II

L’HOMME ET LA FEMME


Quand Joachim était arrivé chez Mme  Rose d’Archeranges, Charles de Bertiny, le frère de celle-ci, le jeune homme aux albums qu’Allart avait questionné chez Mme  Desgraves, se trouvait dans le salon.

— Bonjour, gamin lui dit M. du Quesnoy en lui donnant une petite tape sur l’épaule. Joachim ne cachait pas beaucoup sa familiarité avec Rose devant le jeune homme, qu’il traitait comme un enfant sans la moindre importance.

— Et vous, ma chère amie, j’ai beaucoup de choses à vous dire. Il lui baisa la main.

— Charles, j’ai à causer avec monsieur, dit Rose.

Charles se leva avec brusquerie. Il partait ordinairement dès que M. du Quesnoy se montrait, et on mettait cette retraite sur le compte de la sauvagerie juvénile.

— Ce sera donc toujours la même chose ! s’écria-t-il avec un regard menaçant jeté vers Joachim. Rose resta interdite. Elle et M. du Quesnoy n’avaient jamais supposé que Charles pût se permettre de voir ce qui se passait entre eux et encore moins de devenir gênant.

— Qu’est-ce que c’est, monsieur Charles, dit vivement Joachim en allant à lui comme un maître prêt à punir un écolier, qu’est-ce que c’est ? Vous vous permettez de manquer de respect à votre sœur !

Charles pâlit, ses yeux pleins d’irritation étaient attachés à ceux de M. du Quesnoy.

— Fais-moi le plaisir de partir, dit violemment Rose, je ne veux pas de grossièretés de collégien ici.

Charles était secoué comme un jeune arbre que tord un grand vent. Il tourna sur lui-même et partit sans mot dire, mais il ferma successivement les portes derrière lui avec un fracas épouvantable.

— Que signifie l’incartade de ce morveux, dit M. du Quesnoy avec humeur, je le trouve toujours ici. Pourquoi ne le mettez-vous pas à demeure chez un professeur ?

— Il vient rarement, mais vous vous rencontrez toujours avec lui.

— Je finirai par être obligé de lui tirer les oreilles.

— Il va bientôt terminer ses études. Je ne saurai plus qu’en faire.

— Que ne le mettez vous à Saint-Cyr ou dans la marine ? vous n’auriez plus à vous en occuper. C’est fort ennuyeux pour vous que la charge de ce grand dadais qui me paraît se mêler de se regarder ici comme chez lui.

— Je l’enverrai à mon mari pour me débarrasser de cette tutelle. Je ne suis pas obligée de lui donner d’argent, heureusement. On le laisse trop libre. Il a dix-huit ans… Mais qu’aviez-vous à me dire ? voilà quatre grands jours que vous n’avez donné signe de vie.

Rose était une grande personne à l’air imposant et d’une taille magnifique, mais qui n’avait pas le sérieux de son aspect.

Joachim aurait voulu trouver chez Mme  d’Archeranges, ce matin-là, des paroles plus caressantes, une affection plus attentive à lui. Il aurait désiré parler de lui-même. Mme  d’Archeranges avait le tort d’absorber à son profit toute la dose d’intérêt à répartir entre eux, et elle le dépita en ne prenant pas beaucoup de part à ses soucis. Il le lui dit.

— En pareille circonstance, répondit-elle, cette chère Françoise n’est-elle pas appelée à vous donner des consolations ?

— Ah ! ne marchons donc pas sur l’aspic ! dit Joachim en fronçant le sourcil.

— Enfin, comment cette perle a-t-elle pris la chose ? Elle nous a un peu bâtonné, hein ? la douce amie !

— Elle n’en sait rien. Est-ce que jamais je lui parle ? Vous êtes comme un fagot d’épines ce matin.

— Si encore elle avait payé les frais de la guerre, cette chère Françoise, s’écria Rose en éclatant de rire.

— J’ai besoin d’avoir l’esprit tranquille.

— Voulez-vous être bercé ? demanda Rose qui se mit à le bercer en effet pour se moquer de lui, puis qui le repoussa en ajoutant comme une très profonde réflexion : Nous sommes deux grands corps bien singuliers.

— Vous êtes peu compatissante, reprit Joachim impatiente, j’ai réellement besoin de calme, j’ai de grandes préoccupations.

— C’est très comique, dit Rose, les hommes ont toujours besoin que nous soyons employées avec des chasse-mouches à écarter les idées importunes, les tracas de leur front. Vous êtes de pauvres pachas !

— Ah ! interrompit M. du Quesnoy avec fatigue, jamais les femmes ne peuvent comprendre le moment où il faut être sérieux…

— Très bien, répliqua Rose piquée, soyez sérieux tout à votre aise… ; mais ne venez pas m’imposer l’ennui quand je n’ai nulle envie de m’ennuyer.

— Vous me congédiez ?

À ce moment arriva la vicomtesse, qui avait deviné que son frère pouvait être chez Mme  d’Archeranges.

— Ah ! s’écria Rose, votre sœur sera plus gaie que vous… Quelle robe du matin ravissante !… couleur aube !

Mais elle remarqua l’état d’animation où était la vicomtesse.

— Vous êtes donc une famille tragique ? demanda-t-elle.

— Ma chère, dit la vicomtesse, ce sont des affaires très graves, j’aurai recours à vous pour m’aider. Joachim a perdu la tête…

— Bien ! vous aussi ? s’écria-t-il.

— S’il s’agit de le rabrouer, dit Rose, vous arrivez bien.

— D’abord, reprit la vicomtesse, je viens de chez vous et j’ai vu votre femme.

Le ton avec lequel furent prononcés ces mots : votre femme, fut indescriptible, tant il contenait de rancune, de mépris, de répulsion.

— Elle m’a mise à la porte… continua-t-elle avec une sourde violence.

— La bonne femme, dit sarcastiquement Mme  d’Archeranges.

— Comment, comment cela ? demanda Joachim se redressant irrité.

— Ah ! la langueur s’est envolée, interrompit Rose.

La vicomtesse raconta brièvement et haineusement la fin de son entrevue avec Françoise.

— C’est bien, j’en causerai avec elle, dit froidement Joachim en serrant les dents.

— Il en a peur ! s’écria Rose.

— Vous êtes insupportable, Rose ! répliqua brutalement Joachim, qui eut un accès de fureur… Et il ajouta, en frappant du poing sur la table : Je ferai plier cette femme, je la courberai, je l’abattrai, je la rendrai petite et soumise.

— Ce n’est pas sûr ! dit Rose, qui se divertissait à l’exaspérer.

La vicomtesse était prise d’un violent besoin de s’attaquer à toutes choses, d’exhaler ce qui l’oppressait. Elle tomba sur Joachim.

— Tout cela vient de votre faute, de vos désordres. J’ai eu ce matin aussi une scène épouvantable avec mon mari à cause de vous. Il a raison. Il est impossible que vous continuiez ainsi. Votre fortune s’en ira lambeaux par lambeaux. C’est la preuve qu’il y a une lacune dans votre intelligence. Vous auriez besoin d’une femme qui vous tînt. Malheureusement je suis trop surchargée déjà. Quand vous serez ruiné, tout le monde se moquera de vous. Rose n’a pas la main assez ferme non plus. Elle devrait faire attention à vos folies.

— Mais, dit Rose, ne m’accusez pas, je suis prête à lui en dire autant. Il y a longtemps que je l’avertis.

Joachim essaya de sourire pour n’avoir pas une contenance trop ridicule.

Malgré son esprit, il subissait les reproches et les railleries, comme un enfant grondé.

— N’avez-vous pas mieux à faire, dit encore la vicomtesse, ne voyez-vous rien de plus enviable dans la vie ? De grands emplois à remplir, un nom à laisser après soi, une fortune à consolider et à agrandir. Vous pouvez avoir des enfants…

Rose menaça plaisamment Joachim du doigt. Elle se tenait en arrière de la vicomtesse qui ne pouvait la voir.

M. du Quesnoy saisit le prétexte de cette diversion et se mit à rire, comme si la vicomtesse débitait des absurdités.

— Vous riez s’écria sa sœur, vous êtes impardonnable. Enfin, nous, vos nièces ! vous avez des devoirs…

— Ah ! dit enfin Joachim sans cesser de rire, si on m’attache mes nièces au pied, j’aurai quelque peine à marcher. Le vicomte est bien assez riche pour ses filles, que diable !

— Et vous, savez-vous où vous mènera votre système ? À tomber à la merci de votre femme.

— C’est ce qu’il désire, dit Rose.

M. du Quesnoy haussa les épaules.

— Votre femme a un calcul, c’est de vous laisser aller à toutes vos folies pour vous amener sous sa dépendance, continua Laure.

— Vous lui faites bien de l’honneur ! répliqua M. du Quesnoy ; je la tiens en dehors de tout ce que je fais.

— Je l’ai bien vu, elle ne savait pas votre affaire.

— Et vous la lui avez apprise ?

— Il a peur d’elle, dit Rose, notre hardi Joachim !

— Vous me tracassez comme un taon, vous ! s’écria Joachim.

— Ne parlons plus de cette créature désagréable, dit la vicomtesse, il faut vous occuper sans retard de cette mission diplomatique pour l’Allemagne.

— Je l’ai demandée pour de Daignes, qui est un de mes amis !

— De Daignes ! que vous importe de Daignes ? ce n’est pas pour lui qu’il faut la demander, mais pour vous.

Les deux femmes n’eurent pas de peine à le convaincre qu’il fallait mettre son protégé de côté.

Après quelques mots de résistance :

— Il sera facile de démontrer à M. de Daignes que vous avez agi pour son bien. Je m’en charge, dit la vicomtesse. Où allez-vous, aujourd’hui ?

— Chez la baronne.

— Eh bien, commencez sur-le-champ. J’ai ma voiture, je vous y conduirai.

— Vous me le prenez ? s’écria Rose.

— Il le faut bien.

La baronne Guyons avait cinquante-cinq ans. C’était une femme grasse, au teint d’ivoire jaune, sans aucune ride, avec de fort beaux cheveux noirs, de très petits yeux, un épais menton et un gros front bombé. Elle était très vive, aimait passionnément la conversation sur les grands sujets. Elle possédait une aptitude d’orateur assez prononcée pour avoir travaillé jadis à des discours de son mari, et une disposition si sérieuse qu’elle lui avait plus d’une fois préparé des rapports sur des points d’administration spéciaux.

Assise devant un grand bureau semblable à celui d’un chef de division, quand Joachim entra dans son cabinet de travail, bureau couvert de papiers et surtout de lettres, elle était en lutte avec une interminable correspondance qui lui prenait tous les matins quatre heures. Elle se levait à six heures. Elle avait une telle passion pour l’activité intellectuelle et affairesque, qu’elle ne voulait même point de secrétaire, et parlait toujours de la nécessité pour un grand esprit d’embrasser tous les détails.

Joachim adorait sa belle-mère, qui n’avait pour lui que des compliments.

Elle le gronda, un peu seulement, de ses folies au jeu, l’approuva fortement de vouloir se lancer dans la diplomatie, et lui promit de s’en occuper de toutes ses forces, même consentit à lui donner une recommandation pour l’affaire du sieur Popeland, bien qu’elle n’y vît rien de bien sérieux.

M. du Quesnoy put aller au ministère et eut facilement, d’un haut fonctionnaire, un accusé de réception contenant la promesse d’un examen attentif de la demande du sieur Popeland. Il s’était expliqué franchement cette pièce non copiée et classée n’avait pour but que de montrer au solliciteur que lui, M. du Quesnoy, avait commencé des démarches.

Joachim se rendait de là chez Niflart quand il rencontra justement son ami M. de Daignes. Il lui fit les plus grandes démonstrations d’amitié. L’autre lui dit : Je viens des Affaires étrangères, on y est bien disposé ; donnez-moi le dernier coup d’épaule.

— Je ferai tout ce qui sera possible. Il y a une compétition énorme dont on ne vous a sans doute pas parlé. Il faut s’attendre à tout. Mais comptez sur moi, à moins que la lune ne tombe du ciel.

Niflart fut très content du bout de papier conquis par M. du Quesnoy.

— Nous le donnerons à Popeland ce soir.

– Ah ! je voudrais bien qu’il réussît, dit Joachim.

— Et moi donc, le brave garçon !

— Je crois l’affaire bien accueillie là-bas, continua Joachim d’un air convaincu.

À peine revenu chez lui, Joachim fit demander si Françoise était habillée. Cinq heures et demie sonnaient, et elle avait l’habitude, les jours de réception, de s’habiller avant le dîner, afin d’être prête même pour les gens qui arrivent trop tôt.

Un petit fait jeta Joachim dans l’irritation. En inspectant les préparatifs de la soirée, il demanda à son valet de chambre si on avait fait prendre des cartes neuves.

— Madame n’a pas donné d’ordres, répondit le domestique.

— Il n’est pas besoin d’ordres ; quand les cartes ont servi, il faut les changer. Qu’on aille en acheter deux sixains.

Il alla aussitôt dans la chambre de sa femme.

— Pourquoi n’avez-vous pas fait acheter de cartes pour ce soir ? dit-il rudement.

Elle n’y avait nullement pensé, mais il lui était impossible de supporter le ton brutal de Joachim.

— Comptez-vous perdre encore 80,000 francs ce soir ? répondit-elle avec un air calme et dur.

Ce coup venait plus vite que ne s’y était attendu M. du Quesnoy et redoubla sa colère.

— Mais cinq cent mille s’il me plaît, dit-il ; ceci ne peut vous importer.

— Il est inutile que ma maison passe pour une maison de jeu.

— Ma maison sera ce qu’il me conviendra, dit Joachim.

— Je m’y opposerai dans votre propre intérêt.

— Vous êtes un bel échantillon de la prétention féminine ! Vous oubliez toujours que vous ne brillez pas précisément par l’esprit, reprit M. du Quesnoy, essayant de charger son ironie de toute la cruauté possible.

— Le même esprit que vous… certainement non, répondit Françoise en s’inclinant et prise de colère à son tour.

Joachim était exaspéré.

— Je veux, ma chère, je veux, entendez-vous, je veux que vous ne vous permettiez plus de trouver bon ou mauvais ce que je fais.

— Il m’est impossible de condescendre à ce désir.

— C’est mon expresse volonté, et je vous y ferai céder.

Jamais encore de telles paroles n’avaient été échangées entre eux. Françoise était indignée, mais elle eut le sang-froid de le frapper juste.

— Vous êtes un homme très faible.

— Assez de ces observations ! s’écria-t-il violemment, outragé au plus profond de son amour-propre.

— Je vous les ferai cependant constamment, dit-elle, émue et hardie.

Joachim fit un mouvement pour s’avancer vers Françoise.

Puis il se promena un moment à grands pas pour se contenir. Françoise s’assit.

— Je ne souffrirai pas cela s’écria-t-il, je ne le souffrirai pas. Vous comptez sur mon horreur du bruit et des scènes.

Françoise fut terrible.

— Vous avez fait une perte énorme, dit-elle, je désire savoir comment vous vous êtes acquitté…

Joachim s’arrêta brusquement, stupéfait, puis se jeta sur un fauteuil.

— Ah, ceci devient trop bouffon, dit-il en affectant un accent persifleur, aigu, mais qui resta âcre et grondant.

— Ces querelles sont de mauvais goût, ajouta-t-il ; vous ne désirez pas, je pense, que je vous batte ?

— Vous ne m’avez pas répondu, dit Françoise.

La main de Joachim frappa à coups précipités sur le coussin de son fauteuil.

— Nous sommes ridicules et ennuyeux, continua-t-il ; vos interrogations sont sottes…

— Avez vous payé honnêtement ? dit-elle avec une certaine violence à laquelle il céda malgré lui.

— Mais, ma chère, j’ai ma fortune comme vous avez la vôtre ; de quoi vous inquiétez-vous ? Que signifie ce mot honnêtement, d’ailleurs ? reprit-il en se levant, troublé. N’ai-je pas mes biens !… Une fois pour toutes, vous vous abstiendrez de vous occuper d’une fortune sur laquelle vous n’avez rien à prétendre.

— Qui vous parle de votre fortune ?… C’est de vos actions que je m’occupe. On m’a dit que vous alliez demander la mission diplomatique qui se prépare et que vous avez promise.

— Oui, et ceci, j’y compte, doit vous faire plaisir, car cette mission durera deux mois. Nous serons séparés. Je ne vous emmènerai pas.

— Vous aviez promis devant moi à un de vos amis le crédit de ma mère pour cette même mission.

— Eh bien ! que fait cela ? Je la prends pour moi. Mon ami en trouvera une autre.

— Et vous êtes ravi de manquer à votre promesse et de sacrifier votre ami ?

— Auriez-vous l’intention de consoler M. de Daignes ?…

— Toute dignité vous manque, dit Françoise avec dégoût.

— Et vous toute intelligence ! Laissez-moi donc tranquille, à la fin, s’écria grossièrement Joachim.

— Ah ! dit Françoise, vous vous débattez vainement. Il est donc bien difficile d’avoir quelques scrupules ? Prenez garde !

Cette fois Joachim fut réellement étonné, car Françoise avait parlé d’une voix plus douce et avec une certaine tristesse. Il réfléchit un instant, et se rapprochant d’elle :

— Vous vous battez contre les fantômes d’un esprit aveuglé. Moi ! je ne suis pas un honnête homme, un homme de cœur ? Mais le jour où vous prendrez la peine d’ouvrir les yeux, vous comprendrez la bonté et la patience qu’il m’a fallu pour supporter votre état de maniaque.

Joachim se mit à énumérer alors avec vivacité toutes les belles actions qu’il pensait avoir faites dans sa vie.

Françoise le laissait dire, froide, silencieuse.

— Ma bourse, mon bras, mon crédit ont toujours été au service de mes amis. La loyauté est ici chez elle ! s’écria-t-il en achevant.

Il se frappa la poitrine, s’échauffant, s’enthousiasmant au récit de ses vertus.

— Je travaille, j’aspire à une grande position, je veux augmenter ma fortune. Eh bien, n’est-ce pas là une chose honorable ? Qui oserait attaquer mon honneur ? Que je ne montre pas une grande chaleur pour des gens comme de Daignes et Meximiers qui sont de faux amis, qui me desservent et me jalousent, et je ne serais pas dans mon droit, pleinement ?…

Ses yeux tournèrent tout autour de la chambre ; il aperçut la jardinière qu’on avait envoyée à Françoise.

— Ah ! qu’est-ce que c’est que ces fleurs ?

L’acharnement réciproque qui naissait entre eux se manifesta de nouveau. Françoise eut du plaisir à dire à Joachim :

— Ces fleurs, on me les a envoyées !

— Ah ! on vous les a envoyées ! Qui ? On s’occupe donc de vous ? demanda-t-il brutalement.

Elle éprouvait un certain remords. Ses scrupules lui faisaient croire qu’elle se compromettait. Mais avant tout, il fallait frapper Joachim. D’ailleurs, Françoise se sentait trop innocente, et ce léger trouble de sa conscience avait des jouissances un peu aiguës auxquelles elle ne résistait pas.

— Je ne sais de quelle part elles viennent, dit-elle d’un air indifférent.

— Mais vous le saurez sans doute. Je vais vous donner un conseil, car vous n’êtes pas très experte, je crois, en coquetterie. Il faut mettre une de ces fleurs dans votre coiffure, ce soir !…

— J’ai envie de suivre votre conseil… dit Françoise, elles iront très bien avec mes cheveux noirs.

— Mais mon conseil est bon, en effet, reprit Joachim, aigre, ne sachant à quoi se prendre. Vous connaîtrez ce soir quel est l’ami ! Cela vous manquait, en effet !

— Ah ! à propos, ajouta-t-il brusquement, vous aurez la bonté dorénavant de ne point commettre d’impertinence envers ma sœur. J’y tiens essentiellement, termina-t-il d’un ton bref, absolu.

— Je me modèlerai sur sa conduite à mon égard.

— Vous voudrez bien également vous abstenir de dire du mal de moi à votre mère, continua Joachim d’une voix qui montait, cassante, menaçante.

— Je lui dirai toujours ce que je pense être la vérité sur vous !

— Enfin vous recevez continuellement une personne dont la société ne vous est pas bonne, une Mlle  Guay…

Il s’arrêta, comme pour mettre un frein à l’emportement qui le reprenait. L’inébranlable Françoise répondit avec une netteté lente et scandée :

— Songez plutôt à cet homme, ce Niflart ; quant à Mlle  Guay, elle sera toujours reçue par moi, chez moi. Vous êtes libre de ne jamais vous rencontrer avec elle.

Joachim regarda sa femme avec des yeux froids, pleins d’une sorte de rage. Mme  du Quesnoy le contemplait fixement, résolûment.

— Je vous forcerai à obéir ! s’écria-t-il avec un fort éclat de voix.

Il fit un pas en avant encore une fois.

— Non monsieur, non. Vous savez bien que j’ai un maître plus exigeant que vous, et auquel seul j’obéis.

— Vous êtes une folle absurde ; je vous traiterai comme une folle !…

— Il est six heures et demie, dit froidement Françoise, le valet de chambre va venir annoncer que le dîner est servi.

— Vous avez raison, dit Joachim avec un dépit encore brutal ; mais croyez-vous donc qu’une femme pèse beaucoup en face de…

— En face de… ? demanda Françoise avec ce sang-froid méprisant et cette rigueur qui ne laissaient rien passer et qui étaient pour Joachim des aiguillons odieux.

— Vous vous repentirez de ceci, je vous le promets, ajouta-t-il les dents serrées.

— Je ne sais trop… dit-elle, satisfaite de cette impuissance.

— Je vous jure que vous vous en repentirez, reprit Joachim dont la voix éclata de nouveau.

Il sortit, avec un geste violent, de la chambre à coucher.

Au même moment, on vint annoncer que le dîner était servi.

Ils durent se mettre à table, face à face et avec les apparences de la paix, pour ne pas servir de pâture à la curiosité des domestiques.

Joachim, blessé dans son amour-propre, puisque son essai de domination avait échoué, ne voulait cependant pas que Popeland et Ninart fussent mal reçus par sa femme, et il essayait de reprendre son calme.

Quant à Mme  du Quesnoy, le contentement tout féminin d’avoir fait plier son mari, l’inquiet désir de voir ce qu’amènerait la soirée, une excitation générale, le bourdonnement des paroles de Mlle  Guay lui donnaient le besoin de se trouver au milieu de plusieurs personnes, d’aller et de venir, de parler ; elle se sentait animée d’un être nouveau.

Aussi, quand d’un ton tranquille comme si rien ne s’était passé, Joachim lui parla de divers bruits insignifiants du monde, elle y répondit de même.

M. du Quesnoy fut contrarié de ne pas la trouver sombre ou glaciale. Il lui semblait qu’elle portait trop le triomphe dans toute son attitude. Mais il cacha son impression, à cause de la réception de Niflart et de son ami.

Il annonça à sa femme qu’il aurait quelqu’un à lui présenter. Elle lui rappela, de son côté, que Mme  Desgraves devait leur amener une personne.

Cependant, ce dîner fut court et leur parut pesant. Les paroles, rares, sortirent à regret. La trêve était aussi désagréable que la lutte. Ils sentirent qu’ils étaient ennemis à jamais.

Après le repas, ils allèrent achever leur toilette.

Quand Françoise, à huit heures et demie, entra dans le salon, Joachim y était. Elle avait mis dans ses cheveux quelques-unes des fleurs de la jardinière. Françoise voulait que toutes ses actions fussent une manifestation de guerre contre son mari.

En s’habillant, toute leur querelle s’était retracée à elle, et l’indignation l’avait reprise.

— Vous êtes très bien ainsi, lui dit Joachim avec un sourire railleur et contracté.

Françoise éprouvait une grande volupté à le tenailler sans qu’il pût oser crier. Elle se regarda dans la glace, affectant d’arranger avec soin une branche, pleine de grâce coquette, de méchanceté provocatrice. Joachim en était stupéfait, ne comprenant pas où cette créature si peu aimable, si peu femme à son gré, avait pu prendre les raffinements savants dont usaient Mme  d’Archeranges ou la vicomtesse Ballot, quand elles étaient en veine de tourmenter quelque malheureux. Il sentait ses mains se diriger d’elles-mêmes vers ces fleurs qu’il trouvait insolentes.

La porte du salon s’ouvrit et le valet de chambre s’avança pour annoncer. M. du Quesnoy, croyant voir entrer Niflart et Popeland, s’élança presque vers la porte. Mais ce fut Charles de Bertiny en face de qui il se trouva. Joachim ne comptait pas lui faire tant d’honneur et en eut de l’humeur.

Charles avait dix-huit ans ; mais une figure délicate et féminine, des yeux doux et un peu étonnés lui donnaient tellement l’apparence d’un enfant de quatorze à quinze ans, qu’il ne venait jamais à l’idée de le considérer et de le traiter comme un jeune homme.

Charles était pâle et troublé. M. du Quesnoy se dit que l’enfant apportait un danger et parlerait de Mme  d’Archeranges devant sa femme. Il n’avait pas une minute de paix depuis le matin, et les gens semblaient conjurés pour lui enlever la tranquillité d’esprit nécessaire à ses négociations avec les hommes d’affaires. Néanmoins, son parti fut pris de jeter le petit garçon à la porte s’il était indiscret, et d’imposer silence à sa femme si elle réclamait.

— Ah ! ah ! vous êtes donc réconcilié avec votre sœur ? dit-il avec l’apparence du plus grand flegme.

Mme  d’Archeranges venait à toutes les soirées de Françoise, qui ne savait rien.

— Il était donc brouillé ? demanda Françoise.

— Je n’ai nul besoin de me réconcilier avec ma sœur, dit Charles avec un mouvement d’impatience.

Le jeune homme avait été profondément humilié le matin, et son courroux était toujours très vif, non-seulement à cause d’un sentiment de fier honneur personnel, mais aussi à cause de Mme  du Quesnoy, pour laquelle il avait une vénération sans bornes. Indépendamment de la honte que lui causait la liaison de sa sœur avec Joachim, il regardait Rose comme complice d’une persécution dirigée contre Françoise.

Sa première pensée avait été de ne remettre les pieds ni chez sa sœur ni en aucun lieu du monde où il pût rencontrer M. du Quesnoy. Puis il s’était dit qu’il avait un devoir à remplir auprès de Mme  du Quesnoy, celui d’être son défenseur et son vengeur.

Il était venu de bonne heure le soir, espérant arriver le premier, se trouver seul avec elle et lui confier ses peines et ses sentiments. Il voulait tout lui dire et se battre en duel avec M. du Quesnoy. Néanmoins, la présence inattendue de celui-ci l’avait un peu déconcerté et entravé dans l’exécution de son projet. D’ailleurs, Mme  du Quesnoy avait à ses yeux une majesté qui le rendait tremblant.

— Et pourquoi donc étiez-vous brouillé avec votre sœur ? demanda naturellement Françoise.

Joachim était sur les épines.

— Il était brouillé probablement parce qu’il est mal élevé, dit-il avec une bonhomie brusque et familière.

Charles garda le silence, un silence redoutable.

Joachim se demandait si quelqu’un n’arriverait pas. Il ne savait comment détourner les révélations que Charles, il le voyait, tenait suspendues sur sa tête.

— Ma sœur m’avait donné rendez-vous ce matin chez Mme  d’Archeranges. Elle l’avait du reste oublié, et c’est pour cela qu’elle est venue me chercher ici, ajouta-t-il afin de prévenir tout soupçon de la part de Françoise. Et comme nous avions à causer avec la vicomtesse, nous avons dit au petit bonhomme de nous laisser… Et monsieur s’en est allé de fort mauvaise humeur.

Le pauvre Charles reçut un coup de massue en s’entendant appeler petit bonhomme devant Mme  du Quesnoy. Comment après cela oser parler sérieusement de choses graves à celle-ci ? Il fut foudroyé.

— Mais il est fort gentil, cependant, quand il veut, dit Françoise qui, comme tout le monde, le traitait en enfant.

Joachim, pour qui il était un adversaire plus important qu’il ne pensait, acheva de l’annihiler avec une habileté absolue. Des bougies venaient de tomber. Au lieu de sonner un domestique :

— Tenez, Charles, dit-il, rendez-vous donc utile, c’est de votre âge ; remettez-donc ces bougies, mon cher ami.

Mme  du Quesnoy avait contemplé Charles très attentivement depuis un moment. Étonnée des mouvements que trahissait sa physionomie, étonnée de cette physionomie même où elle voyait par instants des accents virils se montrer, et sans comprendre ce qui agitait le jeune homme, mais le devinant troublé, froissé par de secrètes et vives sensations, sentant l’âpreté déguisée sous l’affectation familière de Joachim, reconnaissant à celui-ci une allure contrainte qu’elle lui avait vue si souvent vis-à-vis elle-même quand il feignait l’insouciance et la plaisanterie, elle vint au secours de Charles, en sonnant et en laissant tomber son mouchoir.

Charles le ramassa avec une lenteur calculée. Il serait tombé de reconnaissance aux genoux de Mme  du Quesnoy, et même il accomplit secrètement un petit acte d’adoration, en restant courbé plus longtemps qu’il ne fallait strictement. Pendant ce temps, le domestique était entré et avait fait ce que Joachim demandait à Charles.

Mais M. du Quesnoy était plein de colère. Il fut frappé vivement par l’action de Françoise qui lui parut extraordinaire. Pourquoi agissait-elle ainsi ? Pourquoi cette amitié pour Charles ? Les fleurs de la jardinière, l’arrivée du jeune homme avant l’heure ordinaire formèrent à ses yeux un rapport évident. Il eut réellement envie de saisir Charles à bras le corps et de le jeter par la fenêtre.

— Vous êtes décidément un garçon mal élevé, monsieur Charles, lui dit-il.

Charles se dressa ; mais Françoise, pénétrée elle aussi de l’idée d’une relation singulière entre Rose d’Archeranges et la querelle de M. du Quesnoy avec Charles, s’écria :

— Enfin que s’est-il donc passé chez sa sœur ? Vous avez une colère bien étonnante contre lui.

— Il est très mal élevé, insista Joachim il se fera corriger.

Charles put à peine parler ; toutes les révoltes de la délicatesse et de la fierté se soulevaient dans sa poitrine et étranglaient sa voix.

— Plus de leçons, monsieur, c’est à vous… bégaya-t-il.

— Sa sœur vient-elle ce soir ? demanda vivement Françoise qui étendit la main comme pour le mettre sous sa protection.

— Je n’en sais rien, répondit violemment Joachim, vous êtes stupide !

Charles fit un mouvement d’indignation :

— Oh ! c’est honteux ! s’écria-t-il.

M. du Quesnoy en resta court et immobile. Il allait pourtant chasser Charles quand on annonça M. Niflart et M. Popeland.

Tandis que M. du Quesnoy courait à la rencontre des nouveaux-venus, Françoise dit à Charles qui, sombre et blanc comme une statue, la saluait pour sortir :

— Non, restez, je le veux, Charles, j’aurai besoin de vous !

— Ah ! répliqua-t-il, vous voyez bien qu’il faut que je parte.

— Non, non, vous vous réconcilierez.

— Je supporterai tout, ajouta-t-il avec des larmes de rage dans la voix, puisque vous le voulez.

Cependant M. Niflart et M. Popeland étaient venus adresser de profonds saluts à Mme  du Quesnoy.

— Je vous présente M. Popeland, grand propriétaire foncier et intime ami de mon excellent ami M. Niflart, dit M. du Quesnoy à sa femme, d’un ton sec, destiné à exercer une pression sur elle.

— Je suis ravie, répondit Mme  du Quesnoy, dont les autres paroles de politesse se perdirent sous un mâchonnement rapide.

Joachim emmena les deux spéculateurs dans son cabinet, non sans dire à sa femme, à voix basse et d’un ton absolu en désignant Charles : Dites à ce petit garçon de s’en aller !

— Mais non, répliqua-t-elle.

Joachim serra les lèvres et sortit avec ses amis.

Françoise, restée seule avec Charles, le contempla avec soin et curiosité, et si librement, sans y songer, qu’il baissa la tête et rougit.

Il lui faisait l’effet d’une jeune fille et elle avait envie de s’épancher avec lui comme avec Mlle  Guay.

Mais l’homme s’était révélé sur cette douce et un peu extatique figure, et Françoise se demandait si elle retrouverait cet aspect et comment il pouvait se produire sur des traits si fins, si juvéniles.

L’élan de Charles, prenant si nettement parti pour elle, faisait croire aussi que les fleurs venaient de lui.

Elle essaya un peu si elle saurait être coquette. L’expérience faite sur lui ne lui paraissait pas risquée. Elle se leva devant la glace et tourmenta un moment sa coiffure.

Charles n’osait parler le premier, quoiqu’il fût oppressé du besoin de dire tout ce que contenait son âme. Il craignait de ne pas toucher d’accord les pensées de Mme du Quesnoy et de paraître manquer de délicatesse.

Francoise se rassit.

— Vous avez été bien rudoyé, mon pauvre Charles, dit-elle ; pourquoi donc êtes-vous si mal avec M. du Quesnoy ?

Charles ne put y tenir.

— Voulez-vous me laisser vous le dire, s’écria-t-il, vous ne m’en voudrez pas ?

Françoise pâlit soudain. Une grande clarté se faisait. Ce qu’elle allait entendre, c’était la preuve que Joachim était l’amant de Rose. À l’accent de Charles, elle en était sûre !

— Tous les gens qui vous entourent, tous ceux que je connais sont si mal pour vous, continua Charles, c’est abominable. M. du Quesnoy et ma sœur !… Ah ! j’en dis trop…

Il s’interrompit en voyant la figure de Françoise.

— Non, non, dit-elle vivement, je sais ce qui en est.

Elle s’efforça par fierté de se montrer très calme, mais ses traits avaient été parcourus, soulevés et tordus en un instant par un visible courant de colère et d’affliction humiliée.

Il lui importait peu de ne pas être aimée de M. du Quesnoy, peu même qu’il eût pour maîtresse une femme inconnue ; mais Rose était si près d’elle, tellement unie avec la vicomtesse Ballot, qu’il ne pouvait y avoir là qu’insulte raffinée, préméditée, complot ourdi savamment. Et pendant combien de longues soirées cette femme venant chez elle avait-elle dû la railler, jouir secrètement de son ridicule, avec tant de gens qui devaient être dans le secret ! Et le soir même, Mme  d’Archeranges allait oser venir !

Charles, inquiet, avait baissé la tête. Françoise haïssait d’être en spectacle et d’étaler ses agitations. Elle fit pourtant un retour sur elle-même que personne n’aimait, et une ardente aspiration d’amour, un sourd et oppressant regret se réunissaient dans son sein. Elle aurait voulu à la fois questionner Charles, chasser de sa pensée Rose et Joachim, se défendre contre ce qui la troublait, et s’y laisser aller. Elle ressentait un intérêt plus vif pour le jeune homme, mais comme pour un être faible qui a besoin de secours et de protection, tandis qu’elle aurait désiré elle-même trouver l’appui qu’elle se sentait prête à donner.

Cependant Charles était étonné qu’elle n’eût aucun blâme contre son mari.

— Je ne puis supporter une pareille situation, dit-il, il faut qu’elle ait un terme. Je suis un être très malheureux. Ma sœur… en l’absence de mon beau-frère, cela me regarde… Notre honneur est atteint.

Françoise ne pouvait que penser comme lui, et l’intervention d’un homme décidé à châtier ceux par qui elle était insultée lui aurait fait un grand plaisir. Mais celui-ci était si jeune pour se croire revêtu de tant d’importance, qu’elle eut envie de sourire.

Il le devina.

— C’est une honte qui me frappe, s’écria-t-il, je souffre de mon air d’extrême jeunesse. Mais si je ne me détermine pas à montrer que cette apparence est trompeuse, jusqu’à quand en abusera-t-on ? Et puis, M. du Quesnoy est un être méprisable…

— Charles ! dit Mme  du Quesnoy avec sévérité.

— Il se conduit indignement envers vous, reprit Charles naïvement.

— Mais ce ne serait pas une raison, dit-elle, une raison pour vous de parler…

Françoise était pleine de reconnaissance pour Charles, mais elle craignit de trop l’encourager.

— Peut-être ! avait répondu Charles avec un air sombre.

— Je vous remercie de votre amitié, dit Mme  du Quesnoy, mais vous vous exagérez mon malheur, mon pauvre enfant. Ma vie n’est pas si triste que vous l’imaginez… Je n’ai pas besoin de chevalier.

Il la regarda avec surprise.

— Je sais que vous ne vous plaindrez jamais ! s’écria-t-il.

Puis il ajouta : Je vous demande pardon… J’ai peut-être été importun.

— Non, mon pauvre Charles, mais quoique je ne sois pas bien vieille non plus, je me permettrai de vous donner un conseil. La vie vous offrira assez de difficultés… Vous ne pouvez être responsable des actions de Mme  d’Archeranges… Elle est mariée… Vous êtes fort jeune… Intervenir ne vous conviendrait pas.

Charles devint fort triste.

— Mais son mari est absent ! dit-il soudain assez violemment.

— Nous ne nous comprenons pas, reprit-elle avec un petit sourire.

Il y eut un moment de silence. L’idée d’enfant semblait s’éloigner de Charles.

Françoise était embarrassée, quoique satisfaite.

— S’il avait trente ans ! pensa-t-elle un instant. Et elle fut irritée contre elle-même de se reconnaitre tyrannisée par ces préoccupations.

— Je suis maussade, et je vous ennuie, je le crains, dit Charles, je ferai mieux de partir.

— Non, restez et habituez-vous au calme. Votre sœur viendra-t-elle ?

— Probablement, dit-il d’un air découragé.

Et vous ne trouvez pas cela indigne ?… ajouta-t-il impétueusement.

La naïveté de Charles entraîna Françoise à être également naïve.

— Si M. du Quesnoy et moi avions de l’affection l’un pour l’autre… je serais blessée… Du reste je vous en prie, n’en parlez jamais à personne comme vous le faites ce soir.

— Ah ! reprit Charles, c’est bien l’indignité de M. du Quesnoy de ne pas vous aimer. Tout le monde le sait. Mais vous, vous êtes trop généreuse. C’est encore apparemment un de vos défauts aux yeux du monde.

— Je ne mérite pas tant d’enthousiasme. Les hommes ont tort de s’occuper tant des femmes. Ils ont des sujets plus intéressants. Parlez-moi de vos projets d’avenir, plutôt.

— Je vous ai contrariée ? demanda-t-il humblement.

— Non, vous avez l’esprit trop délicat et trop élevé ; mais le calme vous manque…

Charles était plongé dans l’attendrissement et les délices.

Mais quelques personnes survinrent, et l’entretien fut interrompu. Peu à peu le salon commença à se remplir. M. du Quesnoy rentra avec les deux spéculateurs, tous paraissant fort contents.

On avait souvent reproché à Françoise, après avoir reçu parfaitement tout son monde, de prendre, au milieu de la soirée, un air de lassitude, de froideur et d’ennui. Ce soir-là, son animation ne devait pas tomber.

Voyant autour d’elle plus de jeunes femmes et de jeunes filles qu’elle n’avait compté en avoir, elle eut l’idée de faire danser au piano.

L’entrée du marquis de Bejar, celui qui avait gagné les 80,000 francs à son mari, et de quelques autres joueurs, la décida surtout, malgré Joachim dont cela retardait le jeu. On arrivait d’ailleurs à flots, pour voir l’attitude des du Quesnoy depuis la fameuse perte. Et Joachim désirait jouer pour montrer qu’il était plein de sérénité.

Le marquis de Meximiers et M. de Daignes vinrent ensemble. Françoise, en les recevant, crut s’apercevoir que les yeux de M. de Daignes se portaient avec une certaine attention sur sa coiffure. Peu après, Allart, Mme  Desgraves et Mme  d’Archeranges firent leur entrée. Rose avait dîné chez Mme  Desgraves, et Allart était allé les prendre.

Françoise reçut Mme  d’Archeranges avec une affectation d’amabilité, des caresses qui étonnèrent celle-ci, habituée à un accueil plus calme. Françoise était décidée à ce que Rose ne reparût plus. Allart fut présenté sans que les hôtes fissent beaucoup d’attention à son entrée chez eux. Mais lui fut très frappé par l’expression nouvelle, hardie, animée, du visage de Françoise.

Cependant M. du Quesnoy, qui avait fait préparer des tables de jeu dans un petit salon, fut très dérangé quand le cri « Nous allons danser ! » s’éleva parmi toute l’assemblée. Il était obligé d’ouvrir le bal improvisé. La présence de Charles aussi l’excitait. Pour punir Françoise, il invita Rose ; déjà M. Popeland s’était emparé de Mme  du Quesnoy.

Le jeune homme refusa de danser et se tint absolument à l’écart, morne et épiant tous ceux qui approchaient de Françoise ou qui parlaient d’elle.

M. du Quesnoy avait plusieurs fois passé près de lui en lui jetant de mauvais regards, mais la présente de sa sœur avait décidé Charles à rester quand même.

Joachim affectait de beaucoup rire en dansant avec Rose. Françoise bouillait de colère, mais feignait de ne s’apercevoir de rien. Dans le fait, Joachim avait dit à Rose : Il s’est passé des choses assez graves ici ; il faudra que nous causions très sérieusement à propos de Charles.

— À demain les affaires sérieuses, avait-elle répondu.

Ni elle ni M. du Quesnoy ne supposaient Françoise aussi instruite qu’elle l’était.

À une valse suivante, ce fut le marquis de Meximiers qui invita Françoise.

À un moment il se mit à la serrer contre lui un peu plus qu’il n’est habituel.

— Arrêtons-nous, dit-elle sèchement.

— Je vous suis profondément reconnaissant et j’éprouve une grande émotion, murmura-t-il tout bas.

Elle eut un mouvement d’étonnement.

Cependant le marquis, arrêté avec Françoise, avait repris : Vous avez bien voulu porter les fleurs que je vous ai envoyées. J’ose espérer que vous m’avez deviné.

Elle eut peur un instant, une peur horrible. N’était-ce pas une irréparable imprudence qu’elle avait commise, un gage donné et désormais impossible à retirer. N’appartenait-elle pas comme une condamnée à un homme fat, adroit, perfide, le dernier auprès de qui elle pût supporter d’être effleurée par un soupçon ?

Puis elle se remit, s’indigna contre une chance, si contraire, que la première et inoffensive coquetterie qu’elle eût tentée fût devenue un danger. Elle méprisa la nature avantageuse et déloyale d’un homme qui se permettait d’affecter de croire qu’on répondait à ses avances impertinentes. Son extrême sensibilité faisait qu’elle recevait toujours une blessure là où tout autre eût à peine ressenti un léger choc.

— J’ai assez dansé ! dit-elle avec sa violence sourde, habituelle.

Si elle avait pu, elle aurait, comme les déesses de la Fable, changé le marquis sur-le-champ en pierre ou en arbre.

— Oh ! dit M. de Meximiers, essayant d’éteindre des lueurs de raillerie dans ses propres yeux, ne pouvez-vous pardonner à un homme plein de joie…

— Vous vous trompez, monsieur, je ne savais de qui venaient ces fleurs.

« Il était si simple de ne pas les mettre », répondait l’œil incrédule et moqueur du marquis.

Mme  du Quesnoy, qu’il voulait reconduire, dégagea son bras du sien et le laissa. Il resta plein de dépit, malgré sa présence d’esprit, et tenta d’aller s’asseoir à côté d’elle. Mais elle sortit du salon.

— Eh bien ? vint demander au marquis M. de Daignes.

— Elle est fort émue, et elle avait pressenti ! répliqua M. de Meximiers d’un air indolemment triomphateur.

En même temps Rose, qui suivait tous les mouvements de Françoise avec la sollicitude de la haine, disait à Joachim :

— Que se passe-t-il donc entre votre femme et le marquis ?

— Comment ! le marquis ? Je ne sais ! Qu’avez-vous vu ? s’écria-t-il avec vivacité.

Il avait la vanité de la fidélité et de la parfaite réputation de sa femme.

— Vous êtes jaloux d’elle ? ajouta Rose. C’est une singulière façon d’être aimable envers moi.

— Ah ! dit Joachim avec impatience, nous nous en occupons trop !

— Voici qu’elle revient. Elle a ôté ses fleurs, elle a eu tort ; vous lui aviez donné là une coiffure charmante.

Joachim ne répondit rien. Il s’apercevait que sa femme tenait dans son existence une place telle qu’il ne pouvait se mouvoir sans s’y heurter. Et jusque-là il lui avait semblé qu’elle ne comptait pas. Une foule d’infiniment petits, insensiblement ramassés, l’assaillaient de tous côtés. Il était d’une humeur exécrable, et, forcé de se contraindre, subissait une véritable torture.

— Vous êtes maussade et ennuyeux, dit Rose ; je vais causer avec M. Allart, qui est plein d’esprit et de gaîté.

— Cette personne présentée par Mme  Desgraves ?

— Oui.

Et Rose se dirigea, en effet, vers Allart et Mme  Desgraves.

Joachim examina Philippe et ne crut pas à son importance. Allart n’était pas beau. Sa personne et sa tournure avaient une singularité où Joachim ne retrouvait aucune des élégances qui constituaient à ses yeux les hommes dangereux, experts dans les choses mondaines.

Il se décida à aller questionner Françoise, mais M. de Daignes l’arrêta :

— Avez-vous quelques instants à me donner ?

M. du Quesnoy n’hésita pas. La surexcitation sortait de la contrainte.

— Ah ! mon cher ami, je n’ai pu vous aborder encore ; ayant d’ailleurs de mauvaises nouvelles, je n’avais pas une grande hâte à vous les apprendre. J’avais une lettre prête pour vous et que je comptais vous envoyer demain matin.

M. de Daignes eut beau devenir sérieux, un peu pâle, et serrer ses lèvres mécontentes, Joachim joua hardiment sa comédie, d’un air franc et pénétré, et finit par lui demander la permission de prendre la place qu’il avait sollicitée pour l’autre.

— Acceptez, mon cher, acceptez, dit M. de Daignes avec un sourire contrarié.

Et il ne tarda pas à partir.

Quand Françoise rentra dans le salon, M. de Meximiers s’avança au devant d’elle. Charles, les dévorant des yeux, se rapprocha de façon à entendre.

— Vous les avez donc ôtées ? dit le marquis à Mme  du Quesnoy avec un certain air de menace.

— Je ne vous comprends pas, monsieur. Vous ne voyez donc pas que vous me fatiguez…

— Vous avez bien pensé qu’elles vous venaient d’un autre, reprit-il… Car il essayait souvent d’un système d’intimidation et de véritable persécution envers les femmes.

Charles avait envie de s’élancer sur lui. Il s’avança à son tour avec un mouvement si décidé de protection ou d’intervention que le marquis se tut, embarrassé.

— Donnez-moi votre bras, Charles, dit Françoise.

— Il est dangereux de se faire des ennemis quand on prête le flanc, reprit cependant M. de Meximiers.

— Je ne vois de danger que pour vous, répondit Françoise en souriant dédaigneusement. Et elle passa avec Charles, qui regarda fièrement et avec colère le marquis en le froissant du coude, celui-ci ne s’étant dérangé que lentement devant eux. Le marquis se redressa un instant d’un air hautain, mais se contint.

Malgré la musique, la danse, l’éclat de la lumière, le bruissement joyeux des conversations, ce monde était rempli de soucis, de colères, de rancunes.

— D’où sort celui-là encore ? avait demandé Charles à Mme  du Quesnoy.

Elle était vivement émue, mais satisfaite de la confusion du marquis.

— Vous ne le connaissez pas ? dit-elle étonnée.

Charles voyait Allart se diriger de leur côté.

— Et celui-ci, murmura-t-il, apportera-t-il aussi quelque offense ?…

— Mais, mon enfant, je vous en prie ! reprit Françoise qui se sentait entraînée à une solidarité troublante avec Charles, votre tête est trop vive !

Allart fut devancé auprès de Françoise par M.  Popeland, qui venait la prier de subir de nouveau le supplice de la danse.

Elle accepta avec empressement pour se soustraire au naïf dévouement du frère de Rose.

Allart tenta de causer avec Charles, mais celui-ci le reçut avec une réserve raide qui fit que Philippe le laissa.

Quel que fût le soin de Joachim et de Françoise de cacher leurs sensations, plusieurs personnes commençaient à leur trouver un air singulier.

Joachim, enfin débarrassé de ses devoirs premiers de maître de maison, avait pu se réfugier dans le salon de jeu, où le marquis de Bejar avait ouvert une bouillotte. Joachim voulait se montrer beau joueur vis-à-vis son vainqueur. Il fit monter les enjeux et, comme il n’avait pas l’esprit assez libre pour suivre un jeu où il faut beaucoup de sang-froid, il perdit, en très peu de temps, quatre mille francs. Rose, au sortir de danser, passa devant le marquis.

— Comme vous êtes vagabonde, lui dit-il, je vous vois courir partout.

Une pensée avait pris M. de Meximiers : si je ne puis frapper Joachim dans sa femme, je l’atteindrai dans sa maîtresse.

Rose sourit de son plus brillant sourire :

— Cette pauvre femme sait si peu recevoir que l’on ne sait où se mettre.

— Oui, reprit-il, elle passe son temps à changer de coiffures.

— Que d’illusions !

— Elle avait reçu des fleurs ce matin, et voulant récompenser celui qui les lui avait envoyées, elle s’en est parée.

— Et qui a pu les lui envoyer ?

— Devinez.

— Vous dit-elle en riant. Quel homme de mauvais goût !

— Elle me plaît infiniment. Elle les a ôtées, de peur de se compromettre plus longtemps.

— Mais c’est une déclaration.

— Oui, c’en est une.

— Et voilà comme vous gardez vos secrets ?

— Ah ! dit-il, je n’y pensais pas.

— Et vous avez la hardiesse de vous trouver heureux ?

— Non, mais j’espère l’être !

Elle le regarda.

— Il ne faudrait pas parler ainsi à toutes les femmes, dit-elle, vous leur feriez peur.

— J’aime le courage.

— Et moi aussi ; mais comment ! Je porterais des fleurs envoyées par vous, et vous l’iriez dire à tout le monde ?

— Nullement. Je vous prie de vouloir bien être ma confidente, car je sais que vous êtes sa meilleure amie.

Elle le regarda de nouveau pour pénétrer sa pensée.

— Votre confidence est bien placée, mais vos affections ne me semblent pas aussi bien logées, car ma meilleure amie n’est pas l’esprit personnifié.

— Ah ! ne me tentez pas, s’écria-t-il, vous êtes le démon.

— Je voudrais l’être pour vous jeter dans la fournaise.

— Je me sens brûler déjà !

— Déjà est bien dit, reprit-elle, mais les glaces de Mme  du Quesnoy vous protégeront, comme saint Antoine.

— Je suis un honnête saint Antoine, je regarderais comme une gloire d’être tenté comme lui.

— Ne troublons pas les cendres de Marivaux. Conduisez-moi donc près des joueurs. Nous verrons s’ils sont toujours magnifiques.

Rose affecta de poursuivre cette comédie sous les yeux de Joachim, dont elle acheva la déconfiture à la bouillotte en lui ôtant la tranquillité nécessaire pour défendre son argent.

Quant au marquis, il savait très bien que tout ce qu’il avait dit de Françoise à Mme  d’Archeranges serait répété partout.

Joachim se leva pour aller chercher de l’argent.

— Jouerez-vous encore ? lui demanda Rose.

— Non.

— Je vais rentrer à votre place.

Les joueurs firent quelque peu la grimace. Le marquis de Bejar quitta la table aussi. Rose engagea M. de Meximiers à faire comme elle.

Elle se cava de cent francs et fut décavée en deux tours. Avec la tyrannie féminine, Rose déclara qu’elle abandonnait le jeu, sans se soucier d’interrompre la partie. Mais M. de Meximiers lui proposa de s’associer. Elle accepta cavalièrement. Joachim, qui était revenu pour assister à la scène, fut fort mécontent. Elle le vit à sa mine.

— C’est, dit-elle, un impromptu…

— Vous allez ruiner le marquis, répliqua-t-il vertement.

— Il en sera reconnaissant.

— Ah ! dit le marquis, c’est une guérison que j’entreprends.

M. du Quesnoy riposta :

— En buvant la médecine vous-même.

Depuis quelques instants Allart avait pu rejoindre Mme  du Quesnoy.

Charles, jouant son rôle de chevalier avec la plus ardente bonne foi, ne lâchait plus Françoise, se précipitant à ses côtés, dès qu’il la voyait seule.

Quand un homme à qui une femme plaît va vers elle, elle lit dans tout cet homme l’effet qu’elle lui produit.

Françoise accueillit parfaitement Philippe. Ce qui s’était passé chez Mme  Desgraves et qui avait été enseveli sous tant d’impressions jusque-là plus fortes, lui revint subitement à la mémoire. Il lui sembla même que l’aspect franchement ami, dévoué, admirateur de cet homme, elle en avait eu nettement l’impression chez Mme  Desgraves. Elle revoyait cet inconnu avec plaisir, avec charme.

Pendant qu’ils échangèrent quelques compliments, ses regards, plongés dans les yeux d’Allart, parcoururent sa large physionomie ingénue, gaie et pensive, et elle y vit que Philippe devait être un homme bon et énergique, un esprit tendre et solide, un être attirant.

Allart n’oublia jamais ce qu’il éprouva sous ce sincère et sympathique examen.

Charles, qui les observait, reconnut lui-même, à travers les paroles insignifiantes qu’ils étaient forcés d’employer, le lien qui se formait, l’amitié qui se traitait.

Son dévouement pour Mme  du Quesnoy était si désintéressé, d’espèce si héroïque, qu’il aima aussitôt Allart, et fut heureux qu’enfin Françoise eût trouvé peut-être, pour l’avenir, un défenseur plus efficace que lui. Du moins il le sentait confusément.

Mais M. du Quesnoy, à demi brouillé avec Rose, dont il trouvait trop exagérées les coquetteries envers le marquis, revint vers sa femme.

La persistance juvénile de Charles à se constituer le garde du corps de Mme  du Quesnoy, l’air d’entrain, de plaisir que celle-ci avait eu plusieurs fois dans la soirée, les insinuations de Rose, la nouvelle perte au jeu, la comédie faite avec M. de Daignes, l’avaient criblé d’ennuis, de piqûres, et sa femme était le pivot de toutes ces contrariétés !

Allart s’approcha en lui disant qu’il remerciait Mme  du Quesnoy ; Joachim s’inclina à peine poliment. Allart lui était déplaisant. Allart était près de sa femme et celle-ci avait l’air joyeux.

— Je vous avais dit que je ne voulais pas que ce petit garçon restât ici, dit-il.

— Il partira avec sa sœur, répondit Françoise en appuyant.

— Et il ne reviendra plus ! reprit-il d’une voix mordante.

— Pas plus qu’elle !

Joachim pâlit.

— Vous donnerez donc toujours vos ridicules en spectacle ! répliqua-t-il hors de lui, et prenant presque à témoin Philippe.

Charles regarda Allart comme quelqu’un qu’on appelle au secours. Françoise sourit avec un cruel dédain. Et Allart, qui s’était éloigné un peu par discrétion, eut une telle expression de dégoût, que Joachim fut stupéfait et reçut l’intuition subite de l’union de ces trois personnes contre lui.

— Je réformerai cette maison, où l’on entre sans ma permission, dit-il en étouffant sa voix.

Et il tourna brusquement d’un autre côté. Il se jeta sur un canapé à côté de M. Niflart. Immédiatement, Françoise, pâle, résolue, se dirigea vers Mme  d’Archeranges. Philippe était pétrifié des paroles de Joachim, ne pouvait supposer en être le but et pourtant avait reçu de M. du Quesnoy un regard qui le rendait plein de doutes. Il n’osait questionner Charles.

Mais celui-ci, entraîné par ces querelles, énormes événements pour lui, et obéissant à la sympathie qui le portait vers Allart, lui dit : Ce misérable homme insulte ainsi toujours cette pauvre femme et tous ceux qu’elle paraît estimer. Il ne sait pas pourquoi je le supporte patiemment… mais cela changera. À ce moment, il quitta tout à coup Allart en lui disant :

— Oh ! pardon !

Et Allart le vit qui allait vers Rose et Françoise, en colloque au même instant.

Rose avait été surprise et inquiétée par la figure de Françoise, et elle pressentit quelque affaire fâcheuse.

— Je suis étonnée que vous vous permettiez de venir chez moi, lui dit Françoise.

Le coup était plus rude que ne s’y attendait Mme  d’Archeranges. Une rougeur extrême couvrit son visage.

— Mais, ma chère, que signifie ?…

— Je désire que ce soit aujourd’hui la dernière fois.

— Mais c’est un accès… que je ne conçois pas.

— Je pense, Madame, que vous m’avez entendue.

— Vous me jetez hors de chez vous ! dit Rose au comble de l’humiliation et de la fureur. Ne connaissant pas la véritable Françoise, il lui paraissait impossible de se soumettre à cette petite créature dont elle s’était si souvent moquée. Votre volonté est donc la seule ici ?

— Voulez-vous, Madame, que je parle plus haut ? dit Mme  du Quesnoy, terriblement menaçante.

Rose eût résisté et n’eût pas craint d’engager dans ce ce salon une lutte inconvenante, inouïe, encouragée par l’habitude prise de trôner là, et partout, aux dépens de celle-ci. Mais Charles la prit tout à coup par le bras. Elle n’avait pas fait attention qu’il était survenu.

— Il est convenable que vous vous retiriez, Rose, dit-il. Et il salua profondément Mme  du Quesnoy. Il tenait le bras de sa sœur étroitement serré sous le sien et la força à reculer. Elle crut qu’on la jetait en effet dehors, de force. Elle ne sut pas bien ce qu’elle sentit. Elle eut peur.

La tête lui tournait. Elle ne savait plus où elle était. L’intervention de son frère avait eu l’effet d’un coup de massue.

Joachim avait tout remarqué ou tout deviné. Il lui fallut un effort surhumain pour ne pas s’élancer à travers le salon et courir à Rose, mais au contraire pour s’avancer lentement le sourire aux lèvres, et l’atteindre au moment où elle franchissait la porte.

À sa vue Rose se ranima un peu.

— On me chasse, dit-elle avec une voix indescriptible.

— Taisez-vous, interrompit Charles dont l’autorité inattendue la domptait de nouveau.

M. du Quesnoy n’osa point parler. Déjà, quoique ces scènes se fussent passées bas, presque sans gestes, il était à craindre que cent yeux ne les eussent dévorées, analysées.

Charles et sa sœur partirent.

Malgré son aisance, Joachim ne savait comment traverser son salon en conservant une figure aimable et tranquille.

Il alla reprendre sa place près de M. Niflart.

— Votre femme continue à vous tracasser, dit l’homme d’affaires d’un air compatissant et doucereux.

— Mais non, répliqua Joachim.

— Ah ! je croyais que c’était la dame en question, reprit M. Niflart avec une insistance calculée.

Le manque de discrétion de l’homme d’affaires révolta Joachim, mais il dut le subir.

— Ce sont des choses ridicules, mon cher ami, dit-il, et qu’on est forcé de supporter.

— Votre femme a renvoyé l’autre dame, continua doucement M. Niflart.

Cette phrase fut odieuse à M. du Quesnoy qui bouillait de toutes les rancunes, et, comme un vent violent qui attise une flamme, aviva ses plaies.

— Je n’ai pas bien su ce qui s’était passé, dit-il avec effort.

Il aurait voulu courir près de Rose, ou que tout le monde fût parti et se trouver seul avec Françoise.

— C’est bien dommage, reprit M. Niflart, cela fait mauvais effet.

— Oh ! dit Joachim avec hauteur, nous savons éviter le bruit et la grossièreté.

— Cette pauvre dame, elle avait l’air bien honteux ! dit M. Niflart.

Joachim ne répondit pas.

— Cette dame, continua Niflart, n’avait donc pas l’habitude de venir ici ?

— Mais si ! dit Joachim avec humeur.

— Et Mme  du Quesnoy s’est fâchée seulement aujourd’hui ? Je croyais que vous étiez parvenu à lui imposer l’autre dame.

— On est très faible contre les femmes ! dit Joachim.

— Hum ! riposta Niflart qui, se rongeant les ongles, laissait voir des dents féroces.

— Si vous avez un bon système, apprenez-le moi donc !

— Hum !

— Qu’auriez-vous fait en pareil cas ?

— Ah ! le cas était difficile !… On ne fait donc pas la cour à votre femme ?

— Non, monsieur, dit hautainement Joachim avec une crispation de la main.

Niflart ricana tranquillement.

Ma femme aurait ici un amant, pensa Joachim, et chasserait Rose ! Le sang lui battit aux tempes. Ses yeux venaient de tomber sur Allart, assis auprès de Françoise. Il se leva brusquement.

— Avez-vous gagné, à propos, ce soir ? lui demanda Niflart qui regardait comme lui du côté de Mme  du Quesnoy.

— Non, dit Joachim.

Celui-ci avait vivement pensé qu’Allart était un inconnu, que ni sa femme ni lui ne l’avaient jamais vu. Mais il était certain que Philippe plaisait à Françoise.

Après le départ de Rose, Mme  du Quesnoy avait dit en passant à Mme  Desgraves « Je vais danser encore ! »

Le marquis de Bejar l’avait immédiatement invitée.

— Vous avez raison ! répliqua Mme  Desgraves, un peu dépitée de l’échec de sa protégée Rose.

Quant à Allart, lorsqu’il vit Françoise se diriger d’un pas si rapide contre Mme  d’Archeranges, il prévit ce qui allait arriver et le cœur lui battit. Il applaudit du fond de l’âme Charles, et frémit quand Joachim parut intervenir. Et quand il put penser qu’elle avait réussi dans son entreprise, il fut joyeux.

Allart ne put résister au désir, au plaisir de féliciter Françoise. Il oublia absolument où il était, et combien peu lié il était, et combien peu il avait le droit d’agir ainsi. L’atmosphère était ce jour-là contraire à toute étiquette, et quelque effort que l’on fît pour se contenir de part et d’autre, on avait le vague sentiment de blesser le respect humain, ce tyran de toute bonne compagnie.

Allart dit à demi-voix à Françoise « Oh ! vous êtes une femme digne de tous les respects. »

Elle reçut franchement le compliment en souriant et en inclinant la tête.

— Vous avez là une cruelle ennemie, dit-il, et qui ne soupçonnait pas combien vous lui êtes supérieure.

Françoise le remercia de nouveau d’un regard, d’un sourire et d’un geste, et alla retrouver Mme  Desgraves qui l’appelait de la main.

Allart craignit alors d’avoir été indiscret, et se demanda si ce sourire et ce geste ne lui donnaient pas ironiquement quelque leçon de convenance. On n’a pas le droit de témoigner aussi naïvement son intérêt à une femme, à qui on a à peine parlé jusque-là, et on s’attira parfois une leçon méritée.

Mme  du Quesnoy ne l’aurait-elle pas pris pour un être mal élevé, ou au moins trop familier ? Il n’était pas sans un peu de tourment à cet égard.

Mais Mme  Desgraves lui fit signe de venir, et, comme il s’approchait :

— Mettez-vous donc là, dit-elle, en désignant un fauteuil à sa gauche. Françoise occupait l’autre à droite.

Joachim arriva presque aussitôt. Le combat, entre sa violence instinctive et les nécessités de ruser que son esprit souple lui faisait apercevoir, s’était livré en lui pendant son court entretien avec M. Niflart, et s’était terminé ainsi :

— Tout dans une heure, quand je serai seul avec ma femme, se promit-il. Rien maintenant sous les yeux d’autrui.

Il désirait cependant effrayer Françoise en attendant l’heure de s’expliquer, heure qui approchait. Mme  d’Archeranges revint encore sur le tapis.

— Vous auriez bien dû faire plus d’efforts pour retenir Mme  d’Archeranges, dit-il à sa femme, peut-être sa névralgie se serait-elle passée

Mme  Desgraves et Allart pâlirent, croyant à quelque scène cruelle entre les époux.

— Elle a tenu à partir, dit Françoise tranquillement.

Les yeux d’Allart et de Joachim se rencontrèrent.

— Vous ne savez pas conduire une maison, reprit Joachim.

— Vous êtes bien grondeur, interrompit Mme  Desgraves.

— Croyez-vous qu’elle soit étrange, dit-il à Mme  Desgraves ; une de ses amies lui envoie des fleurs ce matin, elle s’en coiffe et se fagote si bien, qu’on le lui a dit et qu’elle a été obligée de les ôter. Vous devriez bien lui apprendre à avoir du goût… moi, je n’y puis parvenir.

Les fleurs ! Ce souvenir d’un enfantillage revint cruellement pour Françoise. Elle avait été entraînée par l’ardeur de la lutte à une bravade imprudente dont elle porterait la peine. M. de Meximiers l’en avait déjà punie. Son mari lui en frapperait-il à chaque instant la figure, comme d’une poignée d’épines ? Non.

— J’ai reçu, dit-elle, d’une main inconnue, des fleurs, et je m’en suis parée pour savoir si la main inconnue se révèlerait.

— Ah ! dit Joachim, et elle s’est révélée ? Il songeait à Allart.

— Oui, reprit Françoise, c’était un cadeau de Mme  d’Archeranges.

Joachim tomba de son haut. Tous étaient très étonnés.

— On m’a dit, en effet, qu’elles m’allaient mal, je les ai ôtées ; je crois que Mme  d’Archeranges en a été piquée et que son mal de tête est venu de là.

Joachim ne savait que penser. Mme  Desgraves et Allart lurent promptement sur la figure de Françoise une joie particulière, mais ils ne pouvaient comprendre l’énigme.

— Ah ! c’est possible, dit Joachim qui s’éloigna pour dire adieu à M. Niflart et à M. Popeland. Mais intérieurement il pensait : Cette sotte ne saurait être si dissimulée.

Mme  Desgraves emmena Allart en disant « Il y a quelque chose d’assez singulier, cette petite femme me semble avoir joué Joachim. Il en était tout penaud. Elle finira par se former ! »

Bientôt le salon fut vide, et Françoise rentra chez elle, où M. du Quesnoy ne tarda pas à la suivre. Il n’y voyait plus clair et ne savait où frapper assez fort, mais il espérait frapper.

Françoise avait une âme de fer qu’il eût été difficile de lasser. Elle n’interrompit pas sa toilette de nuit.

— Vous devez bien penser que vous avez trop abusé de la protection dont vous couvrait la présence des étrangers, dit-il, pour que…

— Ah ! interrompit Mme  du Quesnoy, vous avez besoin encore d’explications ?

— Oui. Vous avez renvoyé ma sœur, vous voulez renvoyer aussi ses amis…

— Lesquels donc ?

Mme  d’Archeranges !

La colère poussait Joachim à la folie. Il s’entêtait, s’acharnait à cette querelle et se flattait aveuglément de forcer sa femme à toutes les soumissions. Il voulait lui imposer la plus dure, la plus écrasante de toutes, avec l’aveuglement de l’idée fixe.

— J’ai le plus profond mépris pour cette femme et pour vous, mais je veux vous protéger contre vous-même comme toujours, répondit Françoise, et vous empêcher de vous compromettre en amenant vos maîtresses chez moi.

— Eh bien ! dit Joachim, elle y viendra !

— Non ! puisque je l’ai chassée.

— Eh ! vos amants y viennent bien !

Elle haussa les épaules.

— Ce petit drôle, et cet homme qu’a amené Mme  Desgraves, ce balourd ?

— Ce sont en effet mes amis, et j’en ai trop peu pour m’en séparer.

— Vous l’avouez donc ?…

— Mais que m’importe cette querelle ridicule, dit-elle ; vous avez eu les explications que vous désiriez, vous pouvez maintenant me laisser, je pense…

La tête tournait à Joachim les idées les plus folles y passaient. Quel tourment inventerait-il pour sa femme ?

— Je reste avec vous, dit-il, vous me devez obéissance.

Un éclair jaillit de la figure de Mme  du Quesnoy :

— Jusqu’à quel degré de mépris envers vous voulez-vous donc que j’en vienne ?

Il saisit une coupe de cristal sur la cheminée et la brisa contre terre…

— Mais vous voulez donc que je… Il bondit vers elle, puis s’arrêta, tourna sur lui-même et sortit, car cette fois il n’espérait plus en venir à bout.

Elle entendit le bruit des portes qui battaient successivement sous la main de Joachim comme un roulement de tonnerre.

Les domestiques, encore rassemblés dans les salons, disaient, dans leur odieux langage : «  Il y a du grabuge, c’est pour sa…  »

— Eh ! laissez-les donc se prendre aux cheveux !

Puis on vit monsieur traverser rapidement l’antichambre en paletot, le chapeau sur la tête, et sortir.

Et la femme de chambre se précipita avidement dans la chambre de madame pour y tâcher d’apprendre du nouveau.

— Faut-il dire au valet de pied d’attendre monsieur ? dit-elle.

— Il est sorti ?

— Oui.

— Non ! qu’on n’attende pas.

Joachim courait chez Mme  d’Archeranges, non point tant pour la consoler que pour faire une blessure à sa femme.

Et Françoise était blessée, non du fait en lui-même, mais de l’intention et du cynisme avec lequel on la manifestait.

Quant à M. du Quesnoy, après avoir bien constaté toute son impuissance par les extravagances qui, seules, se présentaient à son esprit comme des moyens de triompher de sa femme, il avait pris son parti, avec son habituelle décision, non pas cependant sans que la déraison causée par la haine et la fureur ne s’y mêlât encore.

Tandis que Françoise se couchait, fiévreusement excitée, incapable de dormir, mais remplie d’une satisfaction âcre, M. du Quesnoy sonnait à la porte de Mme  d’Archeranges.

Il était plus d’une heure du matin ; la servante, bien qu’elle reconnût Joachim, hésitait à l’introduire aussi tard.

Il passa outre et entra dans la chambre de Rose. Celle-ci, à demi déshabillée, se tenait le front dans les mains devant sa table où était prépare de quoi écrire. Ses cheveux dénoués coulaient sur ses épaules.

Au coup de sonnette, à l’heure, aux pourparlers, aux pas qui traversaient le salon, à ceux qui avaient résonné dans la rue, sous ses fenêtres, au coup de marteau à la porte cochère, à tout, elle avait reconnu Joachim, et elle ne se dérangea pas quand il fut près d’elle.

Il vint lui toucher l’épaule et l’appela « Rose ! » Il était inquiet et attristé. Alors elle se retourna vivement vers lui, montrant un visage contracté, des yeux rougis et menaçants, des lèvres amères.

— Que me voulez-vous maintenant ? s’écria-t-elle.

— Je viens vous retrouver.

— Vous m’avez laissé chasser de chez vous, chasser par cette femme ! Et vous n’avez rien dit, rien fait pour me défendre !

— Que pouvais-je faire ?

— Vous êtes un lâche ! un hypocrite ! un sot ! Vous m’avez attiré chez vous cent fois en me disant que cette créature n’était rien pour vous, ni chez vous ; vous m’avez endormie et vous m’avez jetée dans cet abominable piège !

— Si j’avais pu le prévoir !

— Si j’avais pu le prévoir ! Ils ont tout dit avec ce mot. Il fallait le prévoir. N’avais-je pas une profonde répugnance à aller ainsi chez elle ? je ne dis plus chez vous, mais chez elle. Votre maison n’est plus à vous. Vous avez fait quelque bassesse pour qu’elle puisse ainsi vous dominer. Allez vous en ! je ne veux plus vous voir ! Moi ! devant cent personnes ! et sans avoir pu répondre, même un mot !

À mesure qu’elle parlait, Joachim se sentait glacé et jeté dans un monde d’idées tout opposé. Il essaya de la calmer, mais sans y apporter beaucoup d’énergie.

— Ma chère Rose, laissez-moi parler un moment.

— Non, c’est moi qui parlerai. Elle se leva, vint à lui. Je veux que vous la quittiez ! Je veux que vous soyez avec moi. Vous me le devez !

— Ne suis-je pas accouru à l’instant même ?

— Et si vous lui aviez ordonné de se taire, si vous lui aviez commandé de me respecter ?

— Oh ! je ne le pouvais pas, Rose ! Réfléchissez.

— Ah ! vous ne le pouviez pas. Eh bien je vous chasse à mon tour, je vous chasse ! Sortez !…

— Mais Rose, dit-il d’un air résigné, j’étais venu vous parler d’un projet…

— Que m’importent vos projets… vous ne pouvez seulement me protéger contre mon frère.

— Charles ! Qu’a-t-il fait ? C’est lui qui a causé tout le trouble…

— Il m’a emmenée malgré moi, car je voulais rentrer dans votre… dans son salon à elle.

— Mais, et tout le monde ?

— Eh bien, tout le monde ! Vous vous seriez prononcé devant tout le monde !…

— Calmez-vous, je vous en prie.

— Oui, vous m’avez abandonnée… Il n’y a qu’une réparation possible, vous la quitterez ou je vous poursuivrai partout tous les deux. Eh bien ! répondrez-vous ? Nous allons y aller ensemble !

Elle se précipita vers ses armoires comme pour s’habiller.

— Non, Rose c’est de la folie, j’attendrai qu’elle se passe. Écoutez-moi.

Il était difficile d’avoir mieux bras et jambes coupés. Il était consterné, anéanti. Sa femme, celle-ci, toutes les mêmes, débordantes, envahissantes, excédantes. Il eut un moment envie de prendre son chapeau et de s’élancer dehors.

La mission en Allemagne lui apparaissait comme le plus attirant refuge. Là, le repos, l’oasis du calme, les délices d’être à soi tout seul !

Mme  d’Archeranges jeta tout à terre et revint à lui si furieusement qu’il crut qu’elle allait le battre.

— Vous ne m’avez jamais aimée, vous ne m’aimez pas, vous êtes vil, vaniteux…

— Égorgez-moi, dit-il avec un soupir de lassitude.

Certes, il ne l’aimait pas dans la force du terme, mais il lui était attaché par mille liens : la vanité, l’habitude, un genre d’esprit qui lui plaisait, des caprices qui le tenaient en haleine.

— Croyez-vous que je vous aie sacrifié mon honneur sans avoir pris des droits sur vous en échange ? Serez-vous infâme ! s’écria-t-elle, car nulle femme irritée ne croira se tromper en affirmant qu’elle a tout sacrifié et qu’on lui refuse tout.

Et cependant Rose n’aimait point Joachim. Il n’avait pour elle que l’attrait d’un instrument, l’instrument du passe-temps, de la comédie et du triomphe féminin, elle aussi. Mais sous le fouet de l’humiliation, ses cris de colère prenaient l’accent de la passion. Jamais elle n’avait parlé de la sorte.

Il crut à une passion profonde, et il fut flatté.

— Rose, vous avez tort ! s’écria-t-il soudain, je quitterai ma femme !

Elle le regarda avec étonnement et défiance.

— Vous ! dit-elle pour le défier et l’exciter.

— Moi ! dans quinze tours je serai en Allemagne et vous viendrez m’y rejoindre.

Soit qu’elle crût à une preuve de dévouement beaucoup plus complète que Joachim n’entendait la lui donner, soit que les nerfs fussent tendus à l’extrême, au lieu de répondre, elle éclata soudain en larmes dont M. du Quesnoy crut qu’on ne pourrait jamais arrêter le torrent.

— Il faut vous reposer, dit-il doucement.

Elle se jeta sur son lit.

Quand les pleurs eurent cessé, Rose resta assez longtemps dans une espèce de prostration, et, au milieu d’un profond silence, la bougie s’étant éteinte, Joachim entendait sa respiration entrecoupée.

Enfin elle murmura d’une voix plaintive

— Êtes-vous là, Joachim ?

— Vous êtes souffrante, répondit-il à voix basse, je veillerai auprès de vous.

Il était assis au chevet du lit et son souffle passa sur le front de Rose, tout près duquel étaient ses lèvres.

— Voulez-vous être seule ? demanda-t-il.

Elle étendit la main

— Non, restez avec moi, dit-elle d’un ton bas, mais exalté.

Peut-être, cette fois-là, s’aimaient-ils véritablement.

Le lendemain, Mme  d’Archeranges fut calme, presque aussi gaie qu’une personne qui n’a point éprouvé d’échec, et on arrêta le projet de voyage en Allemagne.

Après tout, Françoise devait bien savoir où Joachim avait passé son temps, depuis la fin de la soirée, et une telle revanche aussi immédiate était la source du contentement de Rose.

Lorsque la femme de chambre entra dans la chambre, elle trouva Joachim au chevet du lit de Mme  d’Archeranges ; tous deux paraissaient assoupis. Le bruit qu’elle fit les réveilla.

— J’ai été malade toute la nuit, j’ai eu une grande fièvre, lui dit Rose, monsieur ne savait où était votre chambre dans la maison et n’a pu aller vous chercher…

— Je ne pouvais quitter madame, car elle avait un peu de délire, ajouta Joachim.

Des flacons de sels, des verres d’eau sucrée étaient sur la table. Une odeur d’éther remplissait la chambre.

La servante fit de grandes exclamations.

À dix heures du matin, Joachim et Rose déjeunaient ensemble dans la salle à manger.

Charles apparut. Il y eut une hésitation et une surprise, presque un effroi réciproques. Mais aussitôt Rose se leva et lui cria :

— Je vous défends, Charles, de remettre les pieds dans ma maison…

— Et moi, dit le jeune homme en s’avançant jusqu’à la table et en montrant Joachim : « Je défends cette maison à cet homme. »

— Qu’est-ce que vous voulez dire ? demanda Joachim en se levant à son tour et en se dressant devant Charles.

Tous trois étaient horriblement pâles, Charles surtout, dont l’extrême émotion était évidente, un léger tremblement l’agitait de la tête aux pieds.

— Je ne puis souffrir plus longtemps, reprit ce dernier en s’adressant à Rose, que vous profitiez de l’absence de votre mari pour déshonorer son nom et le mien…

— Mais c’est trop fort, cria Rose, voulez-vous partir !

— Attendez, dit Joachim, je vais vous débarrasser de ce morveux ridicule.

Charles lui posa la main sur le bras.

— Vous m’avez entendu, monsieur, il ne me convient pas que vous reveniez ici.

Joachim se dégagea brutalement.

— Et moi je vais vous conduire jusqu’à l’escalier par l’oreille.

— Vous êtes deux misérables, reprit Charles, cette femme est tombée au dernier degré.

— Mais vous me manquez de respect, dit-elle. Ce petit fou ne peut me laisser tranquille. Je vous ferai enfermer à Charenton.

— Eh bien, dit Charles, puisque vous voulez de grands moyens… Il souffleta Joachim.

Nous nous battrons, je l’espère maintenant, s’écria-t-il.

Mais M. du Quesnoy se jeta sur lui, le frappa à coups redoublés, le poussant vers la porte.

— Je te battrai, comme un gamin insolent que tu es ! dit-il.

Joachim était vigoureux, Charles frêle. Il fut indignement battu, malgré ses efforts désespérés. Lâche, rappelait-il en se cramponnant aux meubles, lâche, vous vous battrez !

— Ah ! tu veux jouer à l’homme ! disait Joachim en le maltraitant ; ah ! tu voulais une correction, petit drôle ! Il profita cruellement de sa supériorité physique.

Il le traîna jusqu’à la porte d’entrée et le jeta dehors. Le malheureux garçon faillit rouler dans l’escalier du haut des marches.

— Laissez-le, ne lui faites pas de mal, criait Rose, mais sans intervenir. Elle avait une profonde rancune contre son frère, depuis la veille, et la trouvait satisfaite.

M. du Quesnoy revint dans la salle à manger, rouge et un peu haletant :

— Quel petit coquin dit-il en essayant de rire. C’est ma femme qui le pousse à ces algarades.

— Votre femme ? répéta Rose avec le plus grand étonnement.

Depuis longtemps, déjà, elle et lui parlaient cyniquement et constamment de Françoise. Toutefois, ç’avait été l’implacable persistance de Mme  d’Archeranges qui avait fait perdre à Joachim toute pudeur à cet égard : car au début de leur liaison, il lui avait répugné comme à tout homme bien élevé de laisser railler, bafouer, ce qu’il sent et sait respectable. Mais maintenant Joachim avait tout intérêt à rabaisser Françoise, par là il croyait se justifier lui-même. D’ailleurs il commençait à trop la haïr pour conserver aucune justice envers elle, ou même aucune notion nette et vraie sur son compte.

Mme  d’Archeranges crut avec empressement aux machinations de Mme  du Quesnoy.

— Ah ! elle a entrepris son éducation, dit-elle ; eh bien, les résultats sont prompts et bons.

— Son éducation ! dit Joachim choqué, non.

— Vous êtes comique ; vous croyez à la vertu de votre femme.

— Pourquoi non ?

— Alors, c’est toujours la même chose, tout le monde excepté vous connaît ses amants.

— Ses amants ? Ses…! dit-il avec une véritable indignation.

— Oh ! un ou trois… est-ce que vous faites de la différence ? Du reste, le nombre prouverait qu’elle a un mince filet d’esprit.

— Des amants ! reprit-il, non, non !

— Vraiment, le marquis de Meximiers, ce monsieur Allart, et Charles ! Voilà la trinité, ou le triangle.

— Jamais, jamais, je répondrais d’elle.

— Il a la foi ! dit comiquement Mme  d’Archeranges. Vous êtes vaniteux jusqu’au bout des ongles. Je ne vous dis pas que ces trois malheureux soient heureux. Mais elle se donne des plaisirs de reine ou de Tartuffe, votre chère Françoise.

— Ah ! répliqua Joachim, si je le croyais…

— Eh bien, vous avez l’air d’un lion.

— Mais, dit-il, c’est sa seule qualité d’être irréprochable… je crains que la rancune ne vous donne des illusions.

— Ah merci ! mon cher ami, dormez vous-même sur ce doux oreiller des illusions… Vous avez souvent des répliques malséantes ! ajouta-t-elle avec dépit et en se renversant sur le dossier de sa chaise, en personne qui se retire du débat.

Joachim se tut aussi, puis fatigué du silence, essaya de la ramener.

— Vous savez que cela me contrarie horriblement, dit-il presque en suppliant.

Mais Mme  d’Archeranges regarda le plafond. M. du Quesnoy se tut de nouveau. Il cherchait un moyen de la faire parler.

— Est-il vrai que vous lui ayez envoyé des fleurs ? demanda-t-il.

— À qui ? répliqua brusquement Rose, toujours absorbée par sa contemplation d’en haut.

— À ma femme !

— Quelles fleurs, à votre femme ? Que me chantez-vous là ? Puis elle réfléchit. Les fleurs ! s’écria-t-elle, mais c’est le marquis, c’est M. de Meximiers qui lui a fait ce cadeau ! Elle haussa les épaules. Seulement elle le regarda cette fois, curieuse de voir comment il allait prendre la révélation.

Joachim et le marquis se craignaient réciproquement. Ils avaient fréquenté les mêmes salles d’armes, et se savaient forts à l’épée tous deux. Mais ce ne fut pas là ce qui détourna M. du Quesnoy de croire aux paroles de Rose. Il était instinctivement certain que sa femme avait une vive antipathie pour le marquis, et que quand même celui-ci aurait envoyé les fleurs, il n’y avait point de conséquence fâcheuse à redouter. Néanmoins cette tentative du marquis était une injure pour lui, si elle était vraie. Et comme il arrive souvent, se sentant assailli d’ennuis, il reporta sa colère sur la source immédiate de ses ennuis, c’est-à-dire sur Rose.

— Oh ! vous mettez vraiment une insistance désagréable à inventer ces contes qui me déplaisent, dit-il avec humeur ; je vous en prie, cherchons des sujets plus réels et plus gais.

— N’en croyez rien, si bon vous semble, reprit vertement Rose, mais je ne puis vous consulter sur le choix de mes conversations. Décidément, le matin, vous êtes brutal.

Elle reprit son attitude renversée, et son pied vivement agité marqua la mesure de sa vexation.

Il y eut de nouveau un long silence. Chacun d’eux récapitulait les défauts de l’autre. Mauvaise grâce, mauvaise foi, méchanceté, manque de délicatesse, égoïsme masculin, personnalité féminine, présomption, insensibilité.

Joachim se lassa le premier. Il aurait eu besoin d’être de bonne humeur, de posséder un certain calme d’esprit, voulant s’occuper très activement de ses affaires. Il tenta encore d’apaiser Rose.

— Vous avez de la peine à pardonner, dit-il, il ne me reste que quelques minutes à passer près de vous, voulez-vous qu’elles nous laissent un bon souvenir…

Rose, voyant qu’il sollicitait la paix, n’eut garde de ne pas en profiter pour rendre la guerre plus vive.

— Je pense, dit-elle, à ce pauvre Charles. Je suis désolée. Vous avez été indigne avec lui. C’est mon frère !

Ce faux remords abasourdit M. du Quesnoy, qui ne s’y attendait point.

— Mais, j’avais pu croire que cela était nécessaire, dit-il.

— Nécessaire de battre un pauvre enfant. Et prenez garde, ajouta-t-elle, il est capable de vous poursuivre partout, de vous poignarder même.

Joachim secoua la tête comme lorsqu’on entend une énorme absurdité.

— Ah ! ma chère, dit-il, avouez que vous avez les nerfs excités, et que vous me cherchez querelle.

— Vous feignez toujours de ne pas comprendre les sentiments vrais. Pensez-vous qu’un tel scandale puisse me plaire. Est-ce vous qui en porterez le poids ?

— Je pars, dit Joachim en prenant son chapeau.

Sa retraite ne faisait point le compte de Mme  d’Archeranges et l’excita davantage.

— Eh bien, partez ; je serai délivrée d’un être qui me fatigue.

— Bonjour, dit violemment Joachim qui aurait voulu être retenu.

Elle se leva et se retira dans sa chambre à coucher.

M. du Quesnoy partit plein de mécontentement.

Quant à Rose, sa pensée était : le marquis est un homme bien préférable à celui-ci. Mais elle ne croyait pas à la durée de la brouille avec Joachim ; bien qu’elle pût la souhaiter sur le moment.

Puis revenant à ses sentiments vrais à l’égard de son frère, elle donna peu après l’ordre de ne plus l’introduire chez elle.

Son esprit s’étant arrêté de nouveau sur le marquis, elle se rappela qu’il avait payé cinq cents francs pour elle au jeu.

Rose alla à son secrétaire, avec l’intention d’envoyer la somme à M. de Meximiers ; mais ayant considéré qu’il ne lui restait que peu d’argent pour attendre l’époque de ses fermages et de ses rentes, il lui parut dur de creuser cette grosse brèche dans son portefeuille, et elle se décida assez vite à faire cette petite banqueroute au marquis.

— Cela laissera toujours la porte ouverte entre nous, se dit-elle en riant.

Ses souvenirs passèrent soudain de ce moment où elle jouait à celui où Françoise… et sa poitrine bondit, et elle chercha comment rendre au centuple à Mme  du Quesnoy le mal qu’elle en avait reçu.

Combien de fois elle refit la scène qui s’était passée combien de mots sanglants qu’elle aurait dû dire, elle trouva ! Si elle avait su garder sa présence d’esprit, elle aurait pu faire fuir Françoise éperdue et déchirée jusqu’au fond de ses appartements.

Rose s’habilla à la hâte, entraînée par les furies, et courut chez Laure, pour soulager, par un commencement d’action, sa tête et son cœur, tendus à en éclater.

Joachim se rendait chez sa belle-mère. Il lui fallait à tout prix obtenir la mission en Allemagne, soit qu’il rompît avec Mme  d’Archeranges, et alors ce voyage serait un intervalle de repos, soit qu’elle vînt le rejoindre et vivre de fêtes avec lui. Néanmoins il maugréait fortement contre les femmes, au point de douter même de la baronne Guyons et de l’appui qu’elle lui prêterait.

Qui trouva-t-il dans le cabinet de travail de la baronne ? Sa femme.

Il crut qu’elle était venue pour se plaindre et fut d’abord déconcerté. La baronne écrivait, selon son habitude enragée, et Françoise, paraissant attendre qu’il lui plût de finir, avait l’air peu satisfait de la réception.

— Ah ! voilà Joachim, s’écria avec joie Mme  Guyons, tu ne savais donc pas qu’il dût venir ?

— Non, répondit Françoise, qui affecta de ne pas regarder son mari.

— Eh bien, c’est une bonne surprise ! reprit sa mère. Et elle questionna Joachim, lui parla politique, économie politique, tactique.

Joachim se demandait si Françoise n’avait pas su sa sortie nocturne. Mme  du Quesnoy ne voulait, devant sa mère, ni jouer une comédie de bonne intelligence avec lui, ni paraître absolument froide. Elle désirait aussi connaître le but de la visite de son mari à la baronne, pensant bien, d’ailleurs, qu’il s’agissait de l’affaire d’Allemagne. Elle ne doutait point que Joachim ne sortît de chez Mme  d’Archeranges.

Mais montrer aucune émotion, aucune souffrance de cette certitude, elle ne lui donna pas ce plaisir.

Sous l’influence de ces impressions, il y eut peu de chaleur dans la conversation avec la baronne, qui s’en prit à Françoise. Celle-ci ayant incidenté le discours de sa mère, par quelques monosyllabes :

— Oui, oui, et non, ah ! oh ! et c’est vrai ! dit brusquement Mme  Guyons, je n’en ai que faire, je cause avec Joachim de choses qu’il connaît.

— Alors, j’opinerai seulement du bonnet, interrompit Françoise.

— Tu m’accuserais de négliger ce qui t’intéresse, reprit la baronne. As-tu été satisfaite de ta soirée ?

— Parfaitement satisfaite.

Joachim la regarda, mais elle ne semblait pas faire attention à lui.

— A-t-on inventé quelques chiffons nouveaux ?

— Oui, je crois qu’on a défait quelques chiffons, plutôt, répondit-elle négligemment.

Joachim croyait que sa femme se résoudrait à partir, il eût préféré avoir le champ libre.

— Et vous, Joachim, dit la baronne qui traitait toujours sa fille en enfant, êtes-vous plus content d’elle ?

Joachim et Françoise rougirent ensemble. Elle, froissée, lui, craignant que la baronne ne les entraînât à quelque scène nouvelle.

— Je pense que nous avons tout lieu d’être contents, dit Françoise.

— Moi aussi, dit Joachim.

— À la bonne heure, reprit la baronne, occupez-la, occupez-la. Je ne voudrais même pas lui voir assez d’oisiveté encore pour sortir de si bonne heure. Mais oui, il te serait bon de reprendre des maîtres de musique, d’allemand, d’avoir pour ta maison une comptabilité très soignée. Mme de Maintenon recommandait beaucoup l’ordre et l’occupation à sa belle-fille. Moi, je n’ai pas une seconde. Tenez, je vais faire acclimater des lamas dans ma ferme de Brége. Tu devrais t’occuper d’agriculture… Mais c’est peut-être un peu sérieux pour toi. Les jeunes femmes ont la tête si vide. Heureusement, tu as là dans Joachim un bon guide.

Ni l’un ni l’autre ne dirent mot.

— C’est bizarre, continua la baronne, de mon temps les jeunes ménages avaient plus d’effusion. Ah ! le baron et moi, nous avions des entrains, des travaux à deux, des disputes quelquefois.

— Oh ! dit Joachim, ces soirées sont très fatigantes, le lendemain on est engourdi.

— Françoise est toujours engourdie. Elle ne vous dit même pas qu’elle a vu le baron et qu’elle l’a trouvé bien… Attendez, Joachim, laissez-moi finir une lettre encore… Savez-vous le chiffre de l’exportation du Danemark ? Tenez, cherchez donc dans cette statistique. Et toi, tu devrais broder, avoir toujours quelque ouvrage en main. Le baron a besoin d’un coussin. Fais-lui en un pour remplacer le sien.

Elle se remit à écrire. Et comme Joachim et Françoise ne desserraient pas les dents.

— Oh ! vous pouvez causer, dit-elle, cela ne me gêne nullement. J’en ai une longue habitude.

Il y avait fort longtemps que M. et Mme  du Quesnoy ne s’étaient trouvés ensemble chez la baronne, en comité de famille, et leurs discussions leur rendaient à la fois comique et cruel le langage de Mme  Guyons.

Quand celle-ci eut terminé, elle les chargea tous deux de cacheter ses innombrables lettres. Ils furent obligés de s’installer en face l’un de l’autre de chaque côté de son bureau, et coururent risque de se toucher la main lorsqu’ils approchaient la cire d’une bougie unique placée par la baronne à égale distance de chacun d’eux.

Enfin, Joachim se décida à parler à sa belle-mère du poste diplomatique, et avec d’autant plus de chaleur que Françoise était là et sentirait contre qui cette chaleur était déployée.

Mais le départ de M. du Quesnoy, quoiqu’ainsi proclamé avec une intention hostile, ne déplaisait plus à Françoise.

Elle aspirait à être délivrée au moins pendant quelque temps de l’homme qui étouffait sa vie.

Cependant, par acquit de conscience, elle crut devoir protester.

Mme  Guyons, que pressait Joachim, avait répondu que l’affaire était en bon train au ministère.

— Cette place, dit Mme  du Quesnoy, avait été positivement promise à M. de Daignes, c’est pour lui qu’on devait la solliciter.

— Mais de Daignes est d’accord avec moi maintenant, interrompit Joachim du ton qu’on prend pour renverser une objection inutile ou intempestive.

— M. de Daignes ! dit la baronne, je connais un petit homme très barbu, qui chante avec une voix aigre ! Que voulez-vous qu’on en fasse ? Le ministère n’a pas besoin de crécelles, les États européens ne sont pas endormis. Dans quinze jours vous partirez, si on ne m’a pas trompée, ajouta-t-elle.

Après l’avoir remerciée, M. du Quesnoy prit congé et, ne se souciant pas de laisser derrière lui sa femme qu’il croyait capable de travailler des pieds et des mains pour défaire sa trame, il dit à Françoise : Venez-vous ?

— C’est cela, va, va s’écria la baronne enchantée de se débarrasser de sa fille, à laquelle elle ne savait jamais que dire, lui jugeant l’esprit trop frivole.

Joachim et Françoise cheminèrent donc vers leur hôtel, côte à côte dans la rue, sans se donner le bras.

— Vous n’avez point réussi ! dit railleusement M. du Quesnoy.

Après quoi, ils marchèrent sans échanger une seule parole. Puis Joachim la quitta pour aller s’informer un peu de la demande Popeland. Au ministère on dérangea dix employés de grade en grade, qui répondirent tous successivement comme les répercussions d’un écho : l’affaire est à l’étude. Et le secrétaire du ministre ne manqua pas de dire à Joachim : Tout porte à croire qu’elle est en bon chemin et recevra une solution conforme aux intérêts de tous.

Excellente phrase pour M. du Quesnoy et pour M. Ninart, auquel Joachim s’empressa d’aller annoncer tant de bonnes nouvelles.

Il y eut chez Niflart une fort longue séance. L’homme d’affaires annonça de son côté à Joachim qu’il était au début d’une grande combinaison financière pour laquelle il aurait besoin de fonds, et le pria de mettre une procuration à sa disposition, pour agir pendant son absence. Popeland fournissait trois cent mille francs. Niflart montra à Joachim des pouvoirs pour réunir pareille somme au nom de diverses personnes, lui-même y mettait trois cent mille francs et il en demandait autant à Joachim.

L’idée de gagner beaucoup d’argent tandis qu’il se divertirait en Allemagne à la cour du prince de N…, avec le titre d’envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire, éblouissait Joachim.

Gagner de l’argent ! lui qui avait l’habitude d’en perdre ou d’en dépenser et qui depuis quatre ans avait vu sa fortune personnelle s’abaisser de huit cent mille à trois cent mille francs par le jeu, les spéculations ou l’exagération du train. La dot de sa femme, à laquelle il ne pouvait toucher, avait heureusement formé jusque-là un fonds résistant et solide.

Niflart fit un peu la grimace en trouvant les biens de M. du Quesnoy plus fortement entamés qu’il ne le supposait, Joachim ayant toujours surfait son avoir, tandis que cette fois, se livrant à un mouvement de sincérité envers son ami, il lui exposa la vraie situation. M. du Quesnoy, absolument tenté par M. Niflart, n’avait qu’une crainte, celle de ne plus être assez riche pour faire une belle affaire.

Voilà pourquoi il ouvrit son cœur à son ami, en lui demandant comme un suppliant si la raison et la prudence défendaient absolument de risquer cette épave.

Mais M. Niflart lui prouva victorieusement qu’on ne risquait rien ; il fut affectueux, délicat, plein de raison pratique, au point d’enthousiasmer M. du Quesnoy qui se dit en le quittant « C’est à rendre jaloux de ces gens qui ne sont pas du monde. »

On convint qu’avant de partir M. du Quesnoy remettrait à Niflart ses pouvoirs pour disposer de tout ou partie de sa fortune, selon les besoins de l’action.

Et pendant une quinzaine de jours, en effet, il se rédigea une quantité de papiers timbrés, lettres, contre-lettres, qu’ils s’envoyaient du matin au soir.

Ce même jour, Rose et la vicomtesse resserrèrent pour ainsi dire solennellement les liens de leur union contre Françoise.

— Eh ! mais, dit Laure, qu’avez-vous donc, Rose, vous êtes un peu changée ?

— Votre belle-sœur, répliqua Rose, ne vous a-t-elle point mise à la porte, il y a peu de jours ?

— Cela peut s’appeler ainsi, si l’on veut, dit la vicomtesse en pinçant les lèvres ; mais pourquoi revenir là-dessus ?

— C’est que cette charmante personne m’en a fait autant.

Le visage de Laure parut dire : Eh bien, vous pouviez peut-être vous y attendre. Rose vit la nécessité de tourner plus adroitement son discours. Elle pensait pourtant avoir frappé juste, ce qui était vrai, ce souvenir étant dur à la vicomtesse.

Alors elle affirma à celle-ci que Françoise l’attaquait sans cesse, elle chercha à l’aiguillonner, voulant la pousser à amener une séparation entre Joachim et sa femme, en se servant par exemple des prétendues indiscrétions du marquis.

Étant bien seules toutes deux et n’ayant pas de scrupules vis-à-vis l’une de l’autre dans le langage, il n’y eut pas d’abominations que les deux femmes ne dirent contre leur ennemie. Mais il fallut, malgré tout, remettre à l’avenir, à l’occasion, le moment d’agir efficacement contre elle.

D’ailleurs, après cette séance avec Mme  d’Archeranges, la vicomtesse réfléchit et repoussa le projet d’une séparation entre Joachim et sa femme, se préparant seulement à faire le plus de mal possible à sa belle-sœur, mais non ouvertement et surtout sans éclat. Françoise lui faisait un peu peur, après tout, et l’exécution accomplie sur Rose ne diminuait pas ce certain respect que ressentait Laure. La vicomtesse avait pour Mme  d’Archeranges une affection sans estime, et au fond elle n’éprouvait pas une grande commisération pour l’échec de celle-ci.

Ce même jour encore, Charles de Bertiny était étendu sur son lit, en proie à la fièvre, gravement blessé et livré aux soins d’étrangers, car sa sœur ne voulait plus le revoir.

Il était sorti étourdi, fou, sans voir, sans entendre. sans sentir, de la maison de Mme  d’Archeranges, après avoir été jeté du haut en bas des escaliers par le bras brutal de M. du Quesnoy.

Rentré chez lui, plein d’humiliation, de rage, d’impuissance, il décrocha un petit poignard.

Ses tempes battaient à coups redoublés, il étendit sa main sur une table et y donna un violent coup de poignard, le sang jaillit. La main était presque traversée !

Alors il voulut retourner chez sa sœur et montrer cette blessure, ce sang, double châtiment infligé à lui pour avoir faibli, à eux, pour avoir méconnu son courage et sa force d’âme. Il voulait leur crier :

— Voilà l’homme qui a le droit de ne pas souffrir un déshonneur.

C’était le délire d’une âme fière à l’excès.

Dans le premier moment de stupeur, puis d’exaltation, il eut un sourire et agita comme un étendard sa main sanglante. À bas ! à bas ! cria-t-il comme s’il renversait quelque être invisible.

Il s’élança dehors, mais bientôt le sang qui coulait à flots, la douleur, l’arrêtèrent. La tête lui tourna, il se sentit défaillir, appela une femme qui le servait, retrouva la force de revenir jusque dans sa chambre, près de son lit, et glissa évanoui sur le tapis.

Le médecin déclara que la guérison exigerait du temps.