il l’eût saluée d’un autre air…

Certes jamais peut-être, seuls, Allart ni Françoise n’eussent porté l’entretien sur le terrain où la petite Guay les lança : car elle était pleine d’impatiente curiosité de voir les cœurs s’agiter, et il ne lui paraissait pas possible que quoi que ce soit de délicat pût sortir de ce corps sans finesse et sans élégance qu’on appelait M. Allart.

Enfin, Allart n’avait point ces grands yeux noirs ou bleus qui fixent tout droit devant eux et qui dans l’opinion ordinaire sont une marque de franchise et font les physionomies ouvertes, mais au contraire il possédait de petits yeux gris-vert enfoncés, pointus en quelque sorte comme des vrilles, félins, qui lançaient tout à coup une flèche pénétrante et brillante, puis se détournaient rapidement comme blessés par la trop grande vivacité des sensations qu’ils recevaient des objets qu’ils contemplaient.

— Ah ! c’est fort aimable d’être revenu nous voir, monsieur, dit Françoise.

— Nous vous avons cru souffrante hier soir chez Mme  Desgraves, et j’ai pris la liberté de venir prendre des nouvelles de votre santé.

— Mais non, j’ai été retenue par des occupations, il était trop tard pour sortir ; mais je me suis dédommagée, j’ai lu votre livre.

Allart s’inclina, ravi. Combien ces premiers mots banals avaient une valeur secrète et avec quelle satisfaction ils furent prononcés de part et d’autre. Les formules de la plus simple politesse prenaient un accent caressant. Et la rencontre se fût bornée à ces quelques mots qu’ils y eussent trouvé tous deux un motif suffisant pour se plaire davantage.

Charlotte, qui épiait Allart, comme un jeune chat prêt à jouer, mais craignant la rudesse de son partner, et qui l’épiait surtout dans l’intérêt de Françoise, se sentit gagnée par la voix profondément intellectuelle et sensible d’Allart ; le simple son l’en réjouissait, et le bon sourire qui éclaira d’un rayon tendre les traits tourmentés de Philippe, le lui changea tout d’un coup, et en fit l’homme le plus agréable qu’elle eût vu.

On causa un peu de l’œuvre d’Allart.

— Ah ! monsieur, y parlez-vous des femmes ? s’écria Charlotte.

— Il y a de très belles choses sur les femmes, reprit gravement Françoise.

— Je regrettais si profondément celles de France, dit Allart.

— À la bonne heure, dit Charlotte, et vous n’avez dit aucun mal des femmes ?

Allart était assez trouble par la présence de Mlle  Guay, non qu’elle fût terrible ; mais à cause de son intimité avec Mme  du Quesnoy, Philippe était certain qu’il y avait en elle auprès de Françoise un avocat ou un accusateur, et qu’après son départ elle remplirait un de ces deux offices.

— J’ai été beaucoup ennemi des femmes, dit-il, et je ne sais si je redeviendrai leur ami, jamais.

— Ah ! et comment cela ? demanda Françoise, à qui cette déclaration parut une menace contre ses espérances.

— Oh ! interrompit Charlotte, nous sommes curieuses, gourmandes, trompeuses, vindicatives, fragiles surtout ; tous les poètes et tous les philosophes l’ont dit.

— Eh bien ! dit Françoise en souriant, préfères-tu le système séraphique ?

— Mais oui, dit Charlotte, quoique dire des femmes le même mal ou le même bien que tout le monde, soit bien ennuyeux.

— Eh bien, reprit Allart avec un sourire, puisque nous sommes tombés dans un chapitre de Sterne ou de La Rochefoucauld…

— Ou de Shakespeare : la fragilité ! souvenez-vous.

— Faut-il dire ce qu’on pense ? demanda-t-il.

— Mais oui ! répliqua Charlotte.

Allart regarda Françoise. Elle sourit.

— Ne serais-je pas un esprit grossier, pensa-t-il, et cependant puisqu’on nous a mis dans cette voie, il faut en profiter.

Françoise avait la même pensée.

— À mon avis, reprit Allart, les femmes, en général, ne commencent à avoir du mérite qu’à cinquante ans.

— Ah ! ah ! dit Charlotte, qui ne s’attendait pas à ce compliment. Les deux jeunes femmes ne parurent pas goûter tout à fait l’aphorisme.

— Elles sont désabusées, continua Allart, elles ne comptent plus sur la beauté et elles cherchent alors réellement a plaire par de sérieuses qualités. Autrement…

— Curieuses, gourmandes, trompeuses, fragiles, répéta Charlotte.

— Il y a cependant, reprit-il, des natures rares et j’en ai rencontré…

Allart s’arrêta pendant un instant d’une durée imperceptible, les yeux baissés vers le tapis, et continua d’un ton presque mélancolique, les lèvres un peu frémissantes, comme s’il risquait une grande entreprise : et je pense que l’affection d’une personne comme celles-là est un bonheur incomparable…

Charlotte lança un coup d’œil à Françoise, mais celle-ci avait pareillement les yeux baissés.

— Une femme d’une âme ferme et élevée, d’une intelligence large, avec la tendresse, la grâce, la douce bonne humeur, l’attentive sollicitude, la délicate confiance…

— Un ange ! c’est bien cela ! interrompit Charlotte railleuse et touchée.

— Un ange plein d’énergie, peut-être ! dit Allart. d’un ton âpre et sourd.

— C’est le rêve ! murmura pour ainsi dire malgré elle Françoise à demi-voix. Allart l’entendit, recueillit le mot précieux comme un parfum et l’enferma dans son cœur comme dans un reliquaire. Mais il resta la tête baissée, n’osant montrer qu’il l’avait entendu et y répondre.

Mlle  Guay le regardait d’un air approbateur.

Allart avait parlé avec cette voix voilée du cœur, voix qui semble partir d’une lointaine profondeur et vibrer à moitié étouffée et suppliante, à travers quelque souterrain où elle est captive.

Françoise s’estima heureuse de la présence de Charlotte, qui lui permettait de se recueillir et de savourer ses émotions.

Et maintenant Allart aussi était heureux qu’il y eût là un tiers !

Ce fut donc un moment de charme extrême pour ces trois personnes, que le court silence qui suivit les paroles d’Allart, Mlle  Guay étant, dans sa charmante et enthousiaste amitié envers Françoise, flattée de ce que disait ce nouveau-venu.

— Peut-être, dit enfin Françoise, cherchons-nous parfois avec détresse, autour de nous…

— Nous voilà des madame Diogène maintenant, s’écria Charlotte.

Les deux autres sourirent à peine, et Françoise continua avec plus de décision :

— Oui, il nous faudrait un homme en qui nous voyions l’activité, la résolution, un esprit vigoureux, qui nous enseigne, nous guide, nous soutienne, dont nous puissions toujours être fières et.

— Nous sommes le lierre, il nous faut un chêne ! reprit Mlle  Guay qui goûtait un plaisir délicieux à voir cette comédie amoureuse, jouée avec un jésuitisme candide des deux parts. Elle ne se sentait pas de joie et se secouait comme un chevreau dans son fauteuil, jetant de petits rires, retenus à grand’peine pour ne pas décourager les deux autres.

— Vous avez raison, madame, dit-il, les hommes devraient s’appliquer à être l’orgueil des femmes. La réciprocité amènerait le plus admirable attachement qui puisse exister.

— Et serait-ce si impossible à rencontrer ? s’écria Françoise.

— Hélas ! reprit Allart en souriant, il faut deux volontés.

Il y avait une impression excédante à continuer de la sorte.

— Mais vous, monsieur, qui avez couru le monde entier, comment se fait-il que vous n’ayez point rencontré ce miracle ? avait dit Charlotte.

Les deux autres, qui depuis un moment regardaient chacun en dedans de soi-même et ne savaient pas bien où ils étaient, levèrent les yeux sur elle, et son visage joyeux, fin, gentil, les rappela à l’extérieur. La voyant rire, ils rirent également, et le solennel, le grave, l’ému, fut enlevé et dissipé en une seconde par le soleil de la gaité.

Ce fut comme un coup de vent frais et léger survenant à travers un air accablant.

Il est rare qu’une femme souffre qu’on la ramène d’un terrain sérieux aux choses légères, mais cette fois le besoin de se détendre l’âme et les nerfs était général. Ce fut un réveil.

On parla donc ensuite de livres, de musique, de gens qu’on connaissait, mais ce ne fut qu’au bout de près de deux heures qu’Allart partit, stupéfait de la rapidité avec laquelle le temps avait passé.

— Je le croyais plus beau, dit Mlle  Guay.

— Tu ne l’as pas bien regardé.

— Mais il est très aimable. Tu devrais le faire déjeuner avec nous un de ces jours.

— Ce n’est pas encore un assez ancien ami.

— Fais qu’il le devienne vite !

Françoise ne répondant pas, Charlotte s’aperçut avec étonnement qu’elle avait des larmes dans les yeux.

— Qu’as-tu donc ?

— Ah s’écria Mme  du Quesnoy en se jetant soudainement à son cou il n’y aura jamais de bonheur possible pour moi.

Et elle pleura beaucoup.

— Tu es folle, dit Mlle  Guay ne comprenant pas très bien les sentiments qui agitaient Mme  du Quesnoy et ne sachant comment la calmer.

— Oh ! j’ai envie de fuir, reprit celle-ci, il ne faut plus que je le revoie.

— Comment, après tout ce que vous vous êtes dit tous les deux ?

— Oh ! murmura Françoise avec une voix et un geste désespérés. Mlle  Guay commençait à la comprendre.

— Il faut le revoir, au contraire. Tu le désolerais. Tu auras besoin de lui. Ce doit être un honnête homme.

— Ah ! dit Françoise, nous serons amis, mais nous ne pourrons pas nous aimer.

— Pourquoi ?

— Parce que je ne le veux pas, reprit Mme  du Quesnoy.

Charlotte plia les épaules et inclina la tête.

Mme  du Quesnoy s’était épouvantée d’elle-même en prononçant d’avance l’arrêt de sa rigueur. Et c’était Mlle  Guay qui, sans le savoir, avait paru admettre que l’affection était complétement déclarée entre Françoise et Allart.

Mme  du Quesnoy eût préféré que Charlotte eût plaisanté, eût trouvé Allart mal ; du moins elle se le figurait. Mais, d’un autre côté, elle eut bientôt besoin de réagir contre les désolantes pensées qu’elle avait évoquées, et elle chercha à se raffermir un peu. Sa figure reprit une certaine sérénité.

— Pourquoi aller si vite, en effet, dit-elle, je ne sais ce qui m’a passé par la tête. Ai-je donc dit des choses compromettantes ?

— Non, du tout.

— Il m’est sympathique, et je serai toujours charmée de le voir. Il est très bon de reposer ses yeux sur un visage ami. Je n’ai point à avancer ni à reculer. Cela restera comme cela est, pour notre plus grand bien à tous. Et ce sera une connaissance très agréable.

Elle avait eu un peu honte de montrer de la faiblesse devant Mlle Guay, à qui elle faisait toujours l’étalage de sa force de caractère.

Et Charlotte approuva ce que disait Françoise, ce que pensait Françoise.

Quelques jours après, Joachim conférait avec le ministre, recevait sa nomination, ses instructions et fixait son départ.

Comme la forte bouderie de Rose avait continué et qu’ils ne s’étaient vus ni donne signe de vie, il lui écrivit ce petit billet :

« Ma Rose, je vais partir pour ce beau pays de montagnes, de vallées, de forêts et de gazons, si commode et si délicieux pour les longues promenades à cheval que vous aimez tant.

« Je m’occuperai de vous trouver une jolie petite maison dans quelque sillon, à l’ombre de beaux arbres, et vous m’aiderez à régler les affaires de la principauté de N… À moins que vous ne soyez impitoyable et aussi dure pour vous-même que pour le seul être qui vous soit insupportable. » Joachim avait parlé à quelques personnes de l’organisation de sa maison d’ambassade, et on en avait fait un petit événement, de sorte que le bruit en était venu à Mme d’Archeranges.

— Venez me voir, dit-elle à M. du Quesnoy, le traité de paix doit être discuté.

Malgré la surcharge de ses affaires, Joachim s’amusa à rédiger un protocole en règle, contenant divers points et articles et scellé de tous les sceaux de la chancellerie, et la paix fut signée.

Du reste, Niflart annonça à M. du Quesnoy qu’il avait porté à son crédit dix mille francs, bénéfice d’une opération heureuse, et qu’en même temps il avait hypothéqué pour une forte somme une des deux terres de Joachim.

Celui-ci ne cessait de courir partout, au ministère, dans les bibliothèques, chez sa sœur, chez sa belle-mère, chez les tailleurs et les carrossiers, chez les divers membres du personnel de la mission. Il était rempli d’entrain et de joie, ne dit aucun mot désagréable à sa femme, prit malgré lui une attitude un peu olympienne, et voulant célébrer son départ par un dîner de famille, tenta de ramener Laure chez sa femme.

Il dit à sa sœur qu’il lui confiait Françoise pendant son absence, lui demanda de la surveiller et de la chaperonner. Mais quand il voulut les mettre en présence, chacune se refusa à faire le premier pas de concession. Il insista au moins au nom de la réunion de famille, puis ayant emmené une fois la vicomtesse dans sa voiture pour faire quelques emplettes matinales, il la conduisit jusque chez lui, malgré sa résistance et la fit entrer dans le petit salon de Françoise.

— Voici ma sœur, dit-il, il me paraît nécessaire d’oublier toutes les petites dissensions…

— Je ne me rappelle rien, dit Mme  du Quesnoy en tendant la main à sa belle-sœur.

Laure avait mis pour condition à son retour chez son frère qu’il préviendrait Françoise de ce mentorat ; mais Joachim, heureux de la trêve que lui avaient faite ses préparatifs de départ, se garda bien de heurter sa femme, de sorte que la vicomtesse ne fut pas trop contente et accusa M. du Quesnoy de l’avoir entraînée à une fausse démarche. Il répondit que puisqu’elle avait été bien reçue, il n’y avait point à se fâcher.

Enfin le dîner eut lieu ; la baronne, les Ballot, d’autres parents moins proches, et le personnel de l’ambassade, y furent réunis. Et deux jours après, M. du Quesnoy partait.

Au dernier moment, il adressa à sa femme un petit discours :

— Si mon poste avait dû me retenir plus longtemps éloigné, je vous aurais priée de m’accompagner, dit-il, mais pour trois mois, il serait inutile de vous déranger, de disloquer notre installation de Paris.

Je n’ai pas besoin de vous rappeler que j’ai la plus grande confiance dans vos sentiments de devoir et que je sais que je vous retrouverai la plus honnête femme de Paris, comme maintenant, comme toujours.

Puis il s’éloigna, ravi de la componction, de la docilité avec laquelle sa femme s’était laissé haranguer.

Françoise, distraite, pensait à une lettre qu’elle avait reçue la veille et qui était renfermée à triple serrure dans son petit meuble à écrire. Et tandis que Joachim parlait, elle était en proie à l’obsession de cette lettre qu’elle se récitait mentalement tout entière :

« Madame, c’est avec une grande crainte que je me suis décidé à vous adresser cette lettre, la crainte que vous ne croyiez pas à mon profond respect, et cependant j’affirme que vous êtes la personne que je respecte le plus au monde. Ne voyez, je vous en supplie, aucune importunité dans ma démarche. Je ne puis résister au désir, à l’absolue nécessité de parler encore avec vous, madame, après la visite que j’ai eu l’honneur de vous faire et qui me laisse tout vibrant encore des grandes émotions que j’ai éprouvées.

« Autrefois, madame, alors que vous étiez Mlle  Guyons, je comptais, au moment où une catastrophe m’a éloigné pour longtemps de Paris, solliciter votre main. C’est un souvenir à moi personnel qu’il vous paraîtra peut-être ridicule que j’évoque. Mais c’est pour expliquer, justifier ma lettre, ma conduite, ma visite, que je le fais. J’avais donc eu l’honneur de reconnaître dès cette époque tout ce que votre caractère, votre esprit, votre vie, votre courage et votre distinction de nature devaient mériter d’admiration. En vous retrouvant tout récemment, il m’a été donné de voir combien de pareilles qualités étaient peu appréciées par le monde où vous vivez.

« J’ai pris la liberté, vous étant inconnu, de vous témoigner deux ou trois fois, madame, mon sentiment dans des circonstances où votre situation m’entraînait à le faire. Je redoutais de vous déplaire, et rien cependant ne pouvait m’empêcher de montrer au dehors ce que je ressentais. Mais vous ayant vue accueillir ces incartades avec une grâce et une bienveillance dont je suis profondément reconnaissant, j’étais venu, madame, pour m’en excuser ; peut-être pour les recommencer. Maintenant, je ne sais quel sort aura ma lettre, si elle trouvera grâce devant vous, ou si elle vous paraîtra sotte et sera jetée avec le dédain que peut-être elle mérite. Lorsque je me suis trouve assis dans votre petit salon, entre vous et la personne qui était auprès de vous, j’ai éprouvé un trouble si bizarre qu’il m’a semblé que je parlais comme un somnambule, que ce lieu était à moi, que je ne l’avais jamais quitté, que je vous connaissais familièrement depuis votre enfance, vous me prendrez certainement pour un fou, madame, que j’avais le droit de vous dire des choses intimes, et il me semblait qu’en même temps je ne pouvais le faire, qu’une autre voix que la mienne, timide, incertaine, exprimait une vague plainte, une espérance découragée, et que, comme un avocat que j’aurais chargé de plaider ma cause, elle se servait bien de mes pensées, de mes arguments, mais les employait autrement, les altérait, et j’écoutais avec surprise et angoisse, car tout ce que je voulais dire vous concernait, et la voix semblait ne point s’adresser à vous.

« Aussi quand vous avez répondu, m’agitais-je vraiment, me débattais-je contre mon état somnambulesque, car ce n’était pas à moi que vous répondiez, mais à la voix de cet autre être renfermé en moi-même et qui me trahissait à moitié.

« Puis cet accablement, cette vision, cette fantasmagorie s’est dissipée, et je me suis retrouvé dans un charmant petit salon que je n’avais jamais vu, causant gaîment de choses diverses et indifférentes avec deux femmes pleines d’amabilité, de charme et de bienveillance, dont l’une que je ne connaissais pas et l’autre qui me paraissait s’être transformée.

« Je suis revenu chez moi, brisé, stupéfait, et rempli de bonheur, cependant.

« J’ai beaucoup lutté pour ne point vous écrire, madame, car tout ceci est incohérent, vous ne le comprendrez qu’à peine, probablement, et vous aurez une bien dédaigneuse idée de cet homme dont le sens est troublé. Il m’a été impossible de m’en abstenir. Seulement, je le répète, je vous prie en grâce, madame, de considérer cette lettre comme la marque du plus respectueux attachement de la part de votre très humble et obéissant serviteur. »

Allart avait courageusement signé sa lettre tout au long : Philippe Allart.

Elle la brûlera ou la serrera soigneusement, s’était-il dit.

Il avait eu beaucoup de peine à la tourner. Entraîné à y donner une allure poétique par l’état même de ses impressions, il avait cependant essayé de la faire nette et directe, et très simple, mais il la trouva lourde et commune, et en la reconstruisant il fut séduit par la sorte de fiction qui se présenta à son esprit, et qui lui permit de dire tout ce qu’il désirait avec la plus grande réserve possible, croyait-il.

L’effet produit sur la femme fut plus vif. Françoise se laissa prendre à cet effort et à ce détour plus qu’à quelques phrases simples. Elle lui sut gré d’avoir ainsi enveloppé l’émotion et de l’avoir ornée. C’était moins brusque, plus doux, plus lent à savourer. La signature fit pâlir la jeune femme, et elle lut avec surprise, avec trouble ; puis le cœur lui battit, elle devint presque haletante, et après la lecture resta comme anéantie. Un grand cri de joie ne pouvait sortir de sa poitrine. Une vive pensée de remercîment envers la destinée, une sorte d’étonnement inquiet de la marche de cette même destinée dont on ne savait arrêter les décrets, les caresses qui glissaient sur son cœur tressaillant, une espèce d’émerveillement d’elle-même, un élan d’orgueil, toutes ces sensations l’éblouissaient et la clouaient immobile, sa lettre à la main.

Elle but de nouveau goutte à goutte tout ce nectar, avec une joie presque enfantine de posséder une lettre d’amour. À un moment elle donna un vif baiser sur la lettre, et en eut honte aussitôt au point de se retourner comme si quelque témoin pût le lui reprocher. Ce qui l’intéressait le plus, c’était cet homme qui pensait à elle quatre ans auparavant, dont elle ignorait l’existence, et qui avait songé à l’épouser ! Pour un peu elle aurait vu du miracle dans son fait. Ensuite elle le revoyait dans la visite et se plaisait à se figurer, au cours de la lecture, le double être dont parlait Philippe, celui qui voulait dire certainement : je vous aime, et celui qui avait seulement dit qu’il aimerait volontiers une femme distinguée. À la fin elle courut à sa plume pour répondre.

Répondre ! Les perplexités l’assaillirent aussitôt. Puis l’instinct, celui de la conservation, de la prudence, de la défense, lui cria de ne pas répondre, et qu’Allart n’en reviendrait pas moins. C’est une terrible affaire que de répondre, c’est donner un poignard avec lequel on peut être égorgé plus tard. Françoise s’accusa de défiance, mais ne répondit pas. Il y avait aussi quelque curiosité de sa part à tenter cette expérience. Si l’homme était épris, s’il était digne par conséquent de tendresse, il ne s’arrêterait pas à cette sorte de première dureté. Il sortirait intact de l’épreuve. Grâce à cette pensée, Mme  du Quesnoy se pardonna de ne point braver la loi de non-réponse qu’elle avait entendu enseigner par tant de docteurs de la vie mondaine. Elle avait même du plaisir à employer de l’adresse, comme si elle se fût découvert une faculté inattendue.

Toute la journée qui précéda le départ de Joachim, elle la passa dans le pays des songes d’or, oubliant la plupart du temps que son mari parlait ou ne se le rappelant que pour souhaiter ardemment qu’il fût déjà éloigné.

Elle n’écouta pas ce que lui dit M. du Quesnoy en se séparant d’elle, et pendant deux ou trois jours elle se demanda si elle avait entendu ou lu, et comment, cette phrase :

« — Vous serez la plus honnête femme de Paris, comme toujours ! »

Phrase qui résonnait obstinément à son oreille, chaque fois que, pensant à Allart, Françoise se disait :

— Il viendra, il viendra peut être aujourd’hui !

Dès qu’elle fut restée seule, l’air lui parut plus léger, plus pur, plus facile à respirer, et elle ne tarda pas à revenir à elle-même, comme quelqu’un qui passe d’un lieu étouffé à un endroit frais. Elle écrivit aussitôt à Mlle  Guay de venir le lendemain, et raisonnant la conduite probable d’Allart, se promit de ne l’attendre que dans quelques jours, ce qui ne l’empêcha pas d’espérer de chaque matin à chaque soir qu’elle allait le voir entrer.

Cependant, dix jours s’étaient passés, et Mlle  Guay le lui dit elle-même : « Malbrouck ne revenait pas. »

Une après-midi, le valet de pied de Françoise vint lui demander si elle voulait recevoir monsieur… mais avant qu’il eût dit le nom, la personne qui l’avait suivi entra assez brusquement. C’était le marquis de Meximiers.

Il se passa quelque chose d’étrange dans la tête de Mme  du Quesnoy. Était-ce donc le marquis qui avait écrit la lettre, fait un faux ? Presque aussi vite, elle vit l’absurdité de sa supposition. D’un air sec, assez irrité, elle attendit que le marquis expliquât le motif de sa visite. Elle y voyait toujours un rapport mystérieux, inquiétant avec Allart. Se connaissaient-ils ?

— Vous devez être étonnée de me voir ? dit le marquis.

— Oui, monsieur, très étonnée.

— Que ne braverais-je pour arriver auprès de vous

— Qu’avez-vous à me dire ?

— Mais que ma volonté augmente avec votre résistance et qu’il faudra que vous me cédiez !

Reconnaissant bien qu’elle s’était trompée sur une prétendue entente d’Allart avec lui, elle s’écria : Mais, monsieur, ces vulgaires façons à peine dignes d’un sous-officier, pensez-vous que je veuille les supporter ? La sottise égale ici l’insolence. Je vous prie de vous retirer.

— Eh bien, madame, je vous empêcherai d’avoir d’autre amant que moi.

— Mais cet homme est ivre !

Il s’était assis près d’elle. Elle se leva, il se leva.

— Je désire le scandale, reprit-il, je le poursuis, je vous en préviens ; quand je vous aurai compromise, vous n’aurez d’autre refuge que dans mes bras. Je suis tellement sûr de mon fait que je vous dévoile mon système.

Elle étendit le bras pour sonner, il lui arrêta le bras. Il y avait beaucoup de fanfaronnade, mais aussi une froide et réelle rage dans son action. Françoise commençait à avoir peur.

— Une femme ne peut pas lutter avec un homme qui a tout son temps, dit le marquis, rasseyez-vous donc ; les hommes occupés sont de faciles adversaires, mais vous reconnaîtrez qu’un homme qui peut appliquer son esprit tout entier à la séduction est cent fois plus subtil, perfide et redoutable que la femme la plus rouée. Je ne me pose pas comme votre adorateur, au contraire, vous me déplaisez. Mais vous savez ce que je vous ai dit : ne vous faites pas un ennemi de moi. Maintenant, malheureusement c’est fait.

Françoise restait debout, l’écoutant effarée et cherchant vainement une réponse qui pût l’écraser complétement. La douleur de l’indignation était trop vive, aussi ne sut-elle que dire :

— Vous profitez de l’absence de M. du Quesnoy.

— Votre mari est un monsieur dont je me soucie fort peu.

C’était la seconde fois qu’on la frappait méprisamment dans la personne de son mari.

M. du Quesnoy était pour elle une cause de déshonneur. On osait le lui dire. Elle prendrait donc sa protection en elle-même. Oh ! pourquoi Allart n’était-il pas là ?

Après être restée un très insensible instant comme pétrifiée, sa figure et son geste furent si terribles que le marquis s’aperçut qu’il l’avait mal jugée.

— Dois-je donc vous chasser tous successivement ? s’écria-t-elle.

M. de Meximiers savait qu’une fois parti il ne rentrerait plus dans cette maison. Il était exaspéré d’avoir mal opéré. Il l’avait crue facile à effrayer. Maintenant il n’avait plus qu’à l’injurier.

— Pourquoi chasser, pourquoi perdre la tête si vite ? Il est si simple de capituler. Je suppose que vous me chassiez, je dirai devant vos gens que vous m’aviez attiré et que je ne comprends pas ces caprices d’une maîtresse qui vient de me rendre heureux.

Il eut l’audace d’essayer de lui entourer la taille de son bras pour l’attirer près de lui. Mais il perdait lui-même la tête.

— Qui sait, continua-t-il, si je n’ai pas dissimulé et ne suis pas éperdument fou de vous ?

Elle l’écarta violemment. Elle l’aurait tué si elle avait eu une arme. Elle sonna de tout son bras.

Comme tout était perdu, il ne resta plus au marquis que la fureur. Il lui jeta une injure grossière à la face, un mot ignoble.

Réfugiée près de la cheminée, elle regardait avec une ardente anxiété la porte qui tardait trop à s’ouvrir.

Enfin un domestique parut.

— Faites sortir cet homme, et si jamais il se représente, jetez-le dehors ! dit-elle. Puis elle se retira vivement dans sa chambre.

Le marquis eut un sourire pâle et féroce, et sortant suivi du domestique ébahi, il dit à celui-ci : Votre maîtresse est une drôle de créature.

Ce qu’il ajouta fut une infâme et vile calomnie, impossible à expliquer, et tellement déshonorante pour un homme, qu’elle choqua le laquais, et cependant cette race n’est pas délicate.

— Est-ce que ça me regarde ? dit cet homme en haussant les épaules, on vous a dit de sortir.

Contrairement à ce qu’espérait le marquis, cette scène d’une brutalité odieuse et en partie calculée, ne compromit pas Françoise, même parmi les valets, et de là, par conséquent, ne remonta pas dans les méchancetés de salons. Le marquis n’était pas un homme lâche, ni dépourvu d’honneur, ni incapable d’amitié ; mais il était persévérant dans ses rancunes, et croyait tous les moyens légitimes vis-à-vis les femmes, à la vertu desquelles il ne croyait pas, qu’il regardait comme d’une race inférieure et qu’il fallait mener cavalièrement pour en dominer les caprices.

Plus d’une avait trouvé son système original et avait cédé à sa brutalité par lassitude des éternelles fadeurs des soupirants habituels, ou par la dépravation que développent chez quelques natures la vie du monde et son uniformité courtoise. Ainsi, la vicomtesse Ballot avait adoré pendant plusieurs mois de se faire traiter par lui comme la dernière des créatures, et ne s’en était fatiguée que lorsqu’elle le trouva un peu trop sincère. Il racontait d’ailleurs tout haut qu’il les battait, se vantait de ses bonnes fortunes, en riait, et les femmes, pour la plupart, n’en concevaient qu’une plus grande envie de connaître le monstre de plus près, ce qui le fortifiait dans son système.

Mais, vis-à-vis Françoise, il avait été saisi d’une colère particulière qui ne lui avait pas permis d’employer toutes ses ressources, et il pensait n’être honteux que de son échec. De sorte qu’il était de plus en plus disposé à user contre la réputation de Mme  du Quesnoy de tous les moyens de destruction, sans penser un seul instant qu’il fût indigne. D’ailleurs, la femme ne comptait là, il se le figurait, que pour moitié. C’était Joachim qui était surtout son but, et comme M. du Quesnoy passait pour un homme courageux, habile à l’épée et au pistolet, et que M. de Meximiers était d’ailleurs décidé à accepter toute la responsabilité de sa conduite, ce dernier se justifiait tout naturellement lui-même, sans s’apercevoir que son amour-propre écrasé en voulait surtout et profondément à la femme qui l’avait frappé de son talon.

Il y avait à peine une demi-heure que le marquis quittait le salon de Mme  du Quesnoy, lorsque Allart arriva à son tour.

Les souffrances des âmes fières devant l’insulte sont atroces. Un voile de deuil enveloppait le monde pour les regards de Françoise. L’effroi de l’existence avait dressé ses spectres devant elle, car il semblait que le sort la choisît pour lui faire subir les tourments qu’elle s’efforçait d’éviter, et que la récompense de ses efforts fût une condamnation perpétuelle et imméritée. Elle ne pouvait châtier ceux qui l’outrageaient, et sa maison même n’était point un abri. Elle était découragée et épouvantée. Et puisque tout : vertu, bonté, prudence, affection, semblait être un piège, et que ce dont elle se servait comme défense la livrait, à quelle nouvelle et dure épreuve allait la conduire la connaissance d’Allart ?

Il lui avait fallu du reste un grand courage, un courage que n’auraient pas eu bien des femmes, pour se suspendre à cette sonnette et appeler un domestique à son aide. Certes, nulle femme n’eût hésité à en faire autant en face d’un manant, d’un homme du peuple, d’un mendiant, d’un marchand insolent mais avec un homme du monde, n’était-ce pas donner lieu aux soupçons au sein même de son foyer, aux plus insupportables soupçons, ceux d’en bas, dont la voix s’étend et monte si rapidement.

Françoise reçut Allart avec une joie si agitée et un visage si altéré, qu’il se dit immédiatement : Eh quoi ! ai-je déjà causé tant de trouble ?

Il eût été si doux pour elle de pouvoir se jeter dans les bras d’Allart et de s’écrier : Oh ! vous n’êtes pas comme eux. Elle rêvait de caresses comme un enfant chagrin auquel on eût dit : Ne t’afflige pas, n’aie pas peur, le mal est passé. D’aussi simples paroles lui auraient fait du bien.

La dure algarade du marquis la précipitait par une grande impulsion vers Philippe. Elle n’eut aucune hésitation à tendre la main à Allart et à lui dire : Ah ! je suis heureuse de vous voir. Vous auriez dû suivre plus promptement votre lettre.

— Ah ! répondit-il en baisant vivement cette main, comment pouvais-je l’oser, savais-je si j’aurais à vous remercier d’être si bonne et si franche que je vous trouve ?

— J’avais besoin de vous voir. Pourquoi craindre aucune coquetterie de ma part, puisque vous croyiez me connaître ? Je sais bien, moi, que vous recevez simplement ce que tout autre homme appellerait mes avances. Pourquoi, continua-t-elle avec animation, vous cacherais-je que j’ai une grande estime, une espèce de foi, une véritable foi en vous, qui m’avez fait passer de grands moments de bonheur ? Je sais que vous n’en abuserez pas, que vous ne me calomniez ni du cœur, ni des lèvres.

Il lui saisit les deux mains et dit passionnément :

— Oh merci ! vous êtes une noble, une belle âme, digne d’un culte. Vous êtes au-dessus de toutes les femmes, vous êtes une créature d’un ordre supérieur…

Il trempait, roulait ses lèvres le long de ces mains tendres, blanches et doucement parfumées. Prise d’un tremblement, elle le releva et se penchant sur sa poitrine, tandis qu’il appuyait, en tremblant lui aussi, ses lèvres sur son front, elle s’écria avec des sanglots plaintifs dans la voix : Oh ! mon ami, secourez-moi, protégez-moi !

— Qu’avez-vous ? contre qui faut-il vous défendre ? demanda Allart en la gardant serrée contre son cœur.

— Contre le monde, contre moi-même, contre la vie s’écria-t-elle en frémissant.

— Dites-moi ce que vous attendez de moi ! Vous si forte, si courageuse, quelle trahison, quel événement terrible a pu vous abattre ?

— Non, rien, dit-elle, non, j’ai le cœur plein et brisé en même temps ! Non ! je ne serai pas votre maîtresse, n’est-ce pas ?

Tout était en désordre dans l’âme de Françoise, la crainte, le désir, la souffrance, le bonheur s’y débattaient à la fois comme dans un chaos. Elle aurait voulu se perdre et être sauvée en même temps, elle éprouvait des sortes de convulsions intérieures dont l’excès devenait insoutenable, elle se sentait appartenir tout entière à Allart, et par un dernier effort de la conscience l’implorait d’avoir une volonté, car elle n’avait plus de force.

La passion secouait un de ses plus violents ouragans dans un cœur pur et rigide, et le naufrage semblait être un apaisement, si la tempête ne finissait d’elle-même.

Allart le comprenait, et tenant cette tête appuyée sur son épaule, frémissait lui-même d’anxiété, luttant à peine de son côté contre l’orage pour se maintenir. Tout à coup Françoise dénoua son bras qui la tenait, releva la tête, le repoussa un peu et courut comme une folle vers la porte de sa chambre, d’où elle lui cria :

— Partez, partez, je vous en supplie, je me meurs, laissez-moi seule, j’ai besoin d’être seule. Vous reviendrez, vous m’écrirez ; de grâce, partez ! reprit-elle de l’accent d’une profonde supplication, le voyant immobile, pâle, presque égaré au milieu du salon ! Partez ! vous m’aimez et je vous aime !

Comme un être qui n’a plus sa volonté, il tourna machinalement sur lui-même, fit quelques pas. Il entendit le bruit de la porte qui se refermait, se retourna et s’élança comme pour tout franchir ou briser, puis s’arrêta court, sourit à la façon d’un homme qui triomphe de la souffrance, murmura : Pense à elle seule ! et partit précipitamment.

Françoise était tombée sur son lit de repos, la respiration oppressée, le sein rempli de plaintes ainsi qu’un malade. Ses mains puis ses dents serraient et broyaient un mouchoir. Que regrettait-elle, ou quoi la faisait souffrir ? Elle frissonnait et ses yeux étaient fixes.

Pendant plus d’une demi-heure, elle resta sous l’influence de la crise. Puis la serre du mal qui la terrassait lâcha prise peu à peu. Enfin Françoise se releva ou plutôt bondit avec une sorte d’emportement et se mit en prière en soupirant du plus profond de sa poitrine ces mots : Grand Dieu, vous m’avez secourue !

Et elle n’avait plus qu’à célébrer avec joie le moment où elle avait été tirée d’un si grand péril.

Quant à Allart, il avait longuement couru à travers Paris, se demandant au milieu de la fièvre : Ai-je bien fait, ai-je mal fait ? jusque ce qu’une voix protectrice qui de temps en temps lui criait : Fais ton devoir, lui eût répété avec insistance : Tu t’es bien conduit.

Néanmoins le soir deux lettres se croisaient, écrites par des esprits mal rassérénés et surtout étonnés encore du soudain débordement qui les avait entraînés.

Allart, appuyant sa tête brûlante contre le marbre de sa cheminée, contemplait avec un sourire de béatitude une petite feuille de papier couverte de fins caractères

« Je ne puis que me réjouir de ce qui s’est passé ce matin entre nous. La réserve à laquelle j’ai toujours voué un culte absolu a cessé tout à coup d’être sacrée pour moi. J’en suis satisfaite, bien satisfaite. Par ma seule volonté, je n’aurais jamais pu me décider à vous livrer ainsi mon cœur. Un hasard, une souffrance imprévue, comme la vie nous en apporte cependant si souvent, m’a jetée sur votre sein, pour y pleurer et appeler un secours. Vous m’avez vue bien folle, bien peu maîtresse de moi-même. J’ai réfléchi toute la journée à ma conduite, craignant d’avoir à en rougir. Non, mon bien cher ami, j’en suis heureuse.

« Peut-être sans cette surprise ou plutôt cet élan que m’a donné une cause extérieure, vous n’auriez jamais bien connu ma pensée, mes sentiments. Je suis d’ordinaire extrêmement timide pour tout ce qui tient à la sensibilité, j’ai peur qu’on ne me suspecte. Et je veux que vous sachiez bien comment je suis faite et quel est mon malheur ; peut-être ne retrouverez-vous jamais en moi la femme que vous avez pressée contre votre poitrine et qui a posé sa joue contre la vôtre. Ainsi, même à présent, en me demandant sincèrement si j’aurais du bonheur à me retrouver palpitante, appuyée sur vous, soutenue par un de vos bras, je sens je ne sais quelle insurmontable gêne, je le voudrais et je ne le pourrais. Serait-ce là un de ces faux sentiments comme la toute-puissance de l’éducation en développe de si nombreux en nous, pauvres cires molles ?

« Cependant, mon cher ami, je pense avec un bonheur infini à votre visage illuminé de bonté et d’intelligence, à votre voix si tendre, à vos paroles qui me réchauffent et me font résonner comme si ma pauvre âme était un instrument sous vos doigts. Toute seule, je cause et je vis avec vous. Ma chère Guay elle-même, cette amie que vous avez vue chez moi, est reléguée dans un petit coin de mon affection où vous débordez entièrement. Votre honneur me paraît beau et incorruptible comme le diamant. Car enfin ce matin, si vous n’aviez eu pitié de moi, j’aurais une cruelle expiation à subir pour le reste de ma vie.

« J’ai peu d’expérience et, pour une femme, cela peut s’avouer assez glorieusement. Néanmoins, j’ai assez entendu parler, assez lu et même réfléchi pour savoir que les hommes ne demandent aux femmes qu’une félicité vulgaire, matérielle, après laquelle ils leur reprochent d’être abaissées à leurs yeux, et dont ils font cependant le prix suprême du bonheur. Voilà ce que je ne saurais concevoir. Pour moi j’éprouve une espèce d’horreur à la pensée que ce doit être là l’amour, et qu’une femme ne puisse le payer que par son déshonneur, en s’attirant le mépris, et surtout le mépris de celui qu’elle aime. Moi, plus qu’une autre, j’ai besoin de ne jamais être méprisée. Ainsi je vous demande de m’aider à sauvegarder cette seule forteresse d’où je puis me défendre contre tant d’ennemis.

« L’honnête femme ! Ce mot me paraît quelque chose de si grand, de si fort, de tellement saint, qu’il est pour moi le but d’une immense ambition, et que la gloire m’en domine entièrement. Telle est la rivalité qu’il vous faudra accepter.

« Si je vous parais égoïste, dure, froide ; si c’est un sacrifice que vous trouvez que j’exige, eh bien aimez-moi égoïste, dure et froide, et faites ce sacrifice. Je ne doute pas de vous, mon ami.

« Je viens de me relire, je suis effrayée, ce n’est pas là ce que je voulais vous dire. Qu’ai-je donc à tracer, à demander à l’homme auquel j’appartenais ce matin et qui m’a respectée ? Ce que vous ferez sera bien fait, je suis entre vos mains, mais ne vous contenterez-vous pas d’une pauvre âme tourmentée et qui n’a plus rien de caché pour vous ?

« Je suis incohérente, je vous envoie ma lettre, tout ce qu’elle contient est bien ce que je sens, ce que je désire. Votre servante, seigneur, vous supplie de remettre le calme dans son esprit troublé. Ne riez pas de moi. Comprenez-moi et venez me dire que j’ai raison. Ou plutôt venez me dire que je ne vous afflige pas. Venez demain matin, Charlotte y sera. Venez dans l’après-midi, je serai seule, pensant à vous. »

Des phrases entières étaient raturées, mais on pouvait les lire sous la barre qui les couvrait ; ainsi qu’ai-je donc à tracer… jusqu’à mais ne vous, et plus bas : Venez demain matin, Charlotte y sera !

Allart avait la foi et il se promit d’obéir. Il écrivit de son côté à Françoise.

Il y eut dans sa lettre plusieurs points importants pour Mme  du Quesnoy. D’abord l’esclavage absolu était accepté. N’y aurait-il pas de révolte à l’épreuve ? Elle n’y pensa pas. Ce qu’elle voulait : armer Allart de la force qu’elle-même pourrait bien perdre, était fait. Mais ce qui l’impressionna le plus, fut la fin où Philippe parlait de son espérance de mariage entre eux, quelque jour.

Elle en fut tour à tour triste, comme si Allart fût devenu insensé et s’était plu à soulever les choses les plus douloureuses pour elle, et heureuse quand elle croyait à la superstition du pressentiment. Par moments, elle se demandait si, pour avoir ainsi parlé, Philippe ne connaissait point quelque particularité ignorée d’elle et relative à Joachim, que savait-elle ? quelque germe de maladie mortelle, et alors elle se perdait dans tous les rêves de la délivrance.

En cette seule journée, ils avaient oublié tous deux qu’à peine ils se connaissaient la veille. Telle est l’étendue des sensations de l’amour, que l’idée du temps en est changée. Et puis le trouble profond que lui avait causé la terrible algarade du marquis, avait jeté de force Françoise sur la poitrine d’Allart.

Elle raconta, mais vaguement, à Charlotte, la scène décisive qui modifiait maintenant toute son existence, ne lui en expliquant la gravité que par ces mots : « J’ai cru que la foudre tombait sur moi ! »

Mlle  Guay la trouvait transformée, à la fois inquiète, joyeuse et peu disposée à parler. Elle lui recommanda la prudence, et ne resta pas avec elle aussi longtemps qu’à l’ordinaire, lui disant en partant : « Je vois que l’amie Charlotte est un peu dans l’ombre maintenant, et que tu as une conversation secrète avec les êtres invisibles. »

— Pardonne-moi mon bonheur, lui répondit Françoise qui ne la retint pas.

Peu après la sortie de Charlotte, Allart vint.

— Vous trouvez une femme moins nerveuse qu’hier, lui dit-elle souriante ; vous êtes un grand médecin.

— Et vous êtes une grande fée ; j’ai là un talisman, reprit-il en lui montrant sa lettre.

— Eh bien, venez voir, ajouta Françoise. Et à son tour elle lui fit voir les siennes enfermées dans une boîte en laque à serrure. La boîte était dans un tiroir fermant à clef ; outre le rempart que formait la porte du meuble à écrire, elle était protégée aussi par une autre serrure : Le trésor est bien gardé. Pourvu qu’il s’accroisse !

— Oui, mais vous avez un autre secret. Vous ne voulez pas me dire ce qui vous attristait hier ?

— Je vous l’ai écrit.

— Le hasard, la cause extérieure dont vous me parliez ?

— Vous m’intimidez, reprit-elle, je vous ai tout dit. Cette cause, eh bien, c’était vous ! Vous tenez à m’arracher toute l’âme. Mais c’est moi qui ai beaucoup de questions à vous faire.

Elle lui demanda comment il se faisait qu’il avait voulu l’épouser cinq ans auparavant. Il le lui raconta Elle était si étonnée de n’avoir aucun souvenir de lui à cette époque ! C’était comme un double amour dont elle était l’objet. Il l’enivra. Il dut lui parler de sa famille, lui apprit qu’il avait sa mère et une sœur en province, ainsi qu’un frère à Paris, prêtre, dont il prisait beaucoup l’intelligence et les qualités.

De son côté, elle lui parla de la baronne Guyons, qui avait pour elle une affection un peu sèche ; de sa sœur aînée, mariée à un consul, et avec qui elle avait d’assez rares rapports ; puis de Charlotte, et avec enthousiasme. Et enfin, car c’était là ce qui touchait le plus son cœur, et ce qu’elle avait, tout le long de la conversation, réservé pour le mieux savourer ensuite, elle lui parla de l’espérance de mariage qu’il avait éveillée dans sa lettre. Et ce sujet amena de grands épanchements. Ils se livrèrent à toutes les illusions ; ils se voyaient déjà unis. Presque tout le temps Allart eut sa main dans celles de Françoise.

Ce fut elle qui le renvoya. Pourquoi ? Il semblait qu’ils ne dussent plus se séparer. Comment déjà supporter la seule pensée d’être loin l’un de l’autre ? Pourquoi aussi, lorsqu’il fut parti, éprouva-t-elle, moindre il est vrai, la même crise que la veille ? et resta-t-elle presque pantelante, crispée, prête à pleurer, et, quand elle fut remise, s’écria-t-elle « Oh ! que d’énergie il faut ; je n’y tiendrai pas ? »

À peine était-il parti qu’elle lui écrivait encore une heure après ; et la plume courait, courait comme si le temps dût manquer pour tant de choses à dire. Puis il vint un moment où elle ne put plus écrire, ni lire, ni rester en place, ni attendre. Elle aurait eu besoin de Charlotte. Le soir elle alla la chercher et l’emmena dans sa voiture. Et quand elle fut avec son amie, elle s’abîma dans ses songeries et ne trouva que peu de mots à lui dire, excepté lorsqu’à dix heures et demie elles revinrent à son hôtel.

Charlotte, avec une infinie bonté, se prêtait à cette situation d’esprit, bien qu’elle la trouvât un peu ennuyeuse et fatigante.

Puis, au moment où elle voulut se retirer, Françoise l’assaillit d’un long défilé d’éloges sur Allart, des joies d’une telle liaison, de sa beauté, de sa pureté. Elle aurait voulu voir une passion à Charlotte, qu’elle ne laissa partir qu’à minuit, ayant seulement conscience alors de la fatigue contre laquelle luttait Mlle  Guay, que le grand air du soir endormait malgré elle.

Pendant tout ceci, Joachim avait écrit à Mme  d’Archeranges : « Il y a un délicieux chalet à louer à deux lieues de N…, au bord d’un lac, un véritable nid pour une fauvette que vous connaissez bien. On trouve des chevaux tant qu’on en veut. Il y a une écurie qui peut en contenir trois. Je les y ai mis avec une jolie calèche et une voiture à deux places. Les routes sont sablées comme un jardin anglais.

« Tout cela est pour une de mes parentes, à qui l’air pur est recommandé. À deux autres lieues, s’il est nécessaire de paraître tout à fait venue pour de majeures raisons de santé, on boit des eaux excellentes pour les maladies du cœur. Vous louerez le tout, chalet, voitures et chevaux pour trois cents francs par mois. Il y a de grandes fêtes autour du prince. On valse beaucoup. On joue un peu. Dites-moi le jour de votre arrivée, pour qu’on vous présente les clefs de votre conquête en Allemagne. »

Rose lui répondit qu’elle partait à l’instant et qu’il était adorable. Or le marquis étant venu la voir, le démon fit qu’elle trouva extrêmement plaisant, agréable d’arriver auprès de Joachim tout animée encore d’une trahison.

Le marquis, qui fut galant, vaillant et conquérant auprès d’elle, ne fit en somme que profiter d’une idée joyeuse de la belle Mme  d’Archeranges.

Il se vanta, du reste, à Rose, d’avoir eu les bonnes grâces de Mme  du Quesnoy.

L’état d’angoisse fébrile où les visites d’Allart plongeaient Françoise dura plusieurs jours. La souffrance qu’elle éprouvait après son départ était à la fois redoutée et appelée par elle. Elle en causait d’une façon assez énigmatique avec Charlotte, qui lui répondit : « Je crains que nous ne nous soyons trompées ; il eût mieux valu peut-être que tu n’eusses pas rencontré M. Allart. » Mais Mme  du Quesnoy faisait un tel panégyrique de l’amour pur, et certifiait si bien qu’au fond son âme n’avait jamais été plus tranquille, que Mlle  Guay ne trouvait plus rien à répliquer.

— Il faut revenir chez Mme  Desgraves, avait dit un jour Allart à Françoise, et paraître ailleurs.

— Oh non ! la solitude et vous !

— Mais laissez-moi vous gronder et vous donner quelques conseils, puisque vous assurez quelquefois que vous en voulez beaucoup de moi. Je ne crois pas que vous ayez raison de vous cacher, de vous retirer du monde. Nous n’avons rien à montrer, partant rien à dissimuler.

Elle promit de ne pas abandonner le monde, sembla s’y distraire pendant quelque temps, puis parut vouloir rester absolument encore dans cette vie d’esprit à deux où elle s’absorbait, ne pensant ni au delà ni en deçà. Il n’était jamais plus question de M. du Quesnoy, ni du passé, ni de l’avenir. Elle avait reçu une courte lettre de son mari lui annonçant son installation et ses travaux. À peine savait-elle ce qu’il y avait dedans.

Du reste, c’était le moment où tout le monde allait partir pour la campagne ; les réceptions étaient finies partout. Françoise restait chez elle avec délices.

Elle ne se doutait pas qu’on s’occupait beaucoup d’elle ; que Rose, avant son départ, la vicomtesse et le marquis avaient travaillé contre elle.

En effet, Allart eut, sur ces entrefaites, avec un de ses amis, un entretien qui le surprit et l’inquiéta.

Cet ami était un officier d’artillerie, nommé Noualhès, beau et élégant garçon qu’Allart avait présenté chez Mme Desgraves. Peu à peu Noualhès, introduit de là successivement dans diverses maisons, avait fini par s’entendre très bien avec la vicomtesse. Allart le savait, mais n’y avait point fait beaucoup attention.

Ils se trouvèrent un matin ensemble dans un café où ils déjeunaient quelquefois.

— Eh bien, demanda l’officier à Allart, vous voilà tout à fait lancé auprès de cette femme, Mme du Quesnoy ?

— Comment cela ? dit Philippe vivement. Pourquoi lancé ? Je la vois quelquefois, voilà tout.

— Enfin, vous lui faites assidûment la cour ?

— Nullement, croyez-le bien.

— Je comprends votre discrétion, mais comme tout le monde parle d’elle et de vous…

— Tout le monde ! que peut-on dire ? demanda Allart assez troublé et effrayé.

— Enfin, on m’en a parlé… sérieusement.

— Ah ! dit Allart qui venait de réfléchir, je sais qui ! Sa belle-sœur ! Mais je pourrais vous en dire autant ; tout le monde parle de vous deux aussi.

Noualhès parut un peu embarrassé.

— Non, la vicomtesse n’est pas en jeu ici.

— Eh ! qui donc ?

— Je vous avertis dans votre intérêt. Vous n’êtes qu’un instrument entre les mains de la personne dont il s’agit, un instrument contre sa famille… Vous pouvez me dire que je me mêle de ce qui ne me regarde pas, mais pour vous, je…

— Mais vous êtes donc plein de sécurité du côté de Mme Ballot ?

— Oh ! dit Noualhès, ne parlons pas d’elle. Je suis convaincu qu’elle a voulu vous rendre service en m’expliquant tout. Maintenant causons d’autre chose. Je n’ai pas l’intention de vous enlever vos illusions.

Allart n’en revenait pas. « Tout le monde en parle, » était ce qui le touchait d’ailleurs le plus. Déjà, si vite ! Il comprit qu’il fallait qu’il y eût des gens intéressés à répandre la nouvelle. Il était fâché de voir son ami dans le camp opposé.

Il réfléchit rapidement, tandis que Noualhès avait pris un journal. Comment parer les coups portés par l’ennemi. Il se décida à un moyen héroïque.

— Eh bien, mon cher ami, vous m’étonnez profondément, dit-il.

Noualhès sourit superbement.

— Je suis tout simplement un soupirant ridicule, reprit Allart.

Ce fut l’officier qui à son tour le regarda d’un air profondément étonné et chercha un argument.

Il pensa l’avoir trouvé et s’écria : C’est tout simple ! il y a toutes sortes d’hommes de paille, il y en a même pour troubler un mari.

Allart, qui s’était promis de ne pas troubler les adorations toutes neuves de son ami pour la vicomtesse, ne put y tenir.

— C’est absurde, s’écria-t-il, cette Mme Ballot est capable de toutes les perfidies.

— Pas un mot de plus, Allart, dit l’officier en mêlant une nuance d’amitié au ton bref de sa voix, ne nous brouillons pas pour des femmes, s’il est encore temps que nous nous arrêtions.

Allart inclina la tête en disant assez froidement :

— Vous avez raison.

Ils parlèrent un peu d’autre chose et se séparèrent en se donnant la main, mais ils étaient très froissés tous deux et leur amitié était détruite.

Noualhès eut le tort de ne pas cacher à Laure le mal qu’Allart avait commencé à dire d’elle. Elle en fut excitée davantage contre Françoise et Philippe. Et il eût fallu à Noualhès une foi bien enracinée en Allart pour ne pas accepter une partie de ce que Laure inventa contre celui-ci : Elle l’avait repoussé et il lui avait voué une haine mortelle, c’était un homme grossier, sot, lâche, qui n’était bien digne en effet que d’une Mme du Quesnoy. Il lui répéta qu’Allart se plaignait de la rigueur de Françoise. Quelle comédie ! s’écria-t-elle, et elle lui confia que Françoise avait été de meilleure composition avec le marquis. Ce niais d’Allart ! dit Noualhès.

Ainsi tandis qu’Allart pour sauver la réputation de Françoise ou la maintenir, n’hésitait pas à sacrifier publiquement son amour-propre et cherchait un endroit où il pût trouver une bénévole trompette qui se chargeât d’annoncer partout, que triste soupirant, on le tenait à distance, les mensonges du marquis et de Laure allaient rendre son sacrifice inutile.

Ce fut Mme Desgraves qu’Allart choisit pour répandre un bruit destiné à contrebalancer toutes les perfidies de la vicomtesse ou de Mme d’Archeranges.

Il lui fit ses confidences le plus tristement, se désola, lui demanda conseil, et peu de jours après les deux bruits opposés se heurtaient dans les salons où Allart crut voir plus d’une fois de certains airs de compassion railleuse à son adresse. Et il en était joyeux, car il recevait la récompense de sa vaillance.

Comme on ne peut calculer jamais la portée ni les ricochets de ses actions, il se trouva que l’idée de dévouement qu’avait eue Allart devint promptement la source de véritables souffrances pour Françoise et pour lui.

Sa pensée fut ramenée sur le désintéressement de cette passion et lui en montra l’aspect pénible. Dès lors il eut beau chercher à s’affermir dans le renoncement, la promesse faite à Françoise l’obséda, le leurre d’une telle situation le poursuivait partout. Il lui fut amer d’aborder ou de quitter Mme  du Quesnoy en pensant que son amour était comme mutilé, tronqué, et qu’il se sevrait de la plus ardente, de la plus forte des félicités.

Il se figurait que le jour où il sortirait des bras de Françoise, il y aurait dans les yeux, dans le cœur, dans les épanchements de celle-ci, des délices cent fois plus vives que celles où le parquait une loyauté acharnée. Il lui semblait, par le contraste entre ce qu’il rêvait et le peu qu’il croyait posséder, que Mme  du Quesnoy devenait froide, se fatiguait de lui.

Il se tenait des discours, se raillait de ne pas être un homme, se disait qu’en rétrécissant son bonheur il nuisait à Françoise et l’emprisonnait avec lui dans une région froide, languissante. La violence même de ces entraînements l’effrayait. Il y résistait de toutes ses forces. Il se fit les serments les plus terribles de ne pas manquer à sa loyauté.

Un jour qu’il se plaignit du sort qui l’avait écarté des pas de Mme  du Quesnoy à l’époque de son mariage, il la rejeta brusquement dans le trouble, de son côté.

L’ennui, la mélancolie même devant le ciel le plus radieux, l’angoisse, des envies de pleurer à tout moment la prirent, comme si un malheur devait arriver. Puis bientôt la cause de ces sensations se précisa. Cet amour lui parut vide aussi, et quelque chose de morne le couvrait. Au delà, des visions éblouissantes l’attiraient, puis étaient remplacées par d’autres figures sombres qui apportaient la terreur. Mais au moins ce pays imaginaire était peuplé, plein de mouvement, c’était là qu’il fallait s’élancer. Les périls, mais les ravissements tendaient leurs bras pleins d’appels ou de menaces… et sur le seuil, se tenait haletante, Françoise, tour à tour prête à y poser le pied ou reculant.

Mme  du Quesnoy se cramponnait à n’importe quel appui pour ne pas se laisser emporter.

Elle mettait Mlle  Guay en tiers le plus souvent possible. Allart le lui reprocha un peu. Elle songea à Charles, peut-être balancerait-il l’influence de Philippe, si elle pouvait s’alléger, par une amitié active envers le frère de Rose, du besoin d’aimer qui chargeait et gonflait son cœur. Ressource bizarre à peine claire pour elle.

Puis Mlle  Guay la fatigua ; elle cessa aussi de sortir de chez elle. Elle refusa sa porte deux ou trois fois à Allart. Elle en fut mortellement triste bientôt. L’agitation du caprice la soulageait un peu ; elle le pria d’aller voir Charles de sa part. Elle était étonnée et inquiète de ne plus en entendre parler.

Allart demanda dans la maison de Mme  d’Archeranges l’adresse du jeune homme.

Il fut bien surpris de trouver le pauvre garçon le bras en écharpe et à peine remis de la maladie qui avait été la suite de sa blessure.

— Ah ! monsieur Allart, s’écria Charles dont les grands yeux alanguis se ranimèrent, que vous êtes bon ! Et si j’avais su votre demeure, comme je vous aurais fait prier de venir me voir. Je me suis blessé et je n’ai vu personne au monde que le médecin et la femme qui me sert.

— Et votre sœur ? demanda Allart.

— Oh ! je ne devais pas m’attendre à avoir de ses nouvelles, et peu m’importe.

Allart n’osa insister et pria Charles de lui dire comment l’accident était survenu.

Charles ne s’expliqua pas sur la véritable cause de sa blessure.

Allart lui demanda ce qu’on pouvait faire pour lui, le questionna sur lui-même, sur ses projets, lui offrit des livres, promit de revenir, et répéta que Mme  du Quesnoy serait fort affligée d’apprendre ce fâcheux événement. Il reprocha à Charles de n’en avoir pas instruit Françoise.

Du reste, le jeune homme ne se plaignait pas de l’abandon où il était resté. Seulement il paraissait un peu contraint, après avoir eu un élan de cordialité à l’arrivée d’Allart, contraint tout en le remerciant beaucoup de son intérêt. Au moment où celui-ci se disposa à dire adieu au malade, Charles demanda avec une certaine hésitation : Et Mme  du Quesnoy, est-elle toujours ?…

Il chercha le mot comme quelqu’un qui a besoin d’atténuer la force de son expression.

— Est-elle, reprit-il, toujours aussi mal appréciée par les gens qui devraient… Vous la voyez souvent ?

Allart se sentit, sans trop savoir pourquoi, bien plus embarrassé devant l’enfant dont il connaissait l’enthousiasme pour Françoise, qu’il ne l’eût été en face de cent personnes hostiles,

— J’ai l’honneur de la voir de temps en temps, répondit-il.

— Ah ! dit Charles naïvement, vous étiez l’homme qu’il nous fallait.

Cette parole toucha profondément aussitôt Allart.

— Et lui ? ajouta Charles d’une voix qui se serra dans le gosier.

— M. du Quesnoy ? Il est parti. Il est en Allemagne. On l’a nommé ambassadeur près d’un petit souverain.

Les traits de Charles changèrent. Il fit un effort pour retenir des paroles que Philippe attendit.

— Ah ! dit-il seulement, que de choses survenues ! Et Mme  Desgraves… ma sœur la voit-elle ?

Allart ne savait s’il fallait apprendre le départ de Rose au jeune homme. Celui-ci comprit sa réserve.

— Oh ! quoique nous soyons brouillés ou à peu près, vous pouvez me donner de ses nouvelles.

Il regardait Allart de la manière la plus pénétrante, cherchant sur son visage une sympathie encourageante, car il avait besoin de confier ses chagrins.

— Madame votre sœur est aux eaux.

— Lesquelles ?

— Ah ! je ne sais pas précisément.

Allart fit un mouvement pour prendre congé. Charles l’arrêta de la main. Ses traits étaient tout à fait altérés comme par une souffrance, et sa voix frémissait sensiblement.

— Monsieur Allart, avant que vous ne partiez, il faut que je vous demande un conseil et un renseignement.

— Je vous en prie, dit Allart en lui prenant la main.

— J’ai dix-huit ans, reprit Charles, pensez-vous que je puisse forcer un homme, un homme de votre âge, et qui s’y refuse, à se battre avec moi ?

— Ah ! s’écria Allart, vous vous êtes battu !

— Non, non, je vous assure ! J’ai souffleté l’homme dont je parle…

Allart secoua soucieusement la tête.

— J’avais de sérieuses raisons pour le faire.

Charles attendit. Allart entrevoyait la vérité. Il était très affecté.

— La personne dont vous parlez voudrait se battre, dit-il, qu’elle ne trouverait probablement pas de témoins.

— Mais des soldats dans une caserne ?

— Il leur faut l’autorisation d’un officier, et à cause de votre âge, vous-même ne…

— Mon âge doit donc me forcer à supporter tous les outrages, dit Charles avec une violence amère et concentrée ; et si cet homme, cependant, profitant de sa force, m’avait frappé odieusement ?

— Oh ! s’écria Allart très ému et en pâlissant, il vous a brisé le bras ?

— Non, répondit Charles. Laissez-moi vous avouer un acte que vous trouverez puéril et extravagant. Je me suis moi-même percé la main, pour montrer qu’on pouvait bien se battre avec un enfant qui ne craignait pas la douleur.

Allart n’en croyait ni ses yeux ni ses oreilles. Il ne pensait nullement à l’appeler fou, mais ne voyait pas comment combattre cet esprit exalté. Il essaya de le détourner de ces idées cependant. Mais Charles en était trop possédé.

Vers la fin, il s’écria :

— Surtout ne parlez pas à Mme  du Quesnoy de tout ceci. Dites-lui que l’accident provient d’une chute, afin que, quand je la verrai, nous soyons bien d’accord dans notre récit.

Allart annonça à Françoise le prétendu accident de Charles.

L’intérêt qu’elle y prit fit diversion un instant à ses agitations, puis les attisa : Charles l’aimait, et toute idée d’amour la ramenait éperdue à Allart.

D’un autre côté, de nouveaux incidents vinrent augmenter les angoisses de Françoise jusque lui faire désirer de succomber ou de se séparer irrévocablement d’Allart, et le pauvre cœur écartelé entre ces deux excès n’en souffrait que plus durement.

La baronne Guyons arriva un matin chez sa fille. Françoise l’avait négligée depuis quelque temps. Mais ce n’était point à cause de cette négligence que venait la baronne.

Françoise la reçut avec joie, comme un envoyé providentiel qui la consolerait de ses peines et la fortifierait contre la séduction.

La baronne repoussa ses démonstrations avec une grande froideur : « Gardez vos caresses, dit-elle, j’ai appris de tristes choses à votre sujet. »

Mme  du Quesnoy eut de l’effroi. Sa passion s’était donc révélée si publiquement que sa mère avait pu en être informée ?

Il ne fallait avoir aucun ami, ne tendre la main à personne, ne partager aucune sympathie, renoncer à toute relation avec les êtres vivants, car tout menait à la perdition. La vertu était donc une prison !

Elle regardait sa mère avec une sorte de terreur qui arrêta un moment celle-ci :

— Votre belle-sœur, qui est une femme de sens, m’a informé que vous profitiez de l’absence de votre mari pour vous livrer à des actions vraiment incroyables.

L’intervention de Laure se révélant ainsi rassura Françoise. Ce n’était pas le cri public, c’était la rancune seule de Laure qui avait averti la baronne. Alors peu importait. Et personne même n’avait le droit de devancer ainsi par le reproche la faute qui n’aurait pas lieu, Laure, moins que qui que ce soit, et sa mère non plus, dont elle aurait eu besoin d’implorer la pitié pour ses tourments !

— Je ne conçois pas de tels désordres. Ne pouvoir se contenir ! n’avoir aucun respect de soi-même. Céder à de vulgaires et matérielles impressions ! Abaisser son esprit, faire comme les bêtes ! Et pour obtenir quel résultat : se ridiculiser, compromettre, déshonorer toute une famille. J’ai donc perdu toute mon existence puisque mes exemples et mes leçons ont eu si peu d’influence sur vous ? J’ai eu beaucoup d’amis. Mais ai-je jamais voulu autre chose que les plus hautes jouissances intellectuelles ? Si les femmes ne jouent pas un rôle moralisateur dans la société, elles méritent qu’on en fasse ce qu’en font les sauvages des bêtes de somme. Vous trouvez donc que notre sexe n’est pas assez calomnié ? De mon temps, les femmes cachaient leurs sottises ; aujourd’hui elles les étalent. Au lieu de penser, de travailler, d’élargir votre cervelle, vous ne savez plus maintenant que vous avilir. Et si vous saviez quelle opinion ont de vous ces hommes dont vous vous figurez faire le bonheur !

Françoise était restée presque aussi timide et soumise devant sa mère que lorsqu’elle était jeune fille.

— Ah ! dit-elle avec assez peu d’assurance, je suis bien tourmentée et je n’aurais pas osé vous parler.

— Je le pense bien, et je ne suis pas ici pour écouter les niaiseries sentimentales avec lesquelles vous prétendriez probablement expliquer vos étranges divertissements. Je suis venue vous dire que je ne veux point que mes dernières années soient attristées, et que puisque, malheureusement, je n’ai pu vous empêcher de le faire, je ne veux plus vous voir ni entendre parler de vous. Au moins l’on verra que je ne tolère pas votre conduite et que je m’y oppose dans la mesure de mes moyens.

Françoise était interdite.

— Oh ! s’écria-t-elle, je me crée moi-même tant de souffrances ! Je ne suis point condamnable à ce point. Je voulais vous demander conseil.

— Un conseil quand tout est à vau-l’eau ?

— Mais si je suis entraînée, je vous jure, ma mère, que je me suis arrêtée.

— Bah ! bah ! un conseil ? Mettez-vous dans un couvent, au moins jusqu’au retour de Joachim. Le mieux même serait d’y rester toujours. Vous ne pouvez plus porter la tête droite dans le monde.

— Oh ! protesta Françoise. Eh bien, si je demeurais chez vous jusqu’à ce que mon mari revienne ?…

— Non, non, je n’ai pas à vous donner asile, je ne le puis pas. Je n’ai pas à prendre part à vos folies et aux ennuis qu’elles vous attirent. J’ai assez des miens. J’ai droit au repos. C’est à vous de subir les conséquences de vos fautes. Non, non, vous ne viendrez pas chez moi. L’idée même n’est pas convenable.

— Écoutez-moi, dit Françoise suppliante, l’honneur de… de mon mari arracha-t-elle de ses lèvres, n’a aucune atteinte. Comprenez-moi, je crains, j’ai peur de ne pouvoir résister ; mais jusqu’ici, personne n’a le droit de m’accuser.

— Tout cela, je vous le répète, est un entretien qui ne me convient pas. Pourquoi n’aimez-vous pas votre mari, qui a toutes les qualités possibles ?

Françoise éclata

— C’est un homme odieux ! que vous ne connaissez pas…

— Eh, vous perdez le sens ! Finissons-en. Vous haïssez vos devoirs dans votre mari. Je veux bien croire que vous ne soyez pas vicieuse, mais vous avez toujours manqué d’intelligence. Tant pis pour vous. S’il vous arrive mal, je m’en lave les mains. N’ajoutez plus un mot.

Françoise soupira, mais ne chercha pas à fléchir sa mère. Elle seule se soutiendrait. Elle seule avec l’amour d’Allart, où on la forçait à s’attacher davantage. Et puisque tout secours du dehors lui manquait, elle en serait moins faible et prendrait en elle-même la résolution nécessaire pour vaincre les assauts de la crise.

Elle laissa partir sa mère qu’elle accompagna jusqu’à la dernière porte de ses appartements, et qui ne lui dit même pas adieu.

Peu après, Philippe prévint qu’il serait plusieurs jours sans la voir, son frère l’abbé l’ayant prié de l’aider dans un travail et des démarches très pressés. Elle crut en éprouver d’abord de la joie, comme si un répit lui était accordé.

Mais, au contraire, ces quelques jours de séparation la ramenèrent plus violemment à lui. Elle faiblissait ; cette lutte la fatiguait trop. Elle interrogeait les compensations que pouvait donner la perte de cet honneur dont la conservation voulait un combat si harassant. Eh bien, ce qu’elle aurait, c’était Philippe tout entier, à jamais !

Le monde, hostile auparavant déjà, ne le serait pas davantage ensuite. Elle s’en séparerait tout à fait. « Allard, se disait-elle, ne doit-il pas croire que je ne l’aime pas et que je suis une femme égoïste et menteuse ? Oh non ! il faut qu’il sache que je l’aime ! »

Ne raisonnant plus, tout entière livrée au mouvement puissant qui remportait, elle partit pour aller chez Allart !

Occupé avec son frère l’abbé, Philippe et lui causaient justement pendant un instant où ils avaient interrompu le travail. Allart avait avoué qu’il était amoureux, et combien il trouvait la situation pénible pour un homme loyal.

L’abbé, chose rare parmi les prêtres, était ennemi des femmes. D’ailleurs, il admettait toutes les faiblesses chez les laïques.

— Indépendamment de la faute morale, il y a une telle inintelligence à subordonner sa vie à des êtres bizarres, que je n’ai jamais compris l’attrait que vous trouvez auprès d’eux. Je vous blâme absolument et de toutes façons ; mais je n’entreprendrai pas de vous en détourner. Je pense qu’un moment viendra où vous en aurez assez de regret, achevait-il de dire, lorsqu’on vint annoncer à Allart que quelqu’un le demandait.

Il sortit de son cabinet en laissant la porte ouverte, ne pensant pas que ce fût rien d’important.

À peine eut-il reconnu Françoise, que l’abbé pouvait voir de l’autre pièce, qu’il entra dans une véritable colère :

— Comment ! vous venez ici ? mais vous êtes insensée ! Retournez. Je n’ai pas le temps de vous recevoir. Je ne le puis. Que vous a-t-il passé par la tête ?

Il la repoussa légèrement.

Elle resta pétrifiée, né dit pas un mot, baissa la tête et se laissa repousser.

— Vous voulez donc vous perdre entièrement ? C’est terrible ce que vous avez fait là. Je ne vous comprends pas.

Cela était dit à voix basse, rapidement, d’un ton dur. Il ne semblait pas la reconnaître. Il ouvrit lui-même la porte d’entrée, mit la main sur l’épaule de Françoise, et elle se trouva dehors. La porte se referma sur elle.

— Cette femme vient jusque chez vous ? demanda l’abbé avec mécontentement.

— C’est la première et la dernière fois, répondit Allart avec un geste d’humeur et de souci.

— Bien, car je ne pourrais y revenir, ajouta l’abbé.

Allart ne répondit pas, et il y eut un silence absolu entre eux pendant très longtemps.

À onze heures du soir, Allart reçut une lettre de Françoise sans timbre de la poste. Il était inquiet de l’impression que son brusque mouvement avait pu causer à Mme  du Quesnoy ; mais, malgré son émotion, le travail où il aidait son frère n’étant pas terminé, il ne décacheta pas la lettre. L’abbé, qui d’un vif coup d’œil avait reconnu une écriture de femme dans l’adresse, eut pitié du martyre d’Allart, qui paraissait rendre hommage au prêtre par cette sorte de mortification qu’il s’imposait.

— Vous ne lisez pas votre lettre ? dit-il.

— Non, je sais ce que c’est.

Cependant son héroïsme ne put durer. Il étendit la main sur la lettre, et comme il semblait presque honteux :

— Lisez donc, dit son frère, il est tard, je vous quitte.

L’abbé partit. Allart ouvrit avec hâte la lettre dont une écriture rapide dévorait le papier.

« Que vous ai-je fait ? Ai-je mal fait ? Oui, j’ai dû mal faire, mais vous m’avez repoussée bien durement, sans explication, sans un seul mot de bonté. À peine vous ai-je reconnu, aperçu ; à peine vous ai-je entendu, et jamais vous n’aviez été si loin de moi. J’ai descendu cet escalier où vous m’aviez rejetée sans bien comprendre ce qui se passait. Maintenant encore je le comprends à peine. J’ai de la peine à réfléchir. Je suis comme un condamné à mort. Il me semble que vous m’avez condamnée. Vous aviez une figure, je l’ai entrevue à travers un brouillard, qui m’a fait peur. Je venais pour vous dire que je vous aime, pour que vous le sachiez, et voilà ce qui m’attendait. J’éprouve une profonde terreur. N’y avait-il pas un prêtre dans votre cabinet ? votre frère probablement, ou bien est-ce une illusion ? Ne vous a-t-il pas détourné de moi ? Je me meurs d’inquiétude.

« Est-ce parce qu’il y avait là un témoin, parce que vous avez trouvé ma visite dangereuse, que vous avez été si fort irrité ? Si cela est, j’en suis bien honteuse, bien repentante mais mon cher, mon bon, mon grand Philippe, je venais vous demander grâce pour un cœur accablé de souffrances. Il fallait que je vinsse vous crier que je vous aime.

« Puis-je me dire encore une fois que je suis sauvée malgré moi ? Ce mot m’est odieux. Aimons-nous, pour ne plus tant souffrir. Non, aucun supplice n’est comparable. Vous êtes cruel, vous ne m’aimez pas. Je veux me perdre, qu’est-ce que cela vous fait ? Moi seule suis intéressée aux suites. Je les ai pesées. Elles sont légères auprès de ce qui m’oppresse maintenant. Toutes les femmes courent avec joie vers ce qui nous fait reculer, vers le vrai amour. Je suis au désespoir, je deviens malade, je n’ai plus la tête à moi, je ne sais ce que j’écris. Je sens toujours votre main qui me repousse, j’entends vos menaces, et je vois cette porte funèbre et odieuse qui se ferme entre vous et moi. Et je crains que vous ne soyez plus mon ami. Votre retraite depuis plusieurs jours, ce visage glacé, ces yeux et ces mots violents ! Je tremble. N’ai-je pas tant de fois entendu parler de ce dégoût, de cette lassitude qui saisit brusquement les hommes et qui est irrévocable.

« Non, je ne puis continuer à vivre ainsi. Je suis venue trop tard, vous ne vouliez plus de moi. Vous croyez que je suis une créature glacée et ennuyée, qui a cherché une distraction et a joué avec vous. Délivrez-moi de ces pensées. Venez à moi, puisque, lorsque mon cœur est épuisé, vous ne voulez pas que je coure à vous. Savez-vous ce qui arrivera ? Je me dénoncerai moi-même et je mourrai sans avoir été aimée, sans les joies qui rendent indifférente au malheur. Je vous haïrai autant que je vous aime, et pour vous punir je dirai que j’ai été adultère. Je mentirai assez pour être crue.

« Je dirai partout que je suis votre maîtresse. Je veux l’être maintenant. Je vous ai demandé toujours le contraire, mais savais-je les tortures que je me préparais. Que dira-t-on ? que fera-t-on ? On dira : qu’est-ce donc que l’amour ? puisque cette femme, qui se vantait de n’y point céder et nous méprisait, s’en fait gloire ! Oh ! que je suis attendrie maintenant par toutes ces pauvres femmes pour lesquelles j’avais tant de dédain. Que j’ai été aveugle, ignorante et injuste ! Combien elles valaient mieux que moi, et comme je comprends leur sérénité et leur triomphe au milieu des cœurs inanimés, comme était le mien !

« Oui, je me démens. Je vous parais peut-être indigne, absurde, folle. Oh ! croyez bien, mon Philippe bien-aimé, que vous êtes tout pour moi, que rien ne m’appartient plus, je suis à vos pieds. Maintenant, dédaignez-moi ou aimez-moi

« Pourquoi m’avez-vous renvoyée, pourquoi ? »

Chaque mot semblait avoir été écrit avec un spasme.

Allart tremblait en lisant, atterré et soulevé à la fois. Certes, il y eut un moment où il fut prêt à s’élancer pour aller saisir dans ses bras celle qui rappelait si passionnément. Mais le sentiment qui l’avait poussé à renvoyer Françoise était encore là intact. Une idée de respect, plus forte que toute ardeur, l’épouvante profonde d’un blâme quelconque pour elle, le spectre de l’avenir ! La faiblesse de Mme  du Quesnoy lui montrait la sienne propre, et toutes deux si misérables qu’il en eut une nouvelle colère contre elle, contre lui, et qu’il la mit toute dans sa réponse qui fut brève :

« Oui, vous êtes une folle, une pauvre et misérable folle. Vous n’avez ni raison ni courage. Il vous faut un chirurgien brutal. Votre lettre me consterne, me blesse et me rendrait fou aussi. Je ne veux pas que vous m’aimiez ainsi. Je veux que vous vous rappeliez combien de fois vous m’avez supplié de vous épargner les regrets, les remords, les terreurs, les hontes de l’avenir. Je l’ai fait et vous m’en récompensez très mal. Je le ferai néanmoins toujours, c’est mon devoir. Je vous engage à méditer ce mot que vous oubliez. Les femmes ne peuvent tenir une résolution. Je ne vous verrai pas de plusieurs jours, et surtout pas avant que vous ne m’ayez écrit raisonnablement.

« Ne vous méprenez pas plus sur le sens de ma lettre que sur celui de ma conduite quand vous avez eu la folie de venir. Celui de nous deux qui aime le plus l’autre, il n’est pas probable que vous le compreniez. Tant pis pour moi. »

Il plia brusquement la lettre, la cacheta brusquement. Il aurait voulu l’envoyer sur-le-champ. Une seconde après il eût voulu y ajouter quelques mots tendres.

« Pauvre femme, se dit-il. » Et il songea à écrire tout autre chose, car son cœur éclatait à la pensée des secousses qui avaient dû amener Françoise à cette espèce de délire.

Puis, se sentant envahi par les flots déracinants contre lesquels il avait tant lutté : Ah ! s’écria-t-il, j’avais reconquis une sorte de tranquillité, et il a fallu qu’elle vînt la détruire !

Enfin, il allait sortir, ne sachant pas s’il mettrait la lettre à la poste ou s’il se rendrait chez Mme  du Quesnoy. Un petit garçon qu’il avait à son service se trouva n’être pas encore couché.

— Porte vite cette lettre, lui dit-il, saisissant l’occasion comme une branche de salut que la moindre hésitation pouvait faire perdre.

— Où ?

— À l’adresse, à la poste, n’importe. Va ! s’écria Allart en homme épuisé par son dernier effort.

Reconnaissant le bien que lui avait fait cet effort, il le continua cependant et se mit au travail, qu’il aborda avec une lucidité particulière et nerveuse en quelque sorte. Il ne s’arrêta que très tard, sous la fatigue.

Quant à Françoise, elle n’avait pas dormi, inquiète de son côté aussi de sa lettre et des cris de passion qu’elle avait laissé échapper, car elle l’avait écrite au milieu d’un tel désordre d’esprit, qu’elle ne se rappelait point exactement ses propres phrases.

La réponse d’Allart lui arriva à neuf heures du matin, au moment où elle était dans une espèce d’abattement.

Le premier mouvement fut d’indignation. Puis elle la relut avec soin, et les phrases sèches et rudes d’Allart la frappèrent comme autant de coups de marteau salutaires qui firent rentrer dans sa tête toutes les pensées d’énergie.

— Il a raison, se dit-elle, mais avec découragement. Il a raison, s’écria-t-elle une seconde fois avec plus d’élan, c’est lui qui aime !

Elle se promit d’attendre courageusement que s’écoulassent les quelques jours de pénitence qu’il lui infligeait.

Et puis lentement, une à une, rentrèrent dans son esprit toutes les séductions qui l’avaient étourdie auparavant, et elle se trouva avec effroi environnée encore de toute leur troupe.

— Il faut donc, se dit-elle, que je ne puisse plus me défendre seule ! Qui donc m’appuiera ou me décidera moi-même, qui me fortifiera ?

Elle courut chez Mlle  Guay dans l’espoir de trouver de bons conseils auprès d’elle.

— Que dois-je faire ? lui dit-elle.

— Mais, si tu aimes, aime ! répondit Charlotte, que ces troubles troublaient elle-même.

Mais Françoise pensait maintenant que plusieurs fois elle avait cru posséder la force nécessaire pour dompter son mal, et que quelque chose, quelqu’un, quelque sentiment auquel elle ne s’attachait pas assez, l’affermirait et l’apaiserait. Elle cherchait en désespérée.

— J’irai voir un prêtre, dit-elle, je me cacherai. Allart ne saura plus où je suis.

— Tu veux lui briser le cœur, toujours. Tu as d’impitoyables remèdes.

Françoise s’agitait comme dans une agonie.

— Que faire ? Je n’ose plus ni l’approcher, ni le fuir. Si j’allais auprès de l’abbé son frère, le prier de détourner Allart de moi ! J’ai besoin qu’on me rende la paix. Oui, je veux aller me confesser.

Le prêtre saura peut-être ce qui doit me guérir. Ils ont eu tant de femmes à consoler, à ranimer, à rasséréner !

Charlotte lui rappela un prêtre venu de Belgique et dont le confessionnal devenait célèbre et était à la mode.

Françoise y alla et ne le trouva pas le premier jour. Pendant vingt-quatre heures elle fut tout entière suspendue à l’espoir, à l’attente du bien qu’elle en retirerait. Elle-même en arriva à se tenir des discours religieux et à se calmer par là, un peu.

Après avoir attendu son tour à l’église, à l’heure qu’on lui avait indiquée, elle vint s’agenouiller sous le petit dôme sombre en bois. On ne pouvait voir la physionomie du confesseur enseveli dans l’ombre derrière un étroit guichet.

Au moment où elle ouvrit la bouche pour dire : Mon père, une voix sourde, menaçante, âpre, s’écria avec un mépris écrasant : Vous venez pour vos amants, n’est-ce pas ? eh bien, combien en avez-vous ? de quelles impuretés avez-vous à vous accuser ?

L’interrogation continuait par les plus cruelles brutalités.

— Oh ! mon père ! s’écria Françoise en se relevant épouvantée. Et elle se retira vivement, emportée par une terrible impression, tandis que la sonnette appelait de son tintement précipité et aigu un autre pénitent.

Nul discours, nul sermon n’aurait pu produire sur Françoise l’effet décisif de ce féroce mépris qui violentait la femme jusque derrière ses derniers voiles.

Non, jamais Françoise ne s’exposerait à mériter pareille question, pareil soupçon, pareil mépris, pareille menace. Françoise se redressa et se promit : jamais un homme ne pourra dire qu’il est mon amant.

Elle se délecta alors dans la pensée de son triomphe définitif sur la passion ou sur la faiblesse, comme elle l’appela. Elle se sentait la poitrine plus libre, la tête plus légère.

Pendant quelques jours, elle pensa plus à elle-même qu’à Allart dont elle supporta assez facilement l’absence. Elle se croyait renouvelée. Elle alla durant tout ce temps à l’église ; mais dans une autre que celle où était le terrible prêtre ; celle-là l’effrayait un peu.

Françoise raconta à Charlotte ce qui lui était arrivé. Celle-ci ne vit pas comme elle et se mit dans une grande colère contre le sauvage confesseur.

— Voilà donc pourquoi, dit-elle, une de mes amies, sans s’en expliquer, me déclarait, toute rouge, qu’elle ne retournerait pas une seconde fois auprès de lui.

— Moi non plus, je n’y retournerai pas, dit Françoise, mais quel immense service il m’a rendu.

— Et M. Allart ? Vous ne vous voyez plus ?

— Je l’attends paisiblement. Je suis enfin dans l’état de calme où il me voulait. Je lui redemanderai seulement une certaine lettre qui me pèse maintenant.

— Une lettre de rupture ? demanda Mlle  Guay, déroutée par ces variations dont elle ne connaissait pas la loi.

— Non, bien au contraire

— Ah ! tu ne l’aimes déjà plus, s’écria Charlotte avec un air de reproche.

Mme  du Quesnoy la regarda avec un sourire heureux et répondit : Tu te trompes, et lui m’aimera davantage.

— Lui diras-tu ta visite à l’abbé X ? demanda Charlotte malignement, d’un ton innocent.

— Non, répliqua vivement Mme  du Quesnoy.

Charlotte se mit à rire.

— Non, reprit Françoise, avec un dépit assez naïf, je ne veux pas qu’il croie à une influence autre que la sienne.

— Ah ! dit Charlotte, voilà une bonne parole pour lui.

Françoise embrassa follement Mlle  Guay pour la remercier et pour témoigner son plaisir de ce qu’elle appelait intérieurement sa grande délivrance.

Mme  du Quesnoy ne tarda pas cependant à désirer extrêmement qu’Allart revînt pour contempler le changement et l’amélioration qui s’étaient faits en elle, car elle crut un peu trop à l’absolue vérité de la lettre où il la grondait.

Persuadée du retour de son âme au goût de l’union purement spirituelle, elle était pressée de recommencer avec lui cette union déjà essayée, mais qui désormais serait bien plus belle, bien plus sereine.

Aussi lui écrivit-elle : « Voici, mon bien cher ami, la lettre raisonnable que vous attendez. Levez l’interdit que vous avez mis sur moi. Vous pouvez venir me voir sans crainte du loup. La bête fauve a disparu. Vos duretés m’ont fait grand bien et je vous suis bien reconnaissante. La pauvre et misérable folle est, je crois, revenue à la santé, et elle médite tout le jour le mot qu’elle avait oublié. Le chirurgien a réussi, et il est un grand et habile chirurgien que je regrette de ne pouvoir recommander à d’autres patientes. Oui, maintenant. mon cher ami, grâce à vous la pauvre âme est certainement délivrée. » La lettre continuait sur un ton singulier, un peu mystique, légèrement exagéré, où il était question de leurs âmes captives qui s’échappaient de leurs prisons de chair pour aller converser l’une avec l’autre. Il y avait ces passages :

« Il me semble quelquefois qu’un parfum très doux et inconnu se répand autour de moi, que le jour est plus brillant, qu’une clarté particulière se montre, qu’une fraîcheur comme celle d’un imperceptible battement d’ailes arrive à mon front ; je suis toute joyeuse et je me dis : L’âme de Philippe est là.

« Oh ! mon ami, ce sont ces âmes si tendres, si éprises du bien, si sensibles, si attentives à notre bonheur, qu’il faut aimer en nous, et il faut assouplir l’autre être grossier, qui les méconnaît, à les adorer, à leur obéir.

« Vous ne pouvez croire dans quel ravissement je suis depuis que je contemple et admire la vie de l’âme, et combien je suis étonnée de ne pas l’avoir aperçue plus tôt, et combien je m’en veux d’être ainsi restée aveugle et sourde devant la plus chère de mes consolations à présent !

« Vous m’aimerez mieux ainsi, mon bon, mon grand Philippe, n’est-ce pas ? Je vous attends avec le doux charme de penser que je reverrai votre visage rayonnant, vos bons yeux, votre excellent sourire. »

Le pauvre Allart avait passé ces quelques jours sans vivre, sans se sentir exister. Il avait défendu de toutes ses forces sa pensée à Mme  du Quesnoy, se plongeant du matin jusqu’au soir dans le travail, suppliant presque son frère de ne pas le quitter, et comprenant que par ce moyen il était plus facile à ébranler et à renverser tout d’un coup que s’il eût, au contraire, longuement songé à Françoise.

Vingt fois un frisson passa dans son corps, un courant électrique traversa sa poitrine et il faillit se lever, tout laisser et accourir chez Françoise en lui criant : Ta lettre était admirable, que le destin s’accomplisse, advienne que pourra !

La nouvelle lettre de Mme du Quesnoy lui fit certainement plaisir, car tout ce qui venait d’elle était adorable et merveilleux. Il aima ce doux arrangement d’idées, bien qu’un peu forcé ; mais il ne s’attendait pas que Françoise se fût si promptement jetée vers un autre extrême.

Et à chaque phrase qu’il lisait, répondait une phrase de l’autre lettre, l’ardente, celle qui avait été écrite avec un fer rouge.

Et il lui fallut de longs raisonnements pour conclure par un sourire d’attendrissement. Mais il n’était pas sans quelque amertume.

Je dois me soumettre moi-même à la loi pour laquelle j’ai tant combattu, se dit-il. Je ne puis, moi aussi, que me faire un bonheur dans l’éther.

Heureusement sa loyauté avait un grand dédommagement, une pensée riait dans son cœur et le ranimait :

— Je me suis dévoué à elle, et elle le mérite. Je lui ai sauvé l’avenir.

Lorsqu’Allart alla le lendemain chez Françoise, elle se précipita à sa rencontre, et il trouva une personne presque exaltée, pleine de tendresse, de gravité et de retours câlins.

— Vous m’avez laissée bien longtemps loin de vous, homme méchant, lui dit-elle, qu’avez-vous fait, qui avez-vous vu ?

Quand il se fut expliqué, il avait l’intention de ne point revenir sur ce qui s’était passé, mais elle lui dit qu’elle avait enfin trouvé une consolation dans la vie, un point d’appui ; qu’elle pouvait honorablement l’aimer, envisager d’un front ferme les difficultés, les erreurs même de l’existence ; qu’elle ne faiblirait plus, qu’elle comptait sur la vie future et accepterait toutes les épreuves ; que jamais elle n’avait été si heureuse. Elle parla beaucoup, avec animation, avec élan. Jamais il ne l’avait vue ainsi.

— Je puis tout supporter de mon mari, dit-elle, et je puis l’appeler mon mari aujourd’hui sans répugnance. Me comprenez-vous ? Je suis entrée dans une autre sphère. Je n’ai plus de réels points de contact avec les gens qui m’entourent. Je les vois avec indulgence. Ils ne me froissent plus.

Mais cela était dit avec une sorte d’emportement, comme pour forcer l’esprit à se convaincre malgré lui.

Allart approuvait tout et se disait : Je suis au comble du bonheur. Quoi de plus divin que de voir la joie de Françoise !

Elle voulut ensuite qu’il lui racontât sa vie. Il l’avait pourtant fait dix fois.

— Vous avez aimé avant de me connaître ? demanda-t-elle.

— Non, affirma-t-il, je n’ai pas aimé.

— Jamais aucune femme ne vous a…

— Que me dites-vous là ? Ai-je donc pu vous rencontrer deux fois ?

Elle lui tendit la main, et se fit redire quelles émotions il avait eues au début de leur union, les écoutant avec une sorte de sourire d’extase.

— Comme cela est beau, s’écria-t-elle, nous sommes heureux, heureux pour toujours

Il fallait qu’il partît. Son frère l’attendait et l’heure était passée. Elle lui demanda de revenir dans la soirée : J’ai été si longtemps privée de vous !

Au moment où il se leva enfin, elle fit un mouvement singulier comme si elle se décidait à vaincre un scrupule.

— Attendez-moi, dit-elle. Elle disparut dans sa chambre et revint presque aussitôt, tenant une boucle de ses cheveux qu’elle avait coupée.

— Voici un présent que je vous fais.

Allart baisa la boucle.

— Mais…

Elle rougit un peu.

— Il faut que je vous demande en échange une grande chose.

Elle devint toute rouge.

Vous avez une lettre, balbutia-t-elle, l’avant-dernière…

Sa voix se raffermit tout à coup.

— Rendez-la-moi, dit-elle avec un sourire suppliant.

Allart changea de figure.

— Puisqu’elle ne nous plaît ni à l’un ni à l’autre ! ajouta-t-elle.

C’était demander à Philippe un lambeau tout pantelant de son cœur. La chose lui paraissait exorbitante. Il fut près de murmurer contre une exigence si injuste. Cette lettre lui appartenait et était son bien le plus précieux ! Et puis la pensée qu’il n’était cependant rien de plus beau, de plus naturel que de se sacrifier à cette femme le reprit, et il fut vaillant.

— Je vous la rapporterai.

— Oh ! merci, s’écria-t-elle, vous êtes le meilleur des hommes !

Il la relut encore cette lettre avant de s’en séparer. Il eut envie de la copier et repoussa cette idée comme déloyale.

— Voilà donc l’amour, se dit-il, voilà la femme. Elle retire ses témoignages, elle anéantit ses déclarations ; elle refait sans cesse ses testaments.

Il protesta aussitôt lui-même contre ses paroles : N’est-elle pas dans son droit ? Ne faut-il pas qu’elle le fasse ?

Il n’eut cependant pas le courage de la rapporter. Il l’envoya à Françoise avec un petit billet où il lui disait qu’il ne viendrait pas le soir. Il pensait avec quelque chagrin que Mme  du Quesnoy allait la brûler. Mais Françoise ne la détruisit pas.

Elle la relut de son côté avec curiosité et le cœur battant, et la serra vivement dans son petit meuble avec toutes les autres d’Allart. Une flamme avait passé devant ses joues et l’avait fait reculer. Elle cachait la lettre pour n’en plus sentir la dangereuse chaleur.

— C’est moi qui ai pensé de telles choses ! se disait-elle, il faut les éloigner, car demain je serais capable de les penser encore. Non, le vrai est dans cette amitié profonde qui se porte sur tout l’être, sur tous les moments de sa vie, et non dans ce feu violent, allumé, consumé et éteint en un instant de folie.

Qui sait cependant si elle n’eût pas su plus grand gré à Allart d’avoir tenu à conserver cette lettre ?

Elle se rejeta avec plus de persévérance dans sa théorie de l’union des esprits.

De longs jours s’écoulèrent ainsi pour eux en une vie que, dans un moment d’ironique dépit contre lui-même, Allart appela le concert spirituel.

Ce n’est pas sans une lutte violente que Françoise maintenait son système, mais désormais elle n’eût pas faibli.

Et pourtant elle ne se reconnaissait plus, elle avait besoin d’un effort pour remonter le cours de sa vie antérieurement à l’arrivée d’Allart. Elle maudissait la niaiserie de jeune fille qui l’avait empêchée à cette époque de remarquer Philippe. Maintenant elle serait sa femme ! Au lieu de ce bonheur, elle en était peut-être séparée à jamais.

Cela l’amenait à être inquiète et jalouse de lui. Une autre femme ne pouvait-elle l’attirer ? Et alors elle se sentait brûler par les charbons ardents qui avaient échauffé sa main lorsqu’elle lui écrivit la terrible lettre, et elle sentait sa main avide prête à récrire de nouveau, et se voyait courant encore chez Allart et tombant vaincue à ses pieds. Elle aurait voulu qu’il la sollicitât de céder. Ensuite elle versait des larmes de chagrin, s’accusant d’être si peu assurée dans ses résolutions, et reprenant un peu plus de force ou de froideur, se disant : Il doit, il doit me comprendre, lui !

Quelques personnes venaient la voir de temps en temps, de vieux amis de sa mère, une jeune femme aimable qu’elle avait connue aux eaux. Tous la fatiguaient.

Allart, de son côté, vivait dans une tension extrême. Le renoncement qu’il s’imposait l’excédait, l’irritait. Il y avait des jours où il n’osait venir chez Françoise. Pour se calmer, il essaya d’aller le soir dans divers salons. Il s’y montra raide, agressif, discuteur.

Il ne pensait guère plus à Joachim qu’avec une froide colère, un désir de combat. Un duel avec n’importe qui lui aurait été bienvenu.

Le hasard le fit se trouver avec M. de Daignes dans une maison tierce où il était peu allé encore. M. de Daignes, qui y était intime et qui oublia le lien existant entre Allart et les du Quesnoy, déblatéra assez vivement contre Joachim qui lui avait escamoté la mission à N…

Cette attaque contre M. du Quesnoy n’aurait pas dû déplaire à Allart, mais un mot presque innocent de M. de Daignes sur Françoise l’éperonna. Et ce fut pour elle que lorsque l’autre eut fini, il dit d’un ton cassant : M. du Quesnoy est un parfait galant homme.

Tout le monde se tut, ébahi ou troublé. M. de Daignes ne releva pas le propos.

Quelquefois chez Françoise, comme elle évitait presque toujours de parler de l’amour, et le caressait des plus douces, des plus dérivantes flatteries, il pensait que tout était pour le mieux de suivre ce train. La plupart du temps il en sortait aveuglé, accablé, se disant qu’il était le plus niais des hommes, et elle, la plus insensible des femmes, et qu’il n’avait qu’à casser la tête à Joachim ou à se la faire casser par lui.

Mme  Desgraves l’avertit que l’on glosait beaucoup sur leur compte, que Françoise se compromettait en se retirant. Il fut assez sec, déclara que Mme  du Quesnoy se retirait parce qu’elle était souffrante, qu’il l’avait fort peu vue, et que d’ailleurs on perdait son temps à lui faire la cour.

— Vous avez une chance bien contraire, répondit Mme  Desgraves, vous ne recueillez que les inconvénients de cette liaison.

Cela lui inspira le projet presque sérieux d’enlever Françoise. Il en calcula tous les détails. Mais il était toujours arrêté par l’inébranlable rempart de son respect pour la réputation de Mme  du Quesnoy, réputation qu’il ne s’apercevait pas être si entamée que le disait sa vieille amie.

Charlotte, seule, se trouvait souvent avec eux. Sa présence leur était utile. Elle les distrayait et empêchait surtout les sensations douloureuses que faisait naître toute pensée trop proche de l’amour.

Ayant eu une occasion d’être seul un moment avec Mlle  Guay : Quelle personne adorable ! s’écria Allart.

— Mais ne vous fait-elle pas un peu souffrir ? demanda Charlotte curieuse.

Il la regarda d’un air singulier.

— La pauvre femme ! dit-il avec un enthousiasme attendri, ce qui surprit beaucoup Mlle  Guay.

Françoise exprima à Charlotte son état d’esprit quelque temps après.

— Je ne sais ce que j’ai, lui dit-elle, je ne puis pas me dire heureuse. Je ne crois pas qu’il soit heureux. Est-ce donc fatal ? Une femme doit se perdre, ou bien ne jamais laisser se glisser dans son cœur la pensée d’aucun homme.

— Ah ! répondit Mlle  Guay, tu ne seras jamais tranquille. Quel mot terrible ! Je vous vois l’air si heureux parfois, cependant.

— Je ne puis continuer à vivre ainsi. Il me faut un changement. Ma poitrine éclate. À ma place, que ferais-tu ? Te donnerais-tu ?

— Pourquoi vous imposer tant de sacrifices, en effet. Que craindre ? Vous mourrez à la peine, répliqua Charlotte avec un sourire.

— Comment font-elles toutes pour porter légèrement des pensées si poignantes ? Faut-il que je cesse de me combattre moi-même ? Nous ne pouvons pas parler avec lui comme nous voudrions, nous ne pouvons pas nous dire que nous nous aimons. Il y a une part de nous-mêmes qui nous échappe.

— Oh ! répondit Charlotte, tu as raison. Pourquoi ne suis-tu pas la voix de ton cœur ?

— Non, Charlotte, s’écria vivement Françoise, si c’étaient des sophismes ! Pourquoi ne voulons-nous pas être heureux par la possession de nos âmes ? Tout devrait être là. On peut séparer nos corps, nos âmes sont unies à jamais. Crois-tu aussi qu’il n’y ait pas quelque fierté, un plaisir d’orgueil à rester maître de soi ? Et si jamais je devenais libre, quelle satisfaction d’avoir eu cette force. Et puis, ce n’est pas en vain que j’ai entendu parler de joies coupables et que j’ai juré d’être… d’être la plus tourmentée des créatures !

— Si tu essayais de t’absorber tout à fait dans la religion ?

— Mais la religion me dirait de quitter Philippe ! Et vraiment, il me semble que j’ai mérité d’être aimée. Ne devrais-je même pas avoir aussi la sérénité du devoir observé ?

— Attends ! s’il en est ainsi, dit Mlle  Guay, impuissante et troublée devant ces agitations…

— Quelque chose survenant brusquement dans ma vie, me forçant à porter mon esprit ailleurs, voilà peut-être ce que je souhaiterais : la maladie, un malheur, je ne sais.

— Ah ! reprit Charlotte, Dieu me préserve de tomber dans ce gouffre. Allart est si bon, il a une telle adoration pour toi ! Vous me faites perdre la tête tous deux. Depuis un mois, tu m’as enlevé la moitié de ma gaîté.

Et elle resta songeuse.

Françoise ne fut point contente d’elle. Elle désirait un conseil impérieux, décisif dans un sens quelconque, un conseil fortifiant, et non les marques d’une amitié qui se contentait de subir le contre-coup de ses impressions.

Mme  du Quesnoy le dit à Allart : « Ma bonne Charlotte n’a pas l’esprit bien ferme. Elle ne me servira jamais beaucoup. »

Il y eut bientôt une période où elle se reporta surtout sur l’espérance de devenir libre. Elle en hâtait le moment sans savoir comment il pourrait arriver, mais elle entendait toujours comme un grand cri de joie qui retentissait dans sa maison : des gens s’empressaient autour d’elle et la félicitaient joyeusement ; elle allait dans l’église avec Allart, la bénédiction leur était donnée, et avec quels transports, quelle foi exaltée elle jurait de lui être fidèle.

Elle ne put s’empêcher d’en parler à Allart. Lui aussi était rivé à cette pensée que M. du Quesnoy, l’obstacle, disparaîtrait.

Mais l’espoir de Françoise lui fit peur. Il y avait quelque chose de féroce et de tentateur dans un tel désir, qui lui parut soudain odieux pour un honnête homme.

— Ne me parlez jamais de cela, ni de lui dit-il avec une certaine violence.

Elle fut interdite.

— Nous n’avons pas à murmurer. Tant pis pour nous !

Elle l’aimait quand il se fâchait par un mouvement noble.

— C’est vrai, dit-elle, nous pourrions être punis de trop demander au sort.

Le changement qu’elle avait invoqué en causant avec Charlotte allait, du reste, bientôt survenir.